Études 2009/7 Tome 411

Couverture de ETU_111

Article de revue

Exposition

Pages 98 à 101

English version

Kandinsky ou l’intrigue du visible. Kandinsky, Centre Georges Pompidou, 75004 Paris. Renseignements et réservations: 01 44 78 14 63 et www.centrepompidou.fr. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 à 23 h. Jusqu’au 10 août

1Vassily Kandinsky (1866-1944) fait partie de ces artistes dont le parcours et la stature ont quelque chose d’intimidant. D’abord, son apprentissage tardif de la peinture, qu’il entreprend quand il a déjà une trentaine d’années après avoir fait des études de droit et d’économie. Ensuite, une capacité à faire la théorie de son art, avec une rigueur acquise durant ses études ; et son rôle de chef de file, quelque peu sourcilleux, des mouvements auxquels il participe. Enfin, sa réputation d’inventeur de l’abstraction picturale, une réputation à laquelle est associée l’une de ces légendes qui fait le piment de l’histoire de l’art (il aurait découvert dans son atelier l’un de ses propres tableaux posé à l’envers sur un chevalet, ce qui l’aurait convaincu qu’il fallait se libérer des contraintes de la représentation). Le tout, soutenu par une œuvre cohérente, audacieuse, en accord avec son discours, séduisante par sa maîtrise de la couleur, du rythme et des sensations.

2Le Centre Georges Pompidou lui consacre une rétrospective exceptionnelle. L’adjectif n’est pas exagéré, car elle est le fruit de la collaboration des trois institutions qui possèdent les collections les plus complètes de l’œuvre de Kandinsky. La Galerie im Lenhbachhaus de Munich, dont le patrimoine contient l’héritage de Gabriele Münter, compagne de Kandinsky, peintre elle-même, qui fut son élève avant de l’accompagner durant sa période la plus féconde, celle qui précède la Première Guerre mondiale. Le Guggenheim Museum de New York. Et le Centre Pompidou, dont le fonds Kandinsky est riche du legs de Nina, épousée en 1917 à Moscou, qui a partagé sa vie au Bauhaus puis à Paris jusqu’à sa disparition en 1944.

3Sur la centaine de tableaux présentés par le Centre Pompidou, aucun n’est médiocre et tous sont nécessaires. Ils rendent justice à une œuvre admirée universellement pour la décade 1908-1918 et pour des peintures qui semblent libérées de tous les carcans, les Impressions, les Improvisations et les Compositions (titres choisis par l’artiste parce qu’ils décrivent le mouvement de la peinture elle-même). Une période où Kandinsky aurait atteint des sommets qui lui seraient ensuite devenus inaccessibles, quoique son art reste remarquable. Le talent de Kandinsky à faire se rejoindre la pensée et l’action, la théorie de l’art et la pratique de la peinture se serait heurté à ses propres limites. Et la spontanéité, le lyrisme de ces années là, se seraient perdus dans les secousses de l’histoire, la Révolution russe et la monté du nazisme, dans une conception professorale encouragée par le rôle de Kandinsky au sein du Bauhaus, et par une volonté de démonstration.

4Il est vrai que l’accrochage aéré et lumineux du Centre Pompidou fait une place considérable au Kandinsky des grandes découvertes abstraites et qu’il est impossible de ne pas céder à l’éblouissement. Mais, grâce à un parcours chronologique lié aux endroits où Kandinsky s’est établi, on prend la mesure des problèmes artistiques qu’il a dû résoudre et des questions que son œuvre pose encore aujourd’hui.

5En 1907, Kandinsky peint La Vie mélangée, un tableau figuratif qui représente, en-dessous d’une colline couronnée par un édifice, une ribambelle de personnages proches de l’iconographie traditionnelle russe. Sur un fond sombre, des touches de couleur où l’on devine déjà des motifs qui reviendront par la suite, la représentation à la fois réaliste et symbolique d’une vie passée, d’une sorte d’Eden méditatif, avec ses vieillards, ses chevaliers, ses figures religieuses, une église et des enfants qui jouent. Entre 1902 et 1907, après une formation de peintre à Munich, c’est une période de voyages à travers l’Europe, d’apprentissage personnel, de construction d’un vocabulaire pictural, et l’exercice d’une manière encore contenue qui éclatera rapidement. Car, quand il revient à Munich et à Murnau, une villégiature des montagnes bavaroises, Kandinsky s’affirme d’un seul coup. La palette s’éclaire, les couleurs explosent, même si certains motifs anciens, les chevaux avec leurs cavaliers, les personnages à coiffure, parfois des bâtiments à coupole, reviennent, dans des compositions qui paraissent livrées à leur propre mouvement.

6Le paradoxe de Kandinsky tient à la rapidité de cette éclosion. Comme Van Gogh, qui réalise aussi tardivement sa vocation, Kandinsky est un homme mûr lorsqu’il conçoit sa propre manière. Les premières peintures munichoises, La Montagne bleue de 1907, qui ressemble à un volcan, entre deux arbres, l’un aux tonalités or, l’autre aux tonalités pourpres avec, au premier plan, des cavaliers ; ou Tableau avec archer de 1909, encore un cavalier, dans une explosion de formes colorées et quelques petits bâtiments, n’ont rien d’un banc d’essai. En 1907, Kandinsky a plus de quarante ans. Il ne peut agir à l’instinct comme un jeune artiste porté par son énergie. Il a de l’instinct, il a aussi de la pensée. Il écrit dans des revues, qu’il crée, qu’il dirige, auxquelles il participe. Il va bientôt rédiger, en 1910, au moment où sa peintre devient « abstraite », Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier. Il est pris dans la formidable effervescence intellectuelle et artistique de l’Allemagne d’avant-guerre, dans une émulation qui lui donne des ailes, et il y est à l’aise.

7En 1914, puisqu’il est Russe, Kandinsky doit quitter l’Allemagne. Il passera par la Suède avant de s’installer à Moscou, dans un immeuble qu’il avait fait construire pour s’assurer des revenus, et qui lui sera confisqué par la Révolution avec le droit d’y habiter. Une phase transitoire de son œuvre – il dessine, peint peu, retrouve des motifs russifiants, notamment des compositions centrées qui rappellent les volets ménagés dans les plaques qui recouvrent les icônes orthodoxes. On remarque souvent ce dispositif d’apparition à fonction religieuse, comme la juxtaposition des motifs, l’éclat lumineux, et la statique des icônes. Pendant les premières années de la Révolution communiste, Kandinsky s’engage dans les combats artistiques et dans la pédagogie. Il devient un personnage important, mais il reste en marge et finit par retourner en Allemagne, appelé par Gropius au Bauhaus dont il suivra toute l’histoire, de 1922 jusqu’à sa fermeture par les nazis en 1933. Puis c’est Paris…

8Chaque étape de la vie de Kandinsky est une étape picturale et semble illustrer la première phrase de Du spirituel dans l’art : « Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments. » Il est un enfant de son temps, ballotté par l’histoire, mais ne renonçant jamais à ce qu’il s’est promis de faire. La vie sociale intense du Bauhaus, les relations avec les autres enseignants et avec les élèves, l’enseignement lui-même sont-ils à l’origine d’une sorte de durcissement géométrique de sa peinture ? En tout cas, cette dernière prend alors un caractère aussi démonstratif qu’expressif. Il s’adresse aux autres autant qu’à lui-même. Alors qu’à partir de son arrivée à Paris en 1933, il se plongera dans une méditation étrangère à l’air d’un temps dominé alors par le surréalisme, par sa vision figurative des images de l’inconscient, par la fascination de la Révolution russe dont Kandinsky, lui, sait ce qu’elle est.

9L’exposition du Centre Pompidou est l’occasion de reposer certaines des questions introduites par l’histoire de l’art dans la première partie du xxe siècle. A commencer par celle de l’abstraction, de l’art non figuratif, dont certains courants, par la suite, banniront toute référence au visible alors qu’on retrouve chez Kandinsky, à toutes les périodes, des signes qui évoquent des objets reconnaissables. L’abstraction de Kandinsky consiste à construire un répertoire de formes qui sont utilisables dans la composition ou dans l’improvisation sans référence à une chose vue qui serait reproduite sur la toile. Il s’agit, dès 1910, de construire un monde pictural autonome.

10Même si elles prennent des libertés avec les couleurs et avec les choses observées, les peintures de Gauguin, Van Gogh ou Cézanne peuvent toujours être classées dans des genres figuratifs, le portrait, la nature morte ou le paysage. Alors que celles de Kandinsky appartiennent à un genre nouveau, non qualifiable par le vocabulaire de la tradition figurative. Mais si la peinture ne consiste pas à rendre visible sur la toile un monde visible au sens propre, a-t-elle une finalité en dehors d’elle-même, en dehors de la jouissance de peindre et de voir ce qui est peint? Si elle n’en avait pas, elle ne serait qu’un jeu expressif, une fantaisie individuelle.

11Bien qu’il cherche à rendre l’acte de peindre autonome par rapport à l’acte de voir (qui devient un après coup de la peinture – ce que le spectateur et le peintre voient sur la toile n’a jamais été vu auparavant), Kandinsky ne nourrit pas l’idée selon laquelle l’expression picturale serait une fin en soi. Au matériel, une peinture qui reproduirait la matière immédiatement visible du monde, il oppose le spirituel, une peinture qui vient de l’esprit et s’adresse à lui, qui se déplace du champ du visible dans un autre champ, qui transpose un événement non visible en le rendant visible. Une peinture de paysage n’est que la traduction de l’impression ou de l’expérience du paysage ; quant à la musique, elle peut être transposée en signes picturaux, comme dans Impression III (concert) de 1911, exécutée au lendemain d’un concert d’Arnold Schönberg.

12Si le spirituel selon Kandinsky a quelque relation avec le religieux à travers l’influence des icônes, il se réfère plus encore aux dispositions spirituelles du peintre et du spectateur et à l’invisible qui est la vraie matière du monde. En 1926, Kandinsky exécute Quelques cercles, une composition de formes colorées circulaires sur un fond noir, dont la plus grande est dotée d’un halo clair, formes qui évoquent une image du cosmos inspirée de l’astronomie. Dans ses années parisiennes, il se référera aux images du microscope, à l’infiniment petit, poursuivant ainsi une logique qui décrit le champ de la peinture au-delà et en-deçà du visible représenté par la tradition picturale, toujours avec le souci de ne pas s’en tenir à la reproduction des images scientifiques du microscopique et du macroscopique, mais avec celui de transposer sur la toile la sensation de leur existence.

13Les préoccupations de Kandinsky trouvent leur source à la fin du xixe et au début du xxe siècle, dans la rencontre entre la fermentation artistique, la recherche de nouvelles valeurs spirituelles et les découvertes de la science. Curieusement, – mais est-ce vraiment curieux ? – ces préoccupations sont celles de nombreux artistes de ce début du xxie siècle, qui cherchent à rendre sensibles, à travers leurs installations parfois déconcertantes, les phénomènes inaccessibles à la vision directe. Ceux qui régissent l’organisation de notre vie quotidienne et dont nous dépendons, par exemple les ondes qui permettent à nos télévisions ou à nos téléphones portables de fonctionner. Ceux qui construisent notre connaissance, et concernent la planète, les galaxies, l’origine de l’univers. Sans parler de tous les instruments qui permettent de nous observer et de nous situer dans l’espace, caméras de surveillance, cartes à puce ou GPS. Depuis l’époque où Kandinsky s’efforçait de rendre visible l’expérience de l’invisible, le domaine de ce dernier s’est étendu et il a envahi nos pratiques sociales. Si les moyens ont changé, si la peinture n’est plus le médium artistique qui domine tous les autres comme c’était encore le cas au début du xxe siècle, si les œuvres des artistes d’aujourd’hui empruntent d’autres voies et utilisent d’autres matériaux, les questions que posait Vassily Kandinsky fécondent encore l’art d’aujourd’hui.

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