Notes
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[1]
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre III, XIV.
-
[2]
Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Fayard, p. 94.
-
[3]
L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, Seuil-Gallimard.
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[4]
Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002.
-
[5]
Ibid., p. 324.
-
[6]
Ibid., p. 176.
-
[7]
Ibid., p. 50.
-
[8]
L’image de la citadelle de Marc Aurèle (Livre VIII, XLVIII) est reprise par Pierre Hadot dans son Introduction aux pensées de Marc-Aurèle, sous titrée « La citadelle intérieure ».
-
[9]
Pensées pour moi-même, (Livre IV, III).
-
[10]
Ibid., p.190.
-
[11]
Sénèque, Lettres à Lucilius, 42.10.
-
[12]
Ibid., 58. 36.
-
[13]
Ibid., 58. 36
-
[14]
Lettres à Lucilius, 101, 1.
-
[15]
Epictète I, 14,12; cité selon la traduction de Pierre Hadot, dans Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle, p. 260.
1Le succès des multiples éditions de Sénèque, Marc-Aurèle, Epictète, des dossiers consacrés au stoïcisme dans différents magazines confirme le goût du grand public pour les stoïciens. Le stoïcisme serait-il une philosophie pour temps de rupture, une source inépuisable de sagesse qui permet de s’affranchir des idéologies de toutes sortes et de résister au chaos du monde ? Les stoïciens ont hanté l’Europe moderne, comme ils hantent l’ère postmoderne. Les Essais de Montaigne, Les Méditations métaphysiques de Descartes, L’Ethique de Spinoza sont empreints d’un stoïcisme moral. Ces trente dernières années, Michel Foucault et Pierre Hadot ont permis d’entrevoir toute l’actualité d’une dimension pratique de la philosophie amplement nourrie par la lecture des stoïciens. Si le regain d’enthousiasme pour le stoïcisme est une évidence, il paraît cependant excessif de parler d’un « retour du stoïcisme » sans repérer les déplacements de sens des thèmes stoïciens. La tentation est en effet toujours grande de projeter nos préoccupations du moment sur des œuvres du passé, dont près de deux mille ans nous séparent.
2Le stoïcisme, revisité par Michel Foucault et Pierre Hadot, est irréductible à « une morale » qui condamnerait les passions. Il mobilise tout un ensemble de pratiques et de techniques de méditation qui valorisent davantage le souci et la transformation de soi. Il soulève ainsi la question du statut et de la signification de ce rapport à soi-même : manifeste-t-il l’émergence d’une forme d’individualité séparée du monde et une évolution vers un plus grand individualisme ? Cet attrait pour des sagesses immanentes, distinctes de l’idéal moral et spirituel chrétien, pose enfin à nouveaux frais la question de la compatibilité ou de l’incompatibilité du stoïcisme avec le christianisme. Car si les enseignements de cette philosophie païenne furent l’objet de critiques constantes, l’humanisme chrétien n’a jamais cessé d’entretenir des rapports avec le stoïcisme, du côté de saint Augustin comme de Calvin. Cette confrontation du stoïcisme et du christianisme peut-elle encore être féconde ?
La philosophie comme art de vivre et thérapie de l’âme
3La seule vraie question pour les Grecs était celle de la sagesse, et c’est cette vieille question qu’ils se posaient qui nous habite encore. Les philosophies de l’Antiquité séduisent parce qu’elles ne proposent pas simplement un système de pensée, mais une méthode de vie. Elles ne se réduisent pas à des constructions conceptuelles élaborées dans un langage spécialisé, hermétique et réservé à une élite. Le philosophe de l’Antiquité n’est pas un historien de la philosophie ou un théoricien, c’est quelqu’un qui mène une vie philosophique selon les principes (dogma) de l’école qui a sa faveur. Il ne vise pas l’acquisition d’un savoir théorique, mais une conversion de la manière de penser et de vivre. Les différentes écoles ont chacune leur méthode, mais toutes postulent cette conviction que la philosophie peut transformer l’existence de celui qui la pratique. La philosophie permet une vie plus libre et plus intense parce que plus consciente d’elle-même, plus ouverte sur le monde et sur les autres. De même que l’athlète donne une force et une forme nouvelles à son corps, le philosophe décide de transformer sa vie intérieure et sa perception du monde pour acquérir une « grandeur d’âme ». Ainsi Marc-Aurèle, empereur du iie siècle après Jésus-Christ, choisit-il de se détacher de la rhétorique et de se consacrer à la philosophie pour améliorer ses dispositions intérieures. Il écrit en grec, la langue philosophique par excellence, des méditations pour son usage personnel dans une œuvre que nous connaissons désormais sous le nom Pensées pour moi-même. Alors que son règne est tourmenté par une succession d’épreuves familiales et politiques, il se montre attaché au souci de son âme, résolu à mener un combat spirituel de tous les instants, à ne pas céder aux passions et à ne pas s’éparpiller dans les préoccupations quotidiennes : « Hâte toi donc au but ; renonce aux vains espoirs et porte-toi secours, si tu as, tant que c’est possible encore, quelque souci de toi-même. [1] » L’activité philosophique a pour finalité une thérapie, un traitement médical à l’usage de l’âme. Chrysippe, un des fondateurs du stoïcisme, établit dans son Traité des passions une correspondance entre la médecine qui prend en charge le corps malade, et la philosophie à laquelle incombe de trouver des traitements adéquats à chacune des maladies de l’âme. La thérapie préconisée par les stoïciens consiste en une discipline du jugement tout autant que des passions et repose sur un bon usage du discours intérieur, car le bonheur de l’homme dépend en grande partie de la manière dont il se représente les choses et dont il se les raconte à lui-même. C’est donc, comme le souligne Pierre Hadot, avant tout une « thérapeutique de la parole » [2] sous le mode de sentences facilement mémorables qui ravivent des dispositions intérieures menaçant de s’éteindre.
4La tradition stoïcienne a largement emprunté à Socrate et à Aristote cette compréhension de l’homme dans sa recherche d’un art de vivre et d’une thérapie de l’âme. Elle a cependant mis l’accent sur la pratique quotidienne d’une méditation, d’un examen de conscience et d’une écriture centrés sur l’attention portée à soi-même que Michel Foucault appelle « les techniques de soi », et Pierre Hadot « les exercices spirituels ».
5Dans le prolongement de son intérêt pour les différentes formes de gouvernementalité, Foucault procède à une analyse du gouvernement de soi, de la manière dont les sujets se rapportent à eux-mêmes [3]. Dans la période hellénistique et romaine sur laquelle se concentre son intérêt, le souci de soi (epimeleia heautou) est un rapport à soi-même qui relève de pratiques qui sont des techniques de maîtrise de soi. Il inclut la maxime delphique « connais-toi toi-même » (gnôthi seauton) sans cependant s’y réduire. Il correspond à un idéal éthique de transformation de soi plus qu’à un projet de connaissance de soi par soi-même au sens strict. Ces pratiques de soi comprennent des techniques de concentration de l’âme, de détachement et d’endurance pour savoir si l’on est capable de tenir bon face à l’adversité. L’intérêt que Foucault a porté au stoïcisme participe de sa conception de la philosophie comme « style de vie » qui suppose un travail sur soi où le philosophe se prend lui-même comme œuvre à réaliser. Cette « esthétique de l’existence » ou « technique de soi » élude cependant une dimension essentielle de la sagesse stoïcienne, qui ne trouve pas sa finalité dans la création de soi mais dans le dépassement de son individualité égoïste, passionnelle, pour une plus grande ouverture à un ordre universel. A la place vide de la raison universelle, Foucault substitue un processus de subjectivation, d’auto-construction du sujet libre, une transformation de soi par soi-même.
6Pierre Hadot préfère définir les œuvres stoïciennes comme des « exercices spirituels » que pratiquaient les philosophes [4]. L’expression a de quoi surprendre le lecteur contemporain mais, après quelques hésitations, Pierre Hadot semble s’être résolu au qualificatif « spirituel » faute de mieux, après avoir rejeté comme trop réducteurs les autres qualificatifs possibles : « psychique », « moral », « éthique », « intellectuel », etc. Il s’écarte ainsi de la dimension esthétique que Foucault donne à ces pratiques. L’enjeu de ces exercices n’est pas tant selon Pierre Hadot la construction du moi comme une œuvre d’art qu’une façon de se situer dans un tout et de se comprendre à partir de cette totalité. « Mais il me semble que la description que M. Foucault donne de ce que j’avais nommé les “exercices spirituels”, et qu’il préfère appeler les “techniques de soi”, est précisément beaucoup trop centré sur le “soi”, ou du moins, sur une certaine conception du soi. [5] » La première condition des exercices est « le détachement de soi », la visée de l’indifférence au sens de l’objectivité qui consiste à « ne pas faire de différence ». « Etre indifférent, c’est ne pas faire de différence, c’est-à-dire aimer également tout ce qui nous arrive et ne dépend pas de nous. [6] » La fameuse indifférence du sage stoïcien ne renvoie pas à une absence d’intérêt pour ce qui ne dépend pas de soi. Au contraire, le sage apprend à accepter avec un amour égal, sans faire de différence, ce qui ne dépend pas de sa volonté. C’est le sens du consentement stoïcien au destin qui exige que les événements extérieurs à sa volonté soient replacés dans la perspective d’un ordre universel. D’où l’importance de l’apprentissage de la mort dans les exercices spirituels : « S’exercer à bien mourir, c’est s’exercer à mourir à son individualité, à ses passions, pour voir les choses dans la perspective de l’universalité et de l’objectivité. [7] »
7L’idéal de sagesse stoïcien engage une certaine manière de vivre selon la raison et de trouver ainsi sa place dans le cosmos et dans la cité. Qu’en est-il de l’actualité de cette méthode pour s’orienter dans la pensée et dans la vie ? Si le temps des dogmatismes semble passé, il manque à notre contemporain la cohérence d’un monde source de sens, le sentiment d’appartenir à un Tout où chaque partie est à sa place et où il y a une place pour chaque chose. Dans un monde relatif et changeant, peut-il tirer de lui-même la force d’âme dont il aurait tant besoin ?
La tentation du retrait dans « la citadelle intérieure »
8Le développement d’une intériorité, d’un souci de soi qui n’est pas complaisance à soi mais attention à la meilleure part de son être, reste une constante dans la culture occidentale et une spécificité du stoïcisme. Il nécessite une mise à distance du monde et de la communauté humaine. Cette injonction du retrait dans « une citadelle intérieure » [8], telle que l’a formulée de façon marquante Marc-Aurèle, se fait particulièrement pressante par temps de chaos : « On se cherche des retraites à la campagne, sur des plages, dans les montagnes. Et toi-même, tu as coutume de désirer ardemment ces lieux d’isolement. Mais tout cela est de la plus vulgaire opinion, puisque tu peux, à l’heure que tu veux, te retirer en toi-même. Nulle part, en effet, l’homme ne trouve de plus tranquille et de plus calme retraite que dans son âme […]. [9] » Le stoïcisme, par cette attention portée à soi-même, marque-t-il pour autant un tournant dans l’élaboration d’une individualité singulière ? N’est-il pas tentant pour notre contemporain de projeter sur l’Antiquité la conception d’un sujet séparé du monde et auto-suffisant qui est propre à la modernité ?
9Le souci de préserver sa quiétude intérieure conjugué au sentiment d’impuissance peut encourager l’homme à abandonner le monde à sa violence et à son chaos. Les stoïciens nomment « ataraxie » cette paix intérieure que rien ne trouble. Le sage ne se laisse pas troubler par les événements car il sait accorder son jugement à l’ordre des choses et se résigner devant l’inéluctable. L’art de tenir fermement, comme disposition de l’âme face à l’adversité, n’est pas le propre d’une âme insensible mais impassible : les coups n’atteignent pas « la citadelle intérieure » de l’âme. La partie directrice de l’âme (hegemonikon) permet de circonscrire « cet îlot de liberté au sein de l’immense nécessité » [10] ; c’est la part inviolable de l’âme. Cet idéal de la citadelle intérieure impénétrable représente le symbole de la sagesse. Le sage ne peut perdre ce qui le constitue lui-même, car il a appris à distinguer ce qui dépend de lui et ce qui ne dépend pas de lui ; il s’en tient aux représentations objectives sans ajouter de jugements de valeur sur les choses qui ne dépendent pas de lui. Toute une tradition de la philosophie morale, de Descartes à Spinoza, est profondément marquée par ce stoïcisme : il faut vaincre ses passions plutôt que l’ordre du monde, car il n’y a rien qui ne soit en notre pouvoir que nos jugements.
10Le souci de soi stoïcien exige tout un travail pour garder la maîtrise de ses représentations. Par le libre exercice de sa raison, le stoïcien se déprend des passions et des usages pour devenir sujet de ses actes, maître de lui et égal au dieu. Le bonheur, l’accomplissement de sa liberté est dans la pleine possession de soi-même : « Qui se possède n’a rien perdu, mais combien sont-ils qui ont le bonheur de se posséder ? [11] ». La sagesse stoïcienne relève bien d’une « éthique de la maîtrise », pour reprendre les termes de Foucault, qui fait passer l’individu du côté du pouvoir. Le choix même du suicide apparaît comme la volonté de rester maître de son existence en étant maître de sa mort. La vie n’est finalement plus digne d’être vécue pour les stoïciens lorsqu’on n’en est plus le maître, quand on ne peut plus régner sur une forteresse intérieure qui menace elle aussi de s’effondrer, de céder aux assauts extérieurs de la maladie et de la souffrance. Ainsi le reconnaît Sénèque : « Cependant, si je me sais condamné à pâtir sans relâche, j’opérerais ma sortie, non en raison de la souffrance même, mais parce que j’aurais en elle un obstacle à tout ce qui est raison de vivre. Faible et lâche qui a pour raison de mourir la souffrance ; insensé, qui vit pour souffrir. [12] »
11A la différence de l’individualisme contemporain, l’individualisme stoïcien est centré sur l’accord de l’individu avec la raison universelle. Les thèmes dominants de la conversion à soi et de la thérapie de soi, ou bien encore la théorie des rôles ne sont pas liés à l’émergence d’un moi subjectif et singulier, mais d’un moi en rapport avec un ordre universel et une communauté humaine. L’individu stoïcien reste pris dans des rapports multiples dont seule la maîtrise lui apporte liberté intérieure et tranquillité d’âme. L’insistance à jouer correctement les rôles (prosôpa) qui sont les nôtres sous-entend l’importance de trouver et de tenir sa juste place dans le monde et parmi les autres hommes. Dans le vocabulaire stoïcien, le terme de personne ne renvoie pas à une entité propre séparée du Cosmos, à la qualité ontologique d’un être singulier. Il désigne un rôle que l’on doit jouer à un moment donné ; la totalité des rôles que chacun est amené à assumer au cours de son existence ne suffit pas pour atteindre l’unité et la présence irréductible que recouvre la notion de personne. La compréhension stoïcienne du rôle rejoint sûrement en ce point une forme de l’individualisme contemporain plus attachée au masque qu’à l’existence d’une intériorité singulière. L’individu contemporain dont l’identité est fragmentée ne passe-t-il pas d’un rôle à un autre avec d’autant plus d’aisance qu’il n’a pas d’être propre ? Il ne peut exister que dans ce dédoublement sans fin de lui-même, à l’image de la duplication des portraits d’Andy Warhol dont seule varie la couleur acrylique, car il n’a pas de vérité intérieure à défendre.
Le sens de l’amitié et de la vie en communauté
12L’affaiblissement de l’autorité politique dans le monde hellénistique et romain a certainement contribué à cette émergence d’une attention portée à soi-même. L’individu qui assiste à l’effondrement de l’autorité politique se retourne vers lui-même pour réaliser le programme d’une sagesse absente du monde, par un long travail de libération et de maîtrise de soi. Cependant, la recherche de la sagesse est indissociable du souci politique. Elle ne réside pas dans un effort solitaire pour sauver sa vie, mais elle exige de savoir comment on doit vivre pour que sa vie soit la meilleure vie possible dans la cité. Le souci de soi n’a jamais été pour les stoïciens un acte solitaire : il est traversé par la médiation de l’autre, le maître, le correspondant ou l’ami, dont les compétences et l’aide sont souvent requises car l’on ne peut parvenir à bien se connaître et se soigner par soi-même. Le philosophe joue précisément ce rôle de « directeur spirituel » dont le but est d’inciter à prendre soin de soi. Il est pour les plus jeunes un exemple de maîtrise, capable de les sortir de leur ignorance, de leur irrésolution ainsi que de leurs mauvaises habitudes. Il s’apparente pourtant moins au maître socratique qu’à l’ami, ou du moins le maître est-il aussi la plupart du temps considéré comme le meilleur ami, tels Fronton et Marc Aurèle, Sénèque et Lucilius… Cette médiation de l’autre peut également exister sous le mode du groupe de personnes ou de l’école. L’individu stoïcien ne peut pas être opérateur de sa propre transformation. Il a besoin qu’un autre lui tende la main. Autour du « souci de soi » s’organise une activité de parole et d’écriture qui s’adresse à autrui. Foucault a parfaitement saisi cette dimension sociale des pratiques de soi : « On touche là, écrit-il, l’un des points les plus importants de cette activité consacrée à soi-même : elle constitue, non pas un exercice de la solitude, mais une véritable pratique sociale. [13] » Le souci de soi est lié à des pratiques sociales, à des rapports d’amitié, de « confrérie », Foucault n’hésite pas à parler de secte en évoquant « la secte stoïcienne », « la secte épicurienne ». Ce n’est pas un phénomène élitiste que l’on retrouverait exclusivement dans les milieux aristocratiques. L’amitié est une forme de sociabilité qui ne recouvre pas la signification contemporaine d’une élection dans le cadre d’une relation interpersonnelle désintéressée. C’est un ensemble de relations fortement hiérarchisées entre des individus que relient des obligations réciproques et des exigences de soutiens mutuels.
13La retraite stoïcienne n’est pas une rupture de la vie sociale, mais une mise à distance des obligations civiques et des conventions, nécessaire à l’examen de soi et au bon exercice de son jugement. Ce n’est pas un acte de retrait du monde, mais clairement un acte de préparation à la vie en communauté. Le souci de soi ne s’oppose pas ainsi au souci du monde. Foucault dégage de son étude des sagesses antiques une représentation du rapport à soi qui s’articule avec une représentation du rapport au monde relevant de la maîtrise. Car pour bien gouverner le monde, il faut bien se gouverner soi-même ; pour résister au pouvoir des autres, il faut être apte à exercer un pouvoir sur soi.
Un stoïcisme chrétien est-il possible ?
14Quel rapport existe-t-il entre les exercices spirituels de l’Antiquité et ceux des méditations ignatiennes ? Selon Pierre Hadot, la méthode de méditation telle qu’elle est exposée par Ignace de Loyola, dans Les Exercices spirituels, n’est qu’une version chrétienne des exercices spirituels de la philosophie antique. Les exercices spirituels sont apparus dans le christianisme quand il a eu la volonté de se présenter comme un mode de vie susceptible de rivaliser avec le modèle proposé par la sagesse grecque. Dans la continuité qu’il cherche à établir, Pierre Hadot conserve cependant le souci de distinguer rigoureusement le mode vie philosophique et le mode de vie religieux. Les Exercices spirituels relèvent d’une sphère proprement religieuse qui vise à fortifier la vie dans l’Esprit, quand les exercices spirituels de la philosophie antique ont pour finalité la force de l’âme. La pratique philosophique de la direction spirituelle diffère également de la pratique religieuse, qui suppose un renoncement à la volonté propre, une obéissance et une soumission à un Autre que soi. Selon Michel Foucault, il se joue dans ces morales de l’Antiquité grecque et romaine une vraie naissance de la subjectivité, opposée aux procédures d’assujettissement et de renoncement à soi qui caractériseraient l’ascétisme chrétien. Le stoïcisme aurait fait le lit du christianisme quand la pratique de la maîtrise de soi s’est transformée en combat contre soi-même où le sujet traque ses faiblesses, scrute ses défaillances. Le passage de l’ascèse philosophique païenne à l’ascétisme chrétien correspondrait ainsi au passage du souci de soi à la négation de soi comme forme de salut, avec le thème du moi s’abîmant en Dieu. Le christianisme se réduit-il à un tel rapport de soi à la vérité sous la forme d’une sujétion et d’un empêchement de la vie ? Le consentement stoïcien n’est-il pas lui-même porteur d’une forme de renoncement et finalement de mépris de la vie ?
15Comment éviter en effet que ce consentement des stoïciens à un ordre universel ne se transforme en résignation et en indifférence face à la misère du monde ? La sagesse stoïcienne de « la maîtrise de soi » tend à l’indifférence dans la confrontation avec la mort qui enseigne plus à perdre avec détachement et à renoncer qu’à vaincre ou à affirmer. Bien jouer son rôle, c’est regarder la mort en face en ne se ménageant d’autre issue que celle du grand mépris qui décide que la mort n’est rien. Ce mépris de la mort n’est-il pas aussi un mépris de la vie ? Il témoigne d’un refus du tragique de l’existence : refus de vivre sans raison, quand les raisons de vivre disparaissent, et que la raison elle-même est atteinte. Le consentement stoïcien à l’ordre universel n’a pas la portée tragique de l’amor fati de Nietzsche : le « oui » stoïcien est un consentement à la rationalité du monde, le « oui » nietzschéen engage une sagesse tragique qui affirme aussi bien la rationalité que l’irrationalité de la vie. Ce refus stoïcien du tragique est une forme de dénégation de la réalité de la souffrance, de la maladie et de la mort en tant que ces expériences sont le signe d’un effondrement du sens et d’une vulnérabilité foncière de l’être humain. Les stoïciens envisagent l’épreuve de la fragilité de l’humain dans le cadre d’une éthique de la maîtrise qui, au final, met en valeur le pouvoir de la volonté face à l’adversité. Ils sous-estiment ou dissimulent ainsi la violence intime que représente la déchéance, la perte de son intégrité corporelle et psychique. Cependant, une tonalité tragique affleure dans l’œuvre de Sénèque. Elle rend sûrement moins compte du stoïcisme comme doctrine que d’une pratique toute personnelle du stoïcisme. Sénèque ne cesse de dénoncer la vanité et la folie des hommes dont la quête de puissance infinie repose sur une ignorance de leur fragilité : « Chaque jour, chaque heure fait voir à l’homme combien peu de chose il est, et par quelque nouvelle circonstance, significative, lui remémore sa fragilité s’il l’a oubliée. Il nourrissait des projets éternels : le voici contraint de regarder vers la mort. [14] »
16Saint Augustin opposait à la fermeté d’âme du sage stoïcien l’idéal chrétien de la miséricorde, de la charité comme une disposition de l’âme inquiète de la misère du monde et soucieuse de soulager les malheurs de l’homme. La miséricorde, la consolation ne sont pas des thèmes stoïciens – à l’exception toutefois notable de « la sollicitude » et de « la bienveillance » du sage que Marc-Aurèle et Sénèque font coexister avec l’idéal de sérénité intérieure. La question de la place de l’affectivité et de la signification des passions est certainement au cœur de l’incompatibilité du stoïcisme et du christianisme. Il n’y a pas de passions positives sans consentement de la volonté pour les stoïciens. Ce que l’individu chrétien apprend dans la considération de ses émotions et de sa sensibilité, c’est son exposition à une précarité essentielle. La sagesse chrétienne est une sagesse de l’amour miséricordieux, une attention portée à l’être humain dans la reconnaissance de sa fragilité. Mais cette sagesse-là ne peut demeurer dans la vérité que par l’exercice du discernement, seul capable de garder l’esprit humain de ses propres errements et de distinguer les besoins réels d’autrui. Ne serait-il pas illusoire d’enfermer la foi dans la seule sphère de l’émotionnel, comme si l’homme ne devait pas réfléchir l’élan qui l’habite, comme si seul l’amour pouvait suffire? Comment la conscience chrétienne pourrait-elle vivre sa foi en dehors du discernement ?
17Le mystère du démonique (daïmôn), récurrent dans les philosophies de l’Antiquité, introduit une dimension irrationnelle et énigmatique dans le rapport de soi à soi-même de la conscience grecque. Le daïmôn est pour Socrate cette force indéfinissable, ni humaine, ni divine, qui se manifeste sous la forme d’une voix intérieure, le guidant dans ses choix importants, quand la raison devient elle-même insuffisante. Marc-Aurèle nous exhorte à veiller sur « ce génie qui est en nous » comme la meilleure part de l’âme à préserver de tout outrage et dommage (Livre II, XVII). Pour Epictète, le daïmôn s’impose comme la présence d’une altérité à l’intérieur de l’âme qui conditionne le dialogue avec soi-même tout en n’étant pas identifiable au moi : « Dieu a placé auprès de chaque homme comme gardien un daïmôn particulier à cet homme et il a confié chaque homme à sa protection… Quand vous fermez vos portes… Souvenez-vous de ne jamais dire que vous êtes seuls. Dieu est à l’intérieur de vous-mêmes. [15] » Cette occurrence du daïmôn témoigne de l’inscription forte du rapport à soi-même dans le sens d’un dépassement du moi particulier, car il s’agit d’être à l’écoute de cette voix – autre que la sienne – qui est appelée à devenir un principe d’action et un guide pour l’existence. Mais elle ne prend pas le sens d’un mouvement de transcendance et d’un lien de personne à personne qui est au fondement de la conscience chrétienne.
18La recherche de la vérité sur soi dans le christianisme a pour principe un rapport à l’altérité, celle du « directeur spirituel » qui est lui-même soumis au seul « Maître intérieur », le Christ. L’individu chrétien trouve en dehors de lui-même la possibilité de son accomplissement personnel, à partir de son ouverture sur une dimension de l’existence qui le précède, le dépasse et l’interpelle. Il s’accomplit moins dans l’affirmation de sa souveraineté et de sa suffisance intérieure que dans une puissance d’accueil, soucieuse de se débarrasser de tous les masques, pour se rendre simplement disponible à celui qui vient à sa rencontre. C’est l’existence du Dieu-Personne qui permet l’émergence de l’homme dans son unicité et sa singularité irréductible. Le christianisme consacre ainsi la valeur inaliénable de la personne humaine. Ce n’est pas une subjectivité apaisée mais inquiète, car elle ne se comprend pas dans une pleine présence à soi-même, mais à partir d’une séparation avec le monde naturel, avec les autres et avec le Dieu qui la fait vivre. Le Dieu des chrétiens qui s’aventure dans la condition humaine est cependant pour celui qui croit en lui l’assurance que l’homme n’est pas rien, même si la mort est son lot ; loin d’écraser la personne humaine, il représente son assomption. La force de cette espérance maintient la conscience chrétienne sur le qui-vive, vigilante à l’égard de la vulnérabilité de la condition humaine, et aussi confiante sur son destin spirituel.
19La permanence des questions du souci de soi et des autres, du soin et de la sollicitude dans les débats contemporains témoigne d’une interrogation spirituelle qui n’appartient à aucune école, à aucune confession, mais qui est le propre de l’homme.
20Dans les sagesses de l’Antiquité, la philosophie a porté cette ambition thérapeutique, comme puissance de transformation de l’homme et de son rapport au monde par l’exercice de son jugement et la préservation de sa liberté intérieure. Elle doit certainement renouer avec cet idéal, sous peine de s’enfermer dans des constructions purement théoriques et d’abandonner le champ du soin à la médecine, à la psychanalyse et à la sociologie.
21Les stoïciens ont fixé des règles de conduite pour se gouverner soi-même comme un travail de soin pour lequel il convient de s’exercer par des entraînements permanents. L’idéal stoïcien de l’ataraxie est cependant indissociable d’un déni de la vulnérabilité de l’être humain, par une mise à distance des affects et un discrédit de toute forme de passivité. Seule une dimension tragique de la sagesse, présente par exemple dans l’œuvre de Sénèque, est capable de prendre en compte cette expérience d’une fragilité essentielle qui ébranle toute possibilité de maîtrise. Quelle place ferons-nous désormais à l’expérience de cette précarité dans une société contemporaine qui recherche de façon obsessionnelle la santé et le bien-être ? L’étymologie latine « cura » signifie à la fois le soin, le souci et une forme de sollicitude qui est irréductible à un ensemble de techniques. C’est au philosophe qu’il revient de reconquérir le rôle de thérapeute qui fut historiquement le sien et de renouveler la problématisation du soin par une plus grande attention portée à l’endroit de la fragilité humaine. La finalité de l’activité philosophique n’est-elle pas de disposer l’homme à « bien vivre » en rétablissant dans l’humanité celui qui court à tout moment le risque d’en être rejeté ?
Notes
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[1]
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre III, XIV.
-
[2]
Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Fayard, p. 94.
-
[3]
L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, Seuil-Gallimard.
-
[4]
Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002.
-
[5]
Ibid., p. 324.
-
[6]
Ibid., p. 176.
-
[7]
Ibid., p. 50.
-
[8]
L’image de la citadelle de Marc Aurèle (Livre VIII, XLVIII) est reprise par Pierre Hadot dans son Introduction aux pensées de Marc-Aurèle, sous titrée « La citadelle intérieure ».
-
[9]
Pensées pour moi-même, (Livre IV, III).
-
[10]
Ibid., p.190.
-
[11]
Sénèque, Lettres à Lucilius, 42.10.
-
[12]
Ibid., 58. 36.
-
[13]
Ibid., 58. 36
-
[14]
Lettres à Lucilius, 101, 1.
-
[15]
Epictète I, 14,12; cité selon la traduction de Pierre Hadot, dans Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle, p. 260.