Notes
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[1]
Nietzsche, La Volonté de puissance, t. II, livre III, §227 (cité dans la traduction de G. Bianquis).
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[2]
P. Celan, « Entretien dans la montagne » dans Strette, traduction par J. E. Jackson et A. du Bouchet, Mercure de France, 1971, p. 171-176. Toutes les citations en italiques sont extraites de ce texte.
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[3]
J. Giono, Solitude de la pitié, Œuvres romanesques complètes, t. I, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 433-440.
-
[4]
G. Agamben, L’Amitié, traduction par M. Rueff, Rivages poche/ Petite Bibliothèque, 2007.
-
[5]
J. Steinbeck, Des souris et des hommes, traduction par M.-E. Coindreau, Gallimard, 1949.
-
[6]
L. Dardenne, Au dos de nos images, Seuil, 2005, p. 62.
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[7]
M. Zundel, Croyez-vous en l’homme ?, Cerf, 2002, p. 114.
« Le monde n’est plus, il faut que je te porte. »
1Le mot « compassion » est souvent l’objet d’un malentendu, comme si on ne l’entendait que du bout de l’ouïe, y suspectant un déplaisant mélange de passivité, de fadeur et de larmoiement qui masquerait une complaisance plus ou moins teintée de condescendance, de mépris, ou d’indifférence, et toujours d’égoïsme. La Rochefoucauld a perçu ainsi la compassion avec méfiance, Cioran avec ironie, estimant qu’elle « n’engage à rien, d’où sa fréquence ». Nietzsche l’a considérée avec défiance et répugnance, flairant dans ce sentiment émollient et sournois la tanière où « résident les plus grands dangers » en ce qu’il provoque une déperdition de force, de vitalité, qu’il redouble les maux, propage la souffrance. « La “compassion”, la “pitié” [...] n’arrivent à la longue qu’à abaisser le type de l’homme – à le médiocrifier... [1] » La compassion n’est pas aimée, comme l’amour – qui lui, pourtant, est prétendu l’être, par tous, et à l’envi.
2On croit aimer l’amour, mais fréquemment on se leurre ; on l’aime à la légère, à l’aveuglette, à la va vite, à petit prix. On aime aimer l’amour, on aime s’en étourdir, jouir de l’idée que l’on s’en fabrique. On tient la compassion à distance soupçonneuse, voire dédaigneuse ; on craint d’être humilié par elle. On la juge illusoire et illusionnante, et surtout inefficace. On la réduit à un sous-produit frelaté de l’amour. Or, il n’en est rien, la relation entre les deux est organique, on ne peut pas les séparer : une compassion non irriguée par l’amour – un amour de pure bienveillance, non d’attirance et de désir – est insensée, creuse comme « un gong retentissant » ; un amour dénué de compassion est une aberration, un bruitage discordant comme un coup de « cymbale tonitruante » dans le vide, pour reprendre les images de l’apôtre Paul dans son hymne à la charité (I Cor 13,1).
3La charité fraternelle : telle est la qualification de l’amour qui porte et meut la compassion, et cet amour n’est ni passif, ni vaporeux, mais au contraire ferme, profond et agissant, ainsi que le caractérise saint Paul dans son épître : « La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. » (I Cor 13,4-7) La patience et l’endurance sont son socle, la discrétion et la pudeur sa marque, le désintéressement fait sa force, sa confiance en l’autre, envers et malgré tout, et son souci pour lui font sa prodigalité. La compassion résulte d’une alchimie tout en délicatesse de sensibilité, d’attention, d’intuition, d’intelligence et d’imagination.
4*
Un soir que le soleil, pas lui seulement, avait sombré, s’en fut alors, quitta son logis et s’en fut le juif, le Juif fils d’un Juif, et avec lui s’en fut son nom (…) – s’en vint, s’en vint le grand, le gros, s’en vint à la rencontre de l’autre, Gross vint auprès de Klein… [2]
6*
7Jean Giono, dans une nouvelle intitulée Solitude de la pitié [3], donne une expression aussi concise que poignante de la compassion à travers l’amitié qui lie deux hommes, deux miséreux qui n’ont même pas de nom, juste désignés par leur aspect physique : « le gros », et « le maigre » au « cou décharné comme une tresse de fer » et aux « beaux yeux bleus immobiles comme de l’eau morte », dont le regard semble traverser les gens, sans s’y poser, pour se perdre dans le vide, « plus loin, tout triste, comme un regard de mouton ».
8Pauvre mouton famélique, à l’allure galeuse, qui met mal à l’aise les passagers de la diligence où il est monté avec son ami, car là où se plante son regard de douleur et d’absence, il écorche et produit « du pus comme une épine ». La présence de ces deux hommes de rien ne provoque pas seulement de la gêne, mais aussi de la méfiance doublée d’une autosatisfaction douceâtre. « Le commis voyageur (…) essaya de fixer en face ce regard d’eau morte mais il baissa les yeux puis il mit la main comme sur son cœur. Le portefeuille y était bien. Il le palpa quand même dans son contour et dans son épaisseur. » Un geste furtif et grossier qui illustre à sa façon une des phrases du sermon sur la montagne : « Là où est ton trésor, là aussi est ton cœur. » (Mt 6, 19) Le cœur du nanti a fusionné avec son portefeuille. Tout indigent représente alors une menace de trouble pour ce cœur à la fois langé et caparaçonné de billets. Les cœurs encoconnés craignent les moindres courants d’air. Et il en est de même avec le curé chez lequel se rendent le gros et le maigre : « On ne peut pas donner », annonce d’emblée le curé en voyant ce duo de misère échoué sur son seuil. Il ne dit pas « je », tant il n’est pas là pour les traîne-misère de leur espèce, il se retire à l’abri d’un pronom indéfini, impersonnel.
9« ON », instance supérieure anonyme détenant des pouvoirs occultes et imposant des ordres qui ne se discutent pas. « On », pronom incompatible avec l’exercice de la compassion. Certainement est-ce ce « on » tout puissant qui a soufflé au prêtre et au lévite apercevant un homme roué de coups, gisant à demi mort sur le bord du chemin, de passer outre (Lc 10,2937). On ne peut pas s’arrêter, on ne peut pas se salir, on ne peut pas prendre de risques. Le bon Samaritain, lui, ne connait pas le « on », il pense, parle et agit à la première personne, celle de la responsabilité et de l’engagement. « Je », instance fragile et souveraine, terriblement fragile dans sa souveraineté qu’un rien suffit à ébranler, à destituer – un assaut de peur ou d’âpreté, de paresse, de dégoût ou de colère ; un sursaut d’égoïsme. Seul un « je » à la fois conscient de sa faiblesse, de ses limites, de sa faillibilité, et oublieux de soi, dépouillé de tout narcissisme, peut exercer la compassion.
10Mais le gros déjoue doucement la sentence assénée en demandant juste « quelque petit travail. » Le curé, se souvenant que le tuyau de la pompe s’est descellé dans le puits de la cour, sort du refuge du « on » devant l’aubaine que présentent soudain ces nécessiteux. Le puits est profond, sa paroi gluante et friable, il s’en exhale « une aigre haleine de plantes de nuit » et d’eau noire, personne ne veut s’y risquer ; mais ces deux-là peuvent bien y aller, leur vie vaut si peu, ils auront donc peu à perdre si jamais ils se tuent. La servante du curé, à « la figure toute mouillée de graisse », partage cet avis : « S’ils ont besoin, faut profiter », répète-t-elle. La relation de service est inversée, ceux qui ont plus prennent à ceux qui ont moins, ceux qui n’ont plus rien que leur corps souffrant de faim et de fièvre se révèlent source inespérée de profit, aussi minime soit-il. Il n’y a pas de petits profits, tout est bon à prendre. Et le gros descend seul dans la gueule glacée du puits, après avoir pris soin de couvrir son ami toujours grelottant, le maigre au visage consumé par le bleu fou de ses yeux sans fin fixés « sur l’âme triste du monde, au travers et par-delà » tout corps, toute matière. Et le gros exécute la besogne périlleuse au fond du puits ; il le faut, pour lui et son ami, le maigre désormais inapte à tout travail. Pour tout salaire, la servante lui remet une piécette et vite elle congédie ces indésirables, verrouille la porte. Esseulés dans la rue sous « une pluie tenace et froide », les deux hommes regardent la rognure de sou gagnée pour le labeur accompli ; pas de quoi se nourrir, dormir au sec, au chaud. De quoi : rien, crever de faim, de froid. « Tu te fatigueras, dit le maigre, je te suis une chaîne, moi, malade. Tu te fatigueras, laisse-moi. – Non, dit le gros. Viens.»
11Juste ces mots : « Non. Viens. » Deux simples mots où se condensent toute la folie douce, la douceur tenace, la fidélité et la sobre beauté de la compassion, de l’amour d’amitié qui ne confond pas l’autre avec soi-même, mais partage avec lui, absolument, le fait d’exister – pour le meilleur et pour le pire. « L’ami n’est pas un autre moi, mais une altérité immanente dans la mêmeté, un devenir autre du même, écrit Giorgio Agamben méditant Aristote. Au point où je perçois mon existence comme douce, ma sensation est traversée par un con-sentir qui la disloque et la déporte vers l’ami, vers l’autre même. L’amitié est cette désubjectivation au cœur de la sensation la plus intime de soi. [4] »
12*
…Toi Gross et moi Klein, petit et grand, toi, le bavard, et moi, le bavard, nous avec nos bâtons, nous avec nos noms, imprononçables, nous avec notre ombre, la nôtre et l’étrangère, toi ici et moi ici…
14*
15Une autre expression remarquable de la compassion brûlant au cœur d’une amitié est donnée par John Steinbeck dans Des souris et des hommes [5]. Une histoire brève, des personnages frustes, des dialogues secs, souvent grossiers. Deux hommes surgissent dans un paysage paisible, marchant l’un derrière l’autre. En tête, ouvrant la marche, un homme « petit et vif, (aux) yeux inquiets et perçants, des traits marqués. Tout en lui était défini », et décidé. « Il était suivi par son contraire, un homme énorme, à visage informe, avec de grands yeux pâles et de larges épaules tombantes. » Encore un « gros » et un « petit », mais en relation inversée, comme si toujours un déséquilibre, une asymétrie présidaient au grand œuvre de l’amitié – l’ami est toujours ce singulier « devenir autre du même », cet autre et hôte de moi, surprenant et familier à la fois. L’asymétrie en jeu dans toute relation d’un moi avec un autre, particulièrement dans l’amitié, et qui culmine dans la compassion, n’a rien à voir avec un rapport de forces inégales où l’un surplomberait l’autre, condescendrait à s’intéresser à lui, elle joue de façon réciproque, en souplesse, chacun accueillant la différence de l’autre comme un mystère au sein même de leur intimité, comme une possibilité d’être réalisée hors de lui et dont le déploiement n’en finit pas de l’étonner, fût-ce, parfois, péniblement. Ce qui importe, par-delà les moments délicieux, lumineux, et ceux ombreux, éprouvants qui peuvent aussi survenir, c’est d’être là, en vie, avec l’autre, c’est d’habiter ensemble ce là de la vie. Nulle déperdition de vie et d’énergie, donc, en cela, en cette « charité fraternelle », mais au contraire une dilatation.
16George et Lennie, deux vagabonds toujours en quête d’un travail, ici ou là, pour assurer leur survie au jour le jour. « Les types comme nous, qui travaillent dans les ranches, y a pas plus seul au monde. Ils ont pas de famille. Ils ont pas de chez soi. (…) Ils ont pas de futur devant eux », dit George qui aussitôt corrige ses propos en déclarant : « Pour nous, c’est pas comme ça. Nous, on a un futur. On a quelqu’un à qui parler, qui s’intéresse à nous. » Et ces mots, qu’il se fait inlassablement répéter, bouleversent Lennie, le colosse infantile qui ne comprend jamais rien, qui brise tout ce qu’il touche et tue parfois les petits animaux qu’il aime tant caresser, inconscient de sa force. Il ne comprend rien, sauf une chose : la puissance, la merveille de son amitié avec George. « Moi, j’ai toi pour t’occuper de moi, et toi, t’as moi pour m’occuper de toi… » Cela lui suffit, aussi dure soit sa vie ; il y a cet admirable « toi » incarné par George, ce « toi » absolu sur lequel il sait pouvoir compter, et avec lequel il rêve d’acheter une petite maison où il élèvera des lapins dont il pourra caresser tout le jour le pelage soyeux. Lennie est un homme-ours éperdu de douceur, une force de la nature d’une candeur désastreuse ; quand sa maladresse provoque des drames et les oblige à fuir, George parfois s’emporte et le rudoie. « Si tu n’veux plus de moi, j’peux m’en aller dans les collines me chercher une caverne », dit alors l’ogre confus. Mais jamais George n’abandonnera cet innocent pourvu de mains de tueur involontaire, car c’est cette innocence, précisément, cette limpidité d’être propre à Lennie qui le retient auprès de lui, parce qu’elle fait frémir en quelque obscur recoin de son être plus rusé, averti de la saleté du monde et toujours à l’affût de ses dangers, une beauté et une simplicité dont il n’aurait sinon pas le goût, ni même l’idée. « Non… écoute ! (…) j’veux que tu restes avec moi », dit-il à son ami prêt à se terrer dans une grotte pour cesser de lui nuire, de peser sur sa vie.
17Le gros et le maigre souffrant naufragés dans la rue, le vif et le pataud si seuls au monde – Gross et Klein, avec leurs ombres et leurs clartés, avec leurs blessures et leur faim, avec leurs peurs et leurs audaces, chacun les siennes et chacun celles de l’autre, chacun portant un peu du poids de l’autre et chacun s’appuyant sur la présence de l’autre, chacun trouvant en l’autre une raison d’espérer, la force de lutter, un horizon vers lequel continuer à marcher. Gross et Klein, Klein et Gross, Toi et Moi, à jamais ensemble et séparés, Je et Tu, unis dans la traversée du temps, dans le fait d’exister – fait brut que l’autre aiguise, affine et dynamise, qu’il transforme en événement, en joie, envers et malgré tout. Ce n’est pas la souffrance que propage la compassion, mais bien la vie ; loin de « médiocrifier », elle tonifie, exalte et émerveille – en silence et en profondeur. La vraie compassion n’est jamais spectaculaire.
18*
Tu es venu de loin, venu jusqu’ici… – Venu, oui. Je suis venu comme toi.
Je sais. – Tu sais. Tu sais et tu vois : ici la terre s’est plissée dans le haut, s’est plissée une fois et deux fois et trois fois, et s’est ouverte au milieu, et au milieu il y a de l’eau, et l’eau est verte, et le vert est blanc, et le blanc vient de plus haut encore, vient des glaciers…
20*
21Elle peut conduire très loin, la compassion, très haut, très bas, là où l’on n’aurait surtout pas voulu aller. Elle peut nous exiler en territoire inconnu, insoupçonné, terrifiant, nous obliger soudain à commettre l’exact contraire de ce que, notre vie durant, nous nous étions appliqués à faire avec conviction, avec passion. « Y’a des choses qu’on est obligé de faire, des fois », dit sobrement un homme à Georges qui vient d’abattre Lennie d’une balle dans la nuque, à bout portant, pour le sauver de la curée haineuse dont il est devenu l’objet en s’étant rendu coupable d’un meurtre, par idiotie et excès de force incontrôlée, nullement par méchanceté, dont il est totalement dépourvu. « Le pauvre bougre est cinglé, a plaidé George, en vain. Faut pas le tuer. Il n’savait pas ce qu’il faisait. » Mais ceux qui d’emblée se sont érigés en juges et promus bourreaux ivres d’impatience et de vengeance, n’entendent pas ce plaidoyer, ils sont incapables de croire à l’innocence – à l’innocence d’un mastodonte au cœur naïf qu’un rien ravit, qu’un rien chagrine ou effraie, bercé de rêves tendres et humbles, mais doté de grosses mains tragiquement malhabiles. « J’veux lui crever les tripes, moi-même, à ce grand enfant de putain… », s’écrie le plus venimeux des justiciers. George n’a plus la capacité de protéger son ami, il le sait condamné ; la seule chose qui reste en son pouvoir, c’est de lui épargner la peur et la souffrance, et donc de prendre de court les assassins en exécutant lui-même leur victime avant qu’ils ne la trouvent. Il lui donne le coup de grâce après avoir pris soin de le conduire dans la clairière de son mirage, celui de son rêve unique et obsédant : vivre tous les deux dans une petite ferme, entourés de lapins. « Regarde là-bas, par-dessus la rivière, dit George à son ami éperdu de bonheur à la seule évocation de ce leurre, c’est presque comme si on pouvait la voir, notre ferme. » Lennie meurt dans la béatitude de sa vision, laissant George effaré devant « sa main droite qui avait tenu le revolver », stupéfié de solitude.
22Gross et Klein, non plus le pataud et le vif, mais le mort et le survivant. Toi et moi, à jamais séparés et cependant unis par et dans un coup de grâce offert en ultime geste d’amitié, en urgence de compassion. La mort donnée comme une poignée de main, une accolade, un embrassement au bord du gouffre. Une échappée belle, follement paradoxale, pour préserver l’autre des affres de la malemort. La compassion, alors, ouvre en effet à la souffrance, mais non pas insidieusement, par contagion ainsi que le dénonçait Nietzsche ; dans ce cas extrême du meurtre « salvateur », elle opère par détournement de la souffrance. George écarte de Lennie l’épouvante qui le menace en le précipitant en douceur, en gaieté presque, dans la mort, et lui reste seul avec le vertige du vide creusé par cette mort, seul avec la stupeur et l’horreur d’avoir dû protéger son ami jusqu’au meurtre, à l’absurde. Jusqu’au sublime, en vérité.
23Loin de « n’engager à rien », la vraie compassion engage à l’infini, elle conduit à affronter tout imprévu, toute outrance, à relever tout défi. La compassion est téméraire, elle prend des risques, les assume, et, face à l’urgence, à l’extrême, elle se fait transgressive – sans mise en scène, sans calcul, sans la moindre publicité de son courage, de son dévouement, à l’inverse des transgressions commises par orgueil, par âpreté ou par folie des « grandeurs », des excès en tout genre, de la violence.
24*
« Je comprends, oui, je comprends. Je suis venu de loin, oui, je suis venu comme toi. – Je sais. – Tu sais, et veux me questionner : Et, tout de même te voilà, te voilà, tout de même, venu jusqu’ici – et pourquoi, en vue de quoi ? – Pourquoi, en vue de quoi… Parce qu’il aura fallu, peut-être, que je parle avec quelqu’un, avec moi ou avec toi… »
26*
27Elle vient de loin, la compassion, on ne sait d’où, de très haut, des cimes du monde, du temps, des confins de l’esprit ; elle monte de très bas, des profondeurs de la chair, du cœur. Elle peut croître lentement, au fil d’un long mûrissement, comme elle peut surgir soudain, sans s’annoncer, et s’imposer par à coups désordonnés qui finissent par provoquer un séisme intérieur, une crue. C’est ce qui arrive à Lorna, le personnage central du dernier film de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Le Silence de Lorna. De film en film, ces cinéastes (grands lecteurs de Levinas) s’appliquent à « filmer l’apparition de l’humain, [à] capter le passage de la bonté dans le simple commerce humain. [6] » Lorna, albanaise d’origine, a quitté son pays pour échapper à la pauvreté, et, afin d’obtenir la nationalité belge qui lui ouvrira la possibilité de se bâtir une vie meilleure, elle a accepté d’entrer dans un trafic de « faux » : deux faux mariages consécutifs, dont le premier, contracté avec un jeune Belge toxicomane en manque d’argent, doit aboutir au plus vite à un veuvage afin de conclure un second mariage, bien rémunéré, avec un autre étranger désireux d’acquérir à son tour cette nationalité aux allures de sésame. Le veuvage programmé nécessite le décès rapide du premier mari contractuel, ce qui ne sera guère difficile à provoquer ; la mort d’un junkie par overdose est chose banale, elle n’éveillera aucun soupçon, et n’affligera personne.
28Dans la lutte livrée par les plus pauvres, en l’occurrence Lorna et son amant Sokol, pour s’assurer une existence décente, comme dans la quête incessante de profits menée par l’organisateur des ces mariages blancs, il n’y a ni place ni temps pour la pitié – que les plus vigoureux, les plus rusés, les plus entreprenants gagnent et jouissent de la vie, que les plus faibles servent les projets des gagnants, puis disparaissent. Ils partagent l’avis froidement émis par la bonne du curé dans la nouvelle de Giono : « S’ils ont besoin, faut profiter. » Et Lorna, elle-même jouet de la rapacité de son marieur mafieux, profite, en toute inconscience, de la faiblesse de Claudy, le drogué. C’est ainsi, le mal court, en zigzags, en tous sens, à allures et degrés divers. Le mal, la dureté, voire la cruauté, l’égoïsme, la peur, l’avidité, l’argent : ils courent, ils se bousculent, ils se propagent. Dans le film, on voit beaucoup circuler l’argent – billets échangés, donnés, pris, rendus, billets comptés, cachés ici ou là, déposés à la banque, billets promis. Seul importe le gain, la survie ; c’est tout un, et chacun pour soi.
29Mais le junkie veut renoncer à la drogue, contrecarrant ainsi, sans le savoir, le plan ourdi par le mafieux. Lorna, non sans répugnance, assiste au combat agonique de Claudy avec les affres du sevrage, et si elle l’aide par moments, c’est à contrecœur. Jusqu’à ce que tout bascule en elle – jusqu’à ce que la pitié confuse, mêlée de dégoût, qu’elle ressentait devant le corps supplicié et hurlant du drogué en manque, s’évide, précisément, de toute répulsion et de toute peur pour s’évaser et s’éclairer. Alors s’exhausse la compassion, neuve, bouleversante dans sa candeur et sa puissance silencieuse. Ce surgissement s’opère lorsque Lorna, mue par une subite curiosité, une sourde inquiétude, va regarder Claudy dormir – regarder son visage. Elle ne saurait dire pourquoi elle fait cela, ce qui l’a poussée à venir se pencher une seconde au-dessus du jeune homme endormi, mais aussi brève soit l’attention qu’elle lui porte, elle s’avère déterminante ; désormais Lorna ne pourra plus voir en Claudy un minable dont on peut profiter sans scrupules et tuer comme une larve, elle lui a découvert ce qu’elle n’avait pas imaginé, pas même soupçonné : une beauté d’être, une dignité, le droit de vivre. Elle l’a vu tout entier comme visage. Et l’impossibilité de tuer, de collaborer, fût-ce passivement, à l’assassinat de Claudy, s’impose à elle, radicale. Démunie devant cette révélation qu’elle est incapable de nommer, de s’expliquer, paniquée par le très peu de moyens et de temps dont elle dispose pour tenter de déjouer le projet de crime, elle perd de vue le rêve qui la tenait pourtant fermement – acheter un snack-bar avec Sokol, être propriétaire d’un lieu, d’un travail, de son amour, de sa vie enfin. Elle met son rêve et son amour en péril, et bientôt sa santé, sa raison, jusqu’à sa vie. Elle meurt à celle qu’elle était pour renaître autrement, fragile et égarée, mais tenace. Elle est remise au monde par la grâce d’avoir découvert l’autre dans sa dimension sacrée, celle de personne inviolable, fraternellement aimable avec autant de respect que de douceur et de passion. C’est une grâce rude, éprouvante, que celle de la compassion qui met au diapason du mystère d’autrui, une « grâce qui coûte », pour reprendre une expression de Dietrich Bonhoeffer ; une grâce qui ne laisse plus de repos, qui arrache au confort, qui force à se lever, à se remettre sans cesse en marche, à repartir à l’aventure dans l’encore inexploré de la vie.
30« Et pourquoi l’aventure humaine ne serait-elle pas finalement de récupérer ce Visage que chacun porte en soi ? [7] », demandait Zundel. Peut-être même est-ce là la seule aventure qui vaille : se mettre à neuf au monde, accéder pleinement à la vie par, avec et pour l’autre passionnément envisagé.
Notes
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[1]
Nietzsche, La Volonté de puissance, t. II, livre III, §227 (cité dans la traduction de G. Bianquis).
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[2]
P. Celan, « Entretien dans la montagne » dans Strette, traduction par J. E. Jackson et A. du Bouchet, Mercure de France, 1971, p. 171-176. Toutes les citations en italiques sont extraites de ce texte.
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[3]
J. Giono, Solitude de la pitié, Œuvres romanesques complètes, t. I, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 433-440.
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[4]
G. Agamben, L’Amitié, traduction par M. Rueff, Rivages poche/ Petite Bibliothèque, 2007.
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[5]
J. Steinbeck, Des souris et des hommes, traduction par M.-E. Coindreau, Gallimard, 1949.
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[6]
L. Dardenne, Au dos de nos images, Seuil, 2005, p. 62.
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[7]
M. Zundel, Croyez-vous en l’homme ?, Cerf, 2002, p. 114.