Études 2008/11 Tome 409

Couverture de ETU_095

Article de revue

La mondialisation du religieux

Entretien avec Jean-Claude Guillebaud

Pages 473 à 483

Notes

  • [*]
    Essayiste, éditeur.
  • [1]
    Jean-Claude Guillebaud, Le Commencement d’un monde, Seuil, 2008.
  • [2]
    Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre de poche, 2001.
  • [3]
    Jean-Claude Guillebaud, La Force de conviction, Seuil, 2005.
  • [4]
    Voir Fabrice Midal, Quel bouddhisme pour l’Occident ?, Seuil, 2006.
  • [5]
    Malek Chebel, Le Sujet en islam, Seuil, 2002.
  • [6]
    Voir Clifford Geertz, « La religion, sujet d’avenir », communication au colloque « Les sciences sociales en mutation » tenu du 3 au 6 mai 2006 à Paris, sous l’égide du Centre d’Analyse et d’Inter- vention Sociologique (CADIS). Cet article, qui a été publié six mois avant la mort de son auteur, a été en partie repris dans Le Monde du 5 mai 2006.
  • [7]
    Ludovic Lado, « Culture hybrides, identités multiples. Repenser l’inculturation en Afrique », Etvdes, avril 2006.
English version

1A partir d’un vaste travail d’enquête historique, vous apportez, dans votre dernier livre[1] une nouvelle réponse à la thèse de Samuel Huntington sur « le choc des civilisations ». Quelle est la part du fait civilisationnel, et plus particulièrement du fait religieux, dans les conflits internationaux ?

2– En réexaminant ce qu’on pourrait appeler le « dossier Huntington », j’ai été frappé par la fausseté de cette thèse qui avait été démontrée dès l’origine, en 1993, au moment de la parution du fameux article dans la revue américaine Foreign Affairs. Quantité d’observateurs compétents de la vie internationale avaient assuré que cette théorie ne tenait pas debout. Leurs arguments étaient difficilement contestables. Désigner par exemple les grandes civilisations comme des entités fermées, rigides, closes sur elles-mêmes n’avait pas grand sens. Le concept de civilisation « chimiquement pure » n’a plus de consistance depuis longtemps. Il n’y a que des civilisations composites qui évoluent, se transforment, sont dans l’interaction permanente.

3La Chine, par exemple, est à la fois plurimillénaire et profondément occidentalisée. Le nouveau cinéma chinois, qui commence à être connu dans le monde entier, s’avère d’une grande modernité, même lorsqu’il traite de thèmes liés au passé millénaire de la Chine. On peut dire la même chose de l’Inde dont la littérature romanesque traite inlassablement du dialogue des cultures, de l’hybridation, du métissage. Pour toutes ces raisons, proclamer sur un ton apocalyptique que le monde se partage aujourd’hui entre six ou sept « civilisations » différentes, qui seraient promises à l’affrontement, procède d’un culturalisme assez superficiel. J’ajoute que cette rhétorique participe du « discours de l’angoisse », très à la mode ces temps-ci, mais largement infondé.

4La véritable erreur d’Huntington tenait à son interprétation du concept ontologique de « différence ». Le risque de violence planétaire ne vient pas d’une différence irréductible entre les « civilisations » mais, au contraire, de leur ressemblance de plus en plus avérée. Selon le fameux principe de la « gémellité mortifère » cher à René Girard, la violence naît d’un amenuisement des différences et non d’une altérité de principe. C’est l’effacement progressif – et parfois angoissant – des différences qui conduit à sacraliser les identités en péril et les dresse les unes contre les autres.

5Sous ses apparences académiques, la thèse du professeur Samuel Huntington était surtout une machine de guerre idéologique, notamment contre l’islam. Elle visait à réactiver le discours dominateur qui a été celui de la colonisation durant quatre siècles : l’Occident incarne le progrès, la culture, la liberté, et ce qui l’entoure n’est que barbarie. Le plus tragique, c’est que cette « idée fausse » a été en quelque sorte ressuscitée après les attentats du 11 septembre 2001. Pour les néo-conservateurs américains qui entouraient George W. Bush, ces attentats attestaient que l’islam était bien le danger principal et que la « guerre contre le terrorisme » – concept flou s’il en est – devenait la première urgence. Au fond, c’est la « pensée Huntington », simplificatrice et guerrière, qui a sous-tendu la désastreuse aventure américaine en Irak. Aujourd’hui encore, cette affabulation demeure vivante, même en Europe, dans le discours politique et médiatique courant, celui qu’on qualifie parfois d’« occidentalisme ».

6Quant au religieux, il est actuellement instrumentalisé un peu partout dans le monde, comme l’était l’idéologie au siècle dernier. Le fondamentalisme religieux, quel qu’il soit, représente donc un danger qu’il faut à la fois condamner et combattre. Mais assimiler tous les conflits du moment – Irak, Afghanistan, Proche-Orient, Caucase, etc. – comme autant de « guerres de religions », c’est céder à un raccourci médiatique enfantin, voire à une simple habitude langagière. A l’évidence, le conflit israélo-palestinien n’est pas réductible à une guerre entre le judaïsme et l’islam, pas plus que celui d’Irak ne se ramène à un affrontement entre l’islamisme et le protestantisme américain. Cette « confessionnalisation » obsessionnelle des guerres contemporaines par les médias est aussi un effet de mode.

7Vous souhaitez « penser le monde à nouveaux frais ». Plus rien ne va de soi selon vous : ni « le choc des civilisations », ni le « dialogue des civilisations ». Le terme lui-même de civilisation est-il encore adapté aux mutations qui traversent la modernité ? Qu’est-ce qui fait l’identité d’un groupe humain identifiable ?

8– Je me méfie énormément de l’expression « dialogue des civilisations ». Elle n’est qu’une version pacifique, conciliatrice de l’erreur culturaliste d’Huntington. Le « dialogue » suggère qu’on veut encourager les échanges entre des entités culturelles radicalement étrangères les unes aux autres. C’est tabler sur une altérité radicale, par exemple entre la pensée chinoise et la pensée occidentale. L’une et l’autre seraient séparées par un véritable mur culturel, mais accepteraient de dialoguer au lieu de s’affronter. En réalité, la pensée chinoise, comme la culture indienne ou la sensibilité africaine sont déjà largement composites, hétérogènes, en recomposition permanente. La créolisation culturelle est déjà une réalité. Voilà des siècles que les Chinois se sont approprié des concepts d’origine européenne – par exemple celui de « philosophie » – ou que les Japonais ont intériorisé et mis en pratique des dispositifs symboliques empruntés à l’Occident – par exemple le statut quasi divin de leur empereur, décalque du statut des rois européens de l’Ancien Régime, sacrés à Reims et dotés de pouvoirs presque surnaturels.

9Le caractère mouvant, évolutif, interdépendant, des grandes cultures du monde ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de problème avec l’identité de chacun. Bien au contraire. La revendication identitaire est à la fois confuse et puissante, sur tous les continents. C’est pour cela qu’elle est dangereuse. Je ne sous-estime pas les risques d’une violence fondée sur l’angoisse identitaire, sur le besoin forcené de « reconnaissance ». Les fondamentalismes religieux en sont l’expression. Ils procèdent d’une interprétation strictement identitaire de la foi religieuse, ce qui est en contradiction avec une spiritualité bien comprise. Chaque fois qu’elle se définit comme une identité, la foi, qu’elle soit chrétienne, musulmane, juive ou hindoue, devient potentiellement « meurtrière », pour reprendre l’expression de l’écrivain libanais Amin Maalouf [2].

10Il me semble que cette tentation habite aujourd’hui toutes les grandes confessions. Mais elle est aussi combattue par d’autres « croyants » qui se font une idée plus ouverte et plus confiante de la foi, vécue comme un cheminement, un commencement, un décentrement de soi-même, et non comme un repli barricadé dans une forteresse identitaire.

11Comment ne pas évoquer la rencontre qui a eu lieu à Assise en 1986, à l’initiative de Jean Paul II, d’hommes de religions différentes pour une prière commune ? N’est-ce pas là l’expression d’un dialogue interreligieux qui s’oppose à toute logique de conflit entre les religions ? Jusqu’où peut-on aller dans la rencontre entre religions ?

12– Sur cette question – centrale – du dialogue interreligieux, je suis sensible à l’initiative de Jean Paul II à Assise. A condition de bien comprendre qu’il ne s’agit pas de bâtir une sorte de syncrétisme, de voie moyenne, de religion universelle. Le génie propre à chaque religion doit être non seulement préservé mais sans cesse mieux défini. J’aime beaucoup la réponse que fait parfois le Dalaï-Lama aux chrétiens en rupture d’Eglise qui viennent lui dire qu’ils souhaitent se convertir au bouddhisme. Il leur dit : « Retournez approfondir votre propre foi, c’est ainsi que vous vous rapprocherez de nous. » Autrement dit, le vrai dialogue interreligieux se fait par les sommets, et non par une voie « moyenne ». Il n’a rien à voir avec une motion radicale socialiste ou la recherche douceâtre du plus petit dénominateur commun.

13J’avais essayé de développer cette idée dans La Force de conviction[3]. Et j’en fait moi-même l’expérience. Depuis que je me suis clairement et publiquement expliqué sur mon « retour » au christianisme, je constate que mes rapports avec mes amis musulmans, juifs ou athées se sont à la fois clarifiés et enrichis. Il s’agit de témoigner de sa foi, avec fermeté mais sans arrière-pensée prosélyte.

14La mondialisation du religieux transforme selon vous les façons de croire. De quelles façons ?

15– Ce que j’appelle « mondialisation du religieux », c’est la déconnexion de plus en plus avérée entre une confession et un territoire. Depuis les premiers siècles, le christianisme, certes, était vivant sur bien d’autres continents. Il fut néanmoins longtemps perçu comme une religion venue du « centre » qui se diffusait vers la périphérie. C’était tout le sens de l’évangélisation missionnaire. Ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. Largement en crise en Europe, le christianisme est beaucoup plus vivant en Afrique, en Amérique latine ou en Orient. Il n’est plus une religion européenne ou américaine. On pourrait faire la même remarque à propos de l’islam ou du bouddhisme. Nous voyons naître peu à peu un islam européen modernisé, dont on peut parier qu’il rayonnera un jour sur l’ensemble du monde musulman. Même chose pour le bouddhisme. Les maîtres bouddhistes qui sont venus s’installer en Occident escomptent de cette transplantation la revitalisation d’une tradition qui, localement, leur semblait parfois sclérosée. Ils l’affirment eux-mêmes [4]. Le christianisme n’est plus « occidental », pas plus que le bouddhisme n’est « oriental ».

16Cette déterritorialisation du religieux produit des interactions, des influences croisées de toutes sortes. Dans nos écoles, par exemple, la présence de jeunes Français musulmans amène les enfants issus de familles chrétiennes à s’interroger sur leur propre tradition spirituelle, elle les questionne. A l’inverse, les Français musulmans, notamment les intellectuels soucieux de refonder un islam ouvert sur la modernité, consentent à emprunter à la tradition chrétienne certaines de ses « valeurs », comme par exemple le concept de sujet autonome. C’est tout le sens du livre – courageux – de Malek Chebel que j’ai publié au Seuil qui s’intitule Le Sujet en islam[5]. Chebel constate que dans l’islam traditionnel le « sujet » est relégué au profit de la communauté, la umma. Il en conclut qu’un emprunt, loyal et précautionneux, est nécessaire si l’on veut réellement « moderniser » l’islam.

17Comment imaginez-vous l’option pour « un autre christianisme » ?

18– Je ne suis pas un spécialiste de la catéchèse ou des réformes pastorales. Je crois simplement que nous assistons déjà à l’émergence de formes différentes du christianisme, de pratiques nouvelles. La crise de l’institution catholique favorise un engagement nouveau – et accru – des laïcs. Au demeurant, nos sociétés ont radicalement changé. Elles sont moins rurales, moins sédentaires, etc. L’organisation pyramidale de l’Eglise catholique en paroisses et en diocèses n’est sans doute plus très adaptée à la modernité urbaine. Il n’est pas impossible que peu à peu, une acception nouvelle des « communautés chrétiennes » finisse par prévaloir. Après tout, les communautés des premiers siècles, auxquelles s’adressait Paul de Tarse, fonctionnaient de manière sensiblement différente. Peter Brown, le grand spécialiste américain de l’Antiquité tardive (biographe de saint Augustin) nous explique que la joie, le dynamisme et l’audace de ces communautés fascinaient les païens. Qui nous dit que nous ne verrons pas renaître des pratiques comparables, ou du moins tout à fait « autres » ?

19En outre, les Catholiques commencent à faire – difficilement – l’expérience de la minorité. Ils ne sont plus les organisateurs symboliques et éthiques de la cité. Ils sont « parmi d’autres » dans des sociétés sécularisées. On peut s’en désoler et parler de déclin. On peut aussi y voir l’occasion d’un formidable ressourcement spirituel. Dans ce contexte, la foi évangélique tend à redevenir une contre-culture au meilleur sens du terme, une – précieuse – subversion, comme l’était la foi des premiers chrétiens, hostiles aux jeux du cirque, à la violence, au culte idolâtre rendu à l’empereur, etc. Le christianisme comme contre-culture, comme puissance d’interpellation : j’avoue que cette idée me réjouit.

20A son sujet, je repense à la fameuse formule de Péguy : « Il est une chose pire qu’une âme perverse, c’est une âme habituée. » Peut-être faudra-t-il nous « déshabituer » du catholicisme trop institué, et trop sûr de lui, pour refonder notre foi et redevenir non plus seulement chrétiens mais « christiques », comme le souhaitait jadis Maurice Clavel. Je reprends volontiers à mon compte les analyses de l’anthropologue américain Clifford Geertz. En développant sa fameuse thèse sur la religion comme « sujet d’avenir », il insiste sur le fait que « les grandes religions du monde ont été peu à peu séparées des lieux, des peuples, des formations sociales, des civilisations et des sites au sein et en fonction desquels elles se sont historiquement formées ». Pour lui, ce déracinement n’est pas sans conséquences sur la manière dont la croyance religieuse retrouve l’inspiration critique qu’elle avait perdue de vue. Du même coup, ajoute Geertz, elle peut être à nouveau perçue comme « une composante du changement social », et non plus comme « un simple obstacle à ce changement » ou, pire encore, comme « la voix, obstinée mais condamnée, de la tradition [6] ».

21Samuel Huntington présente les identités culturelles de façon très statique en ignorant les modalités d’inculturation du judaïsme, du christianisme et de l’islam, et ceci depuis leurs origines. Comment repenser la théologie de l’inculturation « à nouveaux frais » ?

22– A propos de l’inculturation du christianisme, je suis frappé par la réaction nouvelle de certains théologiens africains ou indiens. Le jésuite camerounais Ludovic Lado, pour ne citer que lui, estime que le discours théologique de l’inculturation est comme hanté par le fantôme d’un paradis perdu : celui d’une prétendue culture africaine. Il participe d’une « nostalgie sclérosante », défaut caractéristique des théories culturalistes. A ses yeux, l’Afrique contemporaine ne s’identifie pas – ou plus – avec celle des ancêtres. Les jeunes chrétiens d’Afrique aspirent plutôt à participer à la culture hybride du vaste monde. Certes, ces réactions sont encore minoritaires, mais elles témoignent d’un changement de perspective assez radical [7].

23L’antagonisme de fond selon vous n’est pas entre l’islam et l’Europe ou entre l’Orient et l’Occident mais entre « un espace dogmatique » et « un espace de discussion ». Quelles sont les conditions de possibilité de cet « espace de discussion », sur lequel Habermas est lui-même revenu après le 11 septembre 2001 ?

24– Il faut être clair : face au fondamentalisme religieux, notamment islamique, il n’est évidemment pas question de « discussion » mais de résistance et de combat. Je ne suis pas favorable à une attitude munichoise sur ce terrain. On ne devrait pas oublier que les musulmans sont – et de loin – les premières victimes du terrorisme. Dans l’ensemble du monde musulman, au Caire comme en Syrie ou en Turquie, de nombreux intellectuels, journalistes, responsables et créateurs, demeurent fidèles à l’islam tout en étant non seulement ouverts au dialogue avec l’Occident, mais en le demandant même. Ils sont en général consternés de voir qu’en diabolisant l’islam, nous les assimilons – parfois sans le dire – aux terroristes qu’ils sont les premiers à combattre. Nous ne devrions pas oublier qu’ils attestent de l’existence d’un véritable « espace de dialogue » que nous aurions tort de ne pas distinguer clairement de « l’espace dogmatique » qui est celui des fondamentalistes de toutes obédiences, avec lesquels le dialogue n’a pas de sens.

25Disant cela, je pense au fameux texte de Christian de Chergé, l’un des sept moines de Tibhirine qui, quelques mois avant son assassinat, nous adjurait de ne pas imputer à l’ensemble de l’islam la responsabilité de sa mort qu’il jugeait probable. Ce n’est pas le « pardon » qu’il nous demandait d’accorder à ses meurtriers, c’est une claire distinction entre eux et les autres.

26Concernant la violence des « dogmatiques », je crois qu’il faut également être vigilant sur deux points. Il faut d’abord refuser de faire du terrorisme une « essence », quitte à s’en servir comme d’un concept passe-partout. Le terrorisme est un moyen abject, mis au service de causes très diverses. Une essentialisation du terrorisme conduit à effacer ou à congédier les réalités géopolitiques. Deuxièmement, s’il est urgent de lutter résolument contre les réseaux terroristes tels qu’Al Qaïda, il faut se garder de surévaluer la réalité « militaire » de cette menace. Ce serait précisément entrer dans le jeu des terroristes que l’on combat et qui tablent sur l’intimidation. Pour abject et effrayant qu’il soit, le terrorisme demeure assez marginal dans ses effets proprement militaires. Autrement dit, chaque fois que l’on manque de sang-froid en cédant au fantasme, on offre aux terroristes l’effet de peur qu’ils recherchaient.

27Le métissage culturel n’est-il pas le vœu pieux d’âmes bien-pensantes, une vue de l’esprit d’une élite cosmopolite ? N’est-il pas surtout le fruit de la modernité technicienne ? Quelles sont, selon vous, les figures marquantes qui n’ont cessé d’établir des ponts entre des aires culturelles différentes ? Quel rôle la religion a-t-elle et peut-elle encore jouer dans ce métissage culturel ?

28– A mes yeux, le métissage ou la créolisation du monde n’est pas un vœu pieux, c’est d’abord une réalité qu’il faut savoir regarder en face. Songeons à l’impact auprès des plus jeunes de ce qu’on appelle world literature ou world culture. Bien que l’usage de ces anglicismes soit un peu agaçant, la réalité qu’ils désignent demeure incontestable. Je pense à cette extraordinaire efflorescence de formes culturelles à la fois inventives, universelles et métisses qui circulent aujourd’hui d’un continent à l’autre et sont « reçues » par les jeunes du monde entier. On peut citer le dynamisme étonnant de la musique occidentalo-africaine, le succès quasi universel de la littérature indienne ou indo-américaine et des rythmes venus des Caraïbes ou du Brésil. Partout en Occident, les moins de trente ans sont désormais de plain-pied avec cette world culture multiforme et plutôt joyeuse. Ces formes nouvelles se diffusent désormais jusque dans nos provinces. En Charente, où j’habite, le festival des « musiques métisses » d’Angoulême voit son audience grandir d’année en année ; il rassemble désormais des milliers de participants enthousiastes, charentais pour la plupart. Et ce n’est qu’un minuscule exemple.

29Songeons également au rôle sans cesse accru des diverses diasporas – indienne, chinoise, africaine, vietna-mienne, etc. – qui se situent précisément dans les marges. Elles sont à cheval sur plusieurs cultures et plusieurs identités et font preuve d’une créativité culturelle remarquable – dans les universités américaines notamment. Leur rayonnement culturel s’exerce aussi bien sur le pays d’accueil que dans leur pays d’origine. Ce sont elles qui ont inauguré et promu la réflexion dite « postcoloniale ». Les Postcolonial Studies sont nées voici une vingtaine d’années, principalement dans les départements littéraires des universités anglo-saxonnes, surtout américaines. Leurs promoteurs sont ces intellectuels de « l’entre-deux », d’origine indienne, arabe, africaine ou asiatique, installés en Occident. Ils travaillent à une déconstruction des catégories culturelles qui furent « construites » par l’Europe durant la période coloniale et les siècles d’hégémonie occidentale, afin de désigner « l’autre » : l’Orient, l’Afrique, la spiritualité asiatique, les ethnies, etc. C’est toute une grille de lecture culturaliste du monde qu’elles interrogent de manière critique afin d’en révéler l’impensé.

30Les textes fondateurs sont, notamment, L’Orientalisme d’Edward Saïd, The Empire Writes Back de Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, L’Invention de l’Afrique de Valentin-Yves Mudimbe, Can the Subaltern Speak ? de Gayatri Spivak, etc. Certes, les Postcolonial Studies doivent aujourd’hui être critiquées à leur tour, particulièrement quand les travaux qui en sont issus donnent dans l’idéologie. Elles sont légitimement « déconstruites » à leur tour, et de plus en plus. Il reste que leur apport a été précieux pour ce qui concerne notre lecture des nouvelles réalités planétaires, des réalités culturelles largement métissées.

31– Le Commencement d’un monde va à l’encontre d’un prophétisme apocalyptique. En dépit du retour des prophéties de malheurs, peut-on croire encore en l’idée d’un progrès de l’humanité ? Quelle est votre espérance ?

32– A propos du « prophétisme apocalyptique » dont je conteste la pertinence, il faut faire la part des choses. A court terme, la violence rôde en effet sur le monde et je ne pense pas qu’elle se résorbera de sitôt. Pas plus que ne disparaîtront les crispations identitaires, ni les intégrismes de toutes sortes. Encore une fois, je refuse de céder à l’angélisme. Nous sommes en train de passer ce qu’on pourrait appeler un cap des tempêtes. Je pense simplement que ce tribalisme ne doit pas nous empêcher de prendre conscience de ce qu’en profondeur et à moyen terme, un « rendez-vous » est bel et bien programmé. Les différentes cultures du monde sont en marche vers ce prodigieux rendez-vous anthropologique. Les catholiques qui se souviennent de l’étymologie du mot « catholique » (du grec katholikos, qui signifie universel) ne devraient pas s’en effrayer, même si le rendez-vous en question implique la fin d’une « séquence historique » de quatre siècles, durant laquelle la culture occidentale a été hégémonique, au point de se confondre avec la modernité elle-même. A l’avenir, il nous faudra apprendre à partager une modernité composite, plurielle, enrichie. Je ne vois là rien de catastrophique.

33Quant à l’espérance temporelle – le fameux « principe espérance » d’Ernst Bloch –, qui nourrissait chez nous ce que j’appelle le « goût de l’avenir », je constate qu’elle s’étiole assez tristement dans la vieille Europe. C’est ce que Cornelius Castoriadis, qui fut mon ami, appelait le « délabrement de l’Occident ». En revanche, ce même goût de l’avenir et le dynamisme culturel qui lui correspond me semblent bien vivants sur d’autres continents. Apprenons à reconnaître et à recevoir ce message venu de l’ancienne « périphérie du monde ».

Notes

  • [*]
    Essayiste, éditeur.
  • [1]
    Jean-Claude Guillebaud, Le Commencement d’un monde, Seuil, 2008.
  • [2]
    Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre de poche, 2001.
  • [3]
    Jean-Claude Guillebaud, La Force de conviction, Seuil, 2005.
  • [4]
    Voir Fabrice Midal, Quel bouddhisme pour l’Occident ?, Seuil, 2006.
  • [5]
    Malek Chebel, Le Sujet en islam, Seuil, 2002.
  • [6]
    Voir Clifford Geertz, « La religion, sujet d’avenir », communication au colloque « Les sciences sociales en mutation » tenu du 3 au 6 mai 2006 à Paris, sous l’égide du Centre d’Analyse et d’Inter- vention Sociologique (CADIS). Cet article, qui a été publié six mois avant la mort de son auteur, a été en partie repris dans Le Monde du 5 mai 2006.
  • [7]
    Ludovic Lado, « Culture hybrides, identités multiples. Repenser l’inculturation en Afrique », Etvdes, avril 2006.
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