Notes
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[1]
Cet article se fait l’écho d’une recherche menée en 2007 au Centre Interdis-ciplinaire d’Ethique de l’Université catholique de Lyon, en collaboration avec P. Baudry, sociologue (Bordeaux III), des soignants et des professionnels des chambres mortuaires des Hospices Civils de Lyon.
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[2]
P. Baudry, La Place des morts. Enjeux et rites, Armand Colin, 1999 [Rééd. L’Harmattan, 2006].
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[3]
Voir C. de Caqueray, La mort confisquée. Essai sur le déclin des rites funéraires, CLD, Tours, 2002 ; D. Le Guay, Qu’avons-nous perdu en perdant la mort ?, Cerf, 2003.
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[4]
J.M. Gueullette, « Le geste de soin est-il un geste sacré ? », Etvdes, mars 2008, p. 341-350.
1Laver le corps d’un être humain qui vient de mourir : voici l’un des gestes les plus universels. Dans l’évolution rapide qui marque la ritualité funéraire des sociétés occidentales, la toilette a une place spécifique, car elle reste le plus souvent le dernier des gestes accomplis par les soignants [1], qui lui accordent une grande importance. Depuis quelques années, on a vu les réglementations relatives à la toilette funéraire évoluer de manière significative : le projet de la confier aux professionnels des chambres mortuaires a été généralement abandonné sous la pression des soignants qui refusaient de se voir dépossédés de cette possibilité de mettre un point final à leur démarche.
2La ritualité funéraire joue sur deux dynamiques contradictoires : celle de la retenue du mort dans le monde des vivants, et celle de la mise à l’écart des morts pour que les vivants puissent vivre. Dans le premier registre, on peut placer les gestes qui se font immédiatement après la mort, et par lesquels on va, d’une certaine manière, faire comme si le mort était toujours parmi les vivants. Dans le second, on trouve tout ce qui est de l’ordre de la mise à distance, des déplacements, de l’assignation à résidence du mort dans un lieu spécialisé [2], mais aussi tous les gestes spécifiques aux morts, ce que l’on ne fait que pour eux, les gestes qui manifestent clairement que le mort est mort, comme la mise en bière, par exemple. La toilette mortuaire est un geste qui cherche à retenir le mort chez les vivants ; il n’est pas très différent des gestes de toilette que l’on offrait à la personne lorsqu’elle était malade, en particulier dans les situations où la toilette n’est pas effectuée dans une ritualité religieuse. C’est une toilette comme toutes les autres, mais elle est effectuée sur un mort. Il faut donc veiller, dans l’évolution des pratiques funéraires, à ce que la toilette reste ce qu’elle est, en particulier qu’elle ne soit pas mise au service d’un travestissement, d’une opération technique qui viendrait renforcer le déni de la mort. Un rite funéraire peut exprimer le besoin qu’ont les vivants de retenir le mort parmi eux, mais il ne sera anthropo-logiquement juste qu’à condition d’être articulé à d’autres rites qui manifestent l’autre versant, celui de la reconnaissance de la réalité de la mort, celui de la mise à distance des morts.
Une toilette inutile
3Pourquoi laver les morts ? Ce geste semble par certains côtés dérisoire, puisqu’il cherche à rendre propre ce qui va inéluctablement devenir de plus en plus sale et repoussant. La toilette n’est pas le soin de conservation, elle ne change rien à la thanatomorphose. Laver un mort ne sert à rien, car il n’a pas besoin d’être propre ; l’habiller non plus, car il ne risque pas d’avoir froid ou chaud, et ne sera vu de personne. Les familles exigent pourtant souvent que les morts de l’hiver soient mis en bière munis d’un bon manteau… On ne peut donc s’arrêter aux motivations rationnelles de ces gestes, motivations opératoires chez le vivant qui se lave et s’habille. On lave les morts avant tout pour faire quelque chose, et c’est une fonction importante du rite : faire quelque chose quand on ne sait quoi dire, peut-être même quoi penser, quand une rupture majeure vient bouleverser les repères habituels du sens. On fait aussi la toilette des morts pour les laver et les habiller, et c’est une manière de tenter, au moins provisoirement, de remettre de l’ordre dans le chaos introduit par la mort et ce qui parfois l’a précédée. On entend souvent des soignants parler de la toilette dans ces termes, « remettre de l’ordre dans la chambre, dans le lit, avant que la famille n’arrive », effacer les traces du dernier combat mené, par exemple en réanimation, et qui a pu laisser un grand désordre. Mais cette remise en ordre est assez étonnante, puisque l’on va chercher à effacer toutes les traces de la maladie et de ses traitements (appareils, perfusions) en redonnant au mort un aspect physique aussi proche que possible de la vie normale, par le vêtement : après la toilette, le mort n’est pas un ancien malade, mais un ancien vivant.
4Faire quelque chose, accomplir un rite, surtout à propos de la mort, ce n’est pas agir sur la mort elle-même. Personne n’a l’illusion que peut-être la toilette pourra ramener le mort à la vie. Faire la toilette, c’est faire quelque chose pour l’autre, quand justement on ne peut plus rien faire d’utile ou d’efficace. Tout ce que l’on peut tenter de faire, c’est d’essayer de trouver du sens, de se comporter comme des êtres humains qui cherchent et donnent du sens, inlassablement. On ne peut, ou pas encore, parler de la mort et du mort. Sous le choc, alors que les mots manquent, les gestes prennent toute leur valeur ; ils semblent plus accessibles que la parole. Et ils permettent de tenter d’établir un rapport différent à l’événement, en particulier en sortant de la passivité absolue que la mort impose à ceux qui ne sont pas morts. Faire quelque chose quand la mort impose de ne plus rien pouvoir faire, c’est reconquérir quelque chose de l’ordre de l’humain, c’est résister à la mort. Il y a peut-être là une explication de l’urgence dans laquelle sont accomplis les gestes, la précipitation avec laquelle, devant la mort survenue, on cherche à prévenir, à organiser, à faire tant et tant de choses qui apparaissent comme très urgentes, alors que, par définition, il n’y a plus d’urgence. Faire quelque chose pour ne pas être paralysé, arrêté, empêché d’agir par la mort, comme le mort lui-même. « On ne va pas le laisser partir sans rien faire… », entend-on parfois : n’est-ce pas parce que ne rien faire, ce serait être comme le mort ?
5La ritualité perd sa fonction symbolique lorsqu’elle est mise au service d’une efficacité nettement définie. On le fait parce qu’on le fait, parce qu’on a besoin de faire quelque chose : exprimer ainsi la nécessité d’un geste funéraire, c’est respecter la part considérable d’indicible et d’inexplicable qui habite la ritualité. En revanche, recommander un geste à la famille en lui expliquant que cela facilitera son « travail de deuil », c’est réduire la ritualité à sa seule efficacité psychologique et la vider en grande partie de son sens. De même, on peut constater la forte résistance des soignants lorsque la réglementation ou les directives qui leur sont données tendent à considérer seulement la toilette comme un geste d’hygiène.
On l’a toujours fait
6On lave aussi les morts parce que tout le monde le fait, parce qu’on l’a toujours fait. Cela n’est pas à regarder comme une attitude dangereusement conservatrice, mais comme le signe de la dimension sociale du rite. Faire pour le mort ce que l’on a toujours vu faire pour les morts, c’est inscrire l’événement absolument singulier de cette mort-là dans le tissu social, c’est affirmer que l’on n’est pas seul devant la mort. D’autres y ont été confrontés avant nous, et nous pouvons faire les gestes qu’ils ont faits, non pas parce que nous les comprenons, mais parce qu’ils les ont faits, et nous les ont transmis. Si la toilette funéraire se pratique sous toutes les latitudes et dans toutes les cultures, cela indique assez fortement qu’un tel geste est porteur de sens pour l’être humain. Si des gestes ou des paroles sont mis en œuvre aujourd’hui sous une forme très proche de celles qui était la leur sous Charlemagne, c’est probablement parce que, de génération en génération, ceux et celles qui ont posé ces gestes les ont validés comme justes. Un geste ou une parole qui ne sont plus reconnus comme porteurs de sens disparaissent en quelques générations. C’est probablement une situation inédite dans l’histoire humaine que celle de notre génération qui se trouve démunie devant la mort, car, en quelques années, les rites que tous connaissaient ont disparu [3]. Aujourd’hui, devant la mort, la priorité est donnée à des formes d’expression aussi singulières que possible, dans un souci d’authenticité : pas question pour les survivants de s’engager dans un rite ou un geste si, person- nellement, ils n’en comprennent pas le sens. Une telle évolution est porteuse d’un grand risque, déjà constatable, celui de la privatisation de la mort : il n’est pas aisé d’entrer dans un cérémonial inventé, reposant sur des références qui ne sont pas partagées socialement. Cette privatisation de la mort peut susciter aussi une certaine angoisse, car, devant la mort d’un proche, on est aussi triste qu’autrefois, mais en plus on ne sait pas du tout ce qu’il faudrait faire, ce qui va se passer. Dans une discussion entre soignants, un infirmier affirmait : « Nous avons évidemment chacun des positions différentes à propos de la mort. » Cela semble être une juste reconnaissance de la diversité des personnes, mais cela peut être entendu aussi comme le renvoi de chacun à une effrayante solitude, rien n’étant de l’ordre du commun.
Pour les soignants, aller jusqu’au bout du soin
7Pour de nombreux soignants, accomplir la toilette funéraire, c’est aller jusqu’au bout du soin. De nouvelles réglementations des pratiques liées à la mort avaient tenté, il y a quelques années, de réserver la toilette au personnel des chambres mortuaires en imposant aux soignants d’enfermer le corps du défunt, très rapidement après le décès, dans une housse en nylon. Un tel geste s’est avéré insupportable aux équipes soignantes, à cause de la brutalité d’un acte qui fait passer en quelques minutes du respect déontologiquement prescrit au corps d’un malade vivant à un geste évoquant plutôt les pratiques de l’emballage ou de la boucherie. Dans les services où des relations de longue durée s’instaurent entre soignants et malades, comme en gériatrie ou en soins palliatifs, il est impossible aux soignants de refermer la glissière de la housse sur le visage du défunt : bien vite, ils ont manifesté leur résistance en laissant le visage à découvert ou en laissant le personnel qui assure le transport du corps fermer la housse. On peut souligner que recouvrir d’un drap le visage, afin de ne pas heurter la sensibilité des personnes que le chariot croisera sur son chemin, n’est pas vécu comme un geste porteur de brutalité ou de déni de la dignité : recouvrir n’est pas enfermer. Dans de nombreux hôpitaux aujourd’hui, l’usage de cette fameuse housse a fait l’objet de véritables conflits et a été peu à peu abandonné, la réglementation n’ayant pu imposer ce qui apparaissait à beaucoup comme une transgression anthropologique majeure. Bien souvent, dans le rapport à la mort apparaissent ainsi des « lois non écrites » qui s’imposent à la conscience comme des impératifs.
8L’autre forme de résistance des équipes à l’égard de ces protocoles suscités par le souci de l’hygiène et de l’efficacité était la frustration de ne pouvoir accomplir le dernier des soins. Pour des infirmières et des aides-soignantes qui ont pratiqué la toilette du malade parfois pendant des semaines ou des mois, il est très significatif de le faire une dernière fois. C’est pour elles une façon de dire au revoir, de terminer une histoire et d’« aller jusqu’au bout », selon une expression qu’elles emploient facilement. Comme le confie une aide-soignante :
Faire la toilette après le décès, c’est terminer une histoire avec le malade. Je rencontre des difficultés lorsque la personne qui va habiller le mort avec moi ne le connaissait pas et n’éprouve pas les mêmes sentiments que moi : elle va accomplir sa tâche mécaniquement ou comme une corvée. La douleur de la perte d’un malade que j’ai accompagné et apprécié n’est pas partagée. Je ressens alors un grand sentiment de solitude.
10Les derniers moments ont pu laisser des traces de dégradation : c’est une manière de prendre soin jusqu’au bout que de redonner sa dignité au défunt en le coiffant, en l’habillant de manière soignée. C’est aussi une façon de prendre soin de ses proches pour qui le choc de la mort sera atténué par l’attention dont le défunt aura manifestement été entouré. Une infirmière raconte :
Laver la personne, l’habiller, la parfumer tient autant du respect que je dois à cette personne que du devoir. Il me semble que j’accomplis aussi cet acte pour aider la famille qui pleure, afin qu’elle sente que mon accompagnement va jusqu’au départ du service.
12Cela fait partie des nombreux paradoxes marquant cette ultime étape que d’être un soin dont l’objectif est d’effacer ses traces. Tout l’attirail thérapeutique technique autour du lit du patient et sur son corps doit être enlevé : perfusion, sondes, appareillages en tous genres. Les soignants, dont la mission était, jusque-là, la mise en œuvre de ces techniques, ont à cœur de les faire disparaître, afin que la famille retrouve son défunt comme avant : comme avant la maladie et l’hôpital, mais avec cette différence qu’il est passé par la mort. Les soignants dont la première tâche avait souvent été, aux urgences, de dépouiller le malade de tout ce qui faisait de lui un être humain comme les autres, en lui enlevant ses vêtements, ses lunettes, etc., tiennent beaucoup, dans la toilette mortuaire, à faire d’une certaine manière le chemin inverse, afin que le dernier regard porté par les proches sur le défunt ne garde pas mémoire de leur intervention.
13Si la toilette mortuaire fait l’objet d’un enseignement dans la formation aux soins infirmiers ou dans la formation d’aide-soignant, c’est cependant l’expérience pratique qui est reconnue par les professionnels comme le lieu principal de formation aux soins à apporter aux défunts avant leur départ des services hospitaliers. De nombreux soignants en formation initiale manifestent leur crainte à l’égard de ces gestes tant qu’ils ne les ont pas accomplis : cela peut être rapporté à la peur de la mort, mais aussi à la disparition de ces pratiques de la vie familiale. Nombreux sont les jeunes adultes qui n’ont jamais vu un mort ; et ceux qui ont déjà vécu un deuil ont généralement perçu que tout ce qui concerne la mort est affaire de professionnels. Devant la mort, le sujet moderne est confronté à des questions éternelles, mais il est en plus démuni du fait de l’absence de transmission d’un savoir-faire, non seulement rituel mais pratique : « J’ai peur de ma première toilette, car je ne sais pas comment faire, j’espère qu’ils ne m’enverront pas seule », confiait une élève aide-soignante. Invités à effectuer leurs premières toilettes mortuaires en compagnie de professionnels plus expérimentés, les jeunes soignants peuvent découvrir non seulement les règles qu’ils auront à appliquer dans ce geste, mais aussi la manière souvent très personnelle avec laquelle chacun l’effectue : certains ferment les rideaux, alors que d’autres au contraire préfèrent ouvrir la fenêtre pour entendre la vie à l’extérieur de la chambre ; on peut avoir l’habitude de faire la toilette en parlant à voix basse, d’autres préfèrent se taire, alors que certains aiment plutôt parler du malade entre eux. Une aide-soignante raconte même qu’il lui vient parfois spontanément aux lèvres les mêmes mots que ceux qu’elle employait dans la toilette du malade : « Maintenant, je vais vous laver le bras… »
14La toilette mortuaire est un geste de soin ; en tant que telle, elle est pratiquée par des professionnels. Rares sont ceux qui souhaitent associer les proches à la toilette. Ils acceptent éventuellement, si un membre de la famille le demande, de lui permettre de participer à la conclusion de la toilette : coiffer, mettre un bijou, remettre les lunettes. Mais il ne leur viendrait pas à l’idée de proposer une participation à l’ensemble du processus, de même que les proches eux-mêmes n’en expriment habituellement pas le désir. Si des motifs techniques sont souvent invoqués pour justifier cette mise à l’écart des familles durant la toilette, il est probable que des justifications moins rationnelles soient présentes et plus déterminantes : du côté des soignants, on perçoit leur besoin de maintenir ce geste dans le registre du soin, de la tâche professionnelle. L’accomplir avec un membre de la famille serait sortir de ce statut et, sans doute, se laisser entraîner dans une implication affective plus forte. La famille reste dans le couloir pendant la toilette, comme elle l’a fait pendant tous les soins apportés au malade. Cela participe peut-être de l’ordre que l’on tente de maintenir dans le chaos de la mort. Du côté des familles intervient la question de la pudeur : il n’est pas anodin de faire la toilette de ses parents. En revanche, lorsque cette question n’est pas en jeu, comme dans le cas des morts néonatales ou en pédiatrie, des parents peuvent souhaiter faire eux-mêmes la toilette de leur enfant décédé, comme un ultime geste de tendresse.
15La réflexion suscitée par la toilette mortuaire manifeste bien que ce geste ne peut être examiné seulement du point de vue de l’efficacité ou de l’hygiène. Il est sans doute plus juste, au contraire, de considérer que les normes d’hygiène dans ce domaine sont une manière parmi d’autres d’élever des défenses contre la mort. Pourquoi, pendant des générations, avoir recouvert les murs des chambres mortuaires de carrelage blanc du sol au plafond ? Avait-on peur que la mort éclabousse les murs ? Ou voulait-on plutôt marquer la différence absolue de ce lieu d’avec les lieux de la vie normale ? Actuellement, dans la construction des chambres mortuaires hospitalières, on est plus attentif aux choix des matériaux, à la chaleur de l’ambiance visuelle, sans pour autant négliger les normes d’hygiène : c’est la représentation de la mort qui a changé, et non les risques de contamination. Dans le registre de la toilette et de sa réglementation, on assiste au même phénomène : certains hôpitaux tentent d’établir des protocoles pour décrire minutieusement ce qui doit être fait et avec quels objectifs. De telles élaborations n’ont de chance d’avoir un effet sur les pratiques qu’à la condition d’être rédigées en tenant compte du fait que le sens donné à ces gestes par ceux qui les accomplissent dépasse largement tout ce qu’on pourra décrire ou prescrire. Le protocole élaboré par le service d’hygiène et la direction des soins ne prévoit jamais s’il faut parler à voix haute, à voix basse ou garder le silence, et c’est bien ainsi. Le témoignage des soignants et leur résistance à une approche trop technique de ce geste montrent que celui-ci a un sens très profond pour eux, même s’ils ne parviennent pas toujours à l’exprimer de manière explicite. C’est au contraire le contraste entre la conviction qu’il faut le faire et la difficulté à dire pourquoi qui est étonnant, et profondément respectable.
La toilette est parfois un rite religieux
16Si la toilette mortuaire a sa place dans la pratique des soignants, et non pas seulement des professionnels du funéraire ou du religieux, c’est parce qu’elle a une dimension rituelle, sans pour autant relever toujours du rituel religieux. Les soignants savent que ce n’est pas un geste de soin comme les autres, et encore moins un geste technique (si tant est que jamais un geste de soin puisse être regardé seulement comme un geste technique [4]). Ils emploient parfois, avec une certaine hésitation, le terme de rite, tout en craignant de lui donner par là une dimension religieuse qui ne corresponde pas à leur pratique. Ce n’est pas au nom de convictions religieuses, ni par respect de celles du patient, que des soignants revendiquent fortement la possibilité d’effectuer la toilette mortuaire. Souvent, leur question à propos de malades de confession juive ou musulmane est de savoir s’ils peuvent quand même accomplir une toilette avant le départ du patient de leur service. Ils savent qu’une toilette sera accomplie au sein d’un rite religieux par des personnes qualifiées, mais cela ne leur semble pas remplacer le dernier des soins qu’ils souhaitent accomplir dans la chambre du malade.
17A l’hôpital, en France, ce sont principalement les juifs et les musulmans qui demandent à pouvoir pratiquer une toilette rituelle. Dans ces deux confessions, la toilette est une pratique réservée à des croyants qualifiés, dont c’est la mission spécifique dans la communauté. Elle a une dimension symbolique de purification évidente : il ne s’agit pas tant de laver ou d’enlever la saleté ou les traces de la maladie, que de purifier en appliquant rituellement de l’eau sur le corps. Les juifs font même cette toilette au travers d’un drap, ce qui manifeste la distance par rapport à toute efficacité du geste. C’est sans doute à cause du lien très fort entre toilette mortuaire et purification que le christianisme n’a pas fait de ce geste l’un de ses rites religieux devant la mort. Les chrétiens lavent les morts, comme tout être humain, mais ils n’attribuent pas à cette pratique une dimension religieuse. Les missels et manuels de piété – qui donnent des indications pratiques sur les prières que l’on peut dire autour d’un mourant ou d’un mort en attendant la liturgie des obsèques et l’ensevelissement – sont muets sur la toilette funéraire. Elle n’est pas décrite dans ces manuels et elle n’a pas à être accompagnée de prières ou de rite religieux particulier. Si les catholiques ont l’usage de l’aspersion du corps du défunt avec de l’eau bénite, ce n’est pas dans une perspective de purification, mais dans une double symbolique de mémoire du baptême et de bénédiction. Les amis et les membres de la famille aspergent le corps en faisant un signe de croix non pour purifier, mais pour bénir, confier à la bénédiction de Dieu : asperger en faisant un signe de croix n’a aucune relation, même symbolique ou rituelle, avec le fait de laver le corps. Les rites funéraires chrétiens, loin de regarder le corps du mort comme source d’impureté, sont au contraire des gestes de respect, comme l’encensement, devant ce qui a été, durant la vie du croyant, le temple de l’Esprit Saint.
18La pratique de la toilette funéraire par les soignants dans une chambre d’hôpital, et l’importance que nombre d’entre eux lui accordent, marque une frontière anthropo-logique riche de sens entre le soin et le rite. La réaction se fait virulente lorsque l’on tente d’en faire un geste purement technique, les soignants percevant ce genre d’évolution comme une violence faite au défunt autant qu’à eux-mêmes. Dans les services où des relations fortes ont le temps de se développer entre malades et soignants, ceux-ci peuvent éprouver une grande frustration du fait d’être privés de ce dernier soin, qui est pour eux une manière de mener à terme leur démarche professionnelle. Ils sont bien conscients du fait que leur geste est alors aux limites du soin et de la ritualité, mais celle-ci leur apparaît indispensable, dans les dimensions que l’anthropologie lui reconnaît : celle d’une pratique collective, qui dépasse le rationnel et qui permet à l’être humain de vivre les grands passages de l’existence en tentant d’y élaborer du sens par des gestes plus que par des mots.
Notes
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[1]
Cet article se fait l’écho d’une recherche menée en 2007 au Centre Interdis-ciplinaire d’Ethique de l’Université catholique de Lyon, en collaboration avec P. Baudry, sociologue (Bordeaux III), des soignants et des professionnels des chambres mortuaires des Hospices Civils de Lyon.
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[2]
P. Baudry, La Place des morts. Enjeux et rites, Armand Colin, 1999 [Rééd. L’Harmattan, 2006].
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[3]
Voir C. de Caqueray, La mort confisquée. Essai sur le déclin des rites funéraires, CLD, Tours, 2002 ; D. Le Guay, Qu’avons-nous perdu en perdant la mort ?, Cerf, 2003.
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[4]
J.M. Gueullette, « Le geste de soin est-il un geste sacré ? », Etvdes, mars 2008, p. 341-350.