Vicky Cristina Barcelona, de Woody Allen, film américano- espagnol (1 h 37), avec Rebecca Hall, Scarlett Johansson, Penelope Cruz, Javier Bardem, sortie le 8 octobre 2008, Sélection officielle hors compétition, festival de Cannes 2008
1C’est en Espagne que le prolifique auteur de Manhattan poursuit son périple européen, après la trilogie londonienne formée par Match Point, Scoop et Le Rêve de Cassandre. Il met ici en scène deux jeunes Américaines, Vicky (Rebecca Hall) et Cristina (Scarlett Johansson), arrivant à Barcelone pour les vacances d’été. La première, femme de raison, prône la fidélité et s’apprête à se marier ; la seconde, femme d’instinct, semble ouverte à toutes les aventures sentimentales. Leur rencontre avec Juan Antonio (Javier Bardem), un peintre espagnol particulièrement entreprenant, donne lieu à de savoureux chassés-croisés amoureux, qui se compliquent encore avec l’apparition de Maria Elena (Penélope Cruz), son ex-femme, volcanique et suicidaire...
2Voici un film qui pourrait emprunter à Bergman – maître incontesté de Woody Allen – les titres de Une leçon d’amour ou de Rêves de femmes. Le sentiment amoureux s’y décline en effet sur tous les modes : conventionnel et pragmatique pour Vicky et son fiancé ; destructeur et passionnel pour Maria Elena et Juan Antonio ; teinté de romantisme pour Cristina et ses divers amants… De là, Woody Allen se plaît à brouiller les cartes (du tendre) suivant les caprices du hasard, les intermittences du cœur, les aléas du désir, ponctuant d’airs de guitare cette série d’« accords et désaccords » sentimentaux.
3De ce conte, amoral plutôt qu’immoral, ressort l’idée qu’en amour il n’y a pas de règle, sinon qu’en général, le seul qui dure est l’amour non partagé. Comme dans Melinda & Melinda, où la même histoire était successivement racontée sur le mode tragique puis comique, le cinéaste s’amuse à placer des amies aux tempéraments opposés dans une situation identique. Le résultat est que la prude Vicky se découvre un faible pour le bel Espagnol, qu’elle a d’abord repoussé avec force mépris (de Manhattan au Sortilège du scorpion de jade, en passant par Hannah et ses sœurs, c’est une vérité bien établie que, sous l’animosité la plus franche, se cache souvent la plus folle attirance). La difficulté pour elle consistera, alors, à mettre d’accord le corps, le cœur et la raison. Une amie plus âgée, qui hésite à quitter un mari dont elle n’est plus amoureuse depuis longtemps, la prévient que le temps passe vite et lui conseille de vivre sa passion jusqu’au bout. Comme Hope dans Une autre femme, Vicky voit dans son aînée sa propre image et comprend qu’elle aussi risque de passer à côté de sa vie…
4Ce marivaudage estival se joue des clichés avec bonheur, favorisé en cela par une distribution remarquable. Scarlett Johansson confirme son talent, dans sa troisième collaboration avec Woody Allen – après Match Point et Scoop. Nouvelle recrue, Rebecca Hall, tout en élans réprimés, est un double convaincant du réalisateur. Penelope Cruz est explosive à souhait, tandis que le charme débonnaire et la sensualité latine de Javier Bardem justifient pleinement l’ardeur de ces dames à le conquérir. La chaude Barcelone joue, elle aussi, un rôle essentiel dans cette éducation sentimentale ; et l’architecture luxuriante de Gaudi, omniprésente dans le film, apparaît comme le reflet fidèle de l’amour selon Woody Allen : beau, étrange, organique, toujours en devenir.
5Le film séduit, pour finir, par sa tonalité bien particulière, où se mêlent avec adresse tristesse et dérision, satire et gravité.
6Charlotte Renaud
Entre les murs, de Laurent Cantet, film français (2 h 08), avec François Bégaudeau, Esméralda Ouertani, Franck Keïta, Rachel Régulier, Jean-Michel Simonet, Fatoumata Kanté, sortie le 24 septembre
7Même si, en France, l’école nous répète qu’il ne faut jamais séparer la forme du fond, on distingue au moins trois films dans Entre les murs : l’inévitable film-dossier, qui cumule la plus-value événementielle d’une sortie coïncidant avec la rentrée scolaire et une Palme d’or cannoise que la France n’avait pas reçue depuis 1987 ; l’auto-adaptation d’un best-seller écrit à la première personne par un enseignant/écrivain/critique désormais acteur ; enfin, une œuvre cinématographique à part entière de Laurent Cantet, connu pour les élégants Ressources humaines, L’Emploi du temps et Vers le Sud, à la justesse parfois fade.
8Avant de pénétrer l’entrelacs de ce film faussement simple, il faut dire l’enthousiasme qu’il suscite chez un spectateur qui, contrairement à tout élève normalement constitué, assiste à de longues minutes de cours sans jamais s’ennuyer. Il faut aussi localiser la source de cet enthousiasme, qui gît pour une bonne part dans la méthode de jeu mise sur pied dans les bâtiments attenants au collège Françoise-Dolto du xxe arrondissement de Paris. Sept semaines durant, Laurent Cantet y a fait travailler François Bégaudeau dans le rôle d’un enseignant nommé François Marin, ainsi qu’environ vingt-cinq élèves de ce collège. Informés de la situation de chaque scène, les deux ou trois adolescents qui la portent improvisent sur un canevas, tandis que trois caméras se concentrent respectivement sur François, sur l’élève qui prend la parole et sur ses camarades qui écoutent (ou non).
9La réussite de ce dispositif tient autant à la maîtrise d’un Laurent Cantet (opérateur de prises de vue pour des cinéastes amis par le passé) qu’au véritable culte que François Bégaudeau voue à ce que l’on pourrait appeler le vitalisme. Qu’il exerce la critique de sport ou de cinéma, l’écriture romanesque ou la pédagogie, pour lui toute énergie est bonne à prendre. Quand le cancre Souleymane répond à la consigne « Faites votre autoportrait » par une série de photos prises sur son téléphone portable, l’enseignant se saisit de ce talent et le met en valeur en affichant les clichés sur les murs de la classe ; quand, au contraire, l’énergie est au départ négative (plaintes, provocations), il entre dans la joute oratoire et désamorce le conflit par l’humour. Bégaudeau écrivain ne déviait pas de cette fascination pour l’énergie pure de la vivacité langagière, fût-elle incorrecte ; aussi Entre les murs – le livre – ne comportait-il aucun récit linéaire, aucun point d’orgue dramatique, reposant entièrement sur l’enregistrement de dialogues avec des collégiens au registre de langue aussi divers que leurs origines ethniques et sociales.
10A cette célébration « bégaudienne » de l’énergie verbale et de la diversité sous toutes ses formes correspond, chez Laurent Cantet, la tentation du documentaire : multipliant les rushes (150 heures en tout) et laissant courir les scènes sur plus de vingt minutes grâce à l’emploi de la vidéo haute définition, il livre une mosaïque de notations visuelles et sonores sur le fonctionnement du collège comme institution comparable à High School de Frederick Wiseman (1968), l’un des chefs-d’œuvre du documentaire direct. Conscient, cependant, de la nécessité de ne pas réduire sa fiction à un inventaire des forces en puissance à l’école, Cantet ajoute à Entre les murs une intrigue, certes minimale : Souleymane l’insoumis ira-t-il en conseil de discipline et en subira-t-il les graves conséquences familiales ? Mais, si le cinéaste-coscénariste a choisi d’ajouter au récit original ce fil dramatique, l’auteur-professeur, lui, ne « boucle » aucunement ses cours. Qu’il fasse étudier Le Journal d’Anne Frank ou un poème de Rimbaud, François Marin pousse l’écoute jusqu’à encourager les digressions : que signifient, par exemple, les mots « désormais », « autrichienne » ou « trompeur » ? Impossible de continuer le cours sans les définir – et donc sans définir non plus les termes mêmes de la définition…
11Cet enseignement qui se veut socratique (référence est faite dans le film à la République de Platon avec quelque lourdeur) oppose un peu trop simplement l’échange au savoir. En général, au cinéma, le scénario éclipse dans une ellipse le contenu des cours : il nous suffit d’admettre que monsieur Untel est professeur de philosophie. A l’inverse, Entre les murs s’astreint au huis-clos, au lieu quasi unique et carcéral de son titre. Et pourtant, il envoie lui aussi aux oubliettes le moment où la transmission d’un programme (document officiel qui existe, même s’il est sans cesse réformé !) devient inévitable pour l’enseignant. Il serait donc, à notre sens, erroné de voir dans la discussion animée de ce « champ/contrechamp » perpétuel entre professeur et élèves une utopie éducative au présent – car, comme le rappelle François Marin à ses élèves qui chahutent au début, pendant ce temps, d’autres, ailleurs, apprennent, creusant le fossé de l’inégalité des chances. Pendant que le prof’ écoute doléances, confidences et remontrances, le monde « hors les murs » continue d’exister, avec ses exigences indifférentes à la bonne volonté : en France, la société et le monde du travail ne sollicitent que peu les capacités de négociation que développe Marin auprès de ses élèves. Les auteurs le savent, qui s’appliquent à ériger le personnage de l’enseignant en héros du quotidien, puis à miner peu à peu son autorité en mettant l’accent sur ses petits échecs. Un tel sens de la dialectique fait de Entre les murs une œuvre forte, voire une forteresse rhétorique. Un film parfait, en somme, qui nécessite de manière criante qu’on en débatte, plutôt que de l’accueillir comme une utopie clefs en main. Un film auquel la critique rendrait service en y frayant quelques brèches.
12Charlotte Garson
Go Fast, de Olivier Van Hoofstadt, film français (1 h 30), avec Roschdy Zem, Olivier Gourmet, Catalina Denis, sortie le 1er octobre
13Le clip-vidéo du groupe Justice (Stress, réalisé par le jeune Romain Gavras) ne sera pas longtemps resté sans suiveur. Avec Go Fast, le réalisateur Olivier Van Hoofstadt plante lui aussi le décor de sa fiction dans les banlieues-dortoirs du 93, véritables poudrières aux portes de Paris. Mais si les deux films sont des cocktails d’exactions perpétrées par des jeunes issus de l’immigration, Go Fast évite le piège du cinéma contemplatif. Il ne suffit pas de filmer la violence gratuite pour être transgressif (on est loin de Orange Mécanique, une référence de Gavras) ; encore faut-il en montrer les origines et les ondes de propagation. C’est le programme du long-métrage de Van Hoofstadt, qui remonte les réseaux du cannabis, depuis les cités HLM autour de Paris jusqu’aux plantations marocaines via l’Espagne.
14En balise de ce maillage sans centre ni périphérie, nous suivons Marek (Roschdy Zem), un policier des forces spéciales du RAID (Recherche Assistance Intervention Dissuasion) infiltré chez des trafiquants de narcotiques. Pour coincer ces gros-bonnets, il se fait passer pour un « go-fasteur », un as du volant semant les autorités grâce à ses prouesses en automobile et à sa célérité. Film à suspense, basé sur la course-poursuite et le double jeu, Go Fast signe le renouveau du polar à la française, un genre mal-aimé depuis José Giovanni et Alain Corneau. Van Hoofstadt n’est pourtant pas l’héritier de cette tradition de film d’atmosphère où les casses et la traque des policiers dessinent le portrait métaphysique des hors-la-loi.
15Le héros, ici, c’est le trafic de drogue lui-même, la mise en réseau géographique et humaine des produits illicites et des malfrats qui semblent se jouer de toutes les barrières (la légalité, les frontières). Tout, dans Go Fast, est ainsi une histoire de vitesse et de réduction des échelles pour ne pas se faire pincer. Le film sur la drogue est en cela proche de celui sur la mafia. La « Pieuvre » a su recréer un tissu social mettant en déroute toute tentative de soumission. Le travail des policiers est donc de se réapproprier l’espace et de le court-circuiter en y apposant un dispositif sécuritaire. Cette problématique éminemment géographique d’occupation des aires est la dynamique dramatique de Go Fast.
16Planquée au dixième étage d’une barre d’immeubles de Clichy-sous-Bois, l’équipe de policiers à laquelle appartient Marek « verrouille » ainsi le secteur en disposant des caméras-vidéo braquées sur la cour qui accueillera une livraison de drogue et en utilisant des talkies-walkies. Mais, une fois à découvert, c’est à une vendetta sans merci que les forces de l’ordre doivent faire face : deux jeunes à peine majeurs les abattent de sang-froid.
17L’intelligence de Go Fast est de dépasser le constat médiatique et l’expertise de ses scénaristes (on retrouve l’écriture d’Emmanuel Prévost, un commissaire divisionnaire) pour inscrire le trafic de drogue dans celui du crime mondialisé. Cet angle d’attaque, emprunté au cinéma américain des années 2000 (Traffic de Steven Soderbegh en est la matrice), a peut-être définitivement transformé le polar en un rhizome où policiers et hors-la-loi ne sont plus que des pions sur l’échiquier criminel.
18Aurélien Lester
Faubourg 36, de Christophe Barratier, film français (2 h), avec Gérard Jugnot, Clovis Cornillac, Kad Merad, sortie le 24 septembre 2008
19Le succès du précédent film de Christophe Barratier, Les Choristes, reposait en partie sur un dispositif efficace de beaux sentiments, dépeints avec une vision nostalgique et un peu édulcorée d’un « bon vieux temps » que certains avaient dénoncé, qualifiant le film de rétrograde, voire de « réactionnaire », alors qu’il n’avait pas de prétention politique ou même sociale : Christophe Barratier se contentait de faire un travail d’artisan, et son sujet était plus, nous semble-t-il, la bienveillance fondamentale – et idéalisée – de l’âme humaine. Au service de son scénario, des clichés, certes, des chromos, le tout agencé de manière habile et au service d’un cinéma populaire de bon aloi.
20Ce nouveau film, Faubourg 36, est basé sur le même mécanisme d’un cinéma pétri de bons sentiments, d’humbles personnes qui révéleront des âmes de héros dans l’adversité, et que leurs qualités humaines rapprocheront, malgré des différends idéologiques majeurs (nous sommes en 1936). On y retrouve la musique – ici une revue de music-hall à la place de la chorale du précédent film –, des numéros d’acteurs pleins de faconde et un plaisir manifeste à raconter une histoire à la fois intimiste et édifiante : trois employés d’un théâtre promis à la destruction, depuis qu’il a été racheté par un affairiste lié aux partis politiques favorables à la montée du fascisme, décident d’y monter un spectacle musical, calamiteux jusqu’à ce qu’y soit recrutée une jeune chanteuse, Douce.
21L’ensemble fonctionne joliment, et Faubourg 36 réussit plutôt bien son projet de « grand film populaire ». L’on consent avec indulgence à quelques ellipses scénaristiques maladroites – pas d’explication pour justifier le passage d’une production médiocre à une débauche de moyens sur la même scène – et à un casting un peu déséquilibré : difficile de croire que la jeune Douce, autour de laquelle se noue l’intrigue qui justifie le film, a l’abattage suffisant pour déclencher tant de passion. Mais, surtout, l’effet produit reste souvent en deçà des moyens déployés, et plusieurs séquences, au cours desquelles Christophe Barratier cède visiblement à la tentation du « grand spectacle », souffrent d’une hypertrophie de la mise en scène qu’aucun enjeu scénaristique ne vient justifier : le premier plan-séquence du film et la longue scène de la revue remaniée sont des morceaux de bravoure trop ostensibles, et cette sophistication soudaine de la mise en scène et du découpage détourne l’attention du spectateur du seul plaisir de « la belle histoire » que le film communique souvent, par ailleurs.
22Antoine Bing