1A l’automne 2002, la Réunion des musées nationaux organisait au Grand-Palais, à Paris, une rétrospective consacrée à John Constable (1777-1837), l’un des précurseurs de la peinture de plein air, dont les tableaux présentés au Salon de 1824 stupéfièrent Géricault et Delacroix. Ce n’était pas une exposition comme les autres, puisque son commissaire était lui-même un artiste, bien vivant celui-là, le célèbre peintre anglais Lucian Freud (1922). A l’entrée, à côté d’un de ses propres tableaux, Freud avait accroché une œuvre surprenante de Constable, qui peint presque toujours des horizons ouverts ou des sous-bois, un tronc d’arbre isolé dont il dit ceci :
Quand j’ai vu le petit tableau du tronc d’arbre en plan rapproché du Victoria & Albert Museum (1821), j’ai trouvé que l’idée était excellente. Quel sujet ! Des arbres, il y en a partout. Je vais en faire un, me suis-je dit. De tout près. Qu’on sente l’écorce. J’ai sorti mon chevalet et je l’ai planté devant un arbre : ça a été la catastrophe, je n’ai rien pu en tirer.
3Des arbres, en effet, il y en a partout. Dans la nature, et aussi dans la peinture occidentale depuis des siècles. Mais c’est seulement à partir de la fin du xviiie siècle et au début du xixe que les artistes peignent des arbres en tant que tels et non plus en tant qu’éléments de décor accompagnant le sujet principal du tableau. L’échec de Lucian Freud en dit plus long qu’une réussite. Peindre un arbre, un seul arbre, et qui plus est le tronc de cet arbre, pose des problèmes de technique picturale d’autant plus complexes qu’il s’agit en apparence d’un objet simple dans sa géométrie. Cela suppose une redéfinition de la hiérarchie des genres picturaux, car il n’y a ni récit, ni allégorie, ni personnage, ni même vision sublime, rien à quoi se raccrocher, sinon à la réalité de l’arbre, à sa propre logique matérielle et formelle. Cela suppose une nouvelle disposition chez l’artiste : le désir de faire apparaître sur la toile quelque chose de sa vision singulière – ce qu’il voit, comment il le voit – et d’être au plus près de son propre sentiment à l’égard du monde visible. « Constable fut un peintre incroyablement émotif, au vrai sens du terme », dit aussi Lucian Freud. La question, non résolue par ce dernier quand il plante son chevalet devant un arbre, est donc : comment faire passer sur la toile l’émotion ressentie devant l’arbre et comment la faire passer de la toile dans le regard du spectateur ?
4L’histoire de l’art est généralement racontée selon un axe central – la succession des écoles et des styles définis en fonction de la chronologie, la contribution individuelle des artistes, la relation entre le contenu narratif des œuvres et la littérature de la même époque, etc. Influences diachroniques (proches comme celles qui lient un maître et son apprenti, lointaines comme celles qui lient un artiste du xxe siècle à Rembrandt ou Velázquez). Influences synchroniques qui lient les artistes d’une même génération, les groupes ou les mouvements poursuivant un but commun. La description et la compréhension de chacune des œuvres sont dans ce cas organisées du centre vers la périphérie, du sujet principal au décor – objets architecturaux, paysages, constructions, tous éléments « secondaires » qui font qu’un tableau n’est pas qu’un personnage ou un groupe de personnages sur un fond uni, comme c’est le cas de certains portraits, et qui complètent l’information du spectateur. Dans une telle historiographie, la généalogie des éléments périphériques s’opère à partir de la généalogie du sujet principal.
5Quelques rares historiens d’art ont esquissé une histoire des objets périphériques ou des détails dans la peinture : Ernst Gombrich, Daniel Arasse ou, il y a plus longtemps, Aloïs Reigl, par exemple. Celle des arbres et de leur statut en tant qu’objet pictural apporte des lumières sur les ruptures qui se sont produites au tournant des xixe et xxe siècles.
6Le Jardin des Tuileries, à Paris, abrite de nombreuses sculptures. Dans la partie qui porte le nom de Grand Couvert, pas loin de la Terrasse du Bord de l’eau qui est au sud, côté Seine, le promeneur peut découvrir, sous une végétation foisonnante, un énorme tronc coulé en bronze dont les racines paraissent arrachées à la terre par une chute dramatique et dont les branches principales s’étendent jusqu’au pied de petits arbres qui ont été plantés là à dessein. La végétation, avec ses espèces qui suivent le parcours du tronc et des branchages (des pervenches ou des violettes), pousse presque librement. Selon les saisons, elle monte ou descend. En été elle dissimule le tronc, en hiver elle le découvre. Il s’agit de L’Arbre aux Voyelles de Giuseppe Penone (1947), souvenir de la tempête Lothar qui a traversé la région parisienne le 26 décembre 1999 et abattu des milliers d’arbres dans les parcs et les forêts.
7Giuseppe Penone a en réalité moulé L’Arbre aux Voyelles à Turin, où il travaille et habite (quand il ne vient pas enseigner à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris), à partir d’un arbre abattu dans une propriété familiale. Peu importe, c’est une pure représentation. Cet Arbre aux Voyelles n’est pas la seule œuvre inspirée à Penone par la tempête Lothar. Celui-ci a aussi réalisé plusieurs sculptures à partir d’un tronc énorme frappé dans le parc du château de Versailles, dont sont issues plusieurs œuvres. Celle qui s’intitule justement Versailles est un morceau de ce tronc à l’intérieur duquel Penone a dégagé, cercle de croissance après cercle de croissance, le fût et les branches tels qu’ils étaient il y a de nombreuses années. Les arbres, explique Giuseppe Penone, ont la propriété d’enfermer à l’intérieur d’eux-mêmes leur histoire, leurs différents états, le passé qu’il est possible de faire ressurgir en tant que réalité matérielle cachée au cœur de l’arbre lui-même.
8Penone est l’un des rares artistes contemporains qui continue de s’intéresser aux arbres, à leur matière, à ce qu’ils disent du temps, de l’événement, de la mémoire. Ses arbres sont à la fois l’objet et le sujet de sa sculpture. Ils lui dictent ce qu’il va en faire. Penone les respecte et en domestique la puissance significative. Les choses sont plus difficiles quand il s’agit de faire le détour par la représentation en deux dimensions, par le dessin et la peinture.
9La Bibliothèque nationale de France possède les planches d’un ouvrage du xixe siècle, le Manga de Katsushika Hokusai (1760-1849 ) : un ensemble de dessins du grand peintre et graveur japonais destinés à ses élèves et au personnel chargé de réaliser des multiples à partir de ses travaux (BNF/Seuil, 2007). Il s’agit d’un répertoire d’images (personnages, plantes, maisons, etc.) et de schémas permettant aux artisans graveurs de respecter son style et de produire des estampes reconnaissables par les amateurs. De tels répertoires pour l’apprentissage et la reproduction sont courants au Japon. Mais il existe aussi des répertoires à fonction plus individuelle, dans l’histoire de l’art occidental, en particulier ceux que les artistes de la Renaissance et de la période classique constituaient en dessinant sur le motif et utilisaient dans leurs compositions exécutées en atelier.
10Nicolas Poussin (1594-1665) est probablement l’artiste ayant eu le plus d’influence sur la peinture de paysage et de plein air, qui ont commencé de se développer un siècle après sa mort. Il dispose très souvent de personnages minuscules dans des décors naturels immenses (voir, par exemple, le groupe de tableaux conservés au Louvre intitulé Les Quatre Saisons). Avec les paysagistes hollandais, il a inspiré les architectes des premiers jardins anglais dans la seconde moitié du xviiie siècle, jardins qui ont servi ensuite de décor à de nombreux tableaux de Thomas Gainsborough (1727-1788), et qui inspireront également John Constable à travers Gains-borough. On possède d’innombrables dessins de Nicolas Poussin. L’un d’entre eux, Etudes de paysage, cinq arbres dans une prairie (Musée du Louvre), figure différents types d’arbres esquissés de diverses manières, selon l’espèce et la distance. Ces esquisses présentent une affinité stupéfiante avec l’une des doubles pages consacrées aux arbres dans le Manga de Hokusai. Il s’agit, dans les deux cas, de modèles pouvant être utilisés dans des compositions ultérieures (on reconnaît d’ailleurs chez Poussin la manière reprise dans ses grandes compositions), qui proposent des schémas aisément utilisables par l’artiste lui-même ou par ses assistants.
Hokusaï, Mangas
Hokusaï, Mangas
11Il existe des répertoires de modèles pour toutes sortes d’objets. Cependant, les arbres semblent poser un problème particulier, auquel s’est heurté Lucian Freud, qui tient à leur simplicité apparente et à la difficulté d’atteindre à la vraisemblance. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, un artiste né en Russie et installé en Angleterre, qui fut professeur de dessin de la bonne société londonienne, Alexander Cozens (1717 ?-1786), a publié plusieurs traités sur la manière de peindre les paysages. Il a consacré de nombreuses études aux arbres et aux nuages, et a imaginé une méthode de représentation à partir de taches d’encre ou d’aquarelle. John Constable, premier des grands peintres de plein air, a lui-même étudié la méthode de Cozens, et produit de nombreuses études à partir de ses modèles, en particulier de ses nuages issus de taches d’encre. Il s’agit d’un paradoxe suggestif. Pourquoi un peintre soucieux de se libérer des artifices de la peinture d’atelier est-il passé par cette étape intermédiaire ?
Nicolas Poussin, Etudes de paysage. Cinq arbres dans une prairie
Nicolas Poussin, Etudes de paysage. Cinq arbres dans une prairie
12Les premiers peintres de paysages se trouvaient dans une situation délicate. Ils souhaitaient être au plus près de la « nature », mais devaient se soumettre au goût de leur public, habitué à la peinture de composition et peu préparé à adopter l’apparent désordre des travaux sur le motif. Pour aboutir à ses tableaux définitifs, John Constable parcourait plusieurs étapes : d’abord des esquisses dessinées, ensuite des esquisses peintes à l’huile, enfin le tableau. Grâce à des séries entièrement conservées, il est possible d’observer comment il faisait entrer progressivement le mouvement de la première vision dans un cadre acceptable, c’est-à-dire correspondant aux canons antérieurs ; comment il comprimait la forme des objets dans leurs propres limites et l’ensemble dans les limites de la toile.
13Les problèmes picturaux propres à la représentation de l’arbre peuvent être approchés grâce à ce que nous appellerons le schéma de l’arbre destiné aux écoles maternelles. Prenons un rectangle allongé, ce sera le tronc. Posons au-dessus de ce rectangle un cercle irrégulier dessiné d’un trait continu, ce sera le volume du feuillage. Traçons des lignes qui se divisent et deviennent de plus en plus fines à partir du tronc vers le cercle irrégulier, ce seront les branches. On peut alors disposer sur cette base des couleurs et des éléments – feuilles, fleurs ou fruits – pour donner un peu de vie à l’ensemble. Ce schéma a l’avantage d’écarter deux difficultés. La première concerne la logique de croissance particulière à l’objet arbre ; la seconde concerne la limite entre l’espace aérien et l’objet arbre (où s’arrête-t-il ?). L’arbre est un ensemble à la fois solide et flou, construit et libre, d’où ces problèmes de représentation. Comme le nuage, il s’agit d’un objet précisément reconnaissable, mais sans limite précise (en comparaison avec un bâtiment ou un corps humain). C’est pourquoi, dès lors que les artistes vont peindre sur le motif et prétendent faire passer leur vision personnelle dans le tableau, l’arbre devient un sujet à part entière.
14« J’entendais la voix des arbres ; les surprises de leurs mouvements, leurs variétés de formes et jusqu’à leur singularité d’attraction vers la lumière m’avaient tout d’un coup révélé le langage des forêts, tout ce monde de flore vivait en moi, dont je devinais les signes, dont je découvrais les passions », écrivait le peintre Théodore Rousseau (1812-1867). Rousseau peint après Constable : ce n’est pas seulement une indication chronologique, c’est aussi une indication sur les problèmes déjà résolus et les problèmes qui restent à résoudre. En raison des habitudes de sa clientèle, mais aussi de sa personnalité, Constable dut adopter une stratégie prudente qui l’a conduit à dissimuler en partie le caractère révolutionnaire de sa peinture. En France, les peintres de la génération suivante vont systématiquement aller sur le motif, notamment dans la forêt de Fontainebleau, aux environs de Barbizon où certains, tel Rousseau, s’installeront définitivement.
15Camille Corot (1796-1875) est l’un des plus doués de cette génération. Un as du croquis et de l’esquisse, des angles de vue audacieux. Mais c’est aussi un homme soucieux de plaire et doté d’une grande clientèle qu’il n’aimait pas bousculer. Il maintient sa liberté dans des limites acceptables, en installant presque toujours des personnages dans ses paysages – ce qui ajoute un contenu narratif à la représentation de la nature – et en adoptant une manière allusive et veloutée qui deviendra sa marque de fabrique. Théodore Rousseau est un individu ombrageux et solitaire. Les personnages disparaissent presque de sa peinture. Quand il y en a, ils sont minuscules. Ses vrais personnages sont les arbres et les rochers. Ils ont une voix, ils ont des passions. Mais, sous ce langage animiste, c’est bien une méthode et une logique formelle qu’il décrit dans la phrase citée plus haut : la variété des apparences, le mouvement des lignes, l’attraction vers la lumière, c’est-à-dire la description d’une logique de croissance du trait et celle de la frontière entre la matière arbre et l’espace aérien.
16Dans Groupe de chênes, Apremont, Forêt de Fontainebleau (vers 1850, Musée du Louvre), six arbres sous lesquels paissent de tout petits bovins se découpent sur un ciel nuageux au-dessus d’un horizon plat. Dans Forêt en hiver, à l’aube (vers 1845, Metropolitan Museum of Art, New York), la forêt, au contraire, envahit tout l’espace, et l’on voit à travers les branchages dénudés des éclats de lumière rouge. Deux points de vue opposés quant à leur résultat. Le premier pose les personnages-arbres au centre, bien découpés, et souligne la relation entre leur substance et l’espace qui les entoure : un portrait de groupe dans la nature. Le second est enfoui au cœur de l’ensemble arbres, pris dans le corps de ce géant qu’est la forêt, et l’on devine, au loin, par les éclats de lumière, l’espace aérien qui est autour. Et deux dynamiques scripturales distinctes : la première saisit les arbres comme des corps volumétriques ; la seconde les construit en suivant la dynamique des tracés. A partir de tels tableaux, l’arbre possède une existence propre qu’il n’avait pas auparavant dans l’histoire de la peinture européenne – et, par conséquent, une existence en tant qu’objet pictural.
17Les œuvres de trois artistes de la fin du xixe siècle et du début du xxe permettent d’observer un second tournant, celui de Vincent Van Gogh (1853-1890), Paul Cézanne (1839-1906) et Piet Mondrian (1872-1944), grâce auxquels la personnalisation de l’arbre et la synthèse des solutions adoptées par Théodore Rousseau vont conduire à un dénouement étonnant.
Piet Mondrian, Arbre rouge
Piet Mondrian, Arbre rouge
18Van Gogh a poussé à un point extrême l’utilisation expressive de la peinture d’arbre. Dans ses oliviers, par exemple, il parvient à faire coïncider la logique de la touche et du trait, la force de la couleur pure et la logique de croissance tourmentée des troncs et des branchages. Il y a chez lui une énergie résolutoire qui balaie tout sur son passage, une soumission à l’émotion (celle dont parle Lucian Freud à propos de Constable, celle que résume Théodore Rousseau quand il évoque « la voix des arbres »), un passage à l’acte comme dans beaucoup de ses tableaux, qui écarte les interrogations et les questions de méthode : les arbres deviennent le tableau, ils suffisent. Chez Cézanne, on assiste au cheminement inverse : l’interrogation est permanente, la méthode est le but ultime, la solution n’est jamais donnée, il faut chercher. Dans les nombreux paysages de rochers et d’arbres qu’il a peints près du Château-Noir – une confrontation formelle déjà éprouvée par Théodore Rousseau –, Cézanne met en présence les volumes délimités de la roche, les volumes aux limites imprécises des feuillages, et les tracés des troncs ou des branchages.
Piet Mondrian, Arbre gris
Piet Mondrian, Arbre gris
19Pour parvenir à un ensemble cohérent à partir de ces éléments picturalement contradictoires, alors qu’ils sont objectivement cohérents dans la nature du seul fait d’exister, il ne suffit pas d’avoir de bons yeux ni même de savoir peindre (d’où la déconvenue de Lucian Freud quand il voulut figurer un arbre), il faut parvenir à faire coexister la statique des rochers, celle des feuillages, avec l’entrelacs mouvementé des tracés – c’est-à-dire donner à ces derniers la consistance de l’arbre lui-même, sa logique de croissance. Pour prendre la mesure du problème à résoudre, il suffit de s’armer d’un crayon et de tenter l’aventure. La pointe va son chemin, dessine les troncs, continue et définit les branchages. La silhouette de l’arbre sans ses feuilles commence à prendre, jusqu’au moment où, on ne sait trop pourquoi, l’arbre cesse de ressembler à un arbre et ressemble à autre chose : cette fourche à deux bras, cette torsion du bois à un nez, etc. L’arbre se soustrait à la volonté du dessinateur maladroit qui oublie d’entendre la voix dont parlait Théodore Rousseau, et défie la construction hétérogène telle que la réussit Paul Cézanne. Cette difficulté ne tarde pas à devenir un problème pictural en soi, à se détacher de l’observation pure et de la reproduction du motif, pour aller se loger entièrement dans le travail du peintre sur sa toile.
20Avant d’être un peintre non figuratif, aujourd’hui célèbre par ses tableaux formés de lignes verticales et horizontales séparant des surfaces de couleurs fondamentales, Piet Mondrian a été un formidable peintre de paysages, inspiré par la tradition hollandaise du xviie siècle, mais aussi par Van Gogh et Cézanne. En 1908, il peint Arbre Rouge (Gemeentmuseum, La Haye) : un arbre isolé sur fond bleu, formé d’un réseau complexe de lignes qui s’entrecroisent et se superposent. Le sol, le ciel et la ligne d’horizon restent perceptibles, malgré le fondu des couleurs et la discontinuité de la touche. Les branches de l’arbre sont littéralement engagées dans l’espace aérien. En 1913, il peint Arbre Gris (Gemeent-museum, La Haye). La silhouette est à peu près la même, à cette réserve près que l’arbre envahit toute la surface jusqu’aux bords du tableau. Le sol et le ciel, en blanc et gris, se mélangent, bien qu’ils soient encore distingués par le mouvement du pinceau. Et l’arbre paraît absorbé par la couche picturale, l’ensemble étant rabattu vers le premier plan qui est en même temps le plan de la toile. Il a quitté l’espace aérien, celui dans lequel l’artiste aurait pu l’observer, pour venir habiter la peinture en tant que matière et devenir un pur objet pictural.
21En 1913, Mondrian peint une série de tableaux qui paraissent abstraits au premier abord, comme Composition n° VII (Guggenheim Museum, New York). Il s’agit de courtes lignes horizontales et verticales, avec encore quelques diagonales et de rares courbes, entourant des surfaces grises et beiges sur fond gris. Ces compositions dérivent explicitement des arbres reconnaissables que Mondrian peignait jusque-là. Mais une rupture s’est produite entre le sujet « réel » – l’arbre dans le paysage – et le sujet « pictural » – l’arbre pris dans l’épaisseur du tableau. La représentation au sens strict a disparu, il ne reste que la logique générique de l’arbre, sa manière impérieuse de composer un ensemble de lignes et d’imposer sa réalité (scripturale et picturale) à celui qui prétend le peindre. En un siècle, le désir de travailler d’après nature, de matérialiser sur la toile le sentiment authentique et personnel du monde visible, a bifurqué d’un seul coup : il s’est concentré sur la toile et va donner naissance à une pratique soustraite au mimétisme, où tout se joue sur la toile même.
Giuseppe Penone, Versailles
Giuseppe Penone, Versailles
22Depuis la fin des années 1910, l’arbre et la forêt ont presque déserté la peinture moderne et ne sont plus des sujets de prédilection que pour les peintres du dimanche. Objets figuratifs par excellence au xixe siècle, ils ont préparé l’invention de la peinture abstraite. Jusqu’à ce qu’un sculpteur comme Giuseppe Penone et, avec lui, certains autres Italiens de l’Arte Povera, au cours des années 1970, entendent de nouveau la voix des arbres et la fassent de nouveau entendre dans l’histoire de l’art.