1En quelques décennies, l’émancipation des femmes a bouleversé les rapports entre les sexes, modifiant également en profondeur le statut des hommes. Au point que, depuis quelques années, nous entendons beaucoup parler du « malaise des hommes ». Le discours plein d’optimisme sur « les nouveaux hommes » et « les nouveaux pères » a rapidement cédé la place à une représentation beaucoup plus dépressive de l’identité masculine. La cause des hommes tend de plus en plus à supplanter celle des femmes, et l’on voit fleurir des Men’s Studies sur les campus américains.
2A côté d’un féminisme revanchard qui accuse la domination masculine de tous les maux, il existe aussi un antiféminisme qui entend défendre « les valeurs masculines » face aux menaces de castration que représenterait une prise de pouvoir des femmes dans la société [1]… La guerre des sexes n’est donc pas prête de s’achever. Comment pourrait-il en être autrement ? Le pouvoir ne se partage pas sans conflits, sans tiraillements, sans âpres négociations ! Et n’est-ce pas en s’affrontant, en se confrontant, que les hommes et les femmes s’ajustent aussi entre eux ?
3Simone de Beauvoir, dont nous fêtons le centième anniversaire, publie en 1949 Le Deuxième sexe, ouvrage pionnier du combat féministe dans lequel elle prône l’égalité ontologique entre les hommes et les femmes, pour en appeler à une fraternité par delà leurs spécificités. Dans le sillage de mai 68, l’accentuation de la différence sexuelle et de la spécificité féminine contribue à relancer la guerre des sexes, en insistant, dans sa dérive, sur leur incompatibilité. Au delà d’un féminisme d’exaspération, né dans la révolte contre la domination masculine, le moment est donc venu de se demander ce que les hommes et les femmes ont à perdre ou à gagner dans le combat pour l’égalité.
4La femme a longtemps cultivé les vertus de pudeur, de modestie, de timidité. Son destin fut celui d’une vie domestique et retirée, analogue à celle du cloître. Elle n’en fut pas moins aimée et adorée des hommes, mise sur un piédestal, statufiée en déesse ou en mère intouchable. N’est-ce pas l’envers de la misogynie que d’élever parfois les femmes, pour mieux les tenir à distance du monde des affaires, des grandes œuvres et de la vie publique ? Certains s’inquiètent désormais de la prépondérance des valeurs dites féminines dans notre société, avec la promotion de l’écoute, du dialogue, de la compassion, au détriment de valeurs masculines, plus guerrières… Comme si ce nouveau modèle sociétal féminin représentait pour les hommes un danger redoutable, celui de perdre leur virilité et, avec cette dernière, tous leurs privilèges. L’hypothèse d’une domination féminine, sous la forme largement fantasmée d’une société matriarcale, semble ainsi inquiéter nos contemporains plus sûrement que des millénaires avérés de sujétion féminine. Pourtant, les femmes sont encore exclues des sphères dirigeantes de la vie politique et du monde des grandes entreprises. Elles renoncent parfois à des postes à responsabilité par crainte de sacrifier leur vie familiale ; elles font toujours face à un taux de chômage élevé ; elles sont davantage touchées par la précarité et par les bas salaires. Comment s’étonner, alors, que le féminisme s’exalte dans le ressentiment et le désir de revanche, quitte à se perdre dans le genre rhétorique franchement agaçant de « la victime » !
5Que les femmes demandent l’égalité paraît certes légitime. Le soupçon porte désormais sur ce qu’elles pourraient perdre de leur singularité dans ce combat. Pourquoi les deux prétentions à l’égalité et à la singularité seraient-elles incompatibles ? Certains ne manquent pas ainsi de relever que les femmes qui briguent les plus hautes responsabilités sont habitées par le modèle masculin et deviennent égoïstes, dures, ambitieuses… Ne disait-on pas d’Indira Gandhi qu’elle était le seul homme de son gouvernement ! Voici que nous nous affligeons d’une prétendue féminité perdue, au moment même où les femmes, en plein essor, prennent goût à la compétition et accèdent enfin à la possibilité d’exprimer tous leurs talents ! Pourquoi, dans leur combat pour l’égalité, les femmes courraient-elles le risque de se masculiniser ou, pire, de faire perdre aux hommes leur virilité ? Pourquoi assimiler ce combat à une neutralisation désastreuse de toutes différences, de toutes singularités entre les sexes ? Que la gente masculine se rassure, les femmes n’aiment guère dans les hommes ce qui leur ressemble. Circé dédaigne les pourceaux et jette son dévolu sur Ulysse, le seul homme qui échappe à son pouvoir de métamorphose… Philippe Sollers a raison de rechercher du côté des Grecs toute la richesse du monde féminin [2]. Le plus souvent, nous ne retenons que la figure de Pénélope, attachée à sa toile, la tissant et retissant dans la répétition des jours et l’attente de son grand homme. C’est oublier non seulement Circé, mais aussi Hélène, Athéna… C’est enfin oublier ce beau monde au féminin des tragédies grecques : Antigone, Andromaque, Cassandre, Clytemnestre… Des femmes, obstinées à en mourir, qui n’avaient guère de dispositions à la passivité ou à l’effacement, et qui n’ignoraient rien de l’art de la guerre !
6L’égalité, quoi que l’on en dise, passe par le travail des femmes, par l’indépendance économique, par le plaisir de la compétition, par le goût de faire une œuvre qui dure. Certes, de nouveaux déséquilibres guettent la femme qui travaille. Elle n’en finit pas de courir, tiraillée entre les exigences de la vie de famille et celles de son métier. Il lui faut beaucoup d’énergie et un moral d’acier. Passer d’un rôle à un autre dans une même journée relève souvent de l’exploit et ne manque pas de générer son lot de stress et de fatigue. Enfant malade ? Elle part inquiète à son travail, honteuse d’avoir déposé son petit à la crèche ou à l’école en trichant un peu sur la fièvre… Enfant en difficulté à l’école ? Evidemment, c’est elle que l’on convoque et qui doit essuyer le reproche de ne pas consacrer suffisamment de temps à l’aide scolaire… Les hommes ont tout à gagner à épauler les femmes dans leur combat pour l’égalité, car leurs privilèges sont aussi, pour eux, des sources de tension et d’anxiété. Ils n’ont plus ainsi à porter seuls la charge de la responsabilité économique du foyer. Les femmes n’attendent plus d’eux qu’ils assurent et dominent les situations en toute circonstance. Enfin, l’éducation partagée est non seulement un relais extraordinaire, mais elle donne aux parents une intelligence plus fine de leur enfant. Les rôles ne sont certes pas interchangeables, mais ils sont moins fixés et moins rigides qu’auparavant. Ils se modèlent sur la complexité et la singularité des personnes. Le partage des tâches permet de découvrir les territoires dans lesquels chacun excelle et d’éprouver le besoin réciproque de l’autre. La reconnaissance des compétences de chacun renforce l’admiration mutuelle, inspire la gratitude, et maintient intacte l’énigme au cœur de l’intimité, la part irréductible de l’autre.
7Les hommes et les femmes se retrouvent dans une situation inédite que chacun jugera créative, pathétique ou comique ; le plus souvent, c’est un mélange des trois. Ils sont sans illusion les uns sur les autres. Ils ne sont plus contraints de jouer un rôle dans lequel ils se sentent à l’étroit ou qui ne leur correspond pas. Ils sont de moins en moins dépendants l’un de l’autre, puisque chacun est capable de pourvoir à presque tous les rôles. Ils connaissent un même élargissement de la vie, qui consiste à s’engager dans tous les aspects de l’existence – amoureuse, familiale et professionnelle – comme autant de buts à poursuivre ensemble. Ils découvrent ce qui fait la singularité de leur identité, la façon dont ils parviennent à devenir libres.
8Cette toute récente liberté est à la fois une occasion de régénération et de nouveaux risques. Le pire serait que, de guerre lasse, ils choisissent le « chacun pour soi ». Et nous comptons de plus en plus d’exemples de jeunes femmes brillantes qui font le choix de concilier maternité et vie professionnelle en refusant de s’encombrer du père de leur enfant. Pourtant, même en temps de guerre, il est bon de savoir se ménager. Sans renoncer à se battre pour l’égalité, les femmes ont intérêt à prendre au sérieux la peur des hommes de se sentir diminués ou inutiles, en ne leur volant pas une paternité toute aussi réelle que leur désir maternel.
9Enfin, si la guerre des sexes est inévitable, elle n’exclut pas des trêves. Même quand nous ne dormons que d’un œil, nous pouvons encore échanger, travailler, rire ensemble. Il faut certainement passer les épreuves des règlements de compte et des incompréhensions pour s’émerveiller de la gratuité et goûter la joie de vivre ensemble. Et, pour surmonter ces épreuves, nous manquons cruellement d’exemples qui montrent le chemin. Alors, à quand le grand roman, non de l’amour béatement heureux – il n’a certainement pas plus d’histoire que de réalité –, mais de l’amour qui dure ? Un amour qui survit aux fluctuations du désir, aux défaillances du sentiment, aux infidélités, à la jalousie. Un amour qui ne va pas sans conflits, sans déchirements. S’aimer envers et contre tout n’est pas de tout repos. Pourquoi seule l’intensité des premières amours aurait-elle du prix ? L’amour au fil des ans s’ancre dans une profondeur qui se passe des démonstrations exaltées. Cela ne signifie pas que la passion a disparu. Elle revient – à la faveur des succès qui parent à nouveau de tous les charismes, ou bien au contraire en temps de crises, quand les doutes ou la séparation menacent – comme une évidence pour ceux qui s’aiment qu’ils ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre. L’amour peut survivre au temps, garder la fraîcheur et le feu des premiers élans. « Ce n’est pas l’habitude qui tue l’amour, c’est la défaillance du sentiment qui répand son ennui sur les événements et les visages », écrivait si justement France Quéré [3]. Désirs et sentiments sont sujets à éclipses. La connivence des personnalités tissée au fil des ans, le frottement quotidien des caractères, le partage profond des goûts et des convictions, ainsi qu’une dose certaine d’humour, font l’incalculable différence.