Études 2008/2 Tome 408

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Article de revue

Bourdelle ou le combat des titans

Pages 219 à 230

Notes

  • [*]
    N.B. Toutes les photos : © Jean-Olivier Rousseau pour le Musée Bourdelle, Paris.
  • [1]
    N. f. xixe siècle. Dérivé de glypto-, tiré du grec gluptos, « gravé », sur le modèle de bibliothèque. Musée où sont conservées des collections de pierres gravées et, par extension, des sculptures. L’une des plus belles glyptothèques se trouve à Munich : http:// www. antike-am-koenigsplatz. mwn. de
  • [2]
    Gaston Varenne, Bourdelle par lui-même, Fasquelle éd., Paris, 1937, p. 10.
  • [3]
    Ibid., p. 142.
  • [4]
    Beethoven, lettre du 16 novembre 1801 à Wegeler, in Brigitte et Jean Massin, Beethoven, Club français du livre, 1960, p. 104.
  • [5]
    Ibid., p. 34-35.
  • [6]
    Ibid., p. 38.
  • [7]
    Cléopâtre Bourdelle-Sévastos, Ma vie avec Bourdelle, Association Paris-Musées, Paris, p. 21.
  • [8]
    Id., p. 47.
  • [9]
    Ibid., p. 3.
  • [10]
    Ibid., p. 48.
  • [11]
    René Char, Commune présence, Gallimard, 1978, p. 299.
English version

1Un savoir commun réunit le voyageur, le libraire et le lecteur de la revue Etvdes. Le premier constate dans ses pérégrinations la majorité écrasante des pinacothèques l’emportant sur les glyptothèques [1] ; le second se désespère de rayonnages spécialisés où ne règne guère la parité entre peinture et sculpture ; quant au lecteur des Etvdes, il trouve assez rarement soumis à sa sagacité des articles sur la sculpture. Ces trois faits, parmi tant d’autres repérables, apparemment disparates et bénins, soulignent une distorsion entre les formes d’art que l’on pourrait brutalement résumer ainsi : la peinture est reine, la sculpture est son parent pauvre.

2Il est vrai que la jubilation rétinienne offerte par les couleurs de Hans Memling jusqu’à celles de Lucio Fontana excède de très loin l’exaltation restreinte que peut ressentir le néophyte en distinguant le poli ivoiré d’un marbre d’une patine de bronze aux reflets d’eau.

3Il est vrai aussi que la peinture peut s’offrir tous les décors, tous les costumes, toutes les abstractions, alors que la sculpture vit dans le même « décor » que son spectateur, s’accessoirise peu et reste soumise au moins aux lois de la gravité. Le Christ de saint Jean de la Croix de Salvador Dali (1951) flottant au-dessus du monde n’aurait pas pu être une sculpture. Et il faut la montagne du Corcovado au Christ rédempteur de Landowski (1931) pour soutenir son élan.

4Ces réalités physiques une fois rappelées, faut-il en déduire que la peinture est grâce quand la sculpture est pesanteur ? Oui, d’une certaine façon. Le sculpteur sait dans sa chair que toute œuvre est précédée d’un long cortège de matériaux lourds, coupants, glacés ou brûlants ; de douleurs des mains et du corps. Est-ce là la cause de l’éviction de la sculpture au second plan des arts plastiques ? Probablement, la légèreté du pinceau, la douceur de l’huile étant facilement préférées au tranchant des outils, la mobilité des toiles à l’immuabilité des colosses pierreux.

5Il reste que l’exigence matérielle de la sculpture en fait sans nul doute l’art des forts. Puissance de l’artiste, puissance des œuvres, puissance de ceux qui les entendent – âmes évanescentes, s’abstenir.

6Au pays de ces titans, il existe un artiste que l’on croit lui aussi être un parent pauvre. Ecrasé – pour le public non averti – par l’ombre de Rodin dont il a été l’élève, à la fois adulé de son vivant et accusé comme il se doit par des critiques dont l’amertume n’a par bonheur pas survécu, masqué par des élèves sublimes tels que Germaine Richier ou Alberto Giacometti, Emile-Antoine Bourdelle, né en 1861, est un titan trop discret.

7Homme des bois et des sentiers chevriers du Quercy de son enfance, homme des odeurs de terre fraîchement retournée, il passe sa vie à œuvrer avec la crainte effarouchée de la gloire. Homme de probité, il apprend des artisans l’honnêteté de l’esprit et de la main. Ses œuvres bruissent de force et de vie en un joli musée, dans la rue éponyme au pied de la tour Montparnasse, lieu émouvant où l’artiste a vécu et où son atelier est toujours visible.

8Nous voici au seuil d’un argument où seuls les mots donneront à voir. Il ne sera pas question de bâtir une monographie de Bourdelle, mais de donner le goût de quelques-unes de ses œuvres – choisies car elles sont majeures et par ailleurs profondément aimées – en égrenant des réflexions sur la sculpture, ce parent si riche.

Les larmes d’Adam

9Une collection particulière, un jour d’octobre. Dans la brume apparaît un lac. Et devant cette étendue d’arbres liquides qui se mirent, l’Adam après la faute (1889) pleure des larmes de pluie. Cette sculpture se trouve aussi au musée Bourdelle, dès l’entrée, dos à un mur blanc, comme un portique. Œuvre de jeunesse qui ne manifeste aucune faiblesse, tributaire de l’héritage antique et de celui des Esclaves de Michel-Ange (1513-1515), elle est plus grande que nature. Adam est assis sur la pointe des reins, la silhouette très incurvée, dans une posture rare, comme ignorante d’elle-même. Sa longue main légèrement crispée se rapproche du visage. Les muscles sont larges, puissants, les pieds énormes – probablement un héritage de Rodin. Et de loin, on ne perçoit qu’une extrême fragilité très douce diffusée par ce mince espace presque invisible du regret de la faute, matérialisé entre la main et le visage. Adam est un colosse au geste doux comme celui d’un enfant, grave comme celui d’un coupable.

10Une sculpture se contemple au moins de deux façons : dans ses silhouettes et dans sa chair, de loin et de près. Dans le premier cas on discerne des lignes, fruits d’une construction intérieure, dans l’autre on s’approche d’une chair aussi palpitante que la chair humaine. Car la sculpture ne donne pas de reflets de ce qu’elle représente, elle in-carne. Elle crée de la matière pleine qui doit tenir debout. A ce titre, elle est d’abord parente de l’architecture. Une sculpture se pense par l’intérieur, son armature (bois, fil de fer, plâtre), en évitant qu’elle ne s’effondre, décide de sa survie. Elle lui donne sa tenue, son port, elle lui est nécessaire au même titre qu’il est impossible d’imaginer un homme sans os. Bourdelle l’a appris auprès de ses aïeux :

11

Des dieux m’ont tout enseigné. De mon père, le meublier-charpentier, tailleur de poutres en figures, j’acquis le sens de l’architecture. Devant les durs assemblages, je conçus mes tracés par les structures intérieures… D’un de mes oncles, l’Hercule tailleur de pierres, j’appris à écouter le roc, à composer tout droitement mes plans taillés et leurs tournants, en suivant les conseils de la pierre qui nous parle quand on la coupe. De mon aïeul maternel, tisserand, je compris enfin comment nouer serrées, comment faire valoir les couleurs dans les trames[2].

12L’architecture intérieure, nécessaire, maîtresse, est ensuite recouverte de muscles, d’une peau que les Grecs désiraient la plus parfaite, que Bourdelle a voulue juvénile et puissante pour l’Adam après la faute, et dont Joseph Beuys ou Christo, par le feutre et l’emballage, ont fait une métamorphose d’architectures réelles.

13Le visiteur du musée Bourdelle voit les lignes de l’Adam. Mais il faudrait oser toucher ses jambes puissantes, sa chair de statue, pour comprendre tout le mystère de la force rendue vaine par la faute. Or, un grand malheur s’est glissé dans l’histoire de la sculpture : pour le bien des œuvres, la muséographie contemporaine en interdit le toucher et donc la réalité. La sculpture est chair, et elle appelle les mains.

14Admettons qu’en un pays imaginaire, un gardien de musée fou accepte qu’un spectateur touche La Maîtresse et la servante de Vermeer (1666). Si, par chance, ce dernier est un grand amateur raffiné, outre l’émotion intense que peut procurer un tel événement dans une vie d’esthète, il sentira quelques nuances dans la couche picturale, il goûtera le velours du glacis et aura peut-être la chance de sentir le détail de l’hermine mouchetée de la maîtresse comme s’il s’agissait d’une vraie fourrure. Admettons que le gardien fou, avec un discernement moindre, ait offert ce privilège unique à un spectateur quelconque, celui-ci s’en retournera avec le seul plaisir de l’interdit déjoué et la certitude que le crépi de sa maison est plus sensible au toucher. Admettons, en dernier lieu, que ledit gardien ait laissé toucher à nos deux chanceux réunis non plus un Vermeer mais l’Adam après la faute : voici que se déchaîneront sous quatre mains une tempête de muscles étirés et noueux, de bras gorgés de force, surmontés d’un visage douloureux cachant son secret dans une main coupable pour l’éternité… Une épopée qui jusque-là ne leur était pas apparue tout à fait.

15La sculpture naît sous les mains des artistes et devrait vivre sous les mains de ses admirateurs. Certes, le pied de saint Pierre au Vatican n’a plus de forme par trop de dévotion, et le contact de la peau détruit par acidité les patines de bronze. Il faut se consoler, alors, dans les merveilleuses salles de moulages créés pour les personnes aveugles – car la musique et la sculpture restent accessibles même à ceux qui sont plongés dans une nuit sans fin. A défaut, il faut se rappeler que la sculpture est un art qui se touche. Seul le sculpteur est privilégié entre tous.

Adam – 1888-1889 (bronze)

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Adam – 1888-1889 (bronze)

16Le jeune Adam nous fait ainsi toucher du doigt deux réalités de la sculpture : elle est fixation de l’instant et transcendance de la chair. « L’après-la faute » qui se répand dans le temps est soudain saisi et arrêté en une permanence que nous ne saurions espérer autrement que par l’art. Des larmes de pluie peuvent couler sur ses joues de bronze ou le soleil les inonder de lumière, elles restent cachées au creux de la main, rendant le regret éternel et non diffus. La sculpture supplée à l’impermanence des sentiments humains, elle n’oublie pas, ne néglige pas, conserve à toutes choses des égards intacts. Elle incarne des sentiments rendus à une noblesse parfaite dans une chair sans âge et sans corruption, une vraie chair et non un reflet, une chair toujours semblable à elle-même, sur laquelle le temps n’a pas de prise, toujours frémissante, corps et esprit réunis.

L’âme de Beethoven

17Presque simultanément à l’Adam, peu de salles plus loin dans le musée, commence une autre épopée bourdellienne, une extraordinaire « amitié stellaire » nietzschéenne avec Ludwig van Beethoven. En 1888, Bourdelle crée un Beethoven méditatif ; il ignore certainement que, quarante-et-un ans plus tard, il achèvera sa recherche par un Beethoven à la croix, clôture d’un cycle immense, riche d’une quarantaine d’œuvres, aux noms singuliers ou sans épithète, qui tracent le signe d’un désir éperdu de transcrire une âme dans la matière, âme elle-même passée à travers le prisme de la musique. Bourdelle écrit : « En écoutant récemment un trio admirable de Beethoven, il me semblait qu’au lieu de la voir, pour une fois j’entendais de la sculpture[3]… » Le sculpteur se trouve ainsi une parenté inattendue et profonde avec le musicien, dont il découvre le masque mortuaire et la ressemblance frappante avec son propre visage. Mais c’est avant tout le génie artistique qui fascine Bourdelle. Bien sûr, dans tous les modèles qu’il va créer au long des années, le visage « ressemble » à celui de Beethoven, mais les œuvres ressemblent surtout à la musique : le Beethoven aux grands cheveux (1901) a le romantisme des concertos pour piano, le Grand Masque tragique la terrible révolte du premier mouvement de la Cinquième Symphonie, le Beethoven aux deux mains (1905) semble s’extraire de la matière pour dire : « Je veux saisir le destin à la gueule, il ne réussira sûrement pas à me courber tout à fait [4]. » Bourdelle aime le portrait, comme tant d’autres sculpteurs, mais il révèle par cette série l’enjeu véritable qu’il lui confère : « Il faut découvrir le visage voilé. Tout portrait, sans cela, n’est que triste cadavre[5]. » Quelle plus belle preuve que de rendre vivant un mort, de faire vivre son œuvre sans même requérir son écoute : un buste de Beethoven par Bourdelle, les musiciens le savent, est autant Beethoven que sa musique elle-même. Le front noueux et pensif, les cheveux géométriques comme la construction musicale, l’élan des postures comme des élans de force intérieure, tout est Beethoven. André Suarès disait :

18

Tous les hommes et les femmes sculptés par Bourdelle sont cent fois plus eux-mêmes dans le bronze et dans la pierre que dans leur enveloppe charnelle. Bourdelle les a modelés tels qu’ils devraient être, s’ils avaient accompli le plus pur et le plus noble de leur destinée, s’ils avaient pu conquérir leur propre beauté[6].

19Beethoven est l’art ultime du portrait bourdellien par la rencontre des mains transfigurantes du sculpteur avec une âme pleinement accomplie. Et toute la sculpture tient de ce pétrissage des âmes dans la matière, de cette figuration de l’invisible dans le visible, de l’impondérable dans la pesanteur glaiseuse. Non seulement la sculpture donne chair, mais elle délivre l’âme de son insaisissabilité, la porte au dehors, et la met sous un jour sans crépuscule.

20Beethoven est aussi un père en humanité, qui apprend à Bourdelle à lutter jusqu’à l’extrême de ses forces pour faire advenir l’œuvre. Ne peut-on voir un étroit lien entre le Beethoven qui, dans le silence de ses oreilles mortes, continue à diriger sa Neuvième Symphonie pendant plusieurs mesures, alors que l’orchestre a déjà achevé la partition, et Bourdelle qui, cinq jours précisément avant sa mort, dira à son épouse Cléopâtre : « Fais préparer les ateliers, parce qu’en rentrant à Paris j’irai travailler ; et tu verras, c’est maintenant que je ferai mon œuvre [7] ! » Beethoven et Bourdelle sont des centaures qui meurent la lyre à la main.

Les titans perturbateurs

21Se séparant du style de Rodin pour qui il a une immense estime, d’ailleurs tout à fait partagée et loyale de la part du vieux maître de Meudon, Bourdelle ouvre avec le nouveau siècle une nouvelle ère de sa création, une ère primitive, archaïque au sens où il le conçoit lui-même :

22

L’archaïque n’est pas naïf ; l’archaïque n’est pas fruste. L’art archaïque est le plus pénétré et le seul harmonisé à l’universel ; c’est l’art à la fois le plus humain et le plus éternel ; tout esprit court, effrayé par la nudité si hautaine du vrai, le trouve fruste parce qu’il est trop loin de lui[8].

23Adviennent alors sous ses mains des figures de guerriers que l’on pourrait croire antiques si elles n’étaient pas, en effet, si éternelles : « C’est ce qui est permanent qu’il faut dire, non ce qui est passager[9]. » Prenons-les dans l’ordre inverse de leur création pour remonter à leur source.

24Avant 1914, au début des grands travaux du théâtre des Champs-Elysées qui mériteraient une étude à part entière, Bourdelle donne à voir Le Centaure mourant, la lyre à la main, le torse musculeux, la tête posée sur le côté, vaincu dans sa lutte mi-humaine mi-animale face à l’art éternel. L’œuvre est parfaitement maîtrisée et construite, elle est profondément classique au sens bourdélien du terme :

25

Pour moi, toute œuvre bien vivante, humaine, profondément sincère et pétrie du dedans au dehors, mais établie, bâtie par une suprême volonté de proportion du tout dans le un, voilà l’œuvre classique[10].

26Elle est l’aboutissement d’une œuvre précédente, plus sauvage, quoiqu’apparemment elle aussi classique, ne serait-ce que par sa notoriété : l’Héraclès archer (1909). Bien sûr, elle est visible au musée Bourdelle, en lumière naturelle, sous les arcades ; mais il est également possible d’avoir de cette œuvre une vision plus étrange et plus signifiante. Au cœur de la gare Montparnasse, en empruntant la sortie « TGV 2 », au bout d’un escalator, dans un hall désert, l’Héraclès tire ses flèches invisibles dans un lieu dénué de beauté, sous un plafond trop bas. Et pourtant… Le pied gauche posé sur le rocher comme une patte d’animal, l’énorme main droite qui tend une corde si fine qu’elle n’apparaît pas à notre regard, la tête anguleuse qui semble, au coin de l’œil, marquer la présence de la flèche… laissent opérer leur puissance, dans le lieu le plus ingrat. Elle manifeste aussi une des réalités de la sculpture, qui est le combat avec la matière : non pas lutte contre la matière, mais corps-à-corps fécond, épreuve de l’homme qui veut ériger plus grand, plus puissant que lui.

Centaure mourant – 1914 (bronze)

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Centaure mourant – 1914 (bronze)

Héraclès archer – 1909 (bronze)

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Héraclès archer – 1909 (bronze)

27Cette sculpture ne serait probablement pas née sans, neuf ans auparavant, l’irruption de la Tête d’Apollon (1900), qui met les spécialistes de Bourdelle d’accord pour faire d’elle un instant décisif. Quelle est-elle ? Une simple tête d’homme, casquée et portée au sommet d’un socle à la géométrie multiple. « L’écriture » en est accidentée, et pourrait même sembler accidentelle. Apollon ne « fait » rien, alors que Bourdelle est un maître du mouvement : que l’on songe au bras pointé vers le ciel d’Adam Mickiewicz, au pas cadencé du cheval du Général Alvear, à la rondeur des hanches de Pénélope attendant, ou aux simples mains crispées qui suffisent de manière synecdoquique à décrire tout un homme. Apollon ne fait rien, ne dit rien de particulier. Il a les yeux grand ouverts sur le monde, sur le temps. Et il effraie ses contemporains. Lorsque le sculpteur montrera le modèle à son maître Dalou, celui-ci se dira inquiété par l’œuvre ; quant à Rodin, il en fut épouvanté. Cet effroi aurait ravi un autre titan qu’est le poète René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience[11]. » Les œuvres de Bourdelle justifient les égards de leur spectateur et la patience de l’artiste à les laisser advenir.

28Apollon participe d’un des mystères de la sculpture qu’est le hiératisme : mystère de présence qui se poursuit, depuis les idoles cycladiques jusqu’aux saints de Chartres, et des vierges médiévales aux guerriers africains d’Ousmane Sow. Tous partagent cette étrange nature d’êtres debout et silencieux, manifestant de façon muette leur puissance, prouvant leur lucidité par leur regard pour toujours ouvert sur le monde, exigeant leur place parmi nous : non pas plaqués contre des murs comme des toiles, mais placés au centre de l’espace, dévorants de présence.

Le combat d’Apollon

29Dans un carnet écrit dans les derniers jours de sa vie et titré « Le combat d’Apollon », Emile-Antoine Bourdelle confie le tourment majeur et fondateur que l’avènement de cette œuvre a constitué pour lui. Cette statue exhale à la perfection la réalité profonde de la sculpture qui est fixation des rêves, survivance de la réalité, magnification de la chair, dépassement du temps, imprégnation de l’âme à la matière et mystère de présence perturbatrice. Nombreuses sont les œuvres de Bourdelle à dire, dans le mutisme de leur bronze presque sans couleur, la splendeur d’un art aussi réel et exigeant que la vie, aussi brutal que le combat du soldat, aussi plénier que la méditation du philosophe.

30A l’instar de Bourdelle lui-même, qui disait : « Si nous aimons notre art, il ne faut pas connaître les hommes, il faut connaître les œuvres », nous ne pouvons suppléer par aucun mot la réalité dévoratrice d’espace que sont les titans silencieux qui siègent au musée Bourdelle, là où des mains fertiles les ont fait naître.

Tête d’Apollon – 1898-1909 (bronze)

figure im4

Tête d’Apollon – 1898-1909 (bronze)

Notes

  • [*]
    N.B. Toutes les photos : © Jean-Olivier Rousseau pour le Musée Bourdelle, Paris.
  • [1]
    N. f. xixe siècle. Dérivé de glypto-, tiré du grec gluptos, « gravé », sur le modèle de bibliothèque. Musée où sont conservées des collections de pierres gravées et, par extension, des sculptures. L’une des plus belles glyptothèques se trouve à Munich : http:// www. antike-am-koenigsplatz. mwn. de
  • [2]
    Gaston Varenne, Bourdelle par lui-même, Fasquelle éd., Paris, 1937, p. 10.
  • [3]
    Ibid., p. 142.
  • [4]
    Beethoven, lettre du 16 novembre 1801 à Wegeler, in Brigitte et Jean Massin, Beethoven, Club français du livre, 1960, p. 104.
  • [5]
    Ibid., p. 34-35.
  • [6]
    Ibid., p. 38.
  • [7]
    Cléopâtre Bourdelle-Sévastos, Ma vie avec Bourdelle, Association Paris-Musées, Paris, p. 21.
  • [8]
    Id., p. 47.
  • [9]
    Ibid., p. 3.
  • [10]
    Ibid., p. 48.
  • [11]
    René Char, Commune présence, Gallimard, 1978, p. 299.
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