Trois films d’Artavazd Pelechian : Nous, Les Saisons, Notre siècle
1Parfois, et c’est heureux, l’actualité du cinéma réside dans la sortie en salles d’une poignée d’œuvres inédites, réalisées voici plusieurs décennies. La dictature du présent cède alors la place à la vérité de l’art. C’est le destin des courts-métrages inclassables de l’Arménien Artavazd (c’est-à-dire Arthur) Pelechian. Ce camarade (en section mise en scène) de Tarkovski au VGIK, l’école de cinéma de Moscou, reste pour l’heure peu connu en Occident, malgré quelques fervents admirateurs français (dont Daney dans les années quatre-vingt, avant une rétrospective au Jeu de Paume dans les années quatre-vingt-dix).
2Des trois films proposés aujourd’hui, le plus extraordinaire est le premier, Nous (1969), considéré à juste titre par son auteur comme son premier essai digne d’être pris en compte, même si sa filmographie commence en fait dès le début des années soixante. Nous est indescriptible. C’est pour le spectateur une expérience décisive, comme il y en a peu. Cinéma sonore, et non parlant (quasi absente, la parole n’y est que rumeur), qui propose une alternative inédite au cinéma parlant, cinéma qui se pose en fils unique du cinéma muet. Et c’est bien aux années vingt qu’on songe, avec ce chaînon manquant de l’histoire du cinéma qui relierait les partisans du montage actif (Eisenstein, Vertov) et les tenants d’une vision plus contemplative (Dovjenko, Barnet), l’invention du mixage venant en quelque sorte apaiser les soubresauts du montage. Le miracle de Pelechian est de donner, d’un montage très travaillé, le sentiment d’un tout organique qui fait oublier jusqu’à l’idée de fragment. C’est que l’unité (du plan, mais aussi du personnage) ne prend ici son sens que dans une communauté (ce Nous collectif du titre), celle de l’espèce humaine, en fin de compte. Cinéma éruptif, torrentiel, qui emporte tout sur son passage, en une suite de vagues musicales accordées au rythme cardiaque, de l’homme et de l’univers. Cinéma tout à la fois lyrique et épique, tenant du croquis et de la fresque, croisant Magnificat et Requiem, bonheur et malheur, ferveur et massacre. Le destin douloureux des Arméniens du xxe siècle est certes toujours à l’arrière-plan, mais Pelechian dépasse les particularismes pour tendre à l’universalité de la condition humaine. Par des moyens strictement poétiques, de cinéma (un puissant rythme interne, sonore, souvent manifesté par une musique classique, informant un montage serré d’images de toutes provenances, archives et documentaires), les films de Pelechian nous rendent à notre humanité.
3Le miracle est peu reproductible par nature ; aussi perçoit-on une certaine usure de film en film. Les Saisons (1972) est encore une grande réussite, la riche pâte documentaire restant unifiée par le regard rigoureux du cinéaste, attentif à la poésie la plus concrète, souvent insolite. Comment oublier, par exemple, ces faucheurs magiquement en cadence, puis ces meules dévalant les prés pentus en un ballet surréel ? Pour Pelechian, la vie est élan, étreinte, et son cinéma chanson de geste. Dix ans plus tard, Notre siècle (1982) semble plus confus, hésitant entre célébration et parodie, tragique et comique. Prenant prétexte de la conquête spatiale, tout en s’autorisant des incursions chez les pionniers de l’aviation, Pelechian montre le xxe siècle comme le temps de l’enthousiasme et de la déception, d’un hubris séducteur mais destructeur, celui du mythe fallacieux du Progrès. Cette réflexion sur la démesure est pertinente, mais elle pèche par sa longueur excessive (près de cinquante minutes), entraînant redites et lourdeurs. A la décharge du cinéaste, il faut dire que la vision consécutive de trois œuvres aussi puissantes n’est pas sans poser de questions au spectateur. Il faudrait voir isolément ces films si denses ; mais la distribution en salles exige commercialement une certaine durée. L’idéal serait donc une édition DVD, permettant à chacun de goûter ces perles comme, en littérature, autant de nouvelles brèves.
4Philippe Roger
Shotgun Stories, de Jeff Nichols, film américain (1 h 32) sortie le 14 novembre, avec, notamment, Michael Shannon, Douglas Ligon, Barlow Jacobs
5La réussite de Shotgun Stories tient à ces petits miracles qui ont fait la légende du cinéma indépendant américain et de ses golden boys. Dans une urgence qui confinait au suicide – seulement vingt-et-un jours de tournage pendant lesquels le jeune cinéaste ne visionna aucun rush –, Jeff Nichols a réalisé ce premier film en tentant le tout pour le tout, et a finalement tiré son épingle de ce jeu risqué. Shotgun Stories est une œuvre à la mécanique minutieuse, presque obstinée à vouloir mener ses personnages jusqu’à l’irréparable.
6La mort d’un père honni y réveille ainsi les blessures de deux familles et ménage une scène liminaire dont l’intensité taiseuse se propage dans le film. Sur le perron, Son (Michael Shannon) reste muet, le regard fixé en contrebas sur sa mère venue annoncer la nouvelle du décès. Derrière lui, ses frères Boy et Kid se sont tapis dans la nuit sans rien dire. Dans cette réunion de famille improvisée, pas un mot tendre ne sera prononcé. Chacun est figé dans une haine sourde que l’enterrement du pater familias perce enfin à jour. Devant un parterre médusé, Son s’invite à prononcer une homélie peu amène. « On peut arrêter de boire, se découvrir chrétien et ne pas changer. C’est ce même homme qui a fait comme si nous n’avions jamais existé. C’est de cela qu’il répond aujourd’hui », lâche-t-il froidement avant de cracher sur le cercueil de ce born again détesté. Pour ses demi-frères Mark, Stephen, John et Cleaman Hayes, nés d’une seconde union, cette provocation est une déclaration de guerre intime qui minera les rangs de cette vaste fratrie.
7Chaque camp est détenteur d’une image du père qui insulte l’autre : celle d’un ivrogne violent battant femme et enfants s’oppose invariablement au mari aimant qui vit dans l’amour du prochain. Post mortem, cette personnalité à deux visages met donc à feu et à sang ses deux familles, fondées sur les contradictions de sa psychologie. Et dans cette vendetta à mort, tous les moyens sont bons. Un serpent capturé dans les champs de coton finit sur la pelouse de Son dans l’espoir d’une morsure venimeuse ; une batte de base-ball devient une arme pour avoir le dessus sur Mark. Malgré leur violence, les affrontements des clans Hayes ressemblent à des bagarres de cours de récréation sans arbitrage, ni holà.
8Mais, dans les temps morts de cette lutte, Shotgun Stories ménage des moments de grâce arrachés à l’enfance. Son, Boy et Kid – dont les prénoms revisitent tous les états de la prime masculinité (en anglais : son, le fils ; boy, le garçon ; kid, le gosse) – goûtent à une camaraderie régressive : en plein midi, la ville semble leur appartenir. Pas âme qui vive à l’horizon, juste ce trio de pieds nickelés adossé à un garage et rattrapant le temps perdu à trente ans, entre gorgée de bière et virée en voiture.
9Comment se défaire du poids de la haine lorsqu’elle est presque génétique, arrimée à un père que même la mort ne fait pas disparaître ? Cette problématique, Jeff Nichols la filme sur fond de plaines à blés et d’étangs poissonneux dans l’Arkansas, réveillant soudain les souvenirs de La Ballade sauvage et des Moissons du ciel de Terrence Malick. Voici une paternité qui, espérons-le, n’empêchera pas Nichols d’aller de l’avant.
10Nicolas Bauche
Faut que ça danse !. Film français de Noémie Lvovsky, avec Valeria Bruni-Tedeschi, Jean-Pierre Marielle, Bulle Ogier, Sabine Azéma, Bakary Sangaré, 1 h 40. Sortie le 14 novembre
11La voix off haut perchée de Valeria Bruni-Tedeschi donne le ton : « La dame blonde en sari, c’est ma mère. » Quarantenaire déboussolée face à une mère qui perd la tête et à un père séparé qui s’en lave les mains, la narratrice jongle avec les cocasseries de la vie, tantôt dévorée par l’angoisse, tantôt capable de recul humoristique qui l’aide à continuer. Cette politesse du désespoir inaugure un long défilé de clichés dont Noémie Lvovsky est hélas coutumière : que l’on se souvienne de l’usage des couleurs vives dans La Vie ne me fait pas peur ou des intermèdes musicaux des Sentiments ; ici, c’est la danse qui tient lieu de métaphore vitale, de liant sous-jacent assurant la continuité affective entre les membres d’une famille défaite. Que le père (Jean-Pierre Marielle) visionne à plein volume Top Hat avec Fred Astaire sur son poste de télévision ou prenne un cours de claquettes (sans que l’on puisse voir ses pieds), que l’héroïne danse avec son bébé dans la scène finale, et nous voici sommés de nous attendrir, d’esquisser un pas de danse.
12A quoi donc le mouvement auquel nous invite le titre vient-il répondre ? Au déni – déni de mémoire pour un père qui n’assume ni sa vieillesse, ni sa situation familiale, ni sa judéité, ni même l’Histoire collective, puisque, enfant, sa fille lui entendait conter qu’il avait assassiné Hitler. Déni du corps pour la jeune femme persuadée que les résultats d’une analyse médicale lui apprenant sa grossesse appartiennent en fait « à une autre dame ».
13L’idée de confronter ces personnages à la « réalité » sous la forme d’un lieu, d’un objet, d’une situation les plus encombrants possible, ne manque pas de charme. Au cours d’une visite, le père s’endort dans un char de la Seconde Guerre mondiale et reste enfermé toute une nuit au Mémorial du martyre juif ; sa fille, à force de ne pas préparer sa grossesse, devra accoucher dans une bibliothèque, etc. La liste serait longue, et c’est là le problème : le scénario de Faut que ça danse ! a des allures d’inventaire. Même sa distribution, un « coup de casting » impressionnant, embrasse trop et mal étreint : que vient faire une Sabine Azéma échappée en droite ligne de Cœurs d’Alain Resnais, sinon précisément inscrire le film de Lvovsky dans cette filiation cinématographique ? Quant à Bulle Ogier, son personnage de mère semi-folle s’ancre peut-être dans une banale expérience autobiographique, mais il a un goût de déjà-vu depuis Bord de mer, de Julie Lopes-Curval, caméra d’or au festival de Cannes il y a quelques années. Il ne s’agit pas là de coïncidences, mais d’une allégeance répétée jusqu’à plus-soif à la « grande famille du cinéma français ». Les personnages de La Règle du jeu, disait Jean Renoir, « dansent sur un volcan » ; ceux de Lvovsky nous exhortent, d’un pas enjoué, à rejoindre la ronde de la fantaisie à la française relevée d’une once de Woody Allen et d’un soupçon de théâtre (l’acteur Bakary Sangaré, connu par son travail avec Peter Brook) – tous les ingrédients du succès sont là, l’air est connu, les pas sus de tous. Qui oserait choisir de faire tapisserie ?
Les Promesses de l’aube (Eastern Promises). Film américain de David Cronenberg, avec Viggo Mortensen, Naomi Watts, Vincent Cassel, Armin Müller-Stahl, Sinead Cusack, Jerzy Skolimowski. 1 h 36. Sortie le 7 novembre
14« Tu dépouilles souvent les cadavres ? » La question ne fuse pas entre deux vampires de série B, mais, dans un modeste salon familial, d’un oncle à sa nièce, sage-femme londonienne d’origine russe qui vient de voir mourir en couches une très jeune fille, de sauver son bébé… et de conserver son journal intime, écrit en russe. Cette question de l’oncle russe (interprété par le cinéaste polonais Jerzy Skolimowski) donne le ton du dernier film de David Cronenberg : a priori, la douce Anna (Naomi Watts) a tout d’une héroïne ; elle tente de déchiffrer ce qui a mené cette jeune fille à la mort, quoi qu’il lui en coûte, étant donné les circonstances mafieuses de celle-ci. Mais, si elle le fait, c’est parce qu’elle désire pour elle-même le bébé qui vient de naître orphelin. Recueillir l’enfant d’une morte, et même choisir son prénom, est-ce pure charité ou « dépouillement » de cadavre ? Le gangster russe Symion, dont le prénom apparaît dans les pages du journal intime, n’a que faire de telles distinctions : il connaît l’endroit de la Tamise où jeter à l’eau les cadavres encombrants ; et son chauffeur Nikolaï (l’étonnant Viggo Mortensen) débite les morts congelés avec une agilité d’expert.
15En mêlant un Londres aux rues familières, où évoluent des personnages modestes (Anna et les siens), et les activités à peine souterraines de la mafia russe, le scénariste Steven Knight réitère sa prouesse de Dirty Pretty Things de Stephen Frears : dans un hôtel de la capitale britannique, les vies banales d’une poignées d’immigrés clandestins cachaient un trafic d’organes aussi monstrueux que désespéré. Quant à Cronenberg, il poursuit sur sa lancée de A History of Violence, avec le même acteur et une violence aussi grande que justifiée, puisqu’elle n’a rien de gratuit. C’est peu dire que le réalisateur canadien interroge la violence : il l’examine sous toutes ses coutures, l’imbrique dans le personnage à la fois inquiétant et angélique de Nikolaï. Quand Mortensen, le regard clair, murmure en russe son allégeance à la confrérie qui l’accueille, genou au sol et torse couvert d’une immense croix tatouée, on songe à la fois aux borborygmes de Marlon Brando en Don Corleone dans Le Parrain et à la sincérité de son fils (Al Pacino) affirmant à sa fiancée américaine qu’il n’a rien à voir avec les activités de son père. Mortensen est à la fois le père et le fils du Parrain et son « saint-esprit », l’avocat Tom Hagen qui, dans la saga de Francis Ford Coppola, était choisi comme fils adoptif pour sa compétence et sa loyauté, au delà des liens du sang.
16Pourtant, l’inévitable comparaison avec Le Parrain joue en la défaveur des Promesses de l’aube. Certes, l’approche du milieu mafieux russe lie avec brio obscurantisme parareligieux et mépris pour la vie humaine ; mais il ne suffit pas de poser ces deux réalités contradictoires pour donner vie à ce milieu complexe, facilement en proie à la caricature. Insidieusement, la violence devient le masque d’un certain schématisme aussi bien psychologique (dans les rapports père-fils) que sociologique. Reste une mise en scène parfois virtuose, Cronenberg n’ayant pas son pareil pour capturer l’atmosphère singulière d’un lieu et en déplier les possibilités spatiales ; la bagarre au bain turc entre Nikolaï et deux tueurs tchétchènes restera comme une scène d’anthologie.
17Charlotte Garson