Notes
-
[*]
Philosophe
-
[**]
Psychanalyste. Auteur de : Ce que nos enfants essaient de nous dire, éd. Fleurus ; Psychothérapie de l’enfant. Imaginaire et rêve éveillé, éd. L’Esprit du Temps. Vient de paraître : Il est mort celui que j’aime, éd. L’Esprit du Temps.
-
[***]
Ecrivain. Auteur de La Femme de l’Allemand, éd. Arléa, 2007.
-
[****]
Auteur-illustrateur.
-
[1]
Christine Feret-Fleury, ill. Mayalen Goust, Père Castor/Flammarion, 2006.
-
[2]
La lecture de Gaston Bachelard nous avait prévenus de la similitude anthropologique entretenue entre L’air et les songes, José Corti, 1943.
-
[3]
Une recherche sur www.ricochet-jeunes.org, site d’analyse de la littérature jeunesse, donne un résultat de plus de 300 titres portant sur la lune.
-
[4]
Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Payot, 1951.
-
[5]
Eric Puybaret, Cache-lune, Gautier-Languereau, 2002.
-
[6]
Gilbert Durand, « les symboles ascensionnels », dans Les figures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, 1969.
-
[7]
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, Armand Colin, 2005.
1Nous nous préoccupons beaucoup des enfants, de leur éducation, de leur parole, de leur confort et de leurs désirs. Souvent nous croyons innover, faire mieux que les générations précédentes, corriger de graves erreurs, à moins de revenir à des recettes éprouvées après être allés chercher ailleurs. Mais toutes époques confondues, lorsque l’on évoque l’enfance, surgissent les souvenirs de « moments » qui scandent la vie de l’enfant. Parmi ceux-là : la promenade, le jeu, la leçon, le livre. Ils sont comme une ponctuation de l’enfance, des journées, semaines et mois. Toutes les couleurs s’y côtoient. A chacun, après avoir lu ces textes, de laisser surgir les siennes et d’en découvrir d’autres, dans l’attention qu’il porte aux enfants qui l’entourent.
2FLC
Promenons-nous dans les bois…
4Le « Tu viens, on va se promener » est un « Tu viens, on va rêver ». La promenade des terres d’enfance est blottie dans des détails immenses : une fourmilière géante, un bousier affairé, une cabane couverte de mousse. Moment d’enfance, la promenade n’est pas un privilège, mais le temps privilégié d’un partage sensationnel. Même le chien se met à aboyer à l’annonce du départ. Excités par le goût de l’aventure, les enfants crient, anticipant les joies à venir, pendant que les parents s’affairent : « On construira une cabane ; on ira voir les grenouilles ; on fera des ricochets. » Les pas des parents se règlent sur ceux des enfants, se faisant plus lents, moins musculeux. La nonchalance de la promenade familiale réveille les parents de leur sommeil d’adultes, les émerveillements de l’enfance prenant l’initiative. « Regarde », dit l’enfant ; « Fais voir », dit le parent ! Ici, l’air de famille est un mimétisme des corps. Les postures des promeneurs se ressemblent : les mains derrière le dos, le père se surprend à marcher du même geste que son père, voyant ses enfants le mimer à son tour.
5On se prépare pour la promenade. On met ses bottes préférées, on se munit d’un petit sac qu’on fourre dans ses poches, au cas où. Se promener, c’est se disposer à accueillir ensemble la surprise d’un « au cas où » d’autant plus agréable qu’il est imprévisible. Polysensorielle, la promenade enregistre ce qu’on appellera plus tard des impressions d’enfance. La découverte d’un papillon sur le bord du chemin ou de la carcasse dorée d’un scarabée ; la forme biscornue d’un caillou inoubliable, la fulgurance inattendue d’un blaireau qui déboule, ou le parfum léger de la violette cueillie sur un talus qu’hier encore on prenait pour une montagne ; les brassées de marguerites plongées à la maison dans un ancien pot de confiture ; la piqûre de l’ortie et le rugueux de l’écorce de l’arbre où l’on grimpe, font de la promenade une danse perceptive, une rêverie marchante peuplée de sensations. La promenade offre une terre nourricière à partir de laquelle se déploient ces grandes images d’enfance donnant de l’épaisseur aux intériorités, constituant le terreau commun des imaginaires familiaux. En elle, les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Ces correspondances fondent la vie de l’âme et le cœur des foyers ; les familles s’en souviennent. Notre intérieur est tapissé de ces joyaux amassés par ces impressions d’enfance. L’adulte fera fonds sur ces images d’enfance comme sur des assises existentielles. Les images des sources enfantines sont des images-ressources !
6La promenade n’est pas le déplacement soucieux de la géométrie de ses traversées, amoureux des droites, des trajets les plus courts. La promenade n’est pas non plus la marche, assurée de son pas, cultivant les conquêtes spatiales et les défis ascensionnels. La marche adore les verticales, calcule les dénivelés, recherche les performances. La promenade, elle, se plaît aux spirales. En elle, l’éloge de la lenteur avance au rythme des rapprochements et des éloignements à l’égard de ce point fixe qu’est la maison, l’appartement, le nid. Avec elle, l’espace s’apprivoise plus qu’il ne se traverse ou se conquiert, dans l’insouciant gaspillage des va-et-vient. L’enfant, pour une fois en avance, se précipite vers ses parents pour exhiber sa trouvaille, découvrant, riche de ce partage, qu’on n’est jamais au retour comme à l’aller. Spiralée, la promenade est tout autre chose qu’une promenade hygiénique. Elle ne cherche pas la musculation, mais l’augmentation onirique. On y joue à cache-cache, sortant des rôles pour savourer les personnes, le père redevenant papa, la mère, maman consolante. Mine de rien, en famille, on se promène pour se retrouver. Ni prosaïque déplacement, ni marche comme prose du sol, la promenade est une poésie du pas.
7La promenade est aussi scansion du temps. Son rythme intercale, dans l’ordinaire des jours, un temps privilégié. Avec ses rites, la promenade se fait ballade du temps qui passe. C’est pourquoi il n’est pas de promenade sans repère à partir duquel penser son aller et son retour. Aller jusqu’à l’arbre penché ou le point de vue sur le village qu’on affectionne en dit plus qu’un repère de géographie physique. Cet étalon de mesure évoluera au long des âges de la vie familiale. Ce sera toujours le même tour, mais ce ne sera jamais la même promenade. Il fallait avant-hier la poussette ; le circuit qui était hier un voyage devient presque étroit pour l’enfant qui a grandi ; aujourd’hui, les enfants ont l’audace de faire crisser les pneus de leur vélo quand devisent les grands ; après-demain surgiront les cannes des grands-parents dans une nouvelle lenteur. La promenade nourrit une géographie mentale autour d’un point notable où l’on se retrouve dans la joie apaisée des souvenirs. « Tu te souviens des cabanes construites dans l’arbre avec les cousins lors de l’été caniculaire, de la chute mémorable dans ce trou d’eau vaseuse ? »
8En promenade, les événements imprévus ne sont pas des incidents de parcours, mais les raisons d’être du parcours. Aller se promener livre à autant de petites sources de la vitalité propices à la rêverie. La mémoire familiale s’en trouve enrichie, faisant de l’enfance ce réservoir d’images sensuelles sur lesquelles faire fond pour parler, ressentir et vivre une expérience du monde. Parcourir, c’est donc se souvenir pour demain. Les familles cultivent précieusement dans leurs iconostases l’image des promenades d’enfance conçues comme des îlots d’assurances inaugurales où se reposer. Les promenades d’enfance ne sont donc pas des chemins qui ne mènent nulle part, mais des expériences fondatrices. C’est pourquoi la bonne promenade n’est pas la promenade sécurisée des sorties de groupe, mais la promenade sécurisante. La poétique de la promenade sollicite un vouloir-vivre plus fondamental que celui d’un traité du savoir-vivre. Assurante et rassurante, ses assises arriment aux rivages du monde.
Le jeu et l’enfant
10Winnicott, ce psychanalyste qui sut si bien parler de l’enfant, a mis en évidence quelques processus, proposé quelques mots-concepts devenus aujourd’hui, plus d’un demi-siècle plus tard, familiers. Ainsi l’objet transitionnel si souvent cité, à temps et à contre-temps. Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est l’accent qu’il a mis sur le jeu, indispensable à la croissance de l’enfant.
11Plus exactement, ce que nous lui devons, c’est la distinction essentielle qu’il établit entre deux activités de jeu pour l’enfant : le game, dont le « jeu de société » serait le meilleur représentant, et le playing, activité de jouer où la créativité de l’enfant est à l’œuvre, déployant son imaginaire. Le playing, ce serait « l’être en train de jouer ». Le game apprend la loi à l’enfant, les règles qui doivent être respectées, la justesse et la justice, et même le principe de réalité ! Le partage du rire, certes, mais plus encore que le rire, le sérieux de la partie engagée, l’acceptation de l’échec, la lutte pour gagner.
12Celui qui refuse de se plier à tout ce corpus n’est pas un bon joueur.
13Ecrivant ces lignes, je suis prise d’une honte et d’un regret rétro-spectifs. L’une de nos filles aimait beaucoup ces jeux dits de société et considérait que ses sœurs et ses parents ne mettaient pas assez de sérieux et d’application dans ces parties de cartes qu’elle aimait. Les jetons y représentaient la monnaie utilisée. Pour rendre plus attractive et plus passionnée la partie, de ses propres deniers elle avait acheté des chocolats en guise de monnaie et nous les avait distribués dans un respect absolu de la règle instituée pour ce game. Hélas ! les friandises ont été dégustées hors jeu, et la courageuse petite fille, qui avait cru intéresser ses partenaires en distribuant des valeurs réelles, a été déçue. Ses protestations ont été fort mal accueillies, quelque peu ridiculisées… Et mes regrets tardifs sont à la mesure de sa découvenue.
14On l’aura compris, je préfère le jeu au sens playing. Ici règne la liberté. Le conditionnel est le mode grammatical le plus adapté : l’enfant s’engage tout entier dans une activité de création ; l’imaginaire est libre et partagé.
15Playing est l’activité déployée dans les jeux de rôle, dans « l’histoire dont vous êtes le héros », et que moniteurs et enfants peuvent lancer et vivre ensemble. Playing la construction d’une forteresse, les jeux dans les bois (même lorsqu’une certaine règle régit les rapports). On se fait peur, on s’attaque, toujours avec un engagement du corps, de l’émotion. Des effets de surprise dus à une image mise en œuvre… Certes, la règle établie doit être respectée. Car il y a généralement une règle : « Eux, ce sont les méchants. Nous, ce sont les gentils. On se bat. Mais, même si on y va fort, on ne se touche pas. Autrement, ça n’est plus du jeu. » Ici, la règle régit des comportements, crée même une morale. Alors que la règle du game est à la source même du jeu. Sans elle, le jeu est impossible. Peut y apparaître une règle morale : « On ne triche pas. » Ou alors on introduit une autre règle : « On a le droit de tricher ! » Aux joueurs de savoir tricher ou reconnaître et désigner le tricheur, et cela fait partie du game. Dans le playing, la règle définit essentiellement un cadre, parfois une morale. Elle donne des repères. Elle n’est pas constitutive du jeu. Comment le serait-elle dans les jeux de déguisement, de dînette (abandonnée de plus en plus précocement) où, à partir de quelques objets réels (une écharpe, une petite casserole), on accomplit des gestes, on rêve une autre vie : « On dit que ça serait… » « On dit que », et l’emploi du mode conditionnel nous fait entrer dans une autre dimension, substituant à la quotidienneté une réalité nouvelle, qui s’apparente au rêve et dans laquelle les enfants (et parfois leurs partenaires adultes) entrent pour quelques heures.
16Marine et Chloé se déguisent : « On serait des princesses ; tu nous dirais : “Bonjour Majesté”. » « On serait en colonie… tu serais la monitrice. Elle, elle serait pas sage. Tu la gronderais, et elle se sauverait. On se sauverait ensemble, tu nous trouverais pas. » Le dessin du jeu est établi, la règle imaginée et permettant à l’imaginaire de se déployer doit être respectée. Mais, dans ce cadre, tout est permis ! On peut crier des insultes, faire des grimaces… et même aller piquer un paquet de biscuits impunément : « Mais c’est dans le jeu ! elle ferait des tas de bêtises ! »
17Attention, donc, dans ces jeux-playing, si l’on veut pouvoir jouer au mieux et accepter le maximum… Attention à établir le cadre à ne pas dépasser. Accepter de passer de l’autre côté du miroir et d’y bien incarner son rôle. Ne pas faire mal en vrai. En somme, le passage à l’acte est interdit. Le « comme si », le « on dit que », permet d’éprouver au maximum et sans danger.
18Mais aussi l’activité de playing peut être solitaire.
19Erwan me parle de ses jeux avec des petites figurines, chez lui. Il me raconte avec entrain l’histoire d’un chevalier enfermé dans une tour, encerclé de toutes parts. Comme je lui demande ce qui va arriver au chevalier, il me répond avec grand sérieux qu’il n’en sait rien : « Il faut que je rentre, j’ai tout laissé installé, j’ai défendu à ma mère d’y toucher… Tous les jours je recommence le combat. Je vous dirai la prochaine fois ce qui est arrivé. » La prochaine fois, c’est-à-dire dans une semaine. Il n’est pas question pour lui d’imaginer de loin ce qui arrivera. Les événements doivent survenir réellement en sa présence (et de son fait, bien sûr !) au cours même de cette activité de playing… au sens où c’est de cet état en train de jouer que résulte l’histoire produite par le jeu et le sous-tendant. Erwan y trouve plaisir. Il jouit de sa puissance. Il sait demeurer en haleine. Des années plus tard, il se souviendra de sa hâte lorsqu’il rentrait chez lui après la classe pour retrouver le jeu qui l’attendait.
20Ne serait-ce pas la même hâte qui habite l’enfant (et aussi l’adolescent et l’adulte !) lorsqu’il se précipite sur son ordinateur pour des jeux imaginaires que d’autres qu’il ne connaît pas ont préparés pour lui, mais où s’expérimente une activité de pari et d’invention dans les limites que lui assigne le protocole ? L’émotion qu’il éprouve lorsque son héros entre dans la grotte du dragon – risque de mourir s’il ne trouve pas le trésor – n’est-elle pas la même que celle éprouvée dans les jeux de rôle ?
21Peut-être. Et pourtant, pas tout à fait. Peut-être, en effet, l’émotion, la hâte, la projection de soi-même dans les personnages et jusqu’aux transferts qui y sont à l’œuvre sont-ils les mêmes. La conscience que le jeu existe hors des joueurs, sans les joueurs, ou entre d’autres joueurs attachés à la même histoire, en modifie les donnes. Le joueur entre en effet ici dans un monde qu’il n’a pas inventé lui-même. Peut-être, comme dans le jeu de cartes, le cluedo ou le fameux monopoly, qui appartiennent bien à la classe des games. Oserai-je cependant dire qu’il n’y a aucun plaisir créatif à l’œuvre, que l’imaginaire demeure en friche lorsque Mlle Rose est désignée comme assassin armée d’un chandelier, lorsqu’un joueur s’empare des plus beaux immeubles de Paris ou qu’un autre entreprend un voyage au long cours pour acheter des épices, de l’or ou de la laine ? Certes non.
22Alors, où est la différence entre tous ces jeux ? Ou, plutôt, n’est-il pas factice de distinguer aussi clairement le game du playing ? Ne devons-nous pas admettre qu’il peut y avoir du playing dans tous les jeux, à condition qu’on laisse place à l’imagination et que l’émotion éprouvée soit moins celle de gagner que celle du plaisir de jouer ?
23En même temps, la règle est toujours nécessaire, que ce soit dans les jeux imaginaires ou dans les jeux vidéo : une règle qui offre des repères dans le playing. Peut-être, dans les jeux vidéo, est-elle au cœur même du playing apparent, fondant et permettant le jeu, l’enracinant – comme c’est le cas dans les jeux de société de la famille du game.
24Ainsi la distinction si juste de Winnicott demande-t-elle a être modulée en fonction de l’attitude même du joueur et de sa participation au jeu.
Leçons, mémoire vive
26Ce petit mot, leçon, quel écho immédiat dans notre mémoire, quelle émotion singulière, comme si, de seulement l’entendre nous faisait pénétrer d’un coup au profond de notre enfance… Leçons subies, aimées, oubliées, retenues, visages, voix et regards disparus, quel sens leur donner, après tant d’années ?
27Il y a des leçons qui n’en ont pas l’air ; venues si naturellement, si légèrement, qu’on ose à peine les nommer telles.
28C’est ma mère qui m’a appris à lire, de façon si douce, si tendre, si jolie, que je m’en suis à peine aperçue. J’avais quatre ans. La guerre allait se terminer. Mon père n’était pas encore rentré. Nous avions beaucoup de temps.
29Ma mère, assise devant la fenêtre ouverte au soleil, moi sur ses genoux ; elle tient déployé un vieil abécédaire aux couleurs fanées qui avait été le sien. Illustrations démodées ; odeurs anciennes. J’adore la forme de la grande lettre noire qui annonce chaque image : le Z farfelu de zèbre, le W mystérieux de wagon, le B potelé de bébé, le O musical de oiseau… J’adore la façon dont, ces mots, ma mère les prononce, fait sonner leur initiale, la mime, la joue, donnant à chacune sa valeur, sa personnalité, son charme propre. Le signe qui la désigne, ce beau signe noir et fort, je le reconnais vite. Bientôt, je saisis le jeu des consonnes et des voyelles ; je les assemble. Nous rions. Je sais lire.
30* * *
31A cinq ans, on m’inscrit dans une école privée, dont la directrice, se fondant un peu vite sur mes talents, me fait sauter d’emblée le cours préparatoire, alors que je ne sais compter que jusqu’à 20.
32Je fais mon entrée dans la classe en pleine leçon de calcul. On me fait asseoir au fond. Debout sur l’estrade, une grande femme grise et sèche, de la pointe de ses cheveux à ses bas épais, profère des mots inconnus tout en couvrant le tableau noir de chiffres. Je n’ai pas le souvenir de son visage, ni de son regard, mais bien celui de son ton impérieux, métallique, impersonnel, et celui du choc cruel de la craie sur le tableau.
33J’essaie d’écouter, dans l’ébahissement. Je regarde s’inscrire d’énigmatiques couples de trois chiffres, flanqués à leur gauche d’un trait bizarre, et j’assiste à un rituel singulier, chanté ou parlé, on ne sait. Puis la maîtresse frappe dans ses mains pour faire tomber la poussière de craie… Voici à présent qu’elle appelle une élève au tableau, lui fait poser une opération… Il est question de retenues… De drôles de petits chiffres apparaissent au-dessus des autres. Très bien, dit la maîtresse, vous avez compris. La fille restitue la craie, regagne sa place. Une autre paraît, qui, à son tour, s’exécute… Parfait, dit la maîtresse. Quelqu’un d’autre ? Qui ? Le cœur me bat ; mon ventre se serre. Et si c’était moi ?
34– Vous, la nouvelle, venez.
35Je m’avance. D’une main hésitante, je saisis la craie qu’on me tend.
36– Vous écrivez : 548 moins 224.
37– …
38– Eh bien ? J’attends !
39La classe, cette classe de géantes de sept ans, s’esclaffe. Il apparaît que je ne sais pas même écrire ces chiffres. Il apparaît que je ne sais rien faire. Il apparaît que je ne suis rien.
40C’est à ce moment qu’une terrible sonnerie retentit, annonçant la récréation de midi. Clameur de joie des élèves qui sortent en pagaille.
41– A nous, maintenant, dit la maîtresse. Vous ne sortirez pas avant d’avoir fini. Ecrivez. 548, un 5, un 4, un 8. Ce n’est quand même pas compliqué.
42La voix de cette femme me fait mal au ventre, au cœur, à l’âme. Je trace dans l’égarement des chiffres tremblés, informes. Alors elle s’exclame :
43– C’est tout de même incroyable qu’on nous envoie ça. Incroyable.
44Elle reste un moment confondue, tandis que mes larmes se mettent à couler. Je voudrais tellement être loin. Partie. Morte.
45– Et au-dessous, 224. Vous entendez ou quoi ?
46Dans un brouillard de larmes, d’effroi, de malheur, j’entends la voix implacable.
47– Et le signe de la soustraction ? Le signe de la soustraction ? Cela, au moins, vous savez le faire ?
48Ce sera en effet tout ce que j’écrirai. J’aurai appris, ce jour-là, avec le signe de la soustraction, celui de l’exclusion.
49* * *
50On m’a inscrite dans une école communale du quartier, le XXe arrondissement de Paris, dans la classe correspondant à mon âge.
51C’est un samedi après-midi d’hiver, et ce jour-là, il y a douche et lecture. Douche, parce qu’on est dans l’immédiat après-guerre et qu’ici les salles de bains sont rares ; lecture, parce que la maîtresse fait lire les unes pendant que les autres sont descendues à la douche ; et quand l’une revient, les cheveux encore mouillés, sentant bon le savon, c’est une autre qui s’en va. Cette leçon de lecture-là, presque dans l’intimité, nous l’aimons bien… Frapper doucement à la porte de la classe, l’ouvrir, apparaître dans cette petite aura de fraîcheur, se glisser à sa place, près du radiateur, écouter… « Entre vite, ouvre ton livre à la page 23… » Elle avait, cette maîtresse-là, l’accent charnu et tendre de la Bourgogne, celui de Colette.
52Il fait si sombre cet après-midi – « Il va neiger, mes petites, vous ne croyez pas ? » On a allumé les plafonniers, et c’est beau et étrange cette lumière qui fait de la classe une île dorée dans le ciel gris. Dans le silence, une élève ânonne le texte, corrigée doucement, de temps à autre, par la maîtresse. Il s’agit d’un extrait de souvenirs de Charles Vildrac. Il est question de neige, d’enfants qui patinent sur un étang gelé. Je le lis pour moi et je rêve… Par la fenêtre, à ma gauche, je vois notre cour d’école déserte, avec ses quatre marronniers… L’étang est là, et les flocons, et les enfants à longs foulards rouges… Bonheur soudain, inexplicable, bonheur fou de sentir que tout cela, le tout cela des livres, peut exister, que je peux le faire exister…
53– Il neige ! crie tout à coup une petite.
54C’est vrai, il neige. De vrais flocons qui tombent devant les fenêtres se mêlent à ceux de l’imaginaire. Tous les enfants s’exclament, se lèvent pour mieux voir. La maîtresse sourit. Je suis sûre qu’elle a compris. Je lui souris aussi. Elle sait.
55Oui, c’est bien dans la part la plus vive de notre enfance que s’enracinent nos souvenirs de leçons. La part la plus secrète. La plus fragile et la plus riche : celle où se dessine, où se trace notre relation future aux êtres et aux choses.
Le livre, l’espace, le temps : vue d’artiste
56Anne Guibert-Lassalle [****]
57Lorsque l’illustrateur dessine, il se met métaphoriquement au niveau spatial de son futur lecteur. Le livre pour enfants étant généralement destiné à des lecteurs de même âge que les héros représentés, le point de vue confondu du dessinateur et du lecteur se situe volontiers à l’horizontale des yeux des personnages. Cette perspective favorise l’identification du lecteur ; et elle a dominé, dans l’album, depuis les premiers « Père Castor » parus dans les années 1930.
58Depuis quelques années, de nouvelles tendances s’imposent graduellement qui bouleversent cet usage. Les focalisations se décalent vers le haut ou vers le bas. Choix esthétiques et parti pris d’innovation, elles renouvellent et enrichissent l’iconographie. Ces points de vue décalés sont apparus timidement dans des contextes particuliers. Leur utilisation était, dans leurs débuts, strictement justifiée par le scénario. Le héros, par exemple, escaladait un arbre, et le lecteur trouvait naturel qu’on lui propose ensuite de suivre la scène depuis le haut. Dans d’autres cas, le héros faisait une chute, et le crayon de l’artiste précipitait le regard du lecteur au ras du trottoir. Le procédé respectait une exigence de réalisme.
59Mais, depuis peu, apparaissent aussi des images qui ne recherchent pas de cohérence spatiale avec le scénario. Les focalisations y varient sans autre justification, semble-t-il, que le plaisir esthétique. Elles signent même le style de certains artistes, telle la talentueuse Rebecca Dautremer. L’illustration est fondée, dans certains albums, comme Je ne trouve pas le sommeil de Mayalen Goust, sur des changements répétés de perspective qui peuvent aller jusqu’au vertige [1]. Le parcours de la petite héroïne qui fouille tous les recoins de la maison pour découvrir où a bien pu se cacher le sommeil n’est qu’un faible prétexte à ces focalisations acrobatiques. A chaque page de ce beau livre, le point de vue choisi est souligné par l’application des couleurs en aplats géométriques. Ce procédé matérialise dans l’espace le trajet du faisceau lumineux et la division des couleurs à partir d’un point changeant du prisme.
60La suspension dans l’espace est également une tendance forte de l’album pour enfants. La représentation des héros libérés du sol, que l’on retrouve aussi actuellement dans la publicité, traduit une aspiration très ancienne de notre imaginaire [2]. Le sol, en tout cas, disparaît souvent des albums contemporains. Sa présence est seulement suggérée par les ombres des personnages qui le survolent. Le succès de ce thème graphique soutient tout un pan de la littérature enfantine qui explore, en ce moment, le thème du déplacement libre dans l’espace. Ce motif visuel a une influence indéniable sur l’élaboration des textes, et de nombreux contes se rapportent ainsi à l’air ou prennent la lune pour prétexte [3]. Cette insistante présence de la lune dans nos contes est sans doute une trace affadie laissée dans notre modernité par une lointaine mémoire chamanique [4] ; elle continue de tisser des liens avec notre conception du temps et de l’espace [5]. La lune, qui préside aux marées et rythme l’écoulement des mois, reste un symbole spatial du temps. Eric Puybaret a consacré un bel album à ce sujet. Il a imaginé que, sans l’intervention d’un « cache-lune » professionnel équipé d’un rideau, l’astre ne devient plus croissant et ne peut plus rythmer les jours. Le petit Timoléon a obtenu son diplôme de cache-lune, mais a perdu la pilule qui rend léger. Il lui faut trouver un autre moyen de quitter le sol. Il parviendra à atteindre la lune en organisant une pyramide humaine, mais il ne volera plus. Nous nous félicitons de cette belle solidarité, mais nous sommes un peu déçus tout de même. Notre aspiration à l’envol répond d’abord à notre désir profond de vaincre le temps. Sans ascension, pas d’immortalité, comme l’a établi Gilbert Durand [6].
61Il semble aujourd’hui que le rapport à l’espace prédomine dans l’imaginaire des enfants sur l’insertion dans le temps. L’évolution de deux mythes enfantins, Alice et Peter Pan, livre quelques repères de ce changement. Le décalage spatial des points de vue a été inauguré en littérature enfantine par le mathématicien Lewis Caroll lorsqu’il écrivit Alice’s Adventures in Wonderland, en 1865. Alice, en effet, est tantôt immense, tantôt minuscule, selon les substances magiques qu’elle ingurgite, et ses différences de taille modifient les focalisations de l’œuvre. Le schéma a été repris avec succès au cinéma en 1989 par Joe Johnston avec Honey, I shrunk the Kids. Dans Alice, la transgression des règles qui régissent l’espace est constamment rapportée au temps, comme le rappellent les interventions du lapin blanc muni de sa montre à gousset. Les perturbations de l’un entraînent des modifications de l’autre. Dans le conte de Caroll, les deux systèmes sont strictement enchaînés, alors que dans le film, le facteur temps n’est plus évoqué.
62Le mythe de Peter Pan, cet enfant volant qui a refusé de grandir, a également changé depuis sa création par James Matthew Barrie en 1904-1911. Il s’est progressivement dépouillé de sa dimension tragique liée au vieillissement. Au fil des années, la symbolique du temps s’est estompée, même dans les deux adaptations les plus fidèles au scénario de Barrie : le dessin animé de Walt Disney produit en 1953 et le film de Paul Hogan sorti en 2003. Le dessin animé, voué au rire et à l’émerveillement, a déjà perdu toute tension dramatique. Si la menace du temps y est encore présente, c’est sous la forme du crocodile qui a avalé la montre du Capitaine Crochet : le temps est devenu un procédé du comique. Dans le film de Hogan, la féerie du vol est toujours là, mais elle n’est plus l’antidote du temps qui passe. Elle est une rébellion contre l’incompréhension des adultes, elle creuse le fossé entre les générations. L’accent est mis, en effet, sur les personnages du Capitaine Crochet et du père de famille, Monsieur Darling. Joués par le même acteur, ils se confondent pour figurer l’archétype de l’adulte, briseur des rêves de l’enfance. Chez Hogan, plus encore que chez Disney, l’enfant qui se libère de la gravitation semble avoir échappé définitivement à la gravité de notre condition humaine. Il n’a plus ni mémoire, ni attachement pour qui que ce soit.
63Ce rapport complexe à soi et à l’espace renvoie à la définition de l’identité personnelle. Ce corps en lévitation qui séduit notre imagination correspond à une identité projetée plus qu’assumée. Ces focalisations instables suggèrent sans doute une difficulté à se situer soi-même. La linguistique et les théories de l’énonciation ont d’ailleurs repéré ces tendances psycho-sociologiques dans l’emploi de certains marqueurs grammaticaux. L’affaiblissement, en français contemporain, par exemple, de l’opposition entre « ici » et « là » confirme une dissociation difficile entre la sphère du moi et celle du non-moi [7]. L’utilisation dominante de « là » et de ses dérivés pour situer n’importe quel objet, qu’il soit proche ou éloigné, pourrait correspondre à une projection de soi hors de soi. Les linguistes nomment ces marqueurs grammaticaux de l’énonciation et du point de vue des déictiques. Etymologiquement, les déictiques sont des mots chargés de montrer, désigner. Ils parsèment nos discours d’une multitude de repères qui renseignent nos interlocuteurs, sans que nous nous en doutions forcément, sur notre point de vue, notre position et notre implication dans ce que nous disons. Ils posent constamment la question de l’énonciateur et de son identité. Le mot français « identité » ne vient-il pas d’ailleurs d’un déictique latin signifiant « celui-ci précisément » ?
64L’identité personnelle se situe à l’intersection des références spatiales et temporelles. Où poser le point origine lorsque le temps, figé dans un éternel instant, peine à ordonner l’abscisse de l’espace ? C’est la question que propose cette vision virevoltante de l’enfance, l’esprit tristement libre et solitaire d’un Peter Pan qui, quelques années plus tard, a oublié que son amie Clochette est morte, et même qu’elle a jamais existé.
Notes
-
[*]
Philosophe
-
[**]
Psychanalyste. Auteur de : Ce que nos enfants essaient de nous dire, éd. Fleurus ; Psychothérapie de l’enfant. Imaginaire et rêve éveillé, éd. L’Esprit du Temps. Vient de paraître : Il est mort celui que j’aime, éd. L’Esprit du Temps.
-
[***]
Ecrivain. Auteur de La Femme de l’Allemand, éd. Arléa, 2007.
-
[****]
Auteur-illustrateur.
-
[1]
Christine Feret-Fleury, ill. Mayalen Goust, Père Castor/Flammarion, 2006.
-
[2]
La lecture de Gaston Bachelard nous avait prévenus de la similitude anthropologique entretenue entre L’air et les songes, José Corti, 1943.
-
[3]
Une recherche sur www.ricochet-jeunes.org, site d’analyse de la littérature jeunesse, donne un résultat de plus de 300 titres portant sur la lune.
-
[4]
Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Payot, 1951.
-
[5]
Eric Puybaret, Cache-lune, Gautier-Languereau, 2002.
-
[6]
Gilbert Durand, « les symboles ascensionnels », dans Les figures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, 1969.
-
[7]
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, Armand Colin, 2005.