Notes
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[1]
Un peu moins de 50 € ; à l’orchestre, le prix redescend à 8 €.
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[2]
Jusque dans les années 1920, seuls les hommes pouvaient monter sur une scène, et tous les rôles féminins étaient interprétés – avec un talent déconcertant – par des comédiens chanteurs spécialisés.
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[3]
On se souvient de l’émoi qu’avait provoqué l’effondrement d’une partie du terminal 2 E de l’aéroport de Roissy en mai 2004, conçu lui aussi par Paul Andreu.
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[4]
Johann Hermann Schein, 1586-1630, lui aussi, déjà, Cantor à Leipzig de 1616 à sa mort.
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[5]
César Franck, 1822-1890.
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[6]
Dietrich Buxtehude, 1637 (?)-1707.
1A l’heure du métissage musical et de la world music, à un moment où le choc des cultures devient pour certains une clef de compréhension du monde, il est bon de redécouvrir aussi combien chaque musique est profondément liée à une langue, une époque, une culture, des codes, des personnes, un climat, des matériaux, une facture instrumentale... Le mélomane pétri de musique occidentale qui, voyageant de par le monde ou profitant du passage de musiciens dans sa ville, aura la chance de vivre un événement musical authentique dans une tradition autre ou à l’intérieur de sa propre tradition revisitée, sera aussi déconcerté qu’émerveillé de découvrir des cohérences différentes et de vibrer par sympathie sous un mode nouveau. Que ce soit en Chine ou au Brésil, en Suède ou au Sri Lanka, en France ou en bien d’autres lieux... l’expérience soulève des questions autant qu’elle y répond, mais elle vaut toujours la peine d’être vécue.
2Vincent Decleire
Venez au « pagode » !
3Véronique Donard
4Les Brésiliens expatriés vivent leur musique comme un battement de cœur, une respiration profonde, un soupir de soulagement. Quel que soit le style – le patrimoine musical du Brésil est si riche ! –, il est bon de s’installer dans son rythme et son discours, et d’y naviguer comme le ferait un marin heureux. C’est étrange de penser que tout va bien, lorsque l’on sait que le Rédempteur n’ouvre les bras sur Rio qu’en signe de découragement et d’impuissance. Les baissera-t-il un jour par lassitude ? Certainement pas, se dit-on, Dieu est brésilien et cela va s’arranger. Pour un Brésilien, il y a toujours moyen de s’arranger.
5Cette légendaire débrouillardise, caractéristique du peuple brésilien, imprime constamment ses marques dans la musique. Les instruments propres au pagode ne sont-ils pas – dit-on – nés des contraintes de cet hymne à la vétusté que sont les bus de Rio de Janeiro ?
6Vers les années 80, un groupe d’amis se réunissait régulièrement pour un pagode – terme qui signifie de façon générale « fête », « assemblée musicale ». Cependant, un problème se posait à chaque fois quant au transport des instruments. En effet, les percussions de samba sont volumineuses et certaines, notamment le surdo (le « sourd »), ne passaient pas par le tourniquet des autobus. Et c’est ainsi, dit la rumeur, que sont nés le tantam, le rebolo et le repique de mão, qui ont exactement les mêmes fonctions que leurs grands frères des écoles de samba, à la différence près qu’ils sont plus petits et légers, et qu’ils se jouent assis, ce qui est essentiel lorsque l’on est installé autour d’une table. Les autres instruments conviés furent les traditionnels pandeiro (tambourin à cymbalettes) et tamborim (le plus petit tambour des formations de samba), ainsi que le cavaquinho (petite guitare à quatre cordes) pour assurer la tonalité. Puis l’on voulut trouver à ce dernier un compagnon plus puissant : le manche et la caisse d’un banjo à quatre cordes furent adaptés, et le banjo cavaquinho a ainsi vu le jour…
7La formation classique de ce qui est alors devenu un style à part entière était désormais complète – l’autre élément essentiel étant la table accueillante, pourvoyeuse de mets et de boissons, autour de laquelle on joue. C’est ainsi que, des réunions informelles de ces amis ingénieux et excellents musiciens, est né le groupe « Fundo de quintal » (littéralement « fond d’arrière-cour »), référence absolue en la matière. Cependant, comme tous les styles populaires actuels, si le pagode a connu un apogée fulgurant, sa déchéance fut non moins rapide, jusqu’à devenir, dans ses dernières versions, un sous-style édulcoré qui suscite un mouvement de rejet de la part des Brésiliens eux-mêmes. Par conséquent, c’est bien au pagode traditionnel que nous nous référons ici, avec cette ironie qui consiste à dénommer « traditionnel » un style qui n’a même pas trente ans d’âge… Ce qui ne nous empêche pas de considérer son immense richesse, non seulement musicale mais aussi humaine.
8Car le pagode a beaucoup à nous apprendre. En délicatesse et en hospitalité, tout d’abord. Certes, c’est propre au peuple brésilien : qui que vous soyez, vous êtes bienvenu. Mais, dans le pagode, la relation prime sur tout ; elle est au centre même de sa dynamique, tissée de convivialité et de respect mutuel. Vous le remarquerez dès votre arrivée : même si vous ne connaissez personne, on vous sourira et vous traitera comme un habitué. Vous pourrez également observer cette qualité de relation dans le dialogue constant auquel se livrent les instrumentistes : le plaisir de chacun ne réside pas dans l’étalage de sa virtuosité – bien que la plupart soient des percussionnistes chevronnés –, mais dans la satisfaction d’écouter, de répondre et de placer la phrase rythmique juste, au bon moment. De cette justesse du dialogue musical naît un plaisir qui gagne immédiatement tous les participants. Ceux qui ne jouent pas entourent les instrumentistes en chantant et en tapant des mains ; debout, ils dansent librement. Le répertoire est composé de sambas traditionnelles ou actuelles (mode couplet/refrain), mais inclut très peu de morceaux d’écoles de samba, dont le tempo effréné convient peu à ce genre de réunions. En effet, pourquoi se presser quand on est bien et qu’on a le temps ?
9Nous l’avons dit, la notion de respect y est déterminante : non seulement de la rythmique, mais également des hiérarchies établies. C’est le meneur – habituellement, le joueur de cavaquinho – qui lance l’appel, entonne les couplets et décide des reprises, des « breaks », le tantam et le rebolo qui impriment la pulsation et dictent le rythme ; ces bases honorées, chaque instrumentiste peut laisser libre cours aux improvisations, en toute modestie. Cette dernière qualité qui, avec la maîtrise de l’instrument, fait la marque d’un bon pagodeiro, contribue à ce que, dans cette dynamique, l’un soit capable de céder sa place si un autre demande à jouer de son instrument. Ce dernier saura, quant à lui, attendre le moment opportun pour se proposer et, surtout, il sera capable d’assurer, sans quoi il lui vaudrait mieux s’abstenir. Car, s’il est permis de chanter faux – surtout après avoir bu quelques verres –, il est hors de question de couler le rythme !
10Le pagode peut ainsi être compris comme une véritable leçon de vie, et la fréquentation de ces tablées musicales rend chacun plus respectueux de l’autre et plus accueillant. Parce que la relation qui s’installe entre les participants est harmonieuse et juste, les barrières relationnelles habituelles – timidité, agressivité ou autre – tombent une à une. Quelque chose de l’être-là propre au peuple brésilien peut alors prendre toute sa place, et cette douce chaleur humaine dont parlent les étrangers amoureux du Brésil se diffuse de façon bienveillante et bonne. Lorsque l’on quitte un pagode, fourbu, éreinté mais heureux, on n’a, comme les Brésiliens, qu’une seule et unique certitude : oui, tout va bien et, sinon, tout va s’arranger…
A l’opéra de Pékin
11Brice Leboucq
12Pour une salle de huit cents places avec parterre, orchestre et balcon, le moins que l’on puisse dire est que le public de l’opéra de Chang An (dans le centre-ville de Pékin) est clairsemé : une petite quarantaine de personnes, dont une bonne moitié d’Occidentaux. Les Chinois présents sont des personnes âgées, et le soupçon que l’on va assister à quelque chose en voie d’extinction émerge.
13Certes, les œuvres qui y sont jouées ne brillent pas par leur modernité : le genre spécifique de l’opéra de Pékin, codifié pendant la dynastie Qing aux xviiie et xixe siècles, exprime la quintessence d’un bouquet millénaire de traditions populaires. Mais cela lui permet de styliser les caractères typiques de toute société humaine, les héros valeureux comme les vieilles femmes laides, les jeunes lettrés comme les traîtres perfides. Auxquels s’ajoutent les personnages fantastiques de la mythologie chinoise, tels le Roi des Singes ou le Génie du Lotus. Les invariants de l’humanité en quelque sorte, guère éloignés des protagonistes de la tragédie grecque ou des comédiens de la commedia dell’arte. Les efforts de modernisation réalisés depuis l’avènement de la Chine nouvelle sont restés marginaux.
14Le parterre de la salle est garni de tables et de chaises style Ming : pour 500 yuans [1] on y apprécie autant le spectacle que le thé qui vous y est servi, souvenir des « maisons de thé » de l’époque impériale. Le gong retentit, le rideau rouge s’écarte ; installé côté cour, l’ensemble orchestral – guère plus de dix musiciens – exécute un bref préambule. Les percussions y tiennent un rôle prédominant et normalisé. Tambours, gong, claquettes, ils rythment les évolutions des personnages, entrées, sorties, et surtout ces instants décisifs de la narration dont l’intensité à son apogée est toujours soulignée par une pause parfaite d’harmonie : la posture de chacun est alors définie dans une composition d’ensemble, regards fixes, écartements des doigts prescrits… Ailleurs, une accélération crescendo des percussions, suivie d’une décélération résolue par le gong, signifiera l’éclosion d’une idée chez un personnage.
15Avec un minimum d’accessoires, la gestuelle et les mimiques permettent de pallier l’absence d’éléments ou de décor par le jeu, mimant ici l’ouverture d’une porte, là la descente d’un cheval. Comme dans la pantomime européenne, le maquillage et le costume caractérisent les personnages en archétypes subdivisés en variantes d’âge, de bravoure ou de richesse. Voici venir cet homme revêtu d’une chatoyante pelisse fourrée, quatre fanions dans le dos, marchant pesamment sur des brodequins à semelle épaisse, et au féroce visage peint de rouge et de blanc, avec une barbe postiche grise : l’habitué reconnaît le général intelligent et courageux, d’âge mûr, qui saura comme personne botter les fesses de ses adversaires. Tel autre portera le visage tout blanc : méfiez-vous, c’est un traître, perfide et rusé. L’homme en noir symbolisera désintéressement et droiture. Mais telle jeune première [2] se contentera d’un maquillage d’embellissement rehaussant le front, les orbites et les joues d’un rouge de bon aloi. Parmi les guerriers, certains sont des maîtres en art martial, et les combats sont des démonstrations acrobatiques. Les personnages féminins ne sont pas en reste dans ces prouesses – même si les ondulations féeriques de leurs longues manches demeurent leur terrain d’excellence.
16Les arguments puisent dans l’histoire de l’Empire du Milieu – tel Les Générales de la famille Yang pendant la dynastie Song, ou Emprunter le vent d’Est durant l’époque des Trois Royaumes – comme dans les aléas de la vie ordinaire, avec Les Quinze colliers de sapèques ou Shi Qian vole un poulet. Mais la mythologie est bien représentée, par exemple Le Village aux fleurs de pêcher ou L’Offre d’une perle sur le Pont de l’Arc-en-ciel, celui-ci qui est joué ce soir : éprise d’un jeune lettré, la Déesse des vagues va défier les divinités offusquées pour faire triompher son amour pour un humain. Proximité inattendue mais saisissante du Platée de Jean-Philippe Rameau ! Outre les acrobaties, le chant joue ici son rôle expressif le meilleur, dans le registre de la complainte, de la déclaration ou de la joie. Si l’auditeur occidental a pu comparer cet art lyrique à des miaulements, c’est que ces chants et leurs accompagnements pentatoniques travaillent dans l’aigre-doux. L’orchestre adopte ce même registre, avec les sonorités aigrelettes du jinghu (vièle à deux cordes) et du suona (sorte de hautbois entêtant). La partie prépondérante incombant aux percussions, le rythme – articulations, silences, tutti, variations collectives de tempo – constitue toujours l’expression principale. Comme un dragon ondoyant, la musique porte ainsi de numéro en numéro la virevoltante fantaisie colorée.
17* * *
18Dans la démente frénésie de chantiers expéditifs qui s’est emparée des autorités pékinoises à l’approche des JO de 2008, un bâtiment de la Capitale persiste à rester inachevé, ouverture reportée sine die. Symbole prestigieux d’une métropole qui la consacrerait pourtant dans le grand monde de la culture internationale, ce gros galet de verre et de titane posé sur un plan d’eau persiste dans son mutisme énigmatique. Conçu par l’architecte français Paul Andreu, le bâtiment se fait désirer, et si des doutes ont pu germer quant à la qualité de sa conception [3], c’est bien davantage d’impatience que de crainte qu’est modelée l’attente forcée. Car, sous ses 40 mètres de haut et 200 de large, trois salles de mille à deux mille places sont prévues, l’une dédiée au concert, une autre à l’opéra occidental, la troisième à l’opéra traditionnel de Pékin. La moindre place n’y coûtera pas moins de 300 yuans : qui viendra ? Je ne peux m’empêcher de penser que cet équipement d’exception sert davantage la cause politique et le prestige d’une élite – un temps légitime, aujourd’hui malvenue –, que le désir sincère de promouvoir l’accession à la culture.
19* * *
20Devant moi, une Chinoise aux cheveux blancs chantonne par cœur et avec entrain les airs qui se succèdent. Elle commente discrètement à son jeune voisin quelques subtilités qui lui ont échappé. Je ne suis pas sûr qu’il les retienne.
A bord des orgues de Göteborg
21Elizabeth Giuliani
2221 juin : c’est sans doute la période la plus aimable de l’année pour une balade à Göteborg, ville méridionale et maritime de la Suède. Le solstice d’été donne lieu à une nuit entière de réjouissances ; toutes les maisons, tous les jardins s’ornent de symboles de fertilité et de lumière en hommage à celle, généreuse mais combien éphémère, que dispense la nature en ces contrées nordiques. Mais il n’est que midi, et pour quelques heures, quittant les séances studieuses d’un congrès international de musicologues, une trentaine de personnes des plus diverses par l’âge, la nationalité, les goûts (si l’on en croit du moins leur apparence vestimentaire !), se rejoignent dans l’une des salles du Conservatoire (Artisten) qu’elles fréquentaient depuis trois jours sans vraiment la voir. Là les attend cet aimable barbu qu’elles côtoient également quotidiennement au bureau des renseignements, et qui s’avère être le responsable du GOArt (Göteborg Organ Art Center).
23Alliant art du musicien, science de l’ingénieur, adresse du bricoleur et gentillesse du passionné, ce Néerlandais est installé en Suède depuis plus de dix ans et pour longtemps encore, espère-t-il. Il anime un centre de recherche, de restauration et de fabrication d’instruments conformes à la tradition de la facture nordique. L’Europe du Nord, en effet, depuis le xviie siècle, est l’un des berceaux du répertoire de l’orgue, mais avant tout de ses « outils ». On ne va pas seulement croiser l’histoire et l’esthétique musicales, mais bien embarquer à bord de « machines » de bois, métal, cordes et vernis qui se sont particulièrement acclimatées à ces rives hanséatiques où elles partagent nombre de leurs secrets de fabrication avec la marine. De même on ne va pas caboter en une seule période, mais voguer des siècles baroques à nos jours.
24Tous ses savoirs et ses savoir-faire permettent aujourd’hui à cette structure universitaire de restaurer – mais aussi de reconstruire – des instruments d’époque qui seuls peuvent faire résonner les œuvres passées qu’étudient ardemment les jeunes organistes, aux Etats-Unis notamment. Un autre avantage de l’orgue est qu’il impose souvent une architecture pour l’accueillir. Aussi une visite aux membres de cette famille suppose-t-elle la découverte de bâtiments eux-mêmes chargés d’art et d’histoire. Levons l’ancre. L’appareillage se fait dans la salle d’orgue du Conservatoire, d’une sobre et scandinave modernité, humanisée par le bois clair. Deux instruments y ont élu domicile. L’un est un orgue portatif du xviie siècle, délicatement orné de peintures florales, qu’une jeune femme à la grâce naturelle fait chanter de quelques exemples instructifs, avant – debout et les pieds nus – de servir quelques mets du Banquet musical de Schein [4]. Sur le mur d’en face, installé depuis 1998, un orgue symphonique dans le style français du xixe siècle ; à la barre, un autre étudiant fait retentir fièrement les quarante-trois registres, les trois claviers et le pédalier, avec du César Franck [5].
25Quittant le bâtiment scolaire, notre troupe gravit, par le soleil, l’une des buttes arborées de Göteborg et accède à la nouvelle église Örgryte (construite à la fin du xixe siècle et restaurée très récemment). Dans ce lieu, vaste, lumineux, prêt pour l’exercice du culte (les bancs alignés et les références des versets qui seront chantés par l’assemblée), se niche l’une des plus belles réalisations du GOArt : la réplique, inaugurée en 2000, d’un orgue baroque du nord de l’Allemagne tel qu’en a construit, vers 1690, Arp Schnitger pour la cathédrale de Lübeck ou Saint-Jacob de Hambourg. Un système de miroirs permet de suivre des yeux ce qui frappe nos oreilles et qu’offrent tour à tour nos deux jeunes organistes. C’est alors l’occasion d’entendre des pages de Buxtehude [6].
26On nous récupère, toujours disciplinés mais déjà émerveillés, pour, tels de banals touristes, nous faire monter dans un car. Bientôt, on paraît vouloir même totalement nous dégriser de musique en nous arrêtant dans le bâtiment standard d’une zone industrielle des plus impersonnelles. En réalité, nous y sommes accueillis par tout l’équipage du GOArt, dont c’est l’atelier. Des établis pleins de rabots et de ciseaux à bois, des pièces de tissu, des cordes… nous conduisent à la coque renversée d’un immense vaisseau. En cours de montage, c’est le buffet d’un orgue destiné à l’université de Rochester. Après le chantier naval, nous croyons aborder l’arsenal, tant se dressent des pièces d’acier resplendissant. Des plans sont déroulés sur les murs, les sols, le moindre espace libre. On s’attendrait à ce qu’y éclatent des chants de baleiniers ou des fanfares guerrières. Mais revoici nos deux jeunes musiciens, qui ont découvert les prototypes de claviers et quelques clavicordes, et qui donnent à Mozart le soin de fêter cette joyeuse industrie.
27Le car nous a attendus et nous reprend pour une course de quelques kilomètres dans la campagne fleurie de lupins bleus et roses. La route passe par une cité ouvrière, à la fraîcheur utopique, et atteint la villa du patron qui la régentait au début du xxe siècle. Une maison blanche, à deux étages, avec une terrasse en avancée sur un pré en pente douce jusqu’à un petit lac absolument sauvage. Les descendants de cet employeur philanthrope viennent de céder sa paisible demeure à l’université de Göteborg. S’y tiennent désormais des colloques, rencontres et séminaires. On peut y accéder aux ouvrages de la bibliothèque du donateur, qui renferme bien des textes sur la musique. Une pâtisserie de saison (des fraises sauvages) vient combler maintenant les papilles, dernier de nos sens laissé inactif encore. Un peu en contrebas, nous nous rendons à pied dans la petite chapelle qu’avait également offerte notre industriel généreux à ses agents. Car elle aussi, bien sûr, possède son orgue. En y entrant, dans un rayon du soleil d’été, pour y gagner un banc de bois grossier, nous avons la sensation d’accoster la scène de Sarabande d’Ingmar Bergman, celle, à la splendeur indicible, qu’il a intitulée « Bach » et qui s’ouvre sur une page d’orgue.
Un « arangetram » de violon
28Vincent Decleire
29Après avoir demandé la bénédiction à la déesse Saraswathi, patronne de la musique et des arts, pour que tout se déroule heureusement, selon un rituel mêlant prières, gestes de la main, flamme, encens et clochette, Jeynina, 15 ans, gracieuse dans son beau sari jaune et les cheveux noirs ornés de fleurs de jasmin, reçoit solennellement son violon et son archet des mains de son professeur en s’inclinant avec révérence. C’est aujourd’hui son arangetram, sa première « montée en scène », concert inaugural qui témoigne de ses acquis et lui donne sa première reconnaissance publique d’artiste à l’aube d’une future carrière possible. Elle est disciple de Mme Komala Kandiah, elle-même disciple de Vittahi A. Kanayakumari ; elle a étudié pendant six ans à l’association Kalalayam ; elle connaît les 72 melakharta « ragam » (« modes » mélodiques fondamentaux, d’où sont dérivés tous les autres) et 35 « talam » (rythmes de base) ; elle s’est longuement exercée dans tous les genres imposés ; elle maîtrise un répertoire de mélodies diverses. Et l’heure est venue.
30Quand elle s’installe, quatre autres musiciens l’ont déjà précédée sur la scène. L’un a posé sur ses genoux un mirudangam, tambour traditionnel en bois de teck au fût taillé d’une seule pièce et à deux bouches inégales couvertes de peaux tendues pour les sons aigus et graves. L’autre tient un ghadam, simple pot en terre dont la sonorité est variée par l’utilisation du plat, des phalanges et de la tranche des mains, et modulée par l’obturation de l’ouverture par l’abdomen. A ces deux percussionnistes se joignent une autre paire, un joueur de morsing, l’équivalent de la guimbarde, et Jeynitha, sa sœur, qui assure la partie si caractéristique du tambura, instrument d’accompagnement obligé dont les quatre cordes à vide sans cesse égrenées bourdonnent inlassablement la tonique, la quinte et l’octave grave en un halo résonant de partiels harmoniques nombreux.
31Jeynina, assise en tailleur, tient son violon penché devant elle, la volute du manche touchant presque terre, la touche et le cordier prolongeant l’axe du nez. Les quatre cordes sont accordées sur Sa, Pa, Sa, Pa, c’est-à-dire sur Mi, Si, Mi, Si, une tierce ou une quarte plus bas qu’en Occident. La position plus détendue, la tension moindre des cordes et l’huile d’olive qui imprègne ses doigts permettront à sa main gauche de glisser plus facilement d’une note à l’autre, sans être entaillée durant les quatre heures du concert.
32Plus de quatre heures, c’est bien cela. Un arangetram prend son temps, véritable performance physique et mentale, car l’interprète est sans partition, jouant par cœur ou improvisant. Ce n’est pas pour autant une démonstration de virtuosité concertante : la main gauche ne monte qu’à la 5e position, la corde grave n’est quasiment jamais effleurée, les coups d’archet sont courts, limités à la moitié supérieure du crin… C’est plutôt la « montrance » d’un savoir-faire, la preuve d’un bon goût musical attestée par la communauté des musiciens professionnels et reconnue par la société représentée par le public.
33Au long des douze morceaux, l’auditeur néophyte quelque peu béotien se prend à goûter la couleur des intervalles et les mélismes propres à chaque ragam ; il apprend à reconnaître la cadence rythmique conclusive, le talam répété trois fois. Il est parfois distrait par le professeur ou les musiciens qui battent la mesure : « Ainsi ce talam adi qui revient si souvent s’énonce : main posée à plat, un, deux, trois comptés avec les doigts, main posée, retournée, posée, retournée, et reprise… » Son attention est réveillée avant l’entracte par le moment offert aux accompagnateurs pour être solistes à leur tour, festival d’imitations brillantes et de plus en plus resserrées, passant du mirudangam au ghadam et au morsing.
34Le connaisseur se souvient des paroles en tamoul de chaque chant et associe à chaque coup d’archet le début de chaque mot. Il attend après le varnam initial et son introduction lente, le keerthanai, en l’honneur du dieu Ganesh. Il apprécie la subtilité des différentes formes d’improvisation : après le ragam, le thanam avec son coup d’archet différent et sa montée progressive vers l’aigu en son milieu, puis le pallavi qui improvise à partir d’une courte phrase chantée selon des modalités bien précises, lent, plus vite, en ternaire, deux fois plus vite, etc. Mais aussi, plus loin, le niraval, où l’improvisation sur la mélodie est entrecoupée du retour de la mélodie comme en un rondo, et le kalpana swaram, qui encadre le ragam d’un prélude et d’un postlude. Il apprécie la façon dont la violoniste module d’un ragam à l’autre dans le ragamalika. Il…
35Vous vous interrogez, et me demanderez en quelle ville de l’Inde ou de Ceylan s’est tenu cet arangetram. Vous n’y êtes pas. C’était exceptionnellement à Paris, le 24 septembre 2006. Jeynina Kathiripillai (Jeyanchandiran) est française, d’origine sri-lankaise. Elève brillante, elle suit des cours de danse classique indienne (Barathanayam), termine son second cycle de piano et joue très bien Chopin… Connaît-elle sa chance de pouvoir goûter de l’intérieur ces deux grandes traditions, celle de la musique occidentale et celle de la musique carnatique ?
Notes
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Un peu moins de 50 € ; à l’orchestre, le prix redescend à 8 €.
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[2]
Jusque dans les années 1920, seuls les hommes pouvaient monter sur une scène, et tous les rôles féminins étaient interprétés – avec un talent déconcertant – par des comédiens chanteurs spécialisés.
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[3]
On se souvient de l’émoi qu’avait provoqué l’effondrement d’une partie du terminal 2 E de l’aéroport de Roissy en mai 2004, conçu lui aussi par Paul Andreu.
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[4]
Johann Hermann Schein, 1586-1630, lui aussi, déjà, Cantor à Leipzig de 1616 à sa mort.
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[5]
César Franck, 1822-1890.
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[6]
Dietrich Buxtehude, 1637 (?)-1707.