Notes
-
[*]
Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, Livre V, § 575, Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1970, p. 289.
Vent d’Ouest
1Jo Le Hyaric
2Le vent, dites-vous ! Mais lequel ? Homère déjà en plaçait quatre sous l’autorité d’Éole et, selon le Dictionnaire pittoresque de la Marine, édité en 1835, les mousses devaient en retenir au moins trente-deux. Et encore, je ne parle pas des noms locaux comme le Marin, le vent d’Autan et autres Sirocco, sans compter l’apport de ces bienfaiteurs de l’humanité que sont les météorologues avec des noms charmants comme l’isallobarique, le catabatique, et j’en passe…
3Vous imaginez un peu la situation lorsque vous croisez le voisin dans un sentier étroit, sur une île où le vent a dicté sa loi à la végétation, comme en témoignent le dépouillement, la taille et la courbure des arbres :
– Sale temps, hein !
– C’est le catabatique !
– Non, l’isallobarique !
5A ce train-là, la conversation s’arrêterait net ; tandis que si l’on « cause » du Suroît ou du Suet, qui va peut-être sauter au Noroît, c’est autre chose ! On peut alors regarder le ciel ensemble, les avions qui s’en vont là-bas, les nuages, la terre de Saint-Gildas de Rhuys, « la grande terre » qui semble aujourd’hui plus élevée que d’habitude, tout comme le phare du Four, encore plus majestueux. Cela n’empêche pas le commentaire sur la jolie fille qui passe ou sur le prix du poisson à la criée.
6S’il faut garder la tête dans les nuages, les pieds ne doivent pas quitter « le plancher des vaches ». Car ici, sur l’île, le vent c’est le grand sujet de conversation, la fortune du vocabulaire, le Bien – ou le Mal – commun. C’est à nous ! Impossible de le privatiser et de le vendre, celui-là. C’est une présence permanente. Même si vous entendez dire qu’il n’y a plus « une larme de vent », il est là, vous épie, il va arriver, c’est sûr, peut-être même se mettre en colère. Il a tout envahi : la maison, le jardin, le brise-vent, les contrevents, les paravents – sans compter le bateau, bien sûr, « le taillevent », cette dernière voile que l’on hissait à la place de la misaine pour réduire de moitié la surface et la toile, et pouvoir « étaler » l’ouragan. Car, à bord, tout lui est soumis : depuis la casquette du marin, bien vissée sur la tête, jusqu’à la voix qui doit être forte pour couvrir le sifflement des drisses et des haubans, les crissements du roulis, du tangage et autres bruits sourds, tandis que les corps s’agrippent et se bousculent tels des pantins désarticulés. Le vent, dernier patron du bord ; même le compas s’en émeut et s’affole.
7Pas un seul domaine de notre vie quotidienne où il n’est présent. Ne dit-on pas de quelqu’un au caractère ombrageux qu’il a, tel jour, sa figure de « vent debout » (prononcez vent d’bout’). Et si un autre s’en sort mieux que ses collègues et a déjà réglé toutes ses dettes, les envieux diront que celui-là est « au vent de sa bouée ». C’est dire combien le vent se mêle de tout !
8Pourtant, nous en aurions des reproches à faire au patron des vents ! Les subalternes, eux, ne font qu’obéir aux ordres, même s’ils ont leur propre caractère. Méfiez-vous du Suet, c’est un hypocrite ; le Suroît est plus franc, même si, quelquefois, il exagère un peu. Quant au Noroît, c’est le coup de torchon, on essuie tout, on efface… et on recommence. C’est quand même le vent d’Ouest le plus sympathique et le plus parfumé, car le Sud sent la pluie et le Nord, la suie… ou l’ambre solaire, selon la saison.
9On a toutes les raisons de craindre cette « Compagnie Eole », beaucoup moins sympathique que la Créole de Fort-de-France, qui nous envoie régulièrement sa musique. Elle nous oblige souvent à nous boucher les oreilles, et même à fermer les yeux : cadavres à la côte, bateaux éventrés, arbres massacrés et toitures arrachées. Éole, le seul responsable, qui fait la Mer méchante. Rien d’étonnant à ce qu’on l’appelle « le vent Mauvais ».
10Mais je vais sans doute trop loin ; trop de mauvais souvenirs ; j’arrête là, d’autant que « le patron » va très vite être au courant et se venger de ces critiques, plus ou moins justes. Il aura beau jeu de me rappeler la grande voile blanche qui se gonfle de plaisir, le sillage du navire dans le bleu-vert et le crissement des vergues. Ils s’y mettent tous, ses comparses, avec les vents solaires, le vent de Noroît qui porte le son de la cloche de l’église, et le chant des oiseaux de mer, et tout le reste… Je suis submergé par tant de contradictions : beauté, poésie, joies, catastrophes, misères, souffrances – quand Éole en profite pour me rappeler ses contraintes météorologiques : gestion de masses d’air aux températures de plus en plus élevées et polluées que jamais, dont il ne sait que faire, dont nous sommes responsables. Est-ce une raison pour envoyer toujours les tempêtes sur les marins, les paysans et les pauvres gens ? Mais que deviendrions-nous s’il nous menaçait du calme perpétuel ? Notre île dans le calme plat ! Le pétole à perpétuité ! Plus d’angoisse, plus d’attente, beau temps, beau temps ! Voilà que l’on se prendrait à regretter un bon Suroît pluvieux, un Noroît pour oublier, et l’Ezenn, la brise rafraîchissante de l’après-midi ensoleillée.
11A cette perspective, je suis pris d’un désir fou de bistrot de port. Ils sont tous là : pêcheurs, mareyeurs, voileux, caboteurs, hauturiers à cause de ce sacré vent de Suroît qui ne cesse de « s’engraisser » depuis la nuit. Ça sent le poisson, le ciré, le café ; et les conversations vont bon train. L’officiant, le barman, monte tout à coup le volume de la radio. C’est l’heure de la météo marine. Tous les yeux sont tournés vers l’énorme baromètre qui ne cesse de descendre.
12Sécurité, sécurité à tous les navires… Nord-Irlande… Sud-Irlande. La voix du speaker égrène les prévisions par zone…
13Un mousse pousse la porte du bar : « Les bateaux sont bien ! La mer grossit, on a doublé partout. » Alors, si les bateaux sont bien, « envoie les cafés ! ».
14On est tous là, ensemble, dans l’attente du coup de vent, avec ceux du « vent fripon », du vent de l’Est, et tous les autant en emporte le vent.
15Il ventait devant ma porte/Les emporta… Les trois marins de Groix avaient raison quand ils chantaient : « Il vente, il vente ! C’est le vent de la mer qui nous tourmente ! »
16Demain, il fera beau ! Peut-être.
Ce vent qui vient du soleil
17Jacques Arnould o.p.
18Ce vent-là ne se lève ni ne cesse jamais de souffler. Il faudrait, pour cela, que notre bonne étoile, l’astre de nos jours, cesse de briller, s’éteigne un instant ou à jamais. Sommes-nous seulement capables de l’imaginer, nous qui sommes nés et vivons enveloppés de ses rayons comme d’une chaude matrice presque oubliée à force d’habitude, sauf au cours de ses brèves mais terrifiantes éclipses ? Ce vent-là vient du Soleil.
19Coutumier du grand large cosmique, il resta longtemps ignoré des hommes, auxquels il accordait pourtant parmi les plus beaux mais aussi les plus mystérieux spectacles célestes : les fulgurantes aurores polaires et le fin pinceau des comètes. Les astronomes avaient bien remarqué qu’une partie de leur queue, faite de gaz et de poussière, tendait à s’orienter non pas selon la trajectoire de leurs noyaux, mais dans la direction opposée au Soleil. Il fallut attendre 1951 et l’astronome Ludwig Biermann pour en trouver l’explication : les gaz ionisés émis par les comètes sont sensibles à des particules du même type, éjectées par le Soleil. Biermann venait de découvrir le vent solaire.
20Dans la couronne surchauffée du Soleil, à un million de degrés, des atomes d’hydrogène sont ionisés, puis expulsés à une vitesse supersonique : pour semer le vent, il faut profiter de la tempête ! Le plasma ainsi obtenu subit alors l’influence du champ magnétique solaire dont les lignes dessinent une immense spirale : le Soleil ressemble à un gigantesque tourniquet qui arrose de ses particules tous les corps qui en forment le système. Parfois, les éruptions solaires se font plus violentes et le vent se transforme en rafales, voire en ouragans. Gare aux sondes spatiales et aux satellites qui se trouvent alors sur leur passage : en octobre 2003, le Japon a perdu l’un de ses satellites d’observation de la Terre, Adeos-2 ; perdu corps et biens, aveuglé, submergé par une tempête solaire. Heureusement, il est aujourd’hui possible de prévoir ces accès d’humeur solaire et, en prévision de l’arrivée d’un grain, de mettre à la cape les vaisseaux de l’espace.
21La Terre, notre berceau, échappe en grande partie à ces flots de particules cosmiques ; elle doit cette protection à son champ magnétique. Telle une culée de pont ou une étrave de navire, la magnétosphère se déforme sous les chocs répétés, mais agit comme un bouclier. Parfois, pourtant, elle se révèle insuffisante : les vents solaires perturbent les transmissions-radio, génèrent des courants induits dans les pipelines, touchent les lignes à haute tension ou les transformateurs électriques. À d’autres moments, les particules se contentent d’interagir avec celles de la haute atmosphère, provoquant ce qu’Aristote nommait des « déchirures du ciel nocturne derrière lesquelles on voit des flammes », ces immenses draperies qui se déploient entre 80 et 1 000 km d’altitude, les aurores boréales et australes.
22Qui, le premier, vit que les voiles étaient attirées par les étoiles et imagina recourir à la voile pour parcourir l’espace ? Johannes Kepler, dans la Conversation avec le Messager céleste, rédigée en 1610 pour répondre au Messager céleste de Galilée, écrit déjà :
On ne manquera certainement pas de pionniers lorsque nous aurons appris l’art de voler. Qui aurait cru que la navigation dans le vaste océan est moins dangereuse et plus calme que dans les golfes étroits, effrayants, de l’Adriatique, de la Baltique ou des détroits de Bretagne ? Créons des vaisseaux et des voiles adaptés à l’éther céleste, et il y aura des gens à foison pour braver les espaces vides. En attendant, nous préparerons pour les hardis voyageurs du ciel des cartes des corps célestes, je le ferai pour la Lune et vous, Galilée, pour Jupiter.
24Etonnante prophétie, qui a trouvé des échos dans la fiction : en 1889, Faure et Graffigny, deux romanciers français, imaginent un vaisseau spatial qui utilise un immense miroir pour recueillir la pression de la lumière solaire ; en 2006, Bernard Werber publie Papillon des étoiles : un ingénieur en astronautique conçoit et construit un gigantesque voilier solaire, capable de voyager dans l’espace interstellaire, pour assurer la survie de 144 000 humains.
25Les ingénieurs le savent aujourd’hui : ce n’est pas le vent solaire qui gonflera les voiles de l’espace, mais la pression des radiations du soleil qui lui est cent mille fois supérieure. Pour autant, elle pourrait nous paraître bien modeste : de l’ordre de 9 grammes à l’hectare ! Il n’y a pas de quoi provoquer des tempêtes, et pourtant, une telle poussée serait suffisante pour acheminer, avec une voile carrée de 800 mètres de côté et 2,5 microns d’épaisseur, une charge de 5 tonnes sur Mars en 500 jours. Les membres de l’U3P (l’Union pour la promotion de la propulsion photonique) imaginent déjà la Luna Cup, la première régate Terre-Lune qui verra s’affronter des voiles pilotées depuis la Terre, ralliant la Lune par la seule force de la lumière.
26Il reste pourtant une question, déjà posée par Nietzsche et adressée à tous les « aéronautes de l’esprit » :
Et où voulons-nous donc aller ? Voulons-nous donc franchir la mer ? Où nous entraîne ce désir puissant qui compte pour nous plus qu’aucune joie ? Pourquoi précisément dans cette direction, là où jusqu’à présent tous les soleils de l’humanité ont disparu ? Peut-être racontera-t-on un jour que, pour nous aussi, tirant vers l’ouest, nous espérâmes atteindre une Inde – mais que notre destin fut d’échouer devant l’infini ? Ou bien, mes frères ? Ou bien [*] ?
28A ce « ou bien », aucun autre vent, aucun autre souffle ne pourra répondre que le plus subtil, le plus fragile aussi qui soit, celui de l’esprit humain.
« O toi désir qui va chanter… »
29Agnès Passot
30Quand Saint-John Perse, retiré dans une petite île au large de l’Etat du Maine, compose son grand poème épique Vents, il a près de soixante ans. Daté symboliquement de 1945, cette épopée de l’humanité vers un ouest qui n’est pas seulement symbolique n’a pourtant rien d’un bilan. L’inspiration poétique n’y est pas une respiration intime et secrète, mais un souffle puissant et magnifique. Fin connaisseur de l’état du monde, qu’il a sillonné en tous sens, le poète a pourtant alors l’expérience de l’âge et de ses missions diplomatiques, qui lui permettraient de porter sur « le monde entier des choses » le regard sûr et détaché de l’observateur : Suave mari magno… « Il est doux, lorsque la vaste mer est soulevée par les vents, de regarder depuis le rivage la détresse d’autrui… » La sagesse – en est-ce une ? – de Vents appelle tout au contraire à prendre la mer et les vents, à « s’en aller », à « se hâter », au nom de la vie et de l’urgence, au nom d’un monde pressé de naître, déjà prêt d’éclore dans le fracas d’une nouveauté conquérante : « Et vous avez si peu de temps pour naître à cet instant. »
31« S’en aller ! S’en aller ! Parole de vivant ! » « Parole du plus grand vent ! » C’est le mot d’ordre d’une humanité ivre de sa jeunesse, en marche vers les terres du possible. Pour Saint-John Perse, ce sont les Etats-Unis qui ont, selon lui, déjà pris « rendez-vous avec la fin d’un âge ». Belle promesse que celle de ces vents vivants, qui déblaient, renversent et secouent, chassent l’ancien monde et guident vers le nouveau, exaltent l’idéalisme contre le compromis, la vérité contre la coutume. Ces vents fascinent, car ils sont le chant du désir qui tente tout, qui veut tout et ne redoute pas de l’obtenir : « Ô toi désir qui va chanter… » Ce chant monte au fil des pages, porté par les versets solennels et impétueux du poète, rythmé par cette incantation, « s’en aller, s’en aller, parole de Vivant… » :
C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde, De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte, Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille, En l’an de paille sur leur erre… Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !
33Ainsi s’ouvre le recueil ; on ne résiste pas, d’abord, à l’éloge de la démesure, à ce « conseil de force et de violence », à cette envie d’« éventer l’usure et la sécheresse au cœur des hommes investis ». Ce vent-là est la grâce de « ceux que rafraîchit l’orage, fraîcheur et gage de fraîcheur », de ceux qui veulent porter le glaive autour d’eux, remuer le sale et le fétide, l’injuste et le convenu. Aujourd’hui comme hier, sans doute parce que le livre est un de mes mondes, je rêve avec les vents de Saint-John Perse d’en finir avec les doctrines frémissantes du « vieil arbre », avec la sagesse des livres, avec les feuilles bruissant de vaine érudition sur les étagères des bibliothèques.
Tout à reprendre. Tout à redire. Et la faux du regard sur tout l’avoir menée !
35J’entends là une réponse à la maxime de La Bruyère qui ouvre le premier chapitre des Caractères : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. » En réalité, il n’est jamais trop tard pour faire naître une pensée nouvelle, pourvu que l’on souffle sur « tout ce talc d’usure et de sagesse, et tout cet attouchement des poudres du savoir », sur « toutes choses faveuses à la limite de l’infime, dépôts d’abîmes sur leurs fèces, limons et lies à bout d’avilissement – cendres et squames de l’esprit »…
36Saint-John Perse n’emploie pas sans dessein le langage biblique pour évoquer le pouvoir des vents, qui font « tirer levain de force et ferment d’âme », et sonner haut « les revendications de l’âme sur la chair ». La quête de l’Esprit a de ces rigueurs qui créent le désir inextinguible de « s’émacier jusqu’à l’os ». Poésie d’un itinéraire intérieur autant que collectif, l’épopée des Vents rencontre, en son milieu, alors que son expédition en ouest est périlleusement lancée sur d’arides chemins de crête, une question jusque-là enfouie, celle de son origine :
Et au-delà et au-delà qu’est-il rien d’autre que toi-même, qu’est-il rien d’autre que d’humain ?
38C’est un moment béni que celui où le vent retombe, ou lorsqu’on peut s’abriter, derrière un rocher, des assauts fatigants d’un vent de tempête. N’est-ce pas le sens de l’expérience divine du prophète Élie, dont le corps devait être encore fatigué de l’ouragan, du tremblement de terre, du feu, lorsque Dieu lui offrit, dans le murmure d’une brise légère, un signe de sa présence ? Qu’est-il rien d’autre que toi-même ? Comment le vent de l’âme rejoint-il le souffle de l’Esprit ?
39On ne lit jamais deux fois le même poème. Il me semble aujourd’hui tellement évident que le recueil élude cette question essentielle ! Ces vents soufflent sur les braises de l’âme sans verser la pluie promise, la fraîcheur de l’ondée. Les poètes ne sont pas des prophètes, quoi qu’ils en aient parfois le langage ; on ne saurait leur demander des comptes de leur inspiration. Mais on peut comprendre la tristesse de Claudel qui vit bien que Dieu était radicalement absent de ce poème – qu’il reconnaît d’ailleurs comme une œuvre géniale, au sens propre : « Il est assez mélancolique pour moi de songer à quel point, malgré la très vive et sincère affection et admiration que j’ai pour vous, nous sommes et sans doute resterons-nous éloignés. » Il y a une grande beauté dans cet aveu d’incompréhension, dans ce constat ferme d’une distance irrémédiable entre deux grands esprits qui savent qu’il ne s’agit pas seulement de changer les « Vents » en « Esprit » pour se mettre d’accord.
40Nous savons bien, d’ailleurs, ce que l’on fait au nom du Vent, quel que soit le nom qu’on lui donne, et de ce point de vue le recueil de Saint-John Perse est visionnaire : « L’Ange noir des laves » brûle et détruit toujours pour faire advenir « l’homme nouveau ». Comment ne voir que des symboles dans l’épopée des « hommes sans naissance et cadets sans majorats », aventuriers et opportunistes qui veulent en découdre avec l’ancien et semer la « mésintelligence » ? « Notre maxime est la partialité, la sécession notre coutume ». Les vents de Saint-John Perse font lever un « goût d’enchères, de faillite », suscitent de « grands désastres intellectuels » : signes de temps nouveaux ! Mais ils font de la vie nouvelle la marque du vainqueur :
Couronne-toi, jeunesse, d’une feuille plus aiguë ! Le Vent frappe à ta porte comme un Maître de camp, A ta porte timbrée du gantelet de fer. […] Et si un homme auprès de nous vient à manquer à son visage de vivant, qu’on lui tienne de force la face dans le vent !
42La naissance d’un autre âge est-elle forcément à ce prix ?
Au vent de l’Esprit
43Marie-Thérèse Abgrall s.f.x.
44Comme l’eau, comme le feu, le vent est une force qui va. Puissante, ambivalente, paradoxale. Elle va pour la mort ou pour la vie. Dévastatrice, elle balaie ou brise tout sur son passage, bouleverse les flots, fait s’échouer les navires sur le rivage. Force contraire dont Dieu seul est le maître – qu’il l’utilise pour faire passer la mer Rouge au peuple d’Israël, ou qu’il la dompte et pacifie. Quand la bourrasque survient sur le lac, que les vagues se jettent dans la barque, et que déjà elle se remplit, il faut que Jésus intervienne, à l’appel angoissé des disciples, pour que s’apaisent le vent et la mer. « Et il se fit un grand calme. » Image des tempêtes que nous traversons, sur lesquelles nous n’avons pas prise, à moins que la main du Seigneur ne nous saisisse, ne nous arrache à la tourmente, à la crainte éperdue de sombrer, comme elle le fit un jour pour Pierre.
45Le vent de tous les dangers, quand vient la saison d’automne, est aussi celui qui dépouille. Mais, s’il fait tomber de l’arbre les dernières feuilles, les derniers fruits, n’est-ce pas pour le préparer à l’hiver ? Oser croire alors aux bourgeonnements futurs, consentir à être nus, en attente, à vivre de la seule promesse d’alliance : se préparent en nous les conditions d’une secrète croissance, d’une vie à venir. Car le vent de mort est aussi souffle de vie.
46* * *
47Il nous est dit dans le Livre que la terre était informe et stérile avant que le Souffle de Dieu (ruah) ne plane sur les eaux, sur le vague, le vide et le chaos. Il nous est dit encore que Dieu se tint au-dessus de la glaise qu’il avait modelée, lui insufflant son propre souffle, et l’homme devint un être vivant. Nous naissons – et le monde avec nous – de ce Vent-là, de ce Souffle-là, qui est respiration du cœur de Dieu. Et, à la fin des temps, c’est lui encore qui soufflera sur nos ossements desséchés et portera toute chose à son accomplissement.
48Vent des origines et des commencements du monde, quand tu souffles, tu crées, et tu recrées, et la face de la terre en est à jamais changée. Le cœur de l’homme aussi.
49* * *
50Puissance vivifiante du Souffle, tu es signe de l’action en nous de l’Esprit. Ta force rend fort, mais elle est alliée à une douceur, reconnaissable entre toutes, qui ne contraint pas et se fraie sans violence un chemin au plus intime du cœur. Ainsi dissipes-tu les nuées de nos doutes et la fièvre de nos orages, ainsi apportes-tu la fraîcheur bienfaisante et la pluie. Dulce refrigerium.
51Comment ne pas nous fier davantage à toi, Esprit Saint de Dieu, nous assurer en toi qui souffles une telle grâce sur nos existences ? Tu veux les renouveler comme au premier jour, nous faire renaître en paix et joie, nous dépouiller du vieil homme – et nous sommes frileusement dans la crainte, nous calfeutrant dans nos maisons bien fermées, de peur que le moindre de tes courants d’air y pénètre. Nous avons l’instinct de nous protéger de toi, nous ne désirons pas te faire entrer. Une méfiance invétérée nous retient de nous livrer à ton Souffle.
52* * *
53Ce vent-là est discret, il ne s’impose pas, il ne parle qu’à celui qui entend. Comment se mettre en disposition d’entendre ? C’est un murmure ténu, comme celui qu’entendit Elie sur le chemin de l’Horeb, le frémissement d’une brise légère, comme celle qui fait bouger à peine les feuilles des peupliers d’Italie. Il faut y être sensible, pour bouger avec le vent, au rythme du vent, comme savent le faire, disait Madeleine Daniélou, les âmes dociles au moindre mouvement de l’Esprit. « Aller dans le sens du vent », non par servilité qui « s’écrase » ou se conforme à un modèle, mais en confiance et sagesse et raison. Ne pas le précéder, le contrer, le « contrister » comme dit saint Paul. Pour l’entendre, sortir comme Elie de notre grotte intérieure, nous tenir sur le seuil, en éveil, et nous faire un cœur qui écoute, attentif à distinguer parmi les voix innombrables la voix de l’Unique.
54* * *
55« L’Esprit », comme le vent, « souffle où il veut », surprenant. Il déconcerte nos plans établis, notre idée de la mission, nos classements et nos catégories. Il souffle sur Pierre et sur Paul, mais aussi sur Corneille, le centurion païen. Il détourne de son chemin le diacre Philippe pour le faire rejoindre l’Ethiopien sur la route de Gaza. Il souffle en liberté et rend libre. Il traverse murailles et portes closes. Il a accès, lui, là où nous n’avons pas accès, où nous ne pouvons pénétrer.
56Circulant entre tous, il est aussi celui qui nous met et nous maintient en communion les uns avec les autres, nous qui avons part, ensemble, au même Souffle.
57* * *
58« Le vent, tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. » Tu ne sais pas… mais tu entends, tu es capable d’entendre. Et ce souffle léger te portera sur ses ailes, au plus lointain de toi-même, au plus proche des autres, même s’ils sont aux confins de la terre. Car, ce qu’on entend de lui au plus intime est en même temps ce qui nous ouvre au monde et aux espaces sans frontière. La brise légère qui parle au cœur, et que le cœur seul entend, est aussi l’ouragan de Pentecôte. Il souffle sur les braises en apparence éteintes, et nos tiédeurs prennent feu. Il envoie les apôtres aux quatre vents de l’horizon. Il les dépayse, il les entraîne. Irrésistible poussée en avant du Souffle que rien n’arrête, ni nos timidités qu’il bouscule, ni nos limites, ni nos fautes – seulement notre peu de foi et nos retards à comprendre. Qui l’a une fois senti et reconnu dans son existence, et a appris à se laisser conduire par lui, en reconnaît de plus en plus la présence, multiforme, imprévisible, agissante en ce monde comme en sa propre vie.
Notes
-
[*]
Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, Livre V, § 575, Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1970, p. 289.