Notes
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[1]
On désigne ici par « réception » le fait de recevoir un texte, son accueil effectif par un lecteur ou une communauté de lecteurs, et « interprétation » ou « herméneutique » sa lecture, laquelle présuppose normalement sa réception.
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[2]
J. Ratzinger, Entretien sur la foi, Fayard, 1985, p. 32.
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[3]
Synode extraordinaire. Célébration de Vatican II, Cerf, 1986, p. 653-654. On peut comparer à ce que l’on trouve dans l’entrevue du cardinal Ratzinger à la p. 37.
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[4]
Entretien sur la foi, p. 32.
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[5]
Entretien sur la foi, p. 30.
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[6]
H.-J. Pottmeyer est professeur de théologie fondamentale à l’Université de Bochum, spécialiste de l’histoire de Vatican I et de Vatican II. Il est l’auteur de Le Rôle de la papauté au troisième millénaire. Une relecture de Vatican I et Vatican II, Cerf, 2001.
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[7]
Le P. Sébastien Tromp, s.j., néerlandais (1889-1975), professeur de théologie à l’Université Grégorienne de 1929 à 1967, fut secrétaire de la commission doctrinale avant et pendant le concile Vatican II.
-
[8]
Journal conciliaire de Henri de Lubac, 10 septembre 1965, p. 619.
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[9]
Pour un examen plus approfondi de ces divers éléments, voir mon ouvrage récent, Vatican II. Herméneutique et réception, Montréal, Fides, 2006.
-
[10]
Paul VI, « Linguaggio dell’amicizia e invito al dialogo : note di “stile conciliare” », dans M. Vergotini (éd.), Nel cono di luce del Concilio, Roma, Seminarium, coll. « Quaderni dell Istituto », 26, 2006, p. 24.
-
[11]
Voir mon article « El Concilio Vaticano II come estilo », Iglesia viva, 227 (2006), p. 23-44.
-
[12]
Voir la deuxième partie de son article, « Vatican II : Did Anything Happen ? », Theological Studies, 67 (2006), spécialement p. 17-33.
-
[13]
H. J. Pottmeyer, « Vers une nouvelle phase de réception de Vatican II. Vingt ans d’herméneutique du concile », in G. Alberigo et J.-P. Jossua (dir.), La Réception de Vatican II, Cerf, 1985, p. 49.
-
[14]
G. Thils, « En pleine fidélité au concile du Vatican », La Foi et le temps, 10 (1980), p. 279-280.
-
[15]
H. J. Pottmeyer, « Vers une nouvelle phase de réception de Vatican II », p. 60.
1L’actualité des débats autour de Vatican II montre que l’interprétation de ce concile n’appartient pas encore à une histoire révolue et pacifiée. Alors que les premières oppositions se dessinaient autour de l’accueil ou du refus du concile, des divergences sont progressivement apparues, au cours des années 1980, sur la manière de l’interpréter. On aurait pu croire qu’il s’agissait d’un progrès dans le sens de la réception : accepter le concile, mais discuter sa signification. Dans ces querelles d’interprétation et de méthode, se joue tout autre chose qu’une dispute de spécialistes : il en va de l’accueil effectif du concile Vatican II, accueil qui appelle une mise au point sur la manière d’interpréter les textes conciliaires et la nouveauté de leur langage.
Le premier regard sur le concile : se situer face à la rupture
2Le passage de l’étude de la réception du concile à un intérêt pour son interprétation témoigne d’une évolution dans la compréhension que l’on se fait du concile Vatican II [1]. Dans un premier temps, tous, chrétiens « conciliaires » ou « traditionalistes », qui avaient pour champion Mgr Lefebvre, étaient d’accord sur le fait que Vatican II représentait un moment-charnière dans l’histoire du catholicisme. Le différend ne portait alors que sur un point : fallait-il dépasser l’expérience historique du catholicisme de la Contre-Réforme qui avait marqué l’Occident moderne ? Devait-on, oui ou non, permettre l’émergence d’une nouvelle figure historique du catholicisme ? Les réponses divergeaient radicalement.
3Pour les uns, « traditionalistes », cette nouvelle étape entraînait le refus du concile. Vatican II était une période d’apostasie. Cette prise de distance par rapport à une figure historique du catholicisme constituait une rupture équivalente à un schisme et un détachement inacceptable – voire un reniement – de la tradition (identifiée aux développements récents de la figure du christianisme). L’enseignement de Vatican II rompait, selon eux, avec la tradition. Ils le considérèrent de ce fait comme une apostasie, à laquelle il fallait opposer une fidélité sans faille aux formes qu’a connues le catholicisme aux xviie, xviiie et xixe siècles.
4Pour les autres, cette entrée du catholicisme dans une nouvelle étape de son histoire était vécue comme libératrice. Elle venait clore, suivant les interprétations, soit la période de la Contre-Réforme, soit la chrétienté, soit l’ère constantinienne. Vatican II était éprouvé comme un « printemps » ou une « nouvelle pentecôte » (pour reprendre deux images de Jean XXIII). Cette sortie du « catholicisme baroque » et l’élaboration d’une nouvelle figure du christianisme devenaient la condition sine qua non de la « tradition » de l’expérience chrétienne dans les temps nouveaux que l’on pressentait. Pour ceux-là, la tradition (définie comme l’acte de transmettre ce que l’on a reçu) exigeait l’inculturation du christianisme dans de nouveaux espaces humains et son inscription dans de nouvelles cultures. Cela supposait, comme ce fut le cas tout au long de l’histoire chrétienne, l’élaboration de nouvelles formes de piété, de nouveaux modes d’expression de la foi, de nouvelles figures de vie chrétienne, de nouveaux cadres ecclésiaux, etc.
5En somme, le différend portait sur la tradition. Le long et acrimonieux débat conciliaire sur la Révélation l’a bien montré. Les uns concevaient la tradition comme corpus d’énoncés, de pratiques et de coutumes à conserver en l’état. Les autres la tenaient pour un processus vivant, l’acte de transmettre qui permet à l’Evangile de s’actualiser de manière toujours nouvelle dans des lieux variés, des cultures diverses et à différentes époques.
Les enjeux du passage de la réception à l’interprétation : effacer la rupture
6Au moment où tous s’accordaient sur la signification historique de Vatican II, les analyses semblaient simples et discordantes entre ceux qui refusaient de recevoir Vatican II et ceux qui acceptaient de le recevoir. Certes, on pouvait discuter de l’accueil de son enseignement, de la profondeur de la réception engagée ou du type de réception mis en œuvre, mais là s’arrêtait la discussion. Il fallait dépasser ces oppositions dans la réception.
7Le passage d’une problématique de la réception à celle de l’herméneutique marqua une étape. Il intervint à partir du moment où l’on commença à s’interroger sur la signification historique de Vatican II. On fit alors valoir que, contrairement à ce que certains avaient prétendu, Vatican II ne constituait pas un moment de rupture : son enseignement s’inscrivait dans la droite ligne de la tradition. On doit largement au cardinal Ratzinger le recentrage du débat sur l’enjeu de la tradition. Il ne fallait plus donner « prétexte, tant à la “droite” qu’à la “gauche”, à penser que Vatican II ait pu constituer une “rupture”, un abandon de la Tradition [2] ». Vatican II était resitué dans la continuité de la tradition. Les nombreuses références à l’Écriture, aux Pères, aux conciles anciens et au magistère témoignent de cette relecture de la tradition.
8Cette intervention du cardinal Ratzinger touchait au point le plus sensible. Pour les théologiens et les Pères conciliaires, il ne faisait pas de doute que le concile se situait dans la tradition de l’Eglise. N’était-il pas d’ailleurs un des fruits des mouvements bibliques et patristiques qui avaient conduit à un nouvel approfondissement des sources et une remise en valeur de la tradition ? Les critères herméneutiques élaborés à l’époque par Walter Kasper et par l’assemblée extraordinaire du synode en 1985 ne disaient d’ailleurs pas autre chose. Kasper affirmait :
Le second concile du Vatican doit être compris – comme tout autre concile – à la lumière de la tradition plus vaste de l’Eglise. Il est donc absurde, comme cela arrive malheureusement souvent chez les théologiens eux-mêmes, […] de distinguer entre l’Eglise préconciliaire et l’Eglise postconciliaire, comme si l’Eglise postconciliaire était une nouvelle Eglise, c’est-à-dire comme si, après une longue et sombre période de l’histoire de l’Eglise, l’Evangile originaire n’avait été redécouvert que par le dernier concile. Au contraire, celui-ci se situe dans la tradition de tous les conciles antérieurs et voulait les renouveler ; c’est pourquoi il doit être interprété dans le contexte de cette tradition […]. Cette conscience de l’histoire et de la continuité, qui est d’une signification encore plus élémentaire pour l’Eglise que pour les sociétés séculières, devrait être renouvelée de façon urgente [3].
10Pour échapper à l’interprétation de Vatican II comme moment de rupture – interprétation partagée par les catholiques conciliaires et par les « traditionalistes » –, le cardinal Ratzinger propose d’en « revenir aux textes authentiques de l’authentique Vatican II [4] ». Il suggérait ainsi que le problème de l’Église relevait d’une mauvaise interprétation des documents de Vatican II [5]. Cette invitation allait relancer de manière décisive le travail d’herméneutique des textes du concile, mais sans que soient pour autant clarifiés les critères herméneutiques à mettre en œuvre pour l’interprétation. On reconnaît sans peine au concile son caractère original, mais ses documents ne se prêtent pas facilement à l’interprétation selon les règles classiques de l’herméneutique des conciles.
La nécessaire interprétation du texte et la position du lecteur
11A l’évidence, la seule lecture des seize documents conciliaires (pas moins de 600 pages) ne conduit pas d’elle-même à la vraie interprétation du concile, et encore moins à une interprétation unanime, comme cela était encore le cas dans les premiers commentaires qui suivirent sa clôture. En effet, ces textes, élaborés par plusieurs commissions qui ne travaillaient pas toujours de manière concertée, sont souvent le fruit de compromis entre diverses orientations. Ils placent parfois le lecteur en présence de perspectives différentes – sinon apparemment contradictoires – et s’accommodent de concepts qui ne sont pas toujours rigoureux. Leur interprétation n’est pas aussi simple qu’il y paraît.
12Le texte doit faire l’objet d’un véritable travail d’interprétation et préciser le rapport que le lecteur entretient avec lui. Quel usage se propose de faire le lecteur des textes conciliaires ? Veut-il tirer parti du texte pour appuyer telle ou telle de ses prises de position – le texte conciliaire étant compris alors comme une autorité venant légitimer ses propres points de vue ? Veut-il plutôt démontrer que Vatican II ne dit rien d’autre que ce qui était tenu jusque-là, et en retirer tous les ferments rénovateurs qu’il contient ? Vatican II, réduit à ses textes, est alors livré à des exégèses concurrentes, voire opposées, souvent au service d’un programme pas toujours avoué. Comme tout texte, ceux du concile peuvent être utilisés en vue d’autres fins, si bien que leur lecture ne nous met pas forcément à l’école de son enseignement, mais conduit à le soumettre aux ambitions ou intérêts de ses lecteurs.
13A la suite de l’assemblée extraordinaire du synode de 1985 et des propositions élaborées à la même époque par W. Kasper, J. Ratzinger et H.-J. Pottmeyer [6], deux questions majeures allaient occuper la réflexion sur l’herméneutique de Vatican II : – 1. Comment penser ensemble continuité et innovation dans l’interprétation du concile ? – 2. Quelle est la distinction entre l’interprétation du texte et l’usage d’énoncés détachés de leur contexte ? On le verra, ces deux questions sont étroitement reliées.
Continuité et innovation
14Revenons à une question centrale dans le débat : d’où vient cette impression que Vatican II constituait un moment de rupture dans l’histoire du catholicisme ? Une réflexion de Henri de Lubac, dans son Journal du concile, à la suite d’une conversation avec le jésuite Sébastien Tromp, est très éclairante [7]. Alarmé, ce dernier déclarait : « C’est la confusion ; on n’obéit plus dans l’Eglise, même dans la Compagnie. » D’où la réflexion du P. de Lubac :
L’impression de rupture est notamment due à une préparation du concile dirigée par la curie, dont le projet était de couvrir de l’autorité d’un concile des prises de position récentes – souvent mal enracinées dans la longue tradition – ou de donner encore plus d’extension à des positions au caractère moderne évident. Or, ces positions intransigeantes n’ont pas été retenues par le concile, comme ne l’a pas été non plus un style défensif – qui multipliait les condamnations – ou encore un langage et des orientations mal accordées à la longue tradition de l’Eglise. L’« opposition butée à tout renouveau » a réellement donné un caractère révolutionnaire au rejet des schémas préparatoires. Cette impression de rupture n’est donc pas une invention : elle est inscrite dans l’histoire de la rédaction des textes conciliaires. La rupture de style, de langage et de perspective, comme l’effacement de certaines thématiques et la montée en puissance de nouvelles, indiquent des déplacements d’accent significatifs. Certes, ils ne constituent pas une rupture avec la tradition, pas plus qu’ils ne marquent une discontinuité du « sujet » Eglise. L’on ne saurait cependant les ignorer sans tricher avec les données mêmes de l’histoire de la rédaction des textes conciliaires.Ce n’est que trop vrai. (Mais pourquoi lui et ses pareils se sont-ils enfoncés dans une opposition butée à tout renouveau – ce qui a donné une allure révolutionnaire aux premiers actes du concile et facilité, depuis lors, un désordre para-conciliaire ?) [8].
L’insuffisance matérielle des énoncés détachés de leur contexte
15L’appel des années 1980 à revenir aux textes du concile a conduit cependant à un résultat paradoxal qui, à force de détacher les énoncés de leur ensemble, finit par réduire en miettes les textes conciliaires. En préférant prôner un retour au texte plutôt que de revendiquer « l’esprit du concile », cet appel insistait sur la continuité. Mais il donna lieu à une lecture qui mettait le concile en contradiction avec lui-même. Soumis à l’analyse, le texte y était finalement désarticulé. Fragmenté, le texte conciliaire était neutralisé, ne pouvant plus porter ses ferments les plus forts. En se livrant à ce jeu, on pouvait espérer trouver un énoncé conciliaire capable d’en annuler un autre, les affirmations de ce volumineux corpus se révélant à la comparaison parfois opposées.
16On accepta de recevoir le concile, mais, en faisant ainsi porter le débat sur son interprétation, certains ont cru pouvoir poursuivre l’opposition tout en s’appuyant sur son texte. On quittait alors la position de refus du concile pour se montrer disposé à s’en accommoder ou à l’accueillir, mais en persistant dans une logique d’opposition. Le tout reposait sur une confusion entre texte et énoncé – un texte étant naturellement bien plus que la somme de ses énoncés. C’était oublier encore que l’on a affaire à un corpus, une totalité, et pas seulement à des documents isolables les uns des autres, des éléments disjoints et désarticulés. C’était oublier, enfin, qu’un texte est également un programme, une construction cohérente, un style, une rhétorique, un monde de références, une posture d’énonciation. C’est pour ne pas avoir su distinguer entre un texte et des énoncés que l’on est revenu à des herméneutiques parfois si opposées aux textes de Vatican II. Je ne reprendrai pas ici tous ces éléments de manière détaillée [9], mais me contenterai d’esquisser ce qui apparaît être un voie prometteuse de recherche : le style du concile, style dont sont porteurs les textes conciliaires.
Le « style Vatican II » : la cohérence d’une langue et d’une théologie
17Le « style Vatican II » ne trompe pas. Même un lecteur non averti ne peut confondre un texte de Vatican II avec un texte d’un autre concile de l’époque moderne. Comme disait Paul VI, si, à Vatican II, l’Eglise a offert au monde son aide et ses moyens de salut, elle l’a fait, « et c’est là une nouvelle caractéristique de ce concile, […] d’une manière qui contraste en partie avec l’attitude marquant certaines pages de son histoire », en adoptant « de préférence le langage de l’amitié, de l’invitation au dialogue [10] ». On ne peut donc pas l’interpréter en faisant l’impasse sur la nouveauté de ce style et de ce langage, ni sans enregistrer le « contraste » entre ce style et d’autres manières pour l’Eglise de s’adresser au monde et de proposer son enseignement [11].
18John O’Malley prétend qu’on peut aisément rapporter ce style caractéristique de Vatican II à la rhétorique mise en œuvre dans la patristique [12]. Pour lui, plus que dans les idées développées, c’est en abandonnant le langage technique et juridique caractéristique des conciles précédents, et de la néo-scolastique, que Vatican II parvient à définir son caractère propre. Il se détache ainsi, dans la tradition conciliaire, comme un ensemble cohérent. Les seize documents de Vatican II représentent une nouvelle manière de faire de la théologie et de proposer l’enseignement catholique, manière caractérisée par un retour aux sources (Ecriture et patristique), une certaine réserve à définir et à se prononcer sur toutes les questions, une tendance à modérer la prolifération des prescriptions, une attitude de dialogue (horizontal) plutôt qu’un mode vertical d’énonciation. C’est donc dans son programme rhétorique, plus que dans les énoncés eux-mêmes, que les textes conciliaires se distinguent et manifestent leur cohérence.
19On le voit, négliger le « style » pourrait nuire plus gravement à l’interprétation du concile que les refus des premiers temps. On pourrait même en venir à se réclamer du concile et de ses textes pour dire autre chose que le concile, la reprise matérielle de certains de ses énoncés n’étant pas suffisante. Revenir aux textes conciliaires ne dispense pas d’une réflexion sur l’acte de lecture engagé.
Des règles de lecture définies à partir de l’événement du concile
20Faut-il en conclure que, devant l’apparente contradiction des thèses du corpus conciliaire et les différentes herméneutiques qu’elles semblent autoriser, nous sommes condamnés à opposer sans fin une interprétation à une autre ? Il serait abusif de penser que l’on a affaire à un ensemble incohérent, même s’il est vrai que certains énoncés particuliers de Vatican II ne sont pas facilement harmonisables avec d’autres, quand ils ne sont pas en apparence contradictoires. Lorsque le texte nous met en présence de véritables difficultés, il est bon alors d’avoir présent à l’esprit un certain nombre de règles pour interpréter un texte. Et, ici, le texte n’est pas en lui-même suffisant.
21A trop vouloir insister seulement sur la continuité de l’enseignement du concile avec ce qui l’a précédé, sans prêter une attention équivalente aux « contrastes » qu’il fait surgir dans ce continuum (dont parlait Paul VI), on en arrive parfois à lire Vatican II à partir de Vatican I ou de Trente, plutôt que l’inverse. Alors même qu’il est légitime de prôner un retour aux textes conciliaires et d’affirmer la continuité de Vatican II avec la tradition qui le précède, ces deux prises de position ont parfois conduit – et c’est là un effet pervers – à chercher dans les textes du concile des énoncés qui justifient certains blocages actuels. Cette erreur de perspective, plusieurs fois soulignée par H. J. Pottmeyer, néglige deux réalités importantes.
22En premier lieu, un concile se caractérise par son activité proprement spirituelle : le discernement. A cet égard, Vatican II est exemplaire. Il relit la tradition, l’approfondit, la reprend parfois dans un ensemble doctrinal qui lui assure un meilleur équilibre. C’est le cas, notamment, sur la question mariale, où il passe au crible les développements des siècles les plus récents, les met en perspective en les situant dans la longue tradition de la piété chrétienne et rapporte celle-ci aux Ecritures. Vatican II, comme tous les conciles, est avant tout une expérience de discernement et de relecture de la tradition. Aussi, c’est à partir de Vatican II qu’il faut aujourd’hui lire la tradition, et non l’inverse.
23En second lieu, comme tous les autres conciles qui recevaient les symboles et les canons des conciles qui les avaient précédés, Vatican II est un événement de réception. Mais recevoir, pour un corps vivant, engage précisément une reprise, et non simplement une conservation passive. L’innovation dans la réception des conciles fait partie de l’histoire de l’Eglise. On se rappellera le concile de Chalcédoine (451), qui, malgré l’interdiction du concile d’Ephèse (431) de composer une autre confession de foi que celle définie au concile de Nicée (325), adopta le symbole de Constantinople, énoncé en 381, le déclarant identique à celui de Nicée. Les additions se trouvaient par là légitimées, sans contrevenir à l’interdiction d’Ephèse. Si Vatican II est bien dans la tradition des conciles antérieurs, il ne faut pas sous-estimer pour autant son potentiel d’innovation. Comme le signalait H. J. Pottmeyer :
à côté de l’attention au « trésor de vérité que l’Eglise a hérité des Pères », Jean XXIII, dans son discours d’ouverture, assignait pour tâche au concile de « prendre aussi en compte le présent [13] ».
25Discernement et événement de réception sont les deux références cardinales à partir desquelles les textes conciliaires ont été élaborés – une troisième étant l’unité des chrétiens et de l’humanité. Pour retrouver ces points de repère, nul besoin de recourir à un vague esprit du concile. Il suffit de considérer le texte même dans toute son ampleur, sans le réduire simplement à des énoncés additionnables. Lire le texte suppose d’entrer dans le monde de références qu’il nous offre, plutôt que de projeter dans le texte ce que nous voulons y trouver.
26Interpréter les textes de Vatican II ne revient pas non plus à pratiquer une « herméneutique de l’intention » qui ne reposerait que sur nos propres fantasmes, mais à s’appliquer à une herméneutique qui ne détache pas les textes de l’histoire de leur rédaction. Cette histoire donne bien des indices des choix posés (choix des orientations et des mots). Ils justifient les silences sur tel ou tel thème et orientent la lecture. Pour G. Thils, probablement le premier à réfléchir de manière systématique à l’herméneutique des textes conciliaires, la fidélité à Vatican II consiste, sur un sujet donné :
[à reconstruire] la trajectoire suivie par ces doctrines au cours des débats, pour permettre de se rendre compte de celles qui acquéraient de plus en plus de poids et de celles qui en perdaient régulièrement. Sans être déterminants, ces deux critères peuvent aider à maintenir une loyauté foncière. Par contre, utiliser surtout, et en les survalorisant, […] ce qui est demeuré des schémas préparatoires, et négliger ou minimiser la portée des changements et des apports nouveaux obtenus […] au terme des discussions conciliaires représenterait, dans une mesure à déterminer pour chaque cas, une manipulation, au sens péjoratif du terme [14].
28H. J. Pottmeyer allait dans le même sens en soulignant :
On a parfois oublié que les pères conciliaires, malgré toute leur volonté de continuité, ont apprécié très différemment les thèses en présence. Les thèses défendues par la minorité ne représentent pas l’intention du concile avec le même poids que les thèses qui ont trouvé une majorité le plus souvent écrasante [51].
30Le renouveau d’attention porté à l’herméneutique des textes de Vatican II est à la fois prometteur et risqué. Ce renouveau est prometteur puisque, au moment où l’expérience du concile s’éloigne de plus en plus de nous, il nous renvoie à ce que le concile nous a laissé, principalement ses textes. Ce retour est risqué s’il sert de prétexte pour réduire les textes du concile à une masse d’énoncés particuliers, autonomes par rapport à leur contexte littéraire, indépendants de leur acte d’énonciation, détachés du monde de leurs références, coupés de la tradition qui les porte, indépendants par rapport à leur style. L’assemblée extraordinaire du synode des évêques a fourni quelques repères qui méritent d’être repris et approfondis. Dans ce travail d’interprétation, on n’est pas à l’abri de certaines manipulations – comme l’observait G. Thils – qui s’appuient surtout sur une méthode d’analyse des textes développée spécialement dans le cadre de la néo-scolastique, un cadre intellectuel étranger aux textes conciliaires. En somme, à moins de le pervertir, on ne peut pas interpréter un enseignement qui n’est pas formulé en termes juridiques ou dans le cadre des catégories scolastiques, en lui appliquant une méthode d’analyse qui n’est pas homogène à son objet.
Notes
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[1]
On désigne ici par « réception » le fait de recevoir un texte, son accueil effectif par un lecteur ou une communauté de lecteurs, et « interprétation » ou « herméneutique » sa lecture, laquelle présuppose normalement sa réception.
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[2]
J. Ratzinger, Entretien sur la foi, Fayard, 1985, p. 32.
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[3]
Synode extraordinaire. Célébration de Vatican II, Cerf, 1986, p. 653-654. On peut comparer à ce que l’on trouve dans l’entrevue du cardinal Ratzinger à la p. 37.
-
[4]
Entretien sur la foi, p. 32.
-
[5]
Entretien sur la foi, p. 30.
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[6]
H.-J. Pottmeyer est professeur de théologie fondamentale à l’Université de Bochum, spécialiste de l’histoire de Vatican I et de Vatican II. Il est l’auteur de Le Rôle de la papauté au troisième millénaire. Une relecture de Vatican I et Vatican II, Cerf, 2001.
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[7]
Le P. Sébastien Tromp, s.j., néerlandais (1889-1975), professeur de théologie à l’Université Grégorienne de 1929 à 1967, fut secrétaire de la commission doctrinale avant et pendant le concile Vatican II.
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[8]
Journal conciliaire de Henri de Lubac, 10 septembre 1965, p. 619.
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[9]
Pour un examen plus approfondi de ces divers éléments, voir mon ouvrage récent, Vatican II. Herméneutique et réception, Montréal, Fides, 2006.
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[10]
Paul VI, « Linguaggio dell’amicizia e invito al dialogo : note di “stile conciliare” », dans M. Vergotini (éd.), Nel cono di luce del Concilio, Roma, Seminarium, coll. « Quaderni dell Istituto », 26, 2006, p. 24.
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[11]
Voir mon article « El Concilio Vaticano II come estilo », Iglesia viva, 227 (2006), p. 23-44.
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[12]
Voir la deuxième partie de son article, « Vatican II : Did Anything Happen ? », Theological Studies, 67 (2006), spécialement p. 17-33.
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[13]
H. J. Pottmeyer, « Vers une nouvelle phase de réception de Vatican II. Vingt ans d’herméneutique du concile », in G. Alberigo et J.-P. Jossua (dir.), La Réception de Vatican II, Cerf, 1985, p. 49.
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[14]
G. Thils, « En pleine fidélité au concile du Vatican », La Foi et le temps, 10 (1980), p. 279-280.
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[15]
H. J. Pottmeyer, « Vers une nouvelle phase de réception de Vatican II », p. 60.