1On avait oublié le discours des valeurs ; il est revenu en force pendant la pré-campagne présidentielle. Les champions des différents partis s’en sont fait les porte-voix, parfois jusqu’au lyrisme. Républicaines, les valeurs auront été particulièrement à l’honneur, la liberté brillant de tous ses feux à droite, l’égalité à gauche, le centre revendiquant la fraternité – chacun harmonisant évidemment sa valeur dominante avec les deux autres. A dose variable, mais de façon explicite, les candidats auront ajouté à ces valeurs gravées dans le marbre la laïcité, la justice, la solidarité, la dignité, le respect... La notion de responsabilité se sera retrouvée un peu partout, particulièrement dans toutes les thématiques relatives à l’avenir de la planète. Voici que les grandes idées et les grands mots ne sont plus « ringards ». La France de l’ère hypermoderne a retrouvé des accents épiques, voire romantiques.
2On se souvient des Hébreux dans le désert, découragés et dégoûtés, maugréant contre Dieu et Moïse ; Yahvé leur envoie des serpents brûlants ; ils se repentent et demandent à Moïse d’intercéder pour eux auprès de Yahvé ; ce dernier suggère à Moïse de brandir aussi haut que possible un serpent d’airain. Ceux qui auront été mordus le fixeront des yeux, et seront sauvés. Les valeurs hissées dans le discours seraient-elles notre serpent de bronze, le signe de « transcendance » que l’on peut lever haut dans des sociétés laïcisées, l’offrant à la vue d’individus qui traînent les pieds, doutent d’eux-mêmes et de leurs responsables politiques, de leurs institutions et de la possibilité de se sortir collectivement de trop nombreuses impasses ?
3Le rapprochement trouve pourtant assez vite ses limites : le serpent d’airain brandi dans le désert est à l’image du mal qui se répand au milieu des Hébreux ; leur manque de foi les attaque et les mine ; leurs morsures aux pieds sont celles de leurs violences, le venin celui de leur colère. Rappel de leurs faiblesses et du mal qui les habite, le serpent d’airain, signe de vie et de mort, les délivrera, les réconciliant avec leur « traversée », avec Yahvé, avec eux-mêmes. Les valeurs, elles, ne sont pas la projection-révélation du mal qui est en l’homme et qui appelle délivrance, elles sont seulement – et c’est déjà beaucoup – ouverture d’horizon par delà l’indifférence, l’insignifiance et la méchanceté ! Inspiration pour une vie en commun et aspiration vers un avenir de réconciliation, elles ne portent pas de salut ; mais l’espoir d’une possible « guérison » du corps social n’en est pas absent, et elles sont une puissante mobilisation. Elle suggèrent d’avancer. Leur pouvoir fédérateur est grand. Toute valeur est une valeur d’appel. Les exposer aujourd’hui au regard de tous équivaut à appeler une sortie du marasme et de la récrimination stérile.
4Si donc revient le discours des valeurs, ce n’est pas seulement un tour de passe-passe de politiques en mal de solutions ! Les serpents à nos pieds ne manquent pas. Nous nous en plaignons suffisamment, et la classe politique n’est pas sourde ! Violences, intérêts catégoriels, abus de pouvoir, harcèlements de tous ordres, solitude mortifère des individus, avidité, corruption, injustices, discriminations, misère, exclusion… Mais le venin le plus subtil est sans doute l’atomisation d’une société, assorti de son contrepoison redoutable : les replis identitaires sur des groupes fermés, potentiellement hostiles les uns aux autres. Les valeurs brillent alors comme autant d’antidotes aux bricolages défensifs que le pouvoir politique, à lui seul, ne peut contenir. Elles sont l’espoir d’une unité apaisée, respectueuse et féconde. Quel responsable politique pourrait être insensible à une telle puissance d’unification ?
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6La compétition électorale écorne pourtant cette louable ambition. Les valeurs, même si elles constituent une référence authentique, deviennent vite des armes de combat. Au lieu de servir l’unité, elles servent alors les clivages d’un camp à l’autre. Elles mettent néanmoins de l’ordre dans les rangs, permettant aux uns et aux autres des identifications claires. Ce n’est pas rien, mais c’est un moindre état par rapport à leur « puissance » de départ. Pour être le héraut de telle ou telle valeur, on n’en est pas propriétaire. Elles ne constituent pas non plus un gage sur l’avenir, car les valeurs ne vivent que d’être incarnées, de trouver leurs points d’application. Elles n’existent qu’en se diffractant dans toutes les opérations sociales, économiques, politiques, privées auxquelles elles sont mêlées.
7Les appeler à la rescousse ne manque d’ailleurs pas d’ambiguïté : elles sont une réponse vertueuse aux insatisfactions des citoyens par rapport à leur classe politique, volontiers soupçonnée de manœuvres inavouables ; et les citoyens-électeurs exigent volontiers de la part des autres ce qu’ils n’exigent pas d’eux-mêmes. En résulte un « va-et-vient », un assaut d’échanges moralisants, une surenchère. Cette inflation morale généralisée, qui habite les discours et déserte les pratiques, voisine alors avec les sarcasmes, l’ironie et la dérision. Plus grave, elle détourne de l’enjeu proprement politique.
8Face à cet enjeu, il ne suffit pas de viser la vertu. On ne peut s’en tenir au ciel des idées. Il faut être habile, établir des règles du jeu, promouvoir des contrats acceptables, poser des limites entre les différentes instances des sociétés complexes, inclure la donne du hasard, contenir les rétroactions dommageables – en un mot, gérer le souci du bien commun par delà les intérêts catégoriels de façon aussi pragmatique, souple et adaptable que possible. Cela suppose des compétences et la capacité de percevoir et de poursuivre des objectifs. L’élévation morale ne saurait tenir lieu de savoir-faire politique. La proposition morale simplifie un paysage complexe, elle ne permet pas de le prendre en compte ni de trouver les biais par lesquels l’aborder.
9C’est pourquoi revient sans cesse, en période d’intensité politique, l’intérêt pour Machiavel. Il ne consiste pas à ouvrir la porte au cynisme, mais propose de prendre au sérieux, autant que faire se peut, la nature de la décision politique face à une réalité plurielle difficile à appréhender. Les compositions et recompositions que dessinent les décisions politiques ne sont ni noires, ni blanches, elles sont mêlées de bien et de mal. Mais elles sont plus ou moins habiles et leurs conséquences ne se valent pas. Il ne faut pas se tromper de critère de jugement, même si les valeurs ont leur juste part dans l’appréciation de la conduite des affaires.
10Passer du discriminant moral au discernement politique est chose particulièrement délicate. Nous manquons globalement et de culture et de pratique politique, même si la politique est en France une passion vive qui fait parler. Turbulents dans le discours, quand nous ne sommes pas désabusés, nous restons à distance de la chose politique. Ce n’est pas que la vitalité manque sur le terrain, mais nous sommes plus inventifs et créatifs, pour l’heure, dans les activités associatives que dans les engagements politiques. Heureusement que, pour beaucoup, l’implication dans les associations est une voie d’accès au souci politique et l’occasion de rencontre avec ce monde qui ne devrait pas être « un monde à part ».
11Il faut déjà être allé assez loin dans l’élaboration d’une pensée et d’une action proprement politique pour mesurer la dimension des problèmes rencontrés. Interrogé lors de la signature de sa Charte sur son désir ou non d’un poste ministériel, Nicolas Hulot, dont la pensée et l’action incluent une haute visée politique, reconnaissait la particularité d’une fonction ministérielle exigeant une maîtrise, notamment institutionnelle, qui n’est pas la sienne. A ce lieu, il jugeait qu’il ne saurait être habile, plus perspicace en cela que ses interlocuteurs. Son influence politique, réelle, s’exerce ailleurs et autrement. Il le mesure et démontre ainsi à la fois l’éminence du souci politique et la spécificité des rôles en ce domaine. C’est une invitation pour l’ensemble des citoyens.
12On comprend le succès des valeurs : la prise en compte du politique est difficile et lointaine, alors que la résonance morale est immédiatement perceptible. Elle est, en outre, satisfaisante pour les esprits français : la volonté de maîtrise intellectuelle, de contrôle rationnel, se satisfait particulièrement bien de l’englobant moral des valeurs – on l’a vu dans nombre de débats télévisés. Sur ce point, les candidats, avec le discours des valeurs, nous renvoient l’écho que nous attendons. On ne saurait pourtant rester sur ce registre qui peut faire figure d’évitement du politique.
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14La République n’a donc pas seulement à chanter ses valeurs fondatrices, même si ces valeurs lui sont indispensables. Elle doit progresser sur le terrain politique, non seulement au niveau de l’Etat et de la classe politique, mais aussi des citoyens eux-mêmes. Figure de la démocratie, elle a encore beaucoup à faire pour se démocratiser. Moins intransigeants parfois, mais plus impliqués, les citoyens tenteront alors la mise en place de contrats politiques, de compromis (ce n’est pas un vilain mot), de négociations ; les valeurs s’y retrouveront – sans évitement ni arrogance.