Notes
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[1]
« Ecriture et psychanalyse mêlent leurs espérances et leur nécessité. Aussi est-il naturel que l’on trouve deux types d’écriture qui souvent s’allient sans tout à fait se confondre. La première écriture explique, commente, évalue, elle étend le champ du savoir et de l’expérience. L’autre ne nous livre de son étendue obscure que quelques surfaces éclairées. Elles ne sont pas destinées à être interprétées mais entendues, considérées et parfois contemplées. » L’Ecriture à l’écoute, Actes Sud, 2000, p. 121.
-
[2]
Le Régiment noir, éd. Actes Sud, 2000, p 196.
-
[3]
La Déchirure, éd. Labor, 1986, p. 15.
-
[4]
La Déchirure, op. cit., p. 17.
-
[5]
Op. cit., p. 129.
-
[6]
Madame Henriette : C’est ainsi que le narrateur nomme sa mère. Op. cit., p. 252.
-
[7]
L’Ecriture à l’écoute, op. cit., p. 51.
-
[8]
Le Souffle de l’esprit, éd. Actes Sud, 2003, p. 16.
-
[9]
La Déchirure, op. cit., p. 129, 130.
-
[10]
Op. cit, p. 68.
-
[11]
Op. cit., p. 69.
-
[12]
Op. cit., p. 155.
-
[13]
La Déchirure, op. cit., p. 158.
-
[14]
Antigone, éd. Actes Sud, 1997, p. 230.
-
[15]
Diotime et les lions, éd. Actes sud, 1991, p. 19.
-
[16]
Le Régiment noir, op. cit., p. 262.
-
[17]
Op. cit., p. 284.
-
[18]
Op. cit., p. 343.
-
[19]
Antigone, op. cit., p. 10.
-
[20]
Op. cit., p. 12.
-
[21]
Op. cit., p. 16.
-
[22]
Op. cit., p. 49.
-
[23]
Op. cit., p. 279.
-
[24]
La Déchirure, op. cit., p. 20.
-
[25]
L’Ecriture à l’écoute, op. cit., p. 82.
-
[26]
Le Régiment noir, op. cit., p. 406.
-
[27]
Le Régiment noir, op. cit., p. 319.
-
[28]
Op. cit., p. 314.
-
[29]
Antigone, op. cit., p. 229.
-
[30]
La Déchirure, op. cit., p. 60.
-
[31]
Le Régiment noir, op. cit., p. 430.
Petite sœur en canicule, qui ne savait, ne sait rien que le rouge, son rire travailleur et, si malheur survient, son beau courage.
1L’œuvre d’Henry Bauchau est multiple : théâtre, poésie, journaux, romans. Il s’agit ici de contempler cette écriture, travail des profondeurs, travail de la forge, et les couleurs qui s’y succèdent lors des étapes de la « forgerie » [1] : le rouge, le noir, le blanc, sans ordre immuable, au contraire – un labeur incessant alternant les tons. Ecouter le texte et méditer ses couleurs essentielles dans les lieux, les personnages, les mots de quelques livres de Bauchau.
2Si la psychanalyse se mêle à l’enjeu de l’écriture, c’est qu’elle lui a permis de remonter vers le mythe, les récits de création du monde, les grandes initiations. Elle est un motif de l’œuvre ; et le psychanalyste, un personnage dont la figure se métamorphose. Il est celui qui écoute et délie : étrange « psychothéraprof » de L’Enfant bleu ; motif mythologique de la Sybille dans La Déchirure ; multiples visages dans Œdipe sur la route. Le plus souvent, cette figure est féminine.
3D’autres motifs rythment l’ensemble des livres : l’escalier bleu va des premiers poèmes au dernier roman, L’Enfant bleu. « Maisonchaude » est à la fois la maison chaude de l’enfance où l’on est protégé dans La Déchirure, et le village où Pierre arrive enfin pour trouver la paix et l’amour dans Le Régiment noir. L’univers d’Henry Bauchau ne serait-il pas, au fond, un immense rêve, un rêve en rouge noir et blanc qui peu à peu s’en irait vers le bleu ?
4Dans Le Régiment noir, au cœur du chapitre central intitulé « Cheval Rouge », se trouve une scène de recréation du monde. Les trois couleurs y sont en présence : le rouge des Indiens, le noir des esclaves affranchis, le blanc des soldats nordistes. Lorsque Shenandoah, renommée Eve à ce moment du récit, noircit de suie son corps d’indienne en traversant le feu qui la chauffe à blanc, centre névralgique du désir des hommes – eux-mêmes rouges, noirs et blancs qui l’entourent –, ne serait-elle pas la métaphore même de l’écriture [2] ?
5Ce roman est aussi structuré en trois temps reprenant le nom d’un personnage. Le premier, Stonewall Jackson, désigne le général blanc sudiste, l’image même du monde blanc. Le deuxième se nomme Cheval Rouge, le nom indien du narrateur, ce par où il lui faut passer. Le dernier porte le nom de Mademoiselle Mérence, la femme noire qui attend Pierre.
6La forge serait le motif essentiel de l’œuvre : le gris d’avant le travail, le désir et la vie ; le rouge, le noir et le blanc en trilogie du labeur ; et, au bout du trajet tellurique, l’ouverture sur le bleu. Mais le bleu à lui seul serait une autre histoire…
Le gris d’avant
7Il est la teinte de ce qui est sans vie. Dès les premières pages de La Déchirure, il est question des cendres de la ville de Sainpierre, après l’incendie où le narrateur faillit mourir :
C’était une ville couchée dans ses décombres, un fantôme fumeux de cette couleur de cendres […] que je devais retrouver sur le visage et les bras de maman lorsque je l’ai retrouvée après le désastre [3].
9Le baptême est gris, comme la mère qui a abandonné son enfant est grise lorsque celui-ci la revoit. Plus tard, dans la maison d’enfance, la mère se regarde dans le miroir au-dessus de la grande commode grise [4].
10Quand la pression terrible de la mère est trop violente, le jeu que le narrateur et son frère inventent se nomme « faire petit-gris ». Les deux garçons ont sur leur tête des bérets à pompon rouge dont les autres se moquent : ce rouge-là est illégitime ; rouge de la honte et du ridicule, un rouge au sommet du crâne que dément tout le reste du corps.
11La lignée paternelle aussi est grise : « Pour la comprendre il faut aimer le moellon de l’ancien pays. La pierre grise façonnée au marteau par les hommes accroupis au bord des carrières [5]. » Le gris est la couleur à laquelle Pierre est condamné depuis l’enfance : « Pour Monsieur Pierre ce sera sans doute du gris comme d’habitude ? », demande le tailleur au moment de faire les costumes des garçons. Pourquoi le gris ?
12« Le gris, ce qu’on ignorait alors, était la couleur du coton tissé dans les villages pour les Noirs. » Le gris, il se trouve que c’est aussi l’uniforme de l’armée sudiste. Ces soldats sont contre l’abolition de l’esclavage, et il faut les vaincre : « Je me suis battu contre le gris du Sud, mais aussi contre le gris de M. Fowler et contre l’autre gris, plus caché, celui de Mme Henriette [6]. »
13Gris est le premier cahier apporté à la Sibylle, celui qui préfigure l’écriture, mais ne l’est pas encore :
A l’origine lointaine de La Déchirure se trouve un petit cahier de toile grise que j’apporte à mon analyste quand je suis parvenu au milieu du temps de séances. […] Avec ce cahier, c’est la première fois que je me tourne par écrit vers mon enfance, pour mieux la remémorer et tenter de la comprendre [7].
15Le gris n’est pas encore le noir de l’écriture, il n’est qu’une trace laissée par le crayon de papier. Il est une matière informe qui doit passer par le feu, être forgé. Revenir par écrit sur son enfance n’est de l’ordre ni de l’analyse, ni de la littérature. Le gris est la couleur du temps de l’enfermement. Les rideaux du cabinet de la Sibylle sont gris. « Le cœur gris » est un poème de La Chine intérieure :
Aveugle par félicité, as-tu fait provision de rêve cette nuitÔ neige insuffisante à mon insuffisance.Où je m’éveille le cœur gris et le plus pauvre de matière,Le plus gauche le plus transi de ceux qui sont dans la charnièreLa gorge rouge du bouvreuil illumine au milieu des gris [8].
17Quitter le gris, quitter Bruxelles la ville du narrateur :
Voilà Bruxelles et la tache de lumière que la ville fait au milieu des bois et des champs, la longue tache grise qu’elle a faite dans ma vie. Ici j’ai commencé à me défaire, à Paris a commencé l’opération de la mort, comme si on passait du gris au noir. Mais à Paris, il y avait l’espoir d’une nouvelle naissance.
19Pour aller vers le rouge, en passant par le noir et ce que l’on ne sait pas encore, il faut le travail de la forge.
La Forge
20Le forgeron travaille un métal à chaud, sur l’enclume ou le marteau, après l’avoir chauffé sur la forge elle-même, pour lui donner une forme ou en améliorer la qualité. Les étapes de la transformation du fer forgé se manifestent par trois couleurs : le noir du départ et de l’arrivée, le rouge incandescent, le blanc de la brûlure lorsqu’il peut être ployé, tordu, travaillé. Ainsi l’être humain et les personnages du roman : chacun doit être forgé. L’écrivain forgeron est forgé par l’écriture qu’il forge. Il faut aussi ferrer les chevaux ; pour qu’ils puissent galoper sans douleur, les faire passer par la torture. Ferrer un cheval, comme on ferre un esclave, car les fers sont les chaînes aux pieds, au cou, aux poignets des êtres humains mis aux fers. Les fers signifient l’esclavage, et le métal noir chauffé à blanc marque au fer rouge la peau noire des esclaves.
21« Il y a deux siècles, j’aurais travaillé le fer au lieu d’assembler les mots », écrit le narrateur de La Déchirure. La lignée paternelle est celle de ces hommes qui forgent :
Les batteurs de fer sont les plus durs. Ils forgent des outils pour les cultures et les forêts du plateau, pour les carrières des vallées, mais surtout, ils forgent des armes. Il faut prévoir, forger quand la guerre approche [9]…
23Le Régiment noir réinvente au père la vie qu’il aurait voulu mener, et dont la mère l’a empêché, vie de forge, d’armes et de canons, vie de guerre, de rébellion et de libération.
Le Noir
24L’homme noir est un motif central de Bauchau, dès La Déchirure. Il est l’homme révolté, le rebelle, celui qui s’oppose et permet de dire non. Il est l’homme de la cave, le double sombre que l’on tente d’enfermer. « Il y a eu un événement. » Ainsi commence l’étrange scène où apparaît pour la première fois la figure de l’homme noir dont on ne sait rien. Il arrive près de Mérence, la femme blanche, se fait servir par elle, blasphème et l’embrasse violemment. Mérence est ce personnage imaginaire de l’enfance, créé par nécessité de survie :
Mérence est du côté de Dieu, mais elle aime l’homme noir. C’est pour lui qu’elle descend l’escalier vers les odeurs violentes et les actes dangereux de la vie. Elle serait descendue en enfer pour le secourir [10].
26Ainsi Pierre, dans Le Régiment noir, dont ses amis se demandent pourquoi il aime tant les Noirs et pourquoi, pour eux, il descend dans son enfer.
27L’homme noir et Mérence sont le narrateur : « J’ai toujours été déchiré entre lui et Mérence. Je ne pouvais pas choisir. J’étais Mérence et j’étais l’homme noir [11]. » Avec l’homme noir, il tue Mérence et l’enterre dans la cave. Plus loin dans le texte, il fuit les mauvais traitements de l’homme noir et se réfugie auprès de Mérence ressuscitée. Il revient en une scène plus folle encore que la première. Le narrateur a fini de descendre dans son anéantissement. Tout est poussière et décombres. Reste un noyau ténébreux où « on devine un visage de Noir ou de mineur avec des dents resplendissantes et des mains de mécanicien [12] ». Ce personnage est sombre, inquiétant : un bagnard. Mais dès qu’il est lavé et bien vêtu, il devient un ami sympathique auquel on veut tout de suite payer un verre. Il devient le Noir du narrateur : « Je m’aperçois, pour la première fois, que par toute la part submergée de moi-même, je suis l’homme noir. » Les Blancs sont ceux, là-haut, dans les étages, qui pensent et expliquent tout de façon claire. Dans le récit, le pronom « je » se met à désigner le Noir qui parle de « mon Blanc ». A l’occasion de leur anniversaire commun, un conflit violent éclate entre eux. Le narrateur noir triomphe et se débarrasse du corps de son Blanc en le jetant dans le monte-charge.
La grande roue de la forge tourne à nouveau dans la rivière. Elle va nous passer sur le ventre. Nous en sortirons, je le sens, tout en eaux furieuses, tout hérissés d’écume et de force. Et le fer que l’on forgera avec moi, bon Dieu, je vais apprendre à m’en servir [13].
29Il s’agit d’assumer l’homme noir qui est en soi, de tenter de vaincre l’autre, l’homme blanc qui maintenait en esclavage, au moins de ne pas être vaincu par lui. L’homme noir représente le motif essentiel de l’esclave à libérer. Ce travail s’accomplit avec l’aide de ceux qui délient. Il s’agit de se délier, de défaire de leurs chaînes l’énergie première et le corps profond. Pouvoir noir, le tableau dessiné par Henry Bauchau et mis en couverture de l’édition Babel du Régiment noir, est rouge et blanc. Dans Antigone, il est question de « la formidable occupation du noir » qui est tombée sur Œdipe [14]. L’aveugle devient poète en étant guéri par Diotime et accompagné par Antigone, les femmes rouges, les femmes-lions.
Le Rouge
30A l’origine, le feu, la fusion, la terre, le sang et Shenandoah, la femme rouge, l’Indienne déjà là, avant les invasions, les conquêtes et les guerres. La femme primordiale, la mère, la sœur, la soignante, celle qui sait, qui écoute, qui parle peu et aime ; l’amante qui donne son corps sans compter aux hommes apeurés. Ainsi, dans Diotime et les lions, la femme des lions rouges et du sang est aussi celle qui soigne et donne vie. Menstrues, sang, hémorragies, accouchement : le rouge ne lui fait pas peur, elle en est faite. Elle ne craint pas non plus de tuer le lion majestueux, le roi qu’elle aime ; elle doit le vaincre et enduire son front, son cœur et ses lèvres du sang du lion [15].
31Dans Le Régiment noir, le rouge est la terre de l’Amérique :
Ils ont vu que sous son vêtement de blés ou de prairies, sous son chapelet de villes et dans sa ceinture de forêts, la terre de l’Amérique est rouge, sera toujours plus rouge. Noirs et Blancs, eux aussi, deviendront rouges, car Shenandoah est la plus ancienne. Elle est la plus ancienne, elle est la plus nouvelle et rien en dehors d’elle ne peut durablement s’accomplir [16].
33Shenandoah est la fantastique liberté rouge, condamnée par les Blancs. Le cirque que possède Leeuw est rouge. Leeuw a racheté le colonel Johnson de nouveau vendu comme esclave. Il l’emmène avec ses lions venus d’Afrique. Leeuw et ses lions chassent la nuit et mangent la chaire crue, boivent le sang chaud de leurs proies. Leeuw se souvient de l’Afrique rouge dont il parle à Johnson. Il sait qu’après la guerre, il n’en sera pas fini des Blancs et des Noirs, et que les premiers continueront à asservir les seconds [17]. Lorsque Pierre sera sur les traces de Johnson, il devra tuer un cerf à l’arme blanche, boire son sang rouge sombre, enfouir son visage dans la chair palpitante pour la mordre et la manger [18].
34Le roman Antigone commence par un temple rouge, peint par Clios :
Pourquoi ce temple est-il rouge ? Narsès m’explique que c’est une grotte où depuis les temps les plus reculés, les pêcheurs et les marins viennent implorer et honorer le dieu. Cet antre obscur a inspiré Clios, il a recouvert l’entrée d’un rouge ardent, qui s’est peu à peu étendu au temple tout entier.
36Antigone est rouge, comme Shenandoah, comme Diotime, elle est le rouge du cri, de la colère et de la passion brûlante :
Soudain le rouge est là, un rouge impérieux qui subjugue à la manière de Clios. J’ai aussitôt plaisir à le voir, à le respirer, à sentir sa joie dans mes paumes. Je désire m’engager plus avant dans sa sonorité. Je suis dans un rouge en mouvement, je le touche sur les parois merveilleusement polies, je marche sur lui quand il prend la forme de larges dalles. Le rouge s’enfonce dans le noir, et s’y mêle sans se perdre, de son audacieuse lumière Clios a fait jaillir mille couleurs [19].
38L’insondable opacité du rouge ne cesse d’exalter Antigone : « Ce qui manque à la fresque de Clios est pourtant présent, médite-elle, dans le rouge émerveillé qui est un abri sûr, et chaud, un repaire [20]. » Le rouge du sang et les muscles noirs de la lutte dominent le combat représenté sur les parois de la grotte. « L’abondance du rouge, l’équilibre des noirs, et la rigueur de l’espérance. » Ainsi le texte annonce à Antigone la conduite qu’elle se devra de suivre.
39Même Clios, le cher compagnon, ne peut l’en détourner : « En retournant à Thèbes, tu vas suivre toi aussi le chemin du rouge, Antigone », lui dit-il [21]. Le chemin qui mène aux murailles blanches de Thèbes s’éloigne du rouge originel des lions et de la force noire. À peine arrivée dans sa ville, Antigone prend un bain qui ressemble à un rite de purification : « Je sors de l’eau et K survient avec un grand linge rouge délicieusement chaud dans lequel il m’enveloppe. Je suis surprise : “Quelle belle couleur !” Il me regarde gravement : “C’est ta couleur maintenant… Clios me l’a dit [22].” » Une purification d’avant le sacrifice.
40Le noir et le rouge sont les couleurs de Thèbes. Lorsque les deux frères se sont entre-tués, « le corps d’Étéocle est entouré de bandelettes noires et rouges aux couleurs de Thèbes ». Le contraste du blanc de l’étalon avec le corps noir et rouge d’Etéocle est souligné [23]. Le corps de Polynice, lui, jeté au-dehors des murailles blanches, attend la terre noire et rouge dont Antigone le recouvrira. Quand elle est enfermée dans la grotte où elle doit mourir, pour avoir accompli ce qu’elle se devait d’accomplir, le capitaine lui donne son grand manteau rouge afin qu’elle s’allonge sur le sol, en attendant Hémon, espère-t-il, dans la lumière des torches qu’il lui a allumées.
Le Blanc, peut-être
41La page, l’immaculé, le jour, le narrateur Pierre, le pronom « je » le plus blanc des pronoms. La femme blanche de la maison d’enfance est si froide. Dans La Déchirure il y a une Miss Blanche pourtant, tel un signe de liberté dont le narrateur est amoureux, une pancarte de publicité lumineuse qui un jour est démontée sans raison [24].
42La guerre de Sécession est une guerre de Blancs, la race haïe par Pierre, la race de ceux qui tuent pour posséder l’autre et ses biens, la race à laquelle il appartient.
43Le monde des Blancs est celui des usines et des machines, celui des rivières dévastées, des prés souillés, du gris et du profit. Faire entrer le père dans la lignée des hommes noirs, explique Bauchau dans L’Ecriture à l’écoute, c’est comprendre que la culture et la civilisation blanches sont esclavagistes car elles sont esclaves. Le Blanc est celui qui tue l’Indien, s’approprie son pays et aliène le Noir, comme un droit naturel [25] !
44Mais le blanc est aussi la couleur de la première Mérence, qui incarne la séduction maternelle de la femme blanche. Lorsque, vers la fin du Régiment noir, Pierre s’approche de Maisonchaude, il voit « une large grille blanche et accueillante », et plus loin une maison blanche et carrée, des volets blancs et un perron duquel descend une femme noire, dont le tablier est éclatant de blancheur. Quand il cesse d’être dur et de désirer la mort, blancs sont les murs de la chambre où Melle Mérence le conduit. Le noir du couvre-lit, avec ses rayures d’un rouge somptueux, est là pour magnifier l’éclatante blancheur des murs. Le noir, le très cher noir, n’est pas nié dans ce nouvel espace, il rayonne, secrètement soutenu par le rouge. Blanche est la robe de Melle Mérence, blanches les taches claires que font les nappes étendues sur le pré pour la fête du grand été. Blancs le mouchoir agité en signe de paix et les draps du lit de Mérence, où Pierre glisse vers son bonheur. « Beauté modeste du corps sombre au milieu des draps blancs. [26] »
45Il y aurait, rapidement esquissé et aussitôt dépassé, l’amour rouge, la conscience blanche et l’écriture noire. Mais surtout pas de systématisme ! Chacun, tour à tour, vit une couleur. Shenandoah doit changer celle de son visage pour soigner Pierre. Lorsqu’elle couvre son corps blessé d’huile et d’herbes amères qui le brûlent pour le guérir, Pierre comprend : la forge, le fer, être forgé soi-même, telle est l’initiation [27].
46Le narrateur blanc doit repasser par la nomination originelle, il est renommé Cheval Rouge par les Indiens, la terre et le sang. Il a combattu puis accepté la fraternité noire. Celui qui écrit semble devoir être rouge, noir et blanc. Peut-être est-il le blanc où s’écrivent ce rouge et ce noir…
47Blanche l’Europe, noire l’Afrique, rouge l’Amérique, le triangle terrible de l’esclavage tient dans ces trois couleurs. Mais l’Amérique est rouge aussi des sangs mêlés des Indiens, des Noirs et des Blancs. Il n’y a aucun aboutissement. Il faut garder en soi les strates et les métamorphoses, les reparcourir en pleine conscience.
48Plus en avant dans le roman, les couples s’inversent : Johnson fait l’amour avec une femme blanche devant Pierre, qui s’unit à une femme noire. Ces couples dominos vivent alors en une sorte d’Eden, loin de la guerre. Mais lors d’une absence de leurs amants, les femmes sont mises à mort pas les sudistes. Blanc et noir sont les chevaux d’Etéocle et Polynice qui s’affrontent, et Antigone la femme rouge s’interpose entre eux. Etéocle est le roi avec son étalon blanc, Polynice le rebelle avec son étalon noir. Dans Le Régiment noir, l’étalon est rouge [28]. Il est celui de l’enfance, observé à la dérobée dans l’écurie, tandis qu’une femme rêvée vient nommer sans peur le désir de l’accouplement :
Il faut donc revenir au temps et dans le lieu où habitait l’étalon rouge. Dans un boxe en bois surmonté d’une grille de fer dont les barreaux très serrés étaient peints en noir.
50Au chapitre nommé Polynice, dans Antigone, les deux étalons qui combattent à mort sont le Noir Niké, qui prendra le nom de Nuit, et le Blanc, Jour. Antigone se jette entre les deux, elle est frappée et couverte de sang. Les trois couleurs – le blanc, le noir et le rouge – sont assemblées par elle. Ce motif revient lors d’une autre initiation, celle de l’arc, par Timour :
Il y a encore pendant des jours une action violente menée en moi par les couleurs du noir et d’un blanc irrésistible et glacé. C’est dans ce tout qu’il faut tirer la flèche qui deviendra sang et chair, feu et chaleur [29].
52Jusqu’à ce dernier livre, L’Enfant bleu, où la chambre est noire, le démon rouge et l’hôpital blanc, avant que n’apparaisse l’enfant bleu…
Vers le Bleu
53Dans le premier cahier, celui qui est porté à la Sybille, il est question de l’escalier de l’enfance. Il est décrit comme gris. Puis l’adjectif est rayé et, dessus, la main a tracé : bleu. « Vous avez d’abord écrit l’escalier gris. Vous avez biffé et mis bleu [30]. » Bien sûr.
Le jour va poindre, la fête du Grand été est finie. Qui a dit qu’elle se passait la nuit ? Dans le souvenir des enfants, il y a toujours beaucoup de soleil [31].
55Et qui disait que l’enfance était grise ? Les marches de l’escalier étaient si bleues qu’Olivier les léchait pour sentir le sel de la mer. Au bout du noir, du rouge, du blanc, l’écriture ouvre un ciel immense, et immensément bleu.
56Véronique Petetin
Notes
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[1]
« Ecriture et psychanalyse mêlent leurs espérances et leur nécessité. Aussi est-il naturel que l’on trouve deux types d’écriture qui souvent s’allient sans tout à fait se confondre. La première écriture explique, commente, évalue, elle étend le champ du savoir et de l’expérience. L’autre ne nous livre de son étendue obscure que quelques surfaces éclairées. Elles ne sont pas destinées à être interprétées mais entendues, considérées et parfois contemplées. » L’Ecriture à l’écoute, Actes Sud, 2000, p. 121.
-
[2]
Le Régiment noir, éd. Actes Sud, 2000, p 196.
-
[3]
La Déchirure, éd. Labor, 1986, p. 15.
-
[4]
La Déchirure, op. cit., p. 17.
-
[5]
Op. cit., p. 129.
-
[6]
Madame Henriette : C’est ainsi que le narrateur nomme sa mère. Op. cit., p. 252.
-
[7]
L’Ecriture à l’écoute, op. cit., p. 51.
-
[8]
Le Souffle de l’esprit, éd. Actes Sud, 2003, p. 16.
-
[9]
La Déchirure, op. cit., p. 129, 130.
-
[10]
Op. cit, p. 68.
-
[11]
Op. cit., p. 69.
-
[12]
Op. cit., p. 155.
-
[13]
La Déchirure, op. cit., p. 158.
-
[14]
Antigone, éd. Actes Sud, 1997, p. 230.
-
[15]
Diotime et les lions, éd. Actes sud, 1991, p. 19.
-
[16]
Le Régiment noir, op. cit., p. 262.
-
[17]
Op. cit., p. 284.
-
[18]
Op. cit., p. 343.
-
[19]
Antigone, op. cit., p. 10.
-
[20]
Op. cit., p. 12.
-
[21]
Op. cit., p. 16.
-
[22]
Op. cit., p. 49.
-
[23]
Op. cit., p. 279.
-
[24]
La Déchirure, op. cit., p. 20.
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[25]
L’Ecriture à l’écoute, op. cit., p. 82.
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[26]
Le Régiment noir, op. cit., p. 406.
-
[27]
Le Régiment noir, op. cit., p. 319.
-
[28]
Op. cit., p. 314.
-
[29]
Antigone, op. cit., p. 229.
-
[30]
La Déchirure, op. cit., p. 60.
-
[31]
Le Régiment noir, op. cit., p. 430.