Ô ! lac...
1Bruno Frappat
2Pourquoi lui ? Pourquoi ce lac ? Il n’a pas la dimension ample et glorieuse des autres, ces immensités relatives et alpestres léguées par l’ère glaciaire (c’était le bon temps…). Il n’a pas leur notoriété. Il est comme le petit dernier d’une lignée dont la France entière connaît les aînés, les grands, les forts, plus septentrionaux : Léman, Annecy, le Bourget… Mais la suite ?
3Quand, parce que je ressentis comme un dévoilement obscène, son nom inconnu fut évoqué (et ses bords montrés) dans le film d’Alain Resnais, On connaît la chanson, le public, dans la salle, éclata d’un rire unanime, sarcastique. Le nom immémorial de mon lac paraissait à ces anonymes un nom d’invention, comme Pécuchet, Clochemerle ou Ratapoil.
4Rire aux éclats à l’évocation de mon lac ! Se gausser des sept lettres sacrées et des trois syllabes claquantes qui le résument ! J’étais humilié. C’était comme si une bande d’éméchés avaient forcé la porte de mon intimité, s’étaient assis sur mon lit et avaient entrepris de décapsuler des canettes de bière et de répandre des miettes sur ma couette. A un moment où j’aurais été plongé dans une lecture calme, paisible, secrète, d’enfance.
5Donc, pas question de redire publiquement comment s’appelle ce lac (qui, d’ailleurs, porte deux noms selon que l’on habite l’un de ses bords ou l’autre, excellente façon de brouiller les pistes et décourager les visites). Mais, quand même, pourquoi lui ? Pourquoi dire spontanément que « chez moi » c’est de l’eau, cette eau dans ces collines, ce recoin humide des Préalpes, inconnu et qui entend le rester ?
6L’enfant est le père de l’homme, a dit Freud. Mon père et ma mère, c’est mon lac. D’ailleurs, ils sont enterrés, côte à côte, bord à bord, mon père et ma mère, à quelques centaines de mètres de ses rives. Dans un cimetière austère. N’était le clocher de l’église, qui leur masque la vue, ils pourraient, d’où ils sont, voir mon lac. Pourquoi « mon » lac ? Je n’en suis pas propriétaire. Il appartient à ceux qui y vivent, à ceux qui y passent, à ceux qui l’aiment, à ceux, aussi, qui reposent au fond (l’hiver est triste et noir, parfois, par ici…). Ni pêcheur, ni nageur (ou du moins si piètre et soucieux de ne jamais perdre pied…), encore moins navigateur en eaux douces, d’où me vient cet attachement qui fait dire « c’est chez moi », avec une immédiateté d’évidence ? Une évidence que chaque arrivée (retour, en fait) ravive ?
7C’est le mélange natif, primordial, génésique, des eaux, du ciel et de la terre. Des eaux où flotte durablement l’esprit d’enfance, sur des vagues rarement grosses. Celui de l’enfant calme et peu aventureux qui, trois mois par an, du temps où les « grandes vacances » méritaient encore leur nom et autorisaient un statisme qui semblait perpétuel, passait ici les plus beaux de ses jours. Solitaire et pensif, il lisait sur la plage ou dans sa chambre pendant que les autres faisaient des plongeons, poussaient des cris hystériques ou organisaient des pique-niques barbants. Il rêvait à l’ancienne et se croyait poète parce qu’il lisait des poésies romantiques dégoulinant de grandes choses sur les lacs et leurs effets sur l’âme.
8Une terre aussi, travaillée par des aïeux dont la science paternelle recherchait méthodiquement les traces – et les variantes orthographiques –, de mairie en paroisse, aïeux dont il s’avérait que, du plus haut que l’on remontât, ils avaient toujours vécu (et sans doute souffert) ici, à travailler à flanc de moraine une terre froide, lourde, ni vraiment riche, ni vraiment pauvre… Une lignée de serfs.
9Un ciel enfin, surmontant tout cela et parfois s’abattant en stries terribles, sur les eaux gris-noir, avec des éclairs pointés sur le lac et des furies sonores qui faisaient trembler la juvénile carcasse. L’eau, donc, verte selon les collines, bleue selon le ciel paisible, noire selon l’orage. La terre, bourrée d’ancêtres ayant rejoint l’humus. Le ciel pour exalter des rêves, des ambitions, des prières esthétiques. De ces élans de l’âme jamais oubliés parce qu’ils soutiennent et expliquent jusqu’au bout une vie d’homme.
10Mélange aussi, dans ce lac-synthèse, ce lac-creuset, du temps et de l’espace. Temps stabilisé de la contemplation inlassable : on ne s’ennuie jamais à regarder un lac, ce lac. Le temps est arrêté. Il ne s’y passe absolument rien qui vaille récit ou anecdote, fièvre ou urgence. Faits divers rarissimes, chavirages sans tragédie, pêcheurs sans mouvement. Jusqu’aux « pia-pia » sans conséquence des « estivants » balnéaires qui finissent par plier bagage quand le soleil se dissimule et rend le lac aux solitaires. Rien, et pourtant, le regard aime à demeurer fixé, comme en attente, comme en état de complétude pacifiée.
11Pas sensationnel, le lac. Pas très beaux, les villages qui le bordent : mités, désormais, de lotissements. Alors, quoi ? Une trace des temps géologiques, cette eau. Une trace des temps de chrétienté, ces calvaires parfois entretenus, parfois menaçant ruine. Une trace des temps familiaux, ces fêtes dont on se souvient, ces photos et ces films (8 millimètres…) qui demeurent de « séjours » toujours recommencés. Une trace de ceux qui vous ont précédé et fait ce que vous êtes. Une trace de soi, ces livres lus ici et pieusement rangés dans le décor qui vous les dévoila.
12Voilà le lieu de cet « enracinement » qu’il est politiquement incorrect d’affirmer, mais on s’en fiche. Enracinement d’ailleurs paradoxal, car il est ici plus aquatique que minéral, plus roseau que chêne. Des traces dans la tête de tout ce à quoi on a ici rêvé, pensé, médité. Des illusions, des projets, des éblouissements. Une trace de la France d’avant, ces chemins qui n’ont pas changé depuis le Moyen-Age, et que l’on arpente du pas lourd des ancêtres. A travers des forêts qui finissent toujours par se venger soit des saccages de la rentabilité, soit des négligences. Et, plus tard, qui sait, flottant sur tout cela, une vague trace de la tendresse qu’un petit garçon aura eue et conservée pour cet endroit. Comme pour nul autre sur terre.
Au carrefour de Fann Hock
13Véronique Petetin
14De la fenêtre de ma chambre, je vois un carrefour. Des rues de terre et de bitume usé se croisent et repartent, chacune de son côté. Avant de loger dans cet appartement, j’étais déjà au croisement de boulevards et de rues prestigieuses : Raspail, Babylone, Sèvres. Là se tenaient le Lutétia, le Bon Marché, les Facultés jésuites de Paris, l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, et pas si loin l’Institut des Sciences Politiques.
15Le carrefour où je vis maintenant est au bord de la corniche-ouest de Dakar, de l’océan Atlantique, dans un quartier nommé Fann Hock. Il n’est ni résidentiel ni misérable, juste dakarois, avec une boutique en bas de chez moi qui vend de l’eau, des piles, du pain, des cigarettes, un « télé-centre », endroit d’où l’on peut appeler partout au Sénégal et dans le monde, et l’étalage de bric et de broc d’une femme qui grille des arachides et les vend 25 francs CFA le paquet (25 de nos lointains centimes). Les bruits du dehors entrent bien sûr par les fenêtres ouvertes ; il fait chaud en ce soir de novembre, et j’écoute. Suis-je chez moi ? Je vis là, et une langue étrangère me rejoint au premier étage de la maison : les enfants jouent dans la rue et leurs mots s’élèvent. Mangui nibbi. – Je rentre chez moi, ou je rentre à la maison. Il y a un verbe spécifique pour cette action, retourner chez soi, en wolof. Nibbi suffit. Je pourrai le prononcer en prenant l’avion pour Paris. Mais je le dis aussi à mes collègues, après le travail : Maa ngi nibbi. – Je rentre chez moi (forme de gérondif : maa ngi, je suis en train de rentrer chez moi). Mais où est-ce, chez moi ?
16Ces enfants, dans la rue, parlent le wolof, langue africaine la plus répandue au Sénégal, l’une des langues nationales de ce pays, avec le poular, le sérère, le diola, le mandingue et le soninké. Il y eut un temps où j’apprenais le wolof pour aller au Sénégal, et où j’allais au Sénégal pour pratiquer le wolof. Cela n’avait au fond pas de sens ; il a fallu rompre le cercle et vivre dans ce pays, ou bien arrêter de parler sa langue. En quittant Paris, j’ai senti à quel point la rue de Babylone où vivait mon arrière-grand-mère, la rue de Rennes où vivait ma grand-mère, les jardins du Luxembourg où jouait mon père, sont « chez moi ». Chez moi, c’est là.
17Dans son livre très émouvant, Les Mots étrangers, Vassilis Alexakis raconte comment il eut besoin, un jour, déjà parfaitement bilingue avec le français et le grec, d’apprendre une langue rare et très étrangère, pour se sentir de nouveau hors de chez lui. Sa recherche l’a conduit au sango, parlé en Centrafrique. Mais à Bangui le personnage d’Alexakis découvre que cette langue et ce pays ont été le « chez eux » de membres de sa famille, autrefois…
18Souvent, dans les boutiques de Dakar, arrive une autre langue. Elle est là déjà par la religion musulmane, mais peu. Quelques salutations, salaamaalekum, les versets du coran récités, lus, mais dont il n’est pas sûr que tout un chacun les comprenne.
19C’est un arabe particulier qui flotte là au milieu des stocks de tissus et de vêtements, celui du Liban où les amis disent « Tu es chez toi » en ouvrant leurs vastes demeures. Much much kéla, s’exclame Fady en me raccompagnant à l’autobus avant de rejoindre le camp palestinien où il est né voici trente ans, et ses enfants aujourd’hui. « Ce n’est pas grave », et il rit ; mais je ne peux pas demander aujourd’hui ce qu’est devenu cet ensemble de béton, sans air, sans lumière, sans verdure, où vivent des Palestiniens au sud de Beyrouth. Je ne peux pas, et me retourne pour entendre un amul solo lancé par un jeune Sénégalais (« ce n’est pas grave, ça ira ») ; dina baax, « Dieu est grand ». Yàlla baax na. Oui, mais il n’arrête pas les bombes, et j’ai peur de la guerre, qui n’est jamais venue dans le pays du baobab. Le wolof, langue de paix. Jàmm rekk, la paix seulement, ponctue les conversations et les textes ; la paix avant tout, le respect de la vie et de la personne, nit nit ay garabam, « l’être humain est le remède de l’être humain », proverbe qui fonde la culture sénégalaise, oh oui !
20Il y a aussi dans Dakar une rue qui est presque chez moi parce qu’elle est le titre d’un roman de Ken Bugul, écrivain sénégalais, la rue Félix-Faure. J’y ai vécu, avec les personnages du livre, et je guette la silhouette de Mun, l’héroïne, lorsque je la remonte ; elle est très longue, depuis le ministère de l’Education nationale jusqu’à l’ambassade de France, tout au bout.
21Mais comment être ici, dans ces lieux traversés de l’histoire bordelaise, par l’abomination de l’esclavage et de la colonisation ? Pourquoi la plage de Gorée ressemble-t-elle tant au bassin d’Arcachon ? Pourquoi, aux premiers pas sur cette île, ai-je eu la sensation d’être arrivée chez moi, précisément là où mes ancêtres ont commis un crime contre l’humanité ? Je ne peux pas assumer les mots de la propriété : chez moi. Rien d’ici ne m’appartient.
22Marchant dans les rues de l’île, je croise un ami. Salutations, échanges de nouvelles et de souhaits. Je lui annonce que je vis maintenant à Dakar : Dakar laa dekk ! Sénégal, sama réew la (« Le Sénégal, c’est mon pays »). Mais pas comme eux autrefois, oh ! non ! pas comme eux ! Je suis chez moi parce que tu m’accueilles et que je comprends quelques mots de ta langue. Je me sens chez moi, car tu veux bien de mon amour pour ton pays et ta culture. Et toi, tu me prêtes ton ciel, ta terre, ton océan et tes mots.
23Cette langue et ce lieu étrangers peuvent être un léger « chez moi » parce qu’il n’y a là plus aucun danger d’appartenance ni de possession. « Pourquoi faudrait-il appartenir à un lieu ? », demande Toni Morsson lors d’un entretien récent dans un hebdomadaire français ; et pourquoi faudrait-il en posséder un ? Au carrefour de Fann Hock où je demeure, je suis dans un « chez moi » accordé par ceux qui vivent là, un chez moi éphémère qui jamais ne m’appartiendra, jamais ne m’enfermera.
24L’autre chez moi, celui de l’histoire et de l’origine, est dangereux, il donne l’illusion d’être légitime, il devient prison et exclut l’autre qui n’est pas chez lui chez moi. « Mon pays, ou tu l’aimes comme je l’aime, ou tu pars. »
25Au sommet de Gorée, le vent souffle toujours. Il vient de loin, du centre de l’Afrique, du Sahel, des Caraïbes, des Amériques, de l’Europe. Ngélawo, neer na ! (Le vent est bon !). Naka nga def ? (Comment vas-tu ?). Maa ngi fi rekk (Je suis là seulement). Lu bees ? (Quoi de neuf ?) Yow bees (Toi).
26L’autre, toujours.
Chez moi, c’est rouge ou bleu…
27Yves Charnay
28La couleur est un univers que j’explore depuis si longtemps que j’ai le sentiment que cet univers est le mien. Il m’est devenu si familier que je pourrais dire : « La couleur, c’est chez moi. » Je croyais habiter ce monde fabuleux, mais c’est ce monde qui habite en moi, dans une minuscule part de mon cerveau ouverte à l’immensité d’un imaginaire merveilleux. La question que je me pose n’est plus de savoir « sous quelle étoile suis-je né ? », mais « quelle étoile brille en moi ? ». Je ne sais pas si le petit Prince a visité une planète aussi féerique que ma planète des couleurs ! Il n’est plus là pour que je l’invite à me suivre dans cette illusion vraie.
29La source des couleurs, une pensée ! Sachant que six milliards de pensées projettent leurs couleurs sur le monde, comment se fait-il que nous tirions si peu de profit de cet éclatant feu d’artifice ! C’est étrange de savoir que mon « chez moi » est partout ! Je voudrais visiter tous les cerveaux de la planète qui recèlent des jardins secrets emplis de toutes ces ondes bénéfiques. Je ne peux m’empêcher d’imaginer que dans d’autres esprits s’étalent des jardins plus beaux, plus lumineux, plus harmonieux, plus paradisiaques que le mien ! Le paradis, c’est les autres ?
30Par la peinture et les œuvres de lumière, je voudrais ouvrir à tous mon univers. Chez moi c’est rouge ou bleu, parfois jaune et vert, ou encore ocre et orange. Toutes les couleurs se mélangent et s’affrontent, puis, brusquement, s’ajustent. Je ne sais pas toujours pourquoi telle configuration est meilleure que cette autre, mais elle me parle. Elle évoque un matin léger comme le gris des matins de Paris, ou bien la couleur paille qui illumine le vin qui coule dans les verres, l’émeraude qui se fixe dans les champs l’après-midi, l’or qui recouvre les pierres à la tombée du jour, la nuit qui bleuit un visage dont les yeux, par une fenêtre ouverte, fixent les étoiles. J’ai peint en rouge l’herbe des champs, en mauve les reflets de lumière qui scintillent sur l’autoroute, en vert les habitants des faubourgs, en jaune le ciel d’hiver, en ocre les camions de déménagement rangés le long des trottoirs, en violet les êtres oubliés qui s’abritent sous des morceaux de carton ondulé. Complexe, de créer le mélange qui produit les couleurs restituant des sensations comme le froid vif qui fige les doigts crispés sur le guidon d’un vélo, l’odeur des pamplemousses quand la petite cuillère pénètre leur chair humide, la bise sur la joue lorsqu’on traverse la passerelle qui conduit de l’autre côté de la voie ferrée, le choc de la vague qui vous plaque sur le sable, la brûlure du piment sur la langue, le staccato des bielles du bateau qui vous ramène au quai, la brûlure de la flamme du briquet quand on allume la dernière cigarette ?
31Quelque part, des fenêtres ouvrent sur les ondes douces des flots bleus de Dufy, les coquelicots éclatants de Monet, les tournesols enflammés de Van Gogh, le sable ensoleillé de Gauguin, le cavalier bleu de Kandinsky, la tour Eiffel chamarrée de Delaunay, la montagne magique de Cézanne, le brouillard jaspé de Monet, les flaques de liquide bariolé de Sam Francis, mais aussi les noirs veloutés de Rembrandt. Ces œuvres évoquent des moments où l’univers s’accorde à notre sensibilité. Leur « chez eux » est chez moi.
32* * *
33L’une des énigmes de l’univers, l’arc-en-ciel, déployait ses fastueuses couleurs dans le ciel jusqu’à ce que Newton en révèle la nature. Il bouleversa les théories sur lesquelles était fondée notre appréhension du monde, une ère nouvelle s’ouvrait à l’étude de la lumière et, pensait-on, de la couleur. Une découverte en amenant une autre, on s’aperçut que la couleur est une interprétation de nos sens ! Des parcelles d’univers naissent du regard que nous portons sur le monde. La couleur est une substance inexistante qui revêt les choses. Lorsque nous contemplons autour de nous les couleurs d’un paysage, d’un fruit, ou les plumes irisées d’un paon, nous contemplons, en quelque sorte, notre œuvre.
34Depuis Aristote, il a fallu beaucoup d’imagination aux chercheurs pour définir la nature de la couleur. Les études ont défini un espace des couleurs à l’image de certains corps célestes, un espace à trois dimensions, présentant des analogies avec un astre dont l’équateur serait multicolore, un pôle sombre, un pôle lumineux, et le centre gris. Tout corps chromatique plongé dans cet espace virtuel reçoit une poussée qui détermine sa position. Ce corps étrange est constitué d’une chair subtile qu’aucune peau ne protège. Une légère entaille dans cette chair vive en révèle des couleurs fraîches qui ne s’oxydent jamais.
35Le repérage des couleurs posait des problèmes complexes à ceux qui méditaient sur son énigmatique origine, alors que, aujourd’hui, leur classement nous apparaît comme une opération triviale. Dépecées, mesurées, calculées, dénombrées, les chairs desséchées du corps chromatique sont exposées dans un atlas, représentation cartographique de l’espace des couleurs. Comme des fleurs coupées dans un herbier ou une collection de papillons dans leur sous-verre, les voici ordonnées, nommées, fichées, numérotées, classées selon le degré d’angle qu’elles occupent par rapport au centre de leur galaxie. Chaque page présente son contingent monochrome de carreaux de teintes mortes juxtaposées comme une suite de cercueils attendant sur le tarmac d’un aéroport leur rapatriement. Dans cet univers stabilisé l’arpenteur pourra comptabiliser les nuances.
36La couleur peut aussi bien être le produit d’une interprétation erronée de nos sens, comme les phosphènes ou les songes, car nos rêves sécrètent la couleur, mais (comme les abeilles la gelée royale) avec parcimonie. Les rêves distillent des couleurs qui emplissent la chambre, mais la lumière du jour les efface de notre mémoire. Tous les matins, perdu, je dois rechercher dans une palette nouvelle les indices colorés qui indiquent la voie enluminée qui me ramène chez moi.
Alsace. Carte postale
37Guy Petitdemange
Et toujours le désir nous rendait soucieux.
39Soudain, par où qu’on arrive – après les ondulations indéfinies de la Lorraine ou de la Bourgogne –, par la trouée au sud, par les montagnes adoucies du nord, surtout par les cols abrupts qui font la limite géographique et mythique d’un passage de frontière au sommet de la crête des Vosges, soudain l’évidence d’un monde immémorialement sien, comme en avance sur son corps et qui l’a façonné du dedans.
40Qu’est-ce donc qui d’un coup fait jaillir ce lieu unique comme s’il ressuscitait son corps ? Comme si l’on était attendu, appelé par son nom, comme si l’on se parlait depuis longtemps dans une langue ou plus d’une langue, ancienne, secrète, comprise ? D’emblée les choses fusent, toujours plus neuves, originelles, malgré le temps : des arbres, des genêts, l’épervier rapace haut dans le ciel, les rivières qui grondent dans les vallées, les villages agglutinés, les châteaux vieillissant dans leurs ruines, l’horizon qui fait une sorte de clôture, et la nuit si intense sur les hauteurs, cosmique, les noms venus du nord, du sud, d’ailleurs, aux sonorités qui sortent de la coutume, mais l’étranger de la voix est au plus proche de soi ; il est descendu en soi-même, a creusé des fissures qui sont aussi comme des postes de guet, si nombreux sur les frontières, où l’on écoute ce qui ne cesse d’inquiéter sourdement ce qui est au-dedans, comme le vent souvent, la nuit, secoue les portes, les arbres, les toits. L’hôte qui reçoit, la sœur, l’oncle, l’ami de toujours, est tout cela, nature et histoire confondues, des blessures, des choses dites et des choses toujours à dire.
41Peut-être, au premier instant, pour le revenant, fils prodigue ou fils parti, ce qui frappe c’est la lumière d’Alsace, telle que la rendent si subtilement, si fermement, les peintres rhénans : ciel d’un bleu tendre où paressent des nuages floconneux, des bourgs colorés, dans l’enceinte de leurs murailles, à la vie fourmillante et appliquée, comme s’il fallait tout ce soin pour sauvegarder le rire et le vivre-ensemble, pour faire front à de fourbes forces sauvages au-dedans et au-dehors ; tout autour la campagne, frémissante de vie, faite de champs, d’églises, de vigies partout sur les hauteurs, de temples païens énigmatiques, murmurant, mâchonnant une histoire commencée bien avant nous. « O saisons ! O châteaux ! »
42Vue de haut, vue de partout, l’Alsace s’offre comme un lieu composé qui à chaque fois saute au visage, qui raconte une répétition incorporée depuis l’enfance. D’abord, la forêt à perte de vue, mouvante, sorte de houle sombre sur les pentes avec son odeur, son silence, les chemins qui filent entre les bois, ses fourrés, ses hautes herbes, les clairières étranges, les lacs à la couleur énigmatique et traîtresse, ses bêtes furtives, ses légendes ; ici et là des crevasses ravagées et dangereuses ; au-dessus, des sommets pelés, que le gel, le vent, le chaud ont comme râclés, n’y laissant vivre que de scintillantes fleurs discrètes ; plus bas, les villages semés dans les vallées, recueillis sur eux-mêmes ; puis, l’alignement géométrique des vignobles à l’affût du soleil, qui recommencent de colline en colline ; puis, la plaine, sans une bosse, plantureuse, étale comme la mer ou totalement disparue sous le brouillard ; enfin, dissimulé derrière une végétation rebelle, le Rhin magique, sauvage, qui vient de si loin et roule vers si loin, toute l’Allemagne, la Hollande, la mer du Nord, les ports gigantesques de Rotterdam ou Bremerhafen qui, après les petites escales de Bâle ou de Strasbourg, ouvrent par les routes nordiques sur le vaste monde. Et juste au delà, la ligne parallèle, la Forêt Noire qui semble porter bien plus loin notre pays natal et l’enfoncer dans un monde inconnu avec les mêmes forêts, la même force, les mêmes mots, les mêmes choses obscures et claires.
43Qu’il est étrange que là-bas la mort soit si vivacement attachée à la vie, à l’énergie de la vie. La mort est partout autant que la lumière. C’est la mort apaisée et comme réconciliante de tant de cimetières militaires dans les forêts que semble réanimer le souffle constant dans les branches. Ce sont les cloches des villages qui n’ont jamais qu’un pur éclat joyeux, comme si toujours s’y mêlait un contrepoint funèbre annonçant la défaite, l’enrôlement, les disparitions, à longueur de temps, moins surprise que la chose attendue. C’est l’immense trou noir du Sturthof, petit camp d’extermination proche du pieux Mont-Sainte-Odile, sur un replat caché au milieu des sapins, dont l’horreur prend toujours à la gorge. Sur ce flou de la frontière règne une sorte de grand trouble, précisément entre la vie et la mort, entre l’ami et l’ennemi, de la même façon qu’en Alsace nous avons vécu dans les mélanges des langues et des « confessions religieuses ». On devenait l’ami de l’inconnu, italien, polonais, juif, protestant ; il était l’ami rare. Pourtant, dans cette formidable joie des mélanges d’identités troublées, toujours il y avait aussi je ne sais quel soupçon d’espions, de traîtres, de marchands, de dénonciateurs, de profiteurs. Toujours dans les familles, des morts encombrent, des soupçons rôdent, des silences font glisser le sol sous les pas. Histoire commune, histoire peu sûre, mais mon histoire, faite d’amitiés indéchirables. Elles se sont faites dans le travail et les jeux, manières de passer le passé si confus, manières de recommencer à partir de nos deuils. Il y avait aussi ces merveilleuses orgues des petites églises où l’on filait après les champs et les jours laborieux. L’un jouait, l’autre écoutait, étendu sur le sol, rêvant à n’importe quoi, au soleil, à sa « vocation », à ses amours, une Lorelei sauvage sur les bords du Rhin ou « la toute petite rose rouge sur la lande qui pique et qui brûle » de Goethe. Proust avait ses vitraux, nous avions les orgues. Manière comme une autre de s’arracher à tout cet inhumain de l’Alsace, présent dans l’histoire, et la nature aussi, soudain ces brumes enveloppantes qui descendent des montagnes et enveloppent aussi voraces que le Roi des Aulnes. Dans Lenz, Büchner a si bien noté cette Alsace autre que l’Alsace riante, cette Alsace en proie aux âmes des morts qui, si l’on n’y résiste, engloutit et dévore.
44Un jour il faut quitter, comme le « il faut » dans l’Evangile de Jean, ni ordre moral, ni même loi divine, plutôt une nécessité de l’existence la plus nue. Quitter n’est pas perdre comme on perd un briquet, ni abandonner comme on abandonne une vieillerie. Quitter c’est le Voyage d’hiver de Schubert, être obligé de s’en aller de chez soi, aller plus loin dans le dehors qui blesse et ouvre, sortir des frontières censées immuables et qui, au bout du compte, enferment, vers l’ailleurs, non pas un autre lieu utopique, mais le monde, simplement. Rien qui remplace ce roman d’apprentissage d’une enfance en Alsace par lequel tout a été donné, le poids de l’histoire somnambulique, l’amitié, la reconnaissance qu’entre beaucoup nous appartenions à un même monde toujours inquiet, sur les frontières et tant de frontières, dans l’étroit des frontières. Soudain, avec la même évidence que surgit le propre si singulier du pays natal, apparaît son déplacement, le don au monde dans la paix après les guerres et le sang, comme on le voit dans la merveilleuse Vierge à la rose de Schongauer à Colmar : « Rose, ô pure contradiction, joie/De n’être le sommeil de personne sous tant de/Paupières. » Ou encore, d’une autre Alsacienne d’origine, ce mot de Simone Weil partant pour l’Amérique : « Je charge les étoiles, la lune, le soleil, le bleu du ciel, le vent, les oiseaux, la lumière, l’immensité de l’espace… Je charge tout cela de mes pensées pour toi. »
45L’Alsace, ce goût du soleil, au milieu de bien des choses noires et parmi tant d’amis comme les donne l’enfance dans un pays que nous avons enduré ensemble, pays élu et envahi depuis toujours, chance de notre exode, mais pas une cause de l’oubli.