Notes
-
[1]
Freud, « Le Moi et le Ça » [Das Ich und das Es, 1923b]. In Laplanche J. (ed.), Œuvres complètes, tome 16, Presses Universitaires de France, 1923/1991, p. 255-301.
-
[2]
Sontag S., La maladie comme métaphore [Illness as metaphor], Bourgois, 2005.
-
[3]
Caïn A., « L’impossibilité d’une psychogenèse du cancer », Psychologie médicale, 1988, 20 (9), 1325-7.
-
[4]
« Cancer : sens et non-sens », Journal des Psychologues, 1999, 171, 21-49.
-
[5]
Jasmin C., « Cancer et psyché : le renouveau », Revue Française de Psychanalyse, 1990, 54 (3), 827-44.
-
[6]
Caïn A., « L’impossibilité d’une psychogenèse du cancer », Psychologie Médicale, 1988, 20 (9), 1325-7.
-
[7]
Laplantine F., L’anthropologie de la maladie : étude ethnologique des systèmes de représentation étiologiques et thérapeutiques dans la société occidentale contemporaine, Payot, coll. Bibliothèque scientifique, 1986/1993.
-
[8]
LeShan L., Vous pouvez lutter pour votre vie : les facteurs psychiques dans l’origine du cancer [You can fight for your life], Robert Laffont, 1977/1982.
-
[9]
Schmitt E., Oscar et la dame rose.
-
[10]
Freud S., « Trauer und Melancholie », in Freud A., Bibring E., Hoffer W., Kris E., Isakower O. (eds), Gesammelte Werke, Vol. 10, London : Imago, 1917.
-
[11]
Bacqué M.-F., « Pertes, renoncements et intégrations : les processus de deuil dans les cancers », Rev. Francoph. Psycho-Oncol., 2005, 4 (2), 117-24.
-
[12]
Daniel R. Krebs, Körper und Symbol. Archetypische Aspekte einer Krankheit, dans Guggenbühl A., Holm A., Kunz M., Meyer C., Rohner E. (eds), Raben-Reihe. Zürich : IKM Guggenbühl AG, 2000.
-
[13]
La médecine s’interroge sur l’évaluation du spirituel, la possibilité de le quantifier. En France, cette discussion se situe dans le contexte des principes de laïcité appliqués au monde hospitalier ; cf. Frick E., « Peut-on quantifier la spiritualité ? Un regard d’outre-Rhin à propos de l’actuelle discussion française sur la place du spirituel en psycho-oncologie », Revue Francophone de Psycho-Oncologie, 2006, 5 (3), 160-164.
-
[14]
Jung, 1954b, GW 13, § 476.
-
[15]
Cavro E., Bungener C., Bioy A. « Le syndrome de Lazare : une problématique de la rémission. Réflexions autour de la maladie cancéreuse chez l’adulte », Rev. Francoph. Psycho-Oncl., 2005, 4 (2), 74-80.
-
[16]
Bacqué M.-F., « Représentations de la guérison en milieu hospitalier “aigu”. Traitement pathogène, maladie thérapeutique », Psychol. Méd., 1988, 20 (9), 1305-7.
-
[17]
Sami-Ali M., L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer, Dunod, 2000 ; Ascher J., Jouet J.-P., La greffe, entre biologie et psychanalyse, Presses Universitaires de France, 2004, 73.
1« Là où était du ça, du moi doit advenir. » Lorsque Freud écrit cette phrase célèbre et mémorable [1], il est déjà envahi par un cancer de la mâchoire qui va entraîner une souffrance chronique et nécessiter plusieurs interventions chirurgicales, jusqu’à sa mort en exil à Londres, en 1939. Le « Ça » dont nous allons parler n’est pas l’imbroglio de pulsions et de tendances archaïques à l’origine, selon la théorie psychanalytique des névroses, de conflits inconscients pathogènes, il s’agit, bien au contraire, d’une menace mortelle étrangère au Moi du patient, et pourtant physiquement et psychologiquement fabriquée par lui-même d’une manière étrange.
2L’oncologie psycho-sociale – c’est-à-dire la coopération entre médecins cancérologues et tous les professionnels au service des cancéreux – s’inspire largement des théories du « coping » (stratégies destinées à faire face à la maladie) cognitivo-comportementalistes. La plupart des études publiées jusqu’à présent proposent des interventions courtes et pragmatiques, visant le confort des patients et leur capacité d’ajustement. Toutefois, il serait exagéré de négliger l’importance de la tradition psychanalytique dans le domaine de la psycho-oncologie. Il est vrai que, le plus souvent, le recours à la psychanalyse ne vient à l’esprit qu’en deuxième position. Les malades et leurs soignants pensent d’abord au « coping ». Ils craignent, de plus, que le contact avec les couches inconscientes de la psyché soit de nature à troubler la personne porteuse d’un cancer. D’où – encore que cela ne soit pas l’unique raison – la rareté d’études psycho-oncologiques de la part de psychanalystes. Néanmoins, le psychanalyste ne peut pas ne pas s’intéresser à l’expérience des cancéreux, qui est une expérience bouleversante. Il ne peut pas, notamment, abandonner un analysand [sic] qui développe un cancer au cours d’une cure analytique. Bien au contraire : il va l’accompagner sur les routes inconnues d’une maladie physique grave – routes inconnues de l’analyste, mais surtout de son patient, tombé malade deux fois : du fait de la souffrance qui l’avait conduit en analyse, et du fait du cancer qui se greffe, de manière peu compréhensible, sur sa biographie.
3Le psychanalyste va donc – toute précaution prise par rapport aux interprétations intempestives – mettre au service du patient sa pensée psychodynamique, qu’il s’agisse de patients déjà en analyse et développant une pathologie cancéreuse, ou de malades cancéreux faisant appel au psychanalyste pour la première fois de leur vie. Or, toute psycho-oncologie d’orientation psychodynamique s’interroge sur les idées que le patient se fait des causes supposées des troubles et de leur traitement. Sans doute la psychanalyse a-t-elle contribué aux mythes liés aux maladies cancéreuses ; mais elle dispose des meilleurs outils pour l’interprétation des mythes en question et le discernement de leurs effets, bénéfiques et nocifs.
Les mythes des malades, des familles et des médecins
4Les grandes maladies de l’humanité, comme la peste, la syphilis, la tuberculose, le sida et le cancer, s’accompagnent d’une surcharge symbolique qui peut, en plus du fardeau de la maladie, rendre la vie des malades plus difficile encore [2]. Il est particulièrement frappant que les maladies cardio-vasculaires, qui devancent les tumeurs malignes en dangerosité, ne partagent pas la mauvaise presse de ces dernières. Dans le contexte des croyances « profanes », en effet, le cancéreux peut être considéré, au même titre que le malade du sida ou le lépreux comme contagieux, impur, coupable, et de ce fait exclu de la société humaine. Or, le mythe le plus puissant, celui qui nous intéresse ici, est celui qui s’attache au mot « cancer » en tant que tel : le nom d’un crustacé qui, depuis l’Antiquité, regroupe, pour les médecins comme pour l’inconscient collectif, les tumeurs dites malignes, c’est-à-dire des maladies hétérogènes qui peuvent être d’origine soit génétique, soit toxique, soit – dans la plupart des cas – d’origine multicausale.
5Ce sont assez souvent les malades cancéreux eux-mêmes qui se servent de mythes explicatifs pour ramener le mal subi à telle ou telle cause dépourvue, la plupart du temps, de fondement scientifique avéré (radiation terrestre, nourriture, influence des planètes, etc.). Au delà du débat sur les causes, ces théories personnelles peuvent inclure les possibilités de contrôle, par le malade lui-même ou par d’autres. L’attribution de causes internes, quant à elle, suscite un discours psychologisant, moralisateur ou culpabilisant. Par exemple : « Je sais bien pourquoi j’ai des métastases cérébrales. J’ai trop réfléchi » (une malade souffrant d’un cancer du sein) ; ou : « Si je m’étais battu contre l’homosexualité, je n’aurais pas attrapé un cancer du rectum. » A rebours de la culture sécularisée qui est officiellement la nôtre, il n’est pas rare que les malades attribuent leur mal à un Dieu pédagogue ou punisseur : « Qu’est-ce qu’Il veut me dire en m’infligeant cette maladie ? »
6Ces mythes autoculpabilisants des patients peuvent aboutir à un « coping » dépressif néfaste, marqué par la résignation, le fatalisme et la non-utilisation des traitements proposés. Cependant, une telle attitude, à condition de n’être qu’une étape, peut aussi aider à se reprendre en main et à dépasser le défaitisme thérapeutique. Face à une situation brutale caractérisée par l’absurdité, elle confère du sens – du moins provisoirement.
7Les mythes des malades trouvent un terrain favorable non seulement dans les croyances – souvent inconscientes ou inavouées – des proches, mais aussi dans celles des professionnels [3]. Le plus marquant de ces mythes professionnels est sans doute la théorie de la personnalité cancéreuse dite de « type C ». Elle remonte à la médecine de l’Antiquité, qui associait cancer et mélancolie. Longue est l’histoire des théories « cancer-dépression ». Appliquant le modèle étiologique des névroses au cancer, la psychanalyse a longtemps soutenu la théorie de la « personnalité cancéreuse ». Cependant, comme l’affirme Nicole Alby, la causalité psychosomatique appliquée aux cancéreux « a un double intérêt : restituer le pouvoir des psy, surtout si celui-ci consiste en une compétition pour la toute-puissance avec les médecins, et renvoyer au patient la responsabilité de sa maladie, ne serait-ce qu’au travers de son histoire [4] ».
8Quelles sont donc les modifications nécessaires à apporter aux théories de psychogenèse des cancers ? Les psycho-oncologues s’accordent de plus en plus à interpréter les syndromes dépressifs des patients cancéreux non pas comme cause de la maladie tumorale, mais comme conséquence, comme trouble somato-psychique ou « coping » mal adapté [5]. Le travail psychothérapique peut faire apparaître des relations entre événements biographiques, conflits inconscients, bénéfices secondaires et apparition de la maladie ; il serait vain et déraisonnable de le nier. Mais il faudrait tout autant se garder, dans la recherche des causes, de psychologiser la maladie cancéreuse.
9C. G. Jung a suggéré une possible synchronicité acausale entre deux événements, un contexte de sens. La recherche scientifique ne peut prouver une telle synchronicité : elle reconnaît seulement la contemporanéité entre deux événements. C’est la liberté du sujet qui est ici en cause, celle du patient qui reprend le récit de sa vie, qui lui trouve un sens « après-coup ». La narration, faite avec l’aide du thérapeute, lui permet de réécrire sa vie sur les lignes courbes imposées par l’évolution de la maladie [6].
10Souvent les personnes souffrant d’un cancer s’identifient à la démarche de leurs médecins qui décrivent objectivement, mesurent, identifient la cause de la maladie, la traitent, l’éliminent comme, par exemple, dans le cas du traitement « curatif » d’une tumeur primitive. Ce modèle médical, prédominant dans les sociétés occidentales, largement partagé par les psychothérapeutes, peut être caractérisé d’« exorcistique » : le cancer et ses causes sont « chassés » comme des démons dont il faut délivrer la personne « possédée [7] ». Selon ce modèle, le soignant et le malade engagent une guerre contre la maladie qu‘il s’agit d’extraire du corps ou de l’esprit du patient. Selon le modèle « adorcistique », au contraire, la maladie est considérée comme un élément biographique. Le soignant aide le patient à l’intégrer aux aléas de l’existence, à l’assumer comme étranger et propre.
11De ces deux modèles découlent des conduites thérapeutiques opposées, voire contradictoires. Nous allons voir que le combat et l’acceptation de l’inévitable correspondent à des moments différents dus non seulement à l’évolution de la maladie, mais aussi aux choix du patient. Il est par ailleurs possible et souhaitable que le psychothérapeute soit attentif à la fatigue ou l’ambivalence que le vaillant « soldat-patient » cache à son « officier-médecin ». Mais posons d’abord la question des buts ciblés par le travail psycho-oncologique.
Une double demande de guérison
12La langue anglaise connaît deux termes pour traduire le français « guérir ». L’un est de racine latine : to cure ; l’autre de racine saxonne : to heal, proche du vocable whole (entier) et de l’allemand heil (sain et sauf). Beaucoup de gestes médicaux répondent à la première signification : ils sont « curatifs » ou « exorcistiques ». Dans la prise en charge du patient cancéreux, le médecin visera dans un premier temps une stratégie curative. C’est dans ce sens qu’il essaiera de « guérir » le cancer par le bistouri, les rayons ou les chimiothérapies.
13Mais la demande de guérison n’est pas réservée aux survivants, aux êtres jeunes et forts qui sauvent leur peau. En cas d’échec de la stratégie curative, un changement de visée introduit la stratégie palliative, pour des jours, des semaines, voire des années. La visée palliative, bien qu’elle fasse en quelque sorte le deuil du curatif, accueille la demande de guérison qui peut accompagner une vie humaine jusqu’au dernier souffle.
14Cette demande de guérison au sens du healing n’a rien d’illusoire, bien au contraire : il s’agit d’une réconciliation avec les limites inévitables de notre existence. L’« efficacité » de la psycho-oncologie relevant d’une histoire relationnelle entre le psychothérapeute et le patient, elle échappe aux méthodes quantitatives de l’oncologie. Elle partage toutefois les mêmes objectifs et exige une rigueur d’évaluation indispensable dans l’actuelle situation de pénurie financière et le débat sur l’amélioration générale des soins en oncologie.
Ce que la psycho-oncologie propose aux malades cancéreux
15Le modèle exorcistique entraîne un projet thérapeutique ambitieux : éradiquer d’une façon « curative » la cause de la maladie et prolonger la durée de vie par la guérison du cancer. Tout être humain amoureux de cette vie va préférer cet objectif s’il est envisageable. La psycho-oncologie d’autrefois avait essayé, elle aussi, de suivre cette voie [8] ; mais elle se conçoit actuellement sur un modèle plus adorcistique qu’exorcistique : tout en se réjouissant des progrès thérapeutiques, elle accompagne des patients de pronostics très divers, qu’ils soient « survivants guéris », malades récidivants ou patients entrant dans la phase palliative.
16La plupart des études psycho-oncologiques sérieuses ne prétendent donc pas à une prolongation de vie ou à un succès curatif en cas d’échec de la cancérologie conventionnelle. Certes, on ne saurait exclure de tels effets, et le psycho-oncologue se réjouira des bénéfices que le patient pourra en tirer. Mais il est difficile de les mettre au compte de la psycho-oncologie sans invoquer d’autres facteurs : somatiques, immunologiques, sociaux ou autres. C’est pourquoi la psycho-oncologie formule ses ambitions de manière plus modeste qu’autrefois.
17Parfois les malades se montrent déçus par le projet thérapeutique de la psycho-oncologie. C’est ainsi qu’un patient souffrant d’un cancer métastasé me déclare : « Vous ne pouvez rien changer à mon diagnostic. A quoi bon en parler ? » La première tâche du psycho-oncologue, comme de tous les professionnels qui accompagnent les malades, sera d’accueillir cette déception. Le patient qui a perdu l’espoir de guérison de type « exorcistique » vit une période de deuil plus ou moins consciente : deuil de son corps ou d’une partie de son corps qu’il aurait espéré « récupérer » par l’art des médecins ; deuil de certaines attentes : les vacances qu’il aurait souhaité passer en famille, les noces des enfants ou l’arrivée des petits-enfants qu’il ne verra pas, ou, chez les jeunes, les différents âges de la vie qu’ils ne connaîtront pas. Il faut entendre le petit Oscar raconter comment un enfant cancéreux anticipe la puberté, l’amour, la vie professionnelle… afin de se détacher de toutes ces perspectives de vie qui ne seront pas réalisées [9].
18Ce travail de deuil est tout à fait comparable à d’autres deuils que nous avons à faire suite au décès d’un proche ou à une perte importante. Nous savons depuis Freud [10] que l’objet perdu peut être un défunt, une chose ou une abstraction, par exemple un idéal. Toutes ces pertes se traduisent par une expression émotive (le chagrin) et par une activité idéatoire, imaginative. Cette dernière façonne une image intérieure de l’objet perdu. Marie-Frédérique Bacqué note qu’il s’agit d’un processus de « mentalisation » de multiples pertes : « Perte de l’illusion d’immortalité lors de l’annonce du cancer, perte de l’idéal de santé, perte d’aptitudes physiques et du bien-être, perte de la vie sont autant de bouleversements psychiques qui entraînent des remaniements [11]. » C’est l’aboutissement d’un long processus qui commence avec le stress initial du diagnostic, le choc de l’annonce qui écrase et laisse le patient médusé, sans parole. Le mythe de Méduse peut aider à saisir cet état qui touche le malade et souvent aussi ses proches : Méduse, l’une des gorgones, sidère tout être humain qui la regarde. C’est pourquoi Persée s’approche d’elle en reculant, en l’observant dans un miroir, c’est-à-dire par « réflexion ». Or, l’archéologie classique a trouvé plusieurs représentations de cancers sous forme de tête de Méduse, illustrant les phénomènes de répulsion par rapport au cancer, mais aussi par rapport aux cancéreux (peur de contagion, refroidissement ou diminution des contacts sociaux) ; inspirant aussi un contact « second », un contact par réflexion : celui du miroir de Persée [12].
19Une telle représentation va dans le sens de la « mentalisation » dont parle M.-F. Bacqué : une réflexion seconde de ce qui dépasse les possibilités d’une élaboration immédiate. Le terme « mentalisation » désigne un travail cognitif, émotionnel et imaginatif qui va permettre d’intégrer à la fois la perte et une nouvelle perspective de vie. Nouvelle perspective qui ne se limitera pas au renoncement, bien au contraire : l’échéance de la maladie peut donner un sens différent à la vie du patient, qui va découvrir, par exemple, l’attractivité sexuelle de son corps endommagé par un geste chirurgical ou par les effets secondaires d’une chimiothérapie.
20Le psycho-oncologue accompagne ce processus, même s’il doit accueillir le poids de déception, de colère ou de détresse du patient. Si la souffrance psychique du malade atteint une ampleur pathologique, il peut utiliser les moyens thérapeutiques dont il dispose pour traiter une dépression.
21Toutefois, l’essentiel de la souffrance du patient (dès le choc initial du diagnostic et tout au long de son trajet) est moins la psychopathologie franche que l’ajustement plus ou moins réussi.
22L’amélioration de la qualité de vie est de loin le plus important des objectifs du patient et de son psychothérapeute. La qualité de vie ne comporte pas seulement l’absence de symptômes (vomissements, fatigue, douleur, etc.), le rétablissement des fonctions physique, émotionnelle, sociale, sexuelle et autres ; elle est individuelle en ce sens que le patient lui-même décide du choix et des champs dont découle la qualité de vie. Quant au soutien social, il désigne les aides que le patient reçoit du conjoint, des proches, des amis. Cette aide non professionnelle, indispensable, est en même temps à double tranchant : malgré les meilleures intentions, un soutien qui critique, dévalorise, surprotège, suggère que « la pensée positive » peut être problématique, voire néfaste. Le modèle archétypique est représenté par les amis de Job : il savent et expliquent beaucoup, mais il ne savent point écouter ni se tenir présents.
23Les personnes atteintes d’un cancer sont amenées à vivre un véritable « travail de sens », pour prendre un terme en analogie avec le terme maintenant bien connu de « travail de deuil ». Cette quête de sens est au centre du débat relativement nouveau en ce qui concerne la place de la spiritualité en médecine, notamment en psycho-oncologie et en médecine palliative [13].
24Le sens est la « nourriture » dont la psyché a besoin, à savoir le sens des images et des idées qui jaillissent de l’inconscient [14]. La médecine, axiologiquement neutre, hésite, quant à elle, à se risquer sur ce terrain. Toutefois, ce sont bien les médecins et les équipes soignantes qui auront à l’accompagner, qui seront en quelque sorte les sages-femmes du sens. Car la maladie cancéreuse, grave et potentiellement mortelle, est caractérisée par la perte de sens, par l’absurdité. Le travail en question conduit le malade à trouver un accès à l’inconscient, avec ses images, qui se donnent dans les rêves, les imaginations, les phantasmes. Souvent elles font peur ou troublent les patients, qui ont tendance, comme on l’a vu, à se conformer à la pensée médicale. Toutefois, ce qui confère du sens, ce qui ouvre au signifiant, au symbolique, ne se limite pas à l’explication et au contrôle des symptômes. L’absurdité habite la souffrance symptomatique (peur des douleurs, vomissements, gênes respiratoires, etc.). Leur contrôle est la condition de possibilité du travail de sens qui, quant à lui, va plus loin que le contrôle des symptômes.
Le temps du cancer
25Avec un malade atteint d’un cancer, même s’il se considère comme guéri, la psychothérapie se fait « sous l’épée de Damoclès ». Les noms métaphoriques des syndromes dits « de Damoclès » ou « de Lazare » désignent un état ambivalent, où « le cancer semble avoir disparu, sans que personne en soit tout à fait certain. La plupart des patients ont donc du mal à se sentir guéris. Ils sont dans un entre-deux particulièrement inconfortable, d’autant plus que l’on est face à un silence des organes, face à un ennemi invisible. A la logique de soin succède alors une logique de surveillance. Ainsi, la majorité des sujets interrogés vous répondront que demeure une anxiété anticipatoire aux consultations et aux bilans de contrôle. L’incertitude d’une éventuelle récidive fait l’effet d’une épée de Damoclès au-dessus de la tête du patient ». Plus spécifiquement, la référence symbolique au personnage de Lazare ressuscité par Jésus (Jean 11) illustre « le vécu terrible d’un patient qui était donné pour mort et celui de la famille, qui a été invitée à faire un deuil prématuré [15] ». La détresse paradoxale qui peut accompagner la rémission au sens oncologique peut être interprétée comme un sevrage par rapport à un système de prise en charge quasi totale, à un étayage somatique et psychique. La guérison au sens du healing exige donc une reconnaissance des bénéfices secondaires, un deuil à faire par le patient qui doit resituer son expérience exceptionnelle dans l’ensemble de sa biographie [16].
26Les interventions psycho-oncologiques se font au fil de la maladie, un fil qui, selon l’image mythologique, tient l’épée suspendue au-dessus de la tête de Damoclès, avec un crin de cheval. Les patients ont tendance à s’identifier à la manière oncologique de percevoir et de mesurer le temps, au rythme de l’évolution de la maladie, des cycles de chimio-thérapie, des protocoles thérapeutiques qui définissent des échéances typiques [17]. C’est peut-être pour cette raison qu’une partie des malades ne fait pas appel au psychothérapeute au début de la maladie, mais préfère différer ce contact après la (première) guérison.
Il est encore temps…
27Là où était du ça, du moi doit advenir : le travail psychothérapeutique peut survenir à tout moment d’une biographie marquée par le cancer. La psyché et le cancer se reflètent, mais d’une manière opaque qui échappe à un discours psychologisant simpliste, qu’il soit culpabilisant, explicatif, exorcistique ou tout simplement mégalomane. Le « Ça » du cancer peut menacer, occulter, détruire le Moi. Mais il produit aussi de nombreuses manifestations psychiques, qu’elles soient de l’ordre de la souffrance ou d’une quête de sens. La « cancérophobie » existe chez des personnes qui ne seront jamais malades d’un cancer. Cette hypocondrie n’exclut pas, pour autant, la possibilité de tomber malade. La peur de la récidive rend présente et « sus-jacente » l’épée de Damoclès. Lorsque le caractère limité, presque coupé, du temps à vivre s’avère clairement, le psychothérapeute peut être amené à accompagner l’expérience du détachement et du rapport à la transcendance. C’est souvent le cas en situation palliative. Palliation veut dire « couvrir » (la souffrance, les symptômes…). Toutefois, il s’agit d’une découverte : découverte d’une chance de vie dans une situation où de nombreux espoirs semblent perdus.
Notes
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[1]
Freud, « Le Moi et le Ça » [Das Ich und das Es, 1923b]. In Laplanche J. (ed.), Œuvres complètes, tome 16, Presses Universitaires de France, 1923/1991, p. 255-301.
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[2]
Sontag S., La maladie comme métaphore [Illness as metaphor], Bourgois, 2005.
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[3]
Caïn A., « L’impossibilité d’une psychogenèse du cancer », Psychologie médicale, 1988, 20 (9), 1325-7.
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[4]
« Cancer : sens et non-sens », Journal des Psychologues, 1999, 171, 21-49.
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[5]
Jasmin C., « Cancer et psyché : le renouveau », Revue Française de Psychanalyse, 1990, 54 (3), 827-44.
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[6]
Caïn A., « L’impossibilité d’une psychogenèse du cancer », Psychologie Médicale, 1988, 20 (9), 1325-7.
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[7]
Laplantine F., L’anthropologie de la maladie : étude ethnologique des systèmes de représentation étiologiques et thérapeutiques dans la société occidentale contemporaine, Payot, coll. Bibliothèque scientifique, 1986/1993.
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[8]
LeShan L., Vous pouvez lutter pour votre vie : les facteurs psychiques dans l’origine du cancer [You can fight for your life], Robert Laffont, 1977/1982.
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[9]
Schmitt E., Oscar et la dame rose.
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[10]
Freud S., « Trauer und Melancholie », in Freud A., Bibring E., Hoffer W., Kris E., Isakower O. (eds), Gesammelte Werke, Vol. 10, London : Imago, 1917.
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[11]
Bacqué M.-F., « Pertes, renoncements et intégrations : les processus de deuil dans les cancers », Rev. Francoph. Psycho-Oncol., 2005, 4 (2), 117-24.
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[12]
Daniel R. Krebs, Körper und Symbol. Archetypische Aspekte einer Krankheit, dans Guggenbühl A., Holm A., Kunz M., Meyer C., Rohner E. (eds), Raben-Reihe. Zürich : IKM Guggenbühl AG, 2000.
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[13]
La médecine s’interroge sur l’évaluation du spirituel, la possibilité de le quantifier. En France, cette discussion se situe dans le contexte des principes de laïcité appliqués au monde hospitalier ; cf. Frick E., « Peut-on quantifier la spiritualité ? Un regard d’outre-Rhin à propos de l’actuelle discussion française sur la place du spirituel en psycho-oncologie », Revue Francophone de Psycho-Oncologie, 2006, 5 (3), 160-164.
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[14]
Jung, 1954b, GW 13, § 476.
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[15]
Cavro E., Bungener C., Bioy A. « Le syndrome de Lazare : une problématique de la rémission. Réflexions autour de la maladie cancéreuse chez l’adulte », Rev. Francoph. Psycho-Oncl., 2005, 4 (2), 74-80.
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[16]
Bacqué M.-F., « Représentations de la guérison en milieu hospitalier “aigu”. Traitement pathogène, maladie thérapeutique », Psychol. Méd., 1988, 20 (9), 1305-7.
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[17]
Sami-Ali M., L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer, Dunod, 2000 ; Ascher J., Jouet J.-P., La greffe, entre biologie et psychanalyse, Presses Universitaires de France, 2004, 73.