Notes
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Vers de Rückert cités par Lucien Israël dans Boiter n’est pas pécher, Denoël.
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Episode raconté dans Les Yeux de ma chèvre. Sur les pas des Maîtres de la nuit en pays douala, Plon, coll. Terre humaine, 1982, p. 15 sq. L’auteur, jésuite français résidant au Cameroun depuis 1957, décrit dans ce livre l’itinéraire initiatique que lui fit parcourir un Nganga (shaman africain) nommé Din, pour lui « ouvrir les yeux » à son univers de thérapeute traditionnel.
Changer pour devenir soi
1Cécile Sales
2Une fois passée l’enfance, ses jeux, ses travestissements, ses contes de fées, sa toute-puissance, le rêve d’être un autre, de devenir autre, n’affecte guère la plupart des individus. Ils vivent leur propre vie, évoluent sous le coup des événements et des rencontres, s’adaptent aux circonstances… Les plus rigides ou les plus craintifs appréhendent la nouveauté et redoutent plus qu’ils n’espèrent le changement qui brouille les repères et contraint à une modification de leurs modes d’être et de pensée. D’autres, au contraire, se révèlent aptes à se lancer dans des aventures, à sortir des sentiers battus, à affronter l’inconnu ! Même s’ils connaissent, et parfois durement, le doute, l’inquiétude, les interrogations et les découragements, rien finalement ne les paralyse et ne les empêche d’avancer, fût-ce par des voies tortueuses, tant ils sont habités par leur désir, en accord avec leur être profond. C’est dans cet accord, dans la connaissance souvent intuitive qu’ils ont de leurs limites et de leurs ressources qu’ils trouvent l’impulsion et la force nécessaire pour affronter et promouvoir le changement, se relever de leurs échecs, continuer leur route et croire en la vie. Dans l’un ou l’autre cas, que le changement soit souhaité ou redouté, il ne s’agit pas d’un remaniement profond de l’être.
3Le désir de changer concerne les êtres habités par le dégoût, la dépréciation, parfois même la haine d’eux-mêmes. Quel que soit leur âge, quelque chose d’inéluctable pèse sur eux et leur rend tout projet impossible ; ils sont en proie à une contradiction douloureuse entre la vie qu’ils ont ou qu’ils se sont construite et des aspirations souvent vagues et confuses. Qu’ils soient prisonniers du désir des autres, fixés dans une fausse image d’eux-mêmes, immobilisés par un traumatisme ancien, qu’ils refusent leur origine ou leur sexe, ou pour d’autres raisons encore… ce sont des êtres enchaînés, ballottés par les événements, égarés dans leurs contradictions, dépourvus de liberté d’action et de pensée, ignorants d’eux-mêmes, se heurtant au mur que leur souffrance crée autour d’eux. Malaise, mal-être, angoisse, désespoir, rigidité, immobilisme sont leurs maîtres-mots. Je le sais, j’en ai fait partie. Comme je sais qu’un jour on se trouve confronté à un choix : rester dans cette passivité et subir son destin, ou bien tout remettre en jeu. Décision difficile, aboutissement d’une longue lutte solitaire et stérile, malgré les aides familiales, amicales, médicales ; mais décision soutenue par le désir de changer et la perspective d’un possible.
4Le pari de la psychanalyse est de provoquer chez l’individu qui entame cette démarche un changement intérieur susceptible de se répercuter dans la vie réelle. L’aventure qu’elle représente ne peut commencer sans ce vœu de transformation et en sachant qu’il faut, pour le réaliser, faire appel à un autre. On s’y avance avec la honte d’avoir ce recours et, surtout, la peur de l’inconnu et d’un changement pourtant souhaité : « Les patients, disait Freud, tiennent souvent plus à leur névrose qu’à eux-mêmes. »
5Avec l’aide de l’analyste, on va retrouver ce qui en soi est enfoui, ignoré, exclu… pourquoi il en est ainsi ; pourquoi on n’en a rien voulu savoir. La représentation de soi, de son histoire ou de sa préhistoire, comme celle que l’on s’est faite de ses parents ou des différentes personnes auxquelles on s’est identifié, se modifie. On défait les chaînes qui retenaient prisonnier ; on renonce à la maîtrise épuisante de soi, des autres ; on accepte l’imprévu, on s’ouvre à l’aventure. On se met en mouvement.
6Changer ne signifie pas, ici, devenir un autre, sinon parfois au regard de sa famille et de ses proches, mais au contraire advenir enfin à soi, défaire ses entraves, découvrir ses illusions, se dépouiller de ses déguisements, se débarrasser du poids de ses ancêtres, prendre conscience de ses désirs et avoir l’audace de s’avancer vers eux. Je mue, je change, parce que je défais les liens imaginaires qui m’immobilisaient ; j’ose m’avancer hors de la prison où je me terrais ; je découvre ma marge de liberté ; je fais naître ce qui n’avait pas d’existence. Je change parce que je me trouve. Renaissance ? Non, retrouvailles.
7L’analyse est un parcours difficile, à la lenteur inexorable. On ne parvient pas en quelques mois à atteindre les couches profondes où se sont mis en place – où nous avons mis en place – les mécanismes qui nous ont fait agir et penser. Quand on y parvient, combien de temps encore pour intégrer cette vision nouvelle de soi et pouvoir la manifester dans la vie réelle. On répète les mêmes erreurs, on recommence à se piéger soi-même, chaque répétition nous ouvrant malgré tout quelque porte… Aucune démarche n’est plus anachronique, contraire à l’exigence de sécurité, de résultats rapides et faciles de notre époque.
8Si je ne croyais pas au changement, si je ne l’avais pas expérimenté pour moi-même, constaté auprès de combien d’autres, devenir psychanalyste eût été une imposture. Accompagner à mon tour celui qui ose tenter le chemin, qui a suffisamment de vie en lui pour qu’y naisse le désir et la volonté de changer, est mon quotidien. Je sais qu’il y aura des échecs, la route est lente, difficile et semée d’embûches. Certains abandonneront, de mon fait ou du leur ; d’autres ne parviendront pas à inscrire dans la réalité le changement désiré, tant celui-ci les met en danger de mort. Restent ceux qui auront retrouvé, par cette voie, le goût de la vie : celui qui se laissait mourir de n’être pas aimé ; celle qui abandonne enfin la place de victime où l’avait fixée la violence subie dans son enfance ; celle qui rompt le couple formé avec sa mère… Grâce à l’analyse, je sais que certains ont repris confiance en la vie et, quel que soit leur métier, dans leurs capacités créatrices. Ils ont su mobiliser autrement le mode infantile sur lequel ils appréhendaient le réel.
9Ils ne sont pas devenus « autres » : ils ont découvert ce qu’ils ignoraient posséder ; ils ont cessé de nier leur souffrance ; ils ont appris peu à peu à se défendre et à se réconcilier avec eux-mêmes. Ils ont pris conscience des mécanismes inconscients qui les font agir.
10L’analyse n’est pas une nouvelle naissance, même si certains patients ont le sentiment de s’être accouchés d’eux-mêmes, ni une métamorphose. La métaphore pourrait en être le héros du livre de Butor, La Modification : un homme, la quarantaine, marié, père de quatre enfants, prend le train de nuit Paris-Rome pour rejoindre sa maîtresse. Il a pris la décision de divorcer et de l’épouser. Durant le trajet, il s’abandonne à ses pensées, ses rêveries, ses réminiscences. A l’arrivée, il lui apparaît que c’est moins cette femme qu’il aime que le « personnage de Rome ». Que fera-t-il ?
11L’analyse apparaît donc comme une refonte de soi-même, un « changement de point de vue » comme l’écrit Pontalis, la possibilité de s’aventurer hors du connu, la capacité à remettre en cause ses différents modèles, de s’arracher à la glue, d’avancer, fût-ce en boitant :
Je boite mais non pour le plaisir de boiterJe boite pour manger, je boite pour boire.Je boite où des étoiles d’espérance me font signe…Ce qu’on ne peut obtenir d’un coup d’aile, il faut l’atteindre en boitillant [*].
Comme un caméléon sur un arc-en-ciel…
13Joseph Perenna
14« Incapable d’être à l’heure pour un rendez-vous. Nous allons encore passer pour des amateurs… Il ne changera donc jamais ! »
15Changer ou être changé, voilà une problématique récurrente dans le monde du travail. Vaste programme. L’entreprise, comme toute autre entité, est un environnement social qui a ses règles, ses codes de conduite, et ces derniers varient en fonction des postes occupés, des responsabilités afférentes, de la taille des organisations, des nationalités qui la composent.
16Il y a des entreprises où l’on ne peut s’intégrer en refusant le « moule ». On dit même que ce sont des écoles, des expériences diplômantes. Le fait de travailler aujourd’hui dans une PME m’affranchit apparemment de tels environnements. Et pourtant ! Mon management vient de me demander de prendre des fonctions commerciales, moi qui n’en ai jamais eues. La question que nous nous posons, lui comme moi, fait peur : vais-je être capable de changer ? Quelle crédibilité, pour quel management d’équipe ? J’ai tout de suite émis des doutes : avoir une équipe ne me fait pas peur, j’en ai déjà eue. Avoir une responsabilité de projet, idem. La gestion des problèmes quotidiens, itou. Mais gérer des commerciaux… devenir commercial !
17Dans mon désarroi, j’ai une chance : je vais être suivi par un coach. Entretiens individuels. Apprentissage des techniques de vente. Décryptage du langage des autres. Mais avant tout, postulat de départ : on ne change pas. On ne chan-ge pas ! Alors, que faire ? Sans développer toute la rhétorique de ce coach, pour lequel j’ai le plus grand respect, sans le plagier non plus, il me semble bon de partager notre premier entretien. Lui-même l’avoue, il n’invente rien.
18Règle n° 1 : Connais-toi toi-même. Essaie de comprendre comment tu fonctionnes, quels sont tes ressorts, tes désirs, tes points forts et tes faiblesses.
19Règle n° 2 : Apprends à écouter. Ne cherche pas à faire entrer le discours de l’autre dans ton mode de pensée, mais apprends à comprendre et décrypter son mode de pensée, son affectivité.
20Règle n° 3 : Adapte ton discours (et donc ton mode de pensée, au moins dans sa forme) à celui de ton interlocuteur. Ecoute et laisse parler le silence. Parle-lui le même langage, le sien.
21Nous traitons avec le Moyen-Orient : impensable d’entrer dans le vif du sujet tout de go ; erreur même, voire impolitesse ou manque de savoir-vivre. Il faut avant tout prendre des nouvelles de la famille (ce qui suppose d’être discrètement renseigné lors d’une précédente rencontre informelle), s’assurer que le voyage s’est bien passé, proposer un rafraîchissement, ou l’accepter. Accepter une autre notion du temps. Avec des Asiatiques, recevoir leur carte de visite à deux mains, prendre le temps de l’étudier et de l’apprécier, présenter également la sienne de la même façon. Accepter qu’une simple question entraîne trois pages d’interrogations ou deux heures de conciliabules, quand un Anglo-Saxon répondrait par oui ou par non. Ne pas faire perdre la face à son interlocuteur, lui préserver une porte de sortie, et surtout le mettre en valeur devant son supérieur.
22Il ne s’agirait donc pas de changer intrinsèquement : tout se résumerait au processus de communication. L’adapter, le modifier, s’appuyer sur ses points forts, tout en gommant les points faibles identifiés – en les acceptant cependant. Pas de reniement de soi, donc pas de frustration, d’aigreur ou d’amertume. Attention à ne pas chercher à travestir sa personnalité, on court à l’échec. On sent bien là les limites. La frontière est ténue avec la volonté d’être ce que l’on n’est pas. Car la communication ne se limite pas au langage verbal, elle comprend la multitude des signes qui parlent et sont interprétés. Mais cela ne signifie pas changer en profondeur, changer ses valeurs. Et même si le terme est aujourd’hui trop souvent taxé de conservatisme, tant pis, j’y tiens. Je suis un mauvais bonimenteur, parce que je suis un mauvais menteur. Soit.
23Quelle fatigue d’avoir à être vigilant sur tous ces points ! On se sent en fin de journée comme un caméléon qui se ballade sur un arc-en-ciel… On en oublie presque que tout commence par la connaissance de soi. Il est donc important d’y revenir, pour ne pas se perdre. De préserver les moments de saine solitude. De faire le point sur la journée. D’avoir quelqu’un avec qui cette vigilance n’est plus de mise. Bref, de quitter aussi ce monde professionnel et ses réflexes, ses codes. Car le monde professionnel n’est pas tout, et si je ne change pas, c’est que mon « inné/appris » dépasse largement ce monde-là.
24Je ne changerai pas, et je n’en ai pas envie. Non que j’aie la fatuité de croire que je suis parfait. Je m’aime avec mes défauts, mes excès. Pourtant, les règles, simples en apparence, de ce coach me permettent déjà de mieux travailler avec les commerciaux de mon équipe. De commencer à gagner un début d’attention. Car adopter des codes est une chose facile, ou du moins faisable, il faut avant tout apprendre à écouter, avec les oreilles comme avec les yeux.
25Pour comprendre l’autre et communiquer avec lui, collaborateur, prestataire ou autre, il faut donc déjà se connaître, mais aussi s’appuyer sur ce que l’on aime dans ces autres. C’est pourquoi je nuancerai ici l’ensemble du propos. Certains éprouvent du plaisir à se mettre au diapason de leurs vis-à-vis, car ils ont l’impression, finalement, de les avoir embobinés. D’avoir été plus malins. D’autres, dont j’espère faire partie, découvrent qu’à force de dialogue, une fibre commune peut servir de base. L’entreprise ne demande pas de créer une amicale, mais un environnement de travail efficient, et je suis convaincu que l’efficience passe par le fait d’être soi-même. Les entreprises « diplômantes » ne trompent plus personne, nombre de leurs salariés jouent le jeu dans la journée, changent de visage le soir et critiquent le système dans lequel ils essaient de se fondre. Je trouve cela déprimant, eux aussi je crois.
26On ne change pas, et rares sont ceux qui savent faire vraiment semblant, à l’exception de quelques cyniques, vite repérés. Mais on peut mieux communiquer, comprendre et se faire comprendre, si l’on accepte tout simplement d’écouter. Et c’est aujourd’hui le drame d’entreprises figées où plus personne n’écoute.
27Il y a quelques mois, nous nous sommes séparés d’un collaborateur. Rien de grave à proprement parler. Des résultats satisfaisants. Mais impossibilité de communiquer entre nous, de lui faire comprendre que, même dans notre PME, nous avions nos modes de fonctionnement. Difficile de lui expliquer ; et importante remise en cause pour nous : s’il n’a pas changé, nous non plus. Pas de regret sur la décision (à quoi bon ?), mais regret sur notre attitude : l’avons-nous vraiment écouté ? Peut-être aurions-nous pu (dû ?) l’amener à s’intégrer. Leçon sévère : espérons que nous aurons tous appris.
Mais, on ne change pas de philosophie
28Eric de Rosny
29Il faisait déjà nuit sur Douala. Je fus conduit le long d’un corridor jusqu’à une pièce du fond de la maison où l’on me fit entrer en refermant la porte sur moi, mais sans la verrouiller. Je restai là debout, dans une obscurité totale, ne sachant pas ce qu’on attendait de moi. Au bout de quelques minutes, je commençai à distinguer un corps d’homme étendu à même le sol. C’était Din, le Nganga qui m’avait invité [**]. Les minutes passant, je pus me rendre compte qu’il était parfaitement immobile, comme un cadavre, sans que je remarque même, au niveau de sa poitrine, le moindre mouvement de respiration. Au bout de combien de temps, je ne le sais plus, quelqu’un ouvrit la porte et me fit reprendre ma place dans la cour avec tout le monde pour assister au traitement d’une femme paralysée, la première séance de guérison que je voyais. C’était le 5 février 1971.
30Un peu plus tard dans la nuit, Din nous rejoignit et entreprit, au bénéfice de la patiente, une série de rites thérapeutiques spectaculaires. Ils durèrent jusqu’au petit matin et absorbèrent mon attention au point de me faire presque oublier l’épisode de la chambre noire, dont je n’ai compris le sens et l’enjeu que plus tard. A l’écart des autres, il m’avait communiqué un point essentiel de sa vision de l’homme qui commandait sa pratique médicale, comme un maître qui dit tout à son disciple dès le début de l’apprentissage, sans que celui-ci puisse encore en saisir la portée. Comment l’homme est-il composé ? L’homme est fait d’un corps visible et d’un corps invisible. Dans la chambre, son corps apparent était bien sous mes yeux, mais son double vital était parti en voyage, au loin, à la recherche d’informations sur sa patiente – pour voir qui l’avait rendue malade ; pour voir quelles plantes de la forêt il devait employer pour la guérir. On serait tenté de ramener cette conception du composé humain à la notion grecque du corps (soma) et de l’âme (psyché), sans chercher plus loin. A force de fréquenter les Nganga, j’ai fini par comprendre qu’en réalité la différence était grande. C’est que les Nganga ne prennent pas en compte la notion grecque d’immatérialité. Le corps invisible n’est pas l’âme immatérielle, car, dans l’optique des Nganga, les initiés qui jouissent de la double vue ont, si je puis dire, la capacité de voir celui-là aussi en chair et en os. Ce fut bien vingt ans plus tard que je réalisai l’écart, quand j’eus à communiquer ma découverte à un auditoire que rien ne préparait à en reconnaître la portée.
31En octobre 1993, je suis invité à me rendre à Lourdes, pour participer à un colloque destiné aux membres du Centre catholique des médecins français. En guise d’introduction à ce colloque consacré à l’étude des guérisons miraculeuses, je devrai faire un exposé sur les médecines merveilleuses. On attend de moi que j’introduise la notion d’irrationnel dans les débats pour préparer la question du miracle. Prenant le contre-pied, j’explique que ces médecines traditionnelles africaines, dites merveilleuses, en réalité ne le sont pas. Elles ont leur logique propre. Leur apparente irrationalité vient de ce qu’elles obéissent à une autre conception de l’homme. Et je leur fais part de ma découverte, à savoir que, pour une partie de l’humanité, l’homme n’est pas composé d’une âme et d’un corps.
32Il est facile d’imaginer les remous que ce discours provoqua dans la salle, des sifflements par-ci, des applaudissements par-là. Durant les trois jours du colloque, j’ai été poursuivi par des personnes déconcertées : « Mon Père ! Vous dites que l’homme n’est pas nécessairement composé d’une âme et d’un corps ! Et la Foi ? » – Je répondais invariablement : « Voulez-vous que nous récitions le Credo ? Dans aucun de ses articles ne figure l’affirmation que l’homme est âme et corps. La Bible elle-même présente autrement le composé humain ! » Etonné moi-même de l’effet qu’avait produit ma déclaration, je compris que je touchai là un point sensible à portée historique. Si la médecine des hôpitaux avait pu acquérir son autonomie au cours des siècles de chrétienté, n’était-ce pas à cause d’une sorte de compromis historique entre elle et l’Eglise : le corps confié à ses soins, l’âme immatérielle à l’Eglise ? Les réactions de ces médecins, sans doute explicables en partie par le simplisme de mes propos et mon ton provocateur, confirmèrent mon sentiment. Entre la vision que mon maître nganga se faisait de l’homme et celle que j’héritais de ma culture, il y avait une distance qu’il m’était difficile de franchir.
33Cette expérience ne m’est pas propre. Au Cameroun, je reçois la visite de personnes qui veulent connaître mon avis sur l’efficacité de la thérapie des Nganga. Parmi elles, des Européens résidant dans le pays qui me posent la question : « Est-ce que vous nous conseillez de nous faire soigner ‘à l’indigène’ ? » La démarche de ces derniers m’embarrasse toujours, car la culture sous-jacente aux soins n’est pas la leur. S’il s’agit de plantes médicinales, pas de difficulté, car elles ont le statut des médicaments de pharmacie. Encore que certaines n’ont pas d’effet proprement médicinal, mais une portée symbolique. Mais quand l’étranger est atteint d’une maladie qui a des incidences émotionnelles, sociales ou mentales, je suis beaucoup plus hésitant à lui conseiller de voir un Nganga. Celui-ci se référera à une vision du composé humain qui n’est pas celle de son patient. Je ne connais pas un seul cas où des Européens qui se sont soumis à des traitements complets, comportant notamment l’usage de rites traditionnels, aient été guéris de leurs maux. Tandis qu’il m’a été donné d’étudier et de décrire quantité de cas de patients camerounais qui ont été soulagés pour de bon par ces mêmes traitements.
34On peut changer de regard sur les autres, on peut même aller très loin dans l’apprentissage d’une culture qui n’est pas la sienne, au point d’être considéré comme un membre de cette société. Mais au plus profond de la culture s’étend un soubassement que j’appellerais une vision « cosmo-anthropologique » du monde et de l’homme. Celle-là, il est difficile et, jusqu’à plus ample informé, pratiquement impossible d’en changer. Disons, pour employer un terme plus simple, qu’on ne change pas de philosophie !
La miséricorde, en amont de tout
35Maurice Bellet
36Une des grandes épreuves de la vie, c’est qu’on ne change pas.
37On est plein de bonnes intentions, plein de désir de mieux faire – et on ne change pas.
38Bien entendu, on change quand même. On vieillit, par exemple. On perd ses cheveux, on perd ses dents. Et ses illusions. Bel avantage !
39Mais le changement qu’on voudrait, c’est celui où l’on se verrait meilleur, plus vivant, plus heureux et plus généreux, aimable, aimant, aimé, dans la joie de vivre et la paix de l’âme.
40Hélas, hélas ! Désirs infructueux ! Qui n’a pas murmuré, un jour ou l’autre, « comme je suis fatigué d’être moi… » !
41Est-ce vrai, totalement vrai ? On connaît des alcooliques qui ont quitté l’alcool, des gens enfermés dans leur névrose qui s’en sont délivrés, des violents qui se sont maîtrisés – et autres métamorphoses bienheureuses.
42Les chemins sont divers. Pour qui écoute l’Évangile, c’est l’Évangile en nous qui paraît devoir être le grand chemin. « Lève-toi et marche ! » Les aveugles voient, les sourds entendent, les possédés sont déliés de leur chaîne. La metanoïa, la conversion, le changement du cœur, voilà qui doit nous libérer au plus profond ; nous ôter à ce péché qui est bien plus que telle ou telle transgression, car c’est l’abîme de déviance inscrit au fond de nous-même, père de toutes les tristesses et de toutes les cruautés.
43Légitime espérance de la foi. Il arrive qu’elle soit déçue. Et c’est à ceux que cette déception a blessés que j’oserai en dire quelques mots.
44Si Dieu nous aime (et c’est ça le cœur de l’Évangile !), il doit bien nous aider quand nous cherchons à nous dépêtrer de nos misères. Le Seigneur n’a-t-il pas dit : « Cherchez et vous trouverez, demandez et vous recevrez, frappez et l’on vous ouvrira » ?
45« Mon Dieu, je n’y puis rien et je n’y arrive pas. Venez à mon aide. »
46De quoi songer, quand l’aide ne vient pas, « mais qu’est-ce qu’Il attend ? »
47Il attend peut-être que nous commencions nous-mêmes le changement. « Aide-toi, le Ciel t’aidera. » Je surprendrai peut-être si je dis que c’est là une pensée extrêmement dangereuse. Bien sûr, il faut y mettre du nôtre. Mais ce « il faut » peut être entendu comme une exigence préalable et une exigence, si je puis dire, à hauteur d’Évangile. « Soyez parfaits ! Soyez d’abord parfaits ! Dieu vous aimera ensuite. » Alors la Loi précède la Grâce et l’anéantit.
48Il y a une générosité divine qui précède tout, et la miséricorde est en amont de tout. C’est cela, la Bonne Nouvelle. C’est sur cet Esprit-là – ce souffle vivifiant – que nous pouvons prendre appui. C’est lui qui nous évitera le désespoir (ou, plus modestement, le découragement) si nous devons constater, en nous, des faiblesses irréparables, assumer des désastres, porter la croix de nos insuffisances.
49Mais elle a la vie dure, cette illusion pernicieuse que ce qui est premier, ce n’est pas Dieu descendant jusqu’en nous, mais nous, montant à l’assaut de Dieu.
50Autre misère : la foi, l’espérance et la charité paraissent inefficaces. S’il y a quelque chance de changer, c’est par d’autres voies, du côté psychothérapie, psychanalyse, méthodes variées qui, elles, ont du résultat. Alors que la prière…
51A cet égard il y a, comme on sait, crise de ce sacrement, naguère nommé couramment « confession » et devenu – le changement n’est pas mineur – réconciliation. Ce sacrement a pu même paraître, au moins pour certains, entretenir à feu doux (ou à feu vif) une culpabilisation sans issue ; ou bien (est-ce moins fâcheux ?) une hypocrisie de fait : je pèche, mais je me confesse, tout va bien.
52A quoi d’autres répondront qu’une opposition aussi simpliste entre le sacrement et la thérapie mérite d’être regardée de près. Le soin de l’âme (Freud lui-même employait ce mot : seele), le soin de l’âme, donc, est affaire délicate. Il n’y a pas de traitement-miracle. Et si l’on regarde assez objectivement les résultats (autant qu’il est possible !), on voit que sur la masse et sur le long cours, il y a certes de belles réussites… mais aussi de moins belles, et des échecs plutôt sévères.
53Mais l’essentiel n’est pas là. Il est, je crois, en ceci : que la foi, l’espérance et la charité ne dispensent de rien, et surtout pas de ce qui se présente comme un travail de vérité. En ce qui concerne l’humain et le fond de l’humain, la foi ne peut que vouloir la vérité la plus radicale, la plus critique, la plus intraitable. N’est-ce pas le style de Jésus dans les évangiles ? Et, même si notre contexte est différent du sien, au point que parfois nous peinons à le comprendre, gardons du moins le style qui est le sien. Il déplace sans pitié les apparences, la « langue de bois », les fausses vertus. La faute, la seule faute qui le trouve intraitable, c’est de refuser d’entendre cette parole qui parle par lui, et qui fait la vérité jusque dans le plus obscur de l’humain. C’est-à-dire, en fait : la prétention, la fausse suffisance.
54Et nous ne sommes pas maîtres d’avance du chemin qui nous mènera où il nous faut aller. Nous n’avons pas en poche la carte Michelin du redoutable pays que nous avons à traverser.
55L’accepter, c’est mettre fin à cette opposition entre la foi et la critique, qui a si fort occupé l’époque moderne, quand la foi, renvoyée parmi les croyances, devient craintive devant ce qui menace sa tranquillité. Mais l’Esprit du Christ veut la vérité, par tous les chemins que la vérité propose, même si nous devons durement critiquer ce que nous avons fait de l’Evangile.
56Reste un autre point : la désillusion.
57On y a cru. On a cru entrer dans une vie vraiment autre et nouvelle. Conversion, vocation, entrée dans un ordre, une congrégation, un mouvement. Et peut-être avec enthousiasme, dans le sentiment exaltant d’avoir quitté le vieil homme et revêtu l’homme nouveau.
58Vient l’épreuve. Quoi de plus normal, dans une vie spirituelle authentique ? Mais ici, l’épreuve prend un autre ton. Le monde religieux se défait. On a le sentiment d’avoir été pris dans un système qui ne faisait que recouvrir l’inchangé, enfoncer l’obscur dans le plus obscur, ne rien changer du tout, en somme, mais opérer une forçage, une sorte de fabrication du « bon chrétien » qui ne pouvait mener qu’à la défaite.
59Cas malheureux des années qui suivirent l’ébranlement conciliaire ? Ou bien menace toujours présente, peut-être plus que jamais, quand certains enthousiasmes fondront au feu de l’expérience – et des secousses qui nous attendent ? Il y a lieu de le craindre.
60Mais alors, on ne peut que répéter ce que je disais tout à l’heure : vérité ; et la vérité de l’Évangile meurtrit nos illusions. Nous ne sommes pas, là-dessus, plus forts que les Apôtres. Toutefois, il se peut qu’il y ait dans notre situation un trait inédit – à moins qu’il ne nous ramène à ce que furent les premiers temps du christianisme. Il se fait, ces temps-ci, un ébranlement formidable des convictions, des appareils, des langages et des systèmes. Partout. La « religion » ne fait pas exception. Du coup, l’épreuve peut nous laisser comme sans appui, la désillusion être si raide qu’elle nous met apparemment hors de la foi. Mais, après tout, c’est ce genre d’épreuve que traversait, vers la fin de sa vie, la petite Thérèse de Lisieux… Il est tout à fait capital de comprendre qu’un tel moment, qui nous laisse désarmés, peut être un moment d’expérience spirituelle la plus – vraie.
61Après quoi, change ce qui peut changer. Il arrive à certains de rester fixés à telle misère qui les désespère, qui les scandalise ; c’est tel trait de caractère lamentable, telle incapacité d’agir ou d’aimer, voire telle ou telle perversion.
62Demeure que le changement très essentiel est celui qui nous fait passer de la tristesse, hargne, haine fermées sur elles-mêmes, au désir au moins qu’advienne en nous et par nous la vie, qui est amour et liberté ; ce désir-là, porté devant Dieu, jusque dans l’obscurité de l’échec, l’impasse, l’inextricable.
63Il y avait cet homme dont le texte nous dit qu’il se voyait juste, honnête, dévoué, pieux – et cet autre homme, dans le fond du lieu saint, qui ne pouvait qu’avouer sa misère et espérer la miséricorde. Le premier méprisait le second, ce qui paraît bien naturel.
64Mais que dit le Seigneur ? Que c’est le second qui rentra chez lui justifié.
65La miséricorde est en amont de tout. Qui « entend sa voix » est déjà hors des griffes du Mauvais.
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Vers de Rückert cités par Lucien Israël dans Boiter n’est pas pécher, Denoël.
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Episode raconté dans Les Yeux de ma chèvre. Sur les pas des Maîtres de la nuit en pays douala, Plon, coll. Terre humaine, 1982, p. 15 sq. L’auteur, jésuite français résidant au Cameroun depuis 1957, décrit dans ce livre l’itinéraire initiatique que lui fit parcourir un Nganga (shaman africain) nommé Din, pour lui « ouvrir les yeux » à son univers de thérapeute traditionnel.