Notes
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Les lecteurs d’Etvdes se souviennent de la « Figure libre » Vivre fatigué, écrite l’an passé par Michel Bureau très peu de temps avant sa mort. Le texte qui suit est tiré de son ouvrage, Pèlerin ! Marcher vers Compostelle, supplément à Vie Chrétienne, n° 473.
Sur la mer vineuse
1Marie Goudot
2Garde les yeux bien ouverts. Dans la brume ou l’éclat du plein midi, c’est la demande formulée par Whalley au vieux Malais devenu son poisson-pilote. Pour le héros de Au bout du rouleau, la lumière s’est retirée du monde. Il a choisi le Malais comme regard.
3En relisant récemment la nouvelle – l’une des plus émouvantes de Conrad, métaphysique, initiatique –, je me suis étonnée du peu de descriptions du Malais à son commandant de bord (elles étaient si abondantes dans mon souvenir, pourtant !). Whalley connaît bien la mer sur laquelle, par le passé, il a découvert de nouvelles routes. A cause de sa cécité, soigneusement dissimulée au reste de l’équipage, il n’a besoin du vieil homme que pour situer l’instant où récif et passe dangereuse devront être affrontés.
4Si j’ai inventé ces descriptions offertes par les yeux du Malais, ce n’est pas hasard. Quand je découvrais Conrad, je lisais l’Odyssée, et Homère m’y prêtait son regard, ses visions. Le pouvoir des mots aiguise toute passion. A être vineuse, irritée, la mer devenait plus splendide. Aujourd’hui – voyage éternellement renouvelé des lectures –, j’aime mieux m’attarder sur les bords où les vagues du destin projettent Ulysse, lors de son retour vers Ithaque. Dans le même temps, le Troyen Enée côtoie les mêmes rivages, appelé par les dieux à fonder une nouvelle Troie (Virgile écrira l’histoire de sa mission). Deux voyages nécessairement différents. Deux voyages sur mer et en soi, au cours desquels chacun s’emploie à (re)construire son identité.
5Selon une tradition peu connue, Ulysse et Enée se seraient rencontrés sur le site de la future Rome ! Je n’ai trouvé aucune précision. Tant mieux. Comment ne pas rêver leur face-à-face ? Entretien étrange de deux ennemis d’hier, un vainqueur et un vaincu d’une terrible guerre. Après des années d’épreuves, haines et rancunes sont peut-être loin. Peut-être même Ulysse confie-t-il les difficultés, les découvertes de son retour. Souillé par la guerre, ses crimes, il a perdu jusqu’à son nom ; il est devenu Personne, et sûrement pas dans le seul but de berner le Cyclope. Il a connu les tentations de l’animalité chez Circé, de l’immortalité chez Calypso qui lui en a fait l’offre alléchante. Qu’il est lent de réintégrer son nom d’homme ! Enée acquiesce : à lui aussi, la longueur du voyage était nécessaire. Il faut du temps pour réapprendre les mots de l’amour et du bonheur. Du temps pour envisager un futur que nul ne peut construire avec les mots de la destruction et de la ruine. Restent-ils silencieux sur ce qu’il est beau de taire ? Leur confrontation à la mort – étape indispensable de toute initiation –, à ceux qui vivent désormais sur d’autres rivages : sa mère pour Ulysse et pour Enée, son père. A moins que le vainqueur d’hier ne dévoile l’étrange prédiction qu’Homère a mise sur les lèvres de Tirésias, le devin aveugle dans sa vie de mortel. A son retour à Ithaque, il devra repartir au loin, très loin – rame à l’épaule, cette fois – chez ceux qui ignorent la mer, ne mangent pas d’aliments mêlés de sel.
6La rencontre d’Ulysse avec le monde des morts est centrale dans l’Odyssée. Comme l’est celle du héros latin dans l’Enéide. Pages splendides. Pages au seuil desquelles Virgile s’effraie d’écrire les choses enfouies dans les profondeurs de la terre. Enée y franchit ténèbres, obstacles, accède aux révélations qui lui permettront de mourir au vieil homme. Des pages si lumineuses à leur terme, que Dante choisit Virgile comme guide de sa Divine Comédie, récit de son voyage-rêve. Le poète païen y révélera à son compagnon les mystères de l’Enfer et du Purgatoire, jusqu’à sa disparition, mélancolique mais obligée, aux portes du Paradis.
7A relire les voyages grec et latin, deux présences aujourd’hui me retiennent. Oui, Ulysse et Enée parcourent les mers. Mais leurs fils aussi : Télémaque, Ascagne accomplissent leur propre voyage, aux côtés ou loin de leur père. Longtemps je n’y avais pris assez garde. L’Odyssée s’ouvre sur Télémaque. Sa rencontre avec Athéna (la déesse a emprunté les traits d’un étranger) m’émeut étrangement. A elle il peut avouer l’interrogation qui lui tord le cœur. Il est bien le fils d’Ulysse (sa mère le lui dit, en tout cas), mais il n’en sait rien. L’enfant tout seul ne reconnaît qui l’a engendré. Inquiétude encore plus bouleversante chez celui qui est fils de Personne, et suffisante pour le décider au voyage qu’Athéna lui conseille. La quête de soi passe nécessairement par la quête des origines, l’inscription dans une filiation. Pour Télémaque, elle passera par la recherche de ce qui est advenu à Personne. Dans l’Enéide, Ascagne, le fils qui connaît son père, changera de nom, et j’aime à penser qu’il devient Iule au rivage latin. Celui de la renaissance, tant attendue, de Troie et de la race troyenne. Si souvent auparavant, il est intervenu pour lutter contre le désespoir des voyageurs (ils sont le peuple romain à venir), contre la tentative des femmes de mettre le feu aux vaisseaux : C’est votre futur que vous brûlez ! Un futur qu’Ascagne, parti enfant de Troie mais mûri par les épreuves, réussit à sauver.
8Beaucoup sont là pour témoigner de la force transmise par ces voyageurs aux générations d’après eux. Dans l’enfer de Auschwitz, Primo Levi tente de reconstituer, pour l’un de ses amis, les vers de Dante sur le voyage d’Ulysse. Début d’une remontée vers les vivants. Instant de lumière où les deux prisonniers éprouvent la sensation – une aide précieuse dans leur lutte – de redevenir des hommes, ou la certitude que redevenir des hommes est possible.
9La fin d’Ulysse, telle que Primo Levi se la remémore, surprend le lecteur de l’Odyssée. Pas de retour à Ithaque. Ulysse n’a pu renoncer à être expert du monde. Avec ses compagnons désormais vieux et lents, il gagne le passage où Hercule a posé des signaux pour que nul humain ne les franchisse. Par delà, un tourbillon les emporte, lui, son navire, ses amis. On est bien loin de la prédiction de Tirésias. Cette prédiction aux mots si beaux et qu’Ulysse va réaliser chez Homère. Après avoir tué les prétendants de Pénélope, il repartira, sa bonne rame à l’épaule. Chez ceux qui ignorent la mer, il marchera longtemps, longtemps, guettant le signe annoncé par le devin : la mort viendra te chercher, une mort très douce, quand quelqu’un croisant ta route te déclarera que ton illustre épaule porte une pelle à vanner. Signe magnifiquement énigmatique au lecteur de l’Odyssée. Preuve peut-être, pour nous, qu’énigmes et questions ne cesseront de surgir (heureusement ?) jusqu’au terme du voyage. Celui d’Ulysse. Le nôtre.
10Tous les périples maritimes conduisent au bout du rouleau. Mais, pour les Grecs, ce n’est pas celui de Whalley, finalement repris par la mer en un naufrage manigancé par l’équipage, quand il découvre que le commandant de bord ne voit plus que par le Malais. Malgré la duplicité de la mer grecque ou latine, à cause de (et grâce à) sa mouvance, la fin du voyage est construction de soi. J’aime la penser accompagnée, chez Ulysse et Enée, d’une certitude : après leurs fils, les fils de leurs fils, les fils, petits-fils de ces derniers, d’autres viendront pour recommencer à leur tour l’éternel voyage. Mais, dans celui-ci, toujours ils seront guidés par une présence divine ou le regard d’hommes, voyageurs ou écrivains de la mer vineuse.
Marcher vers Compostelle
12Des pèlerins venus de tous les horizons peuvent se dire amis au bout de quelques heures de marche, là est le mystère du pèlerinage. En fait, l’alchimie de cette peregrinatio est assez simple : un cheminement dans l’étonnement et la persévérance, un retour sur soi lancinant par le fait d’une confrontation à laquelle peu sont habitués, une solitude certaine, mais, paradoxalement, partagée. Etre face à soi, buter quotidiennement sur ses faiblesses, ses limites, repartir, avancer quand même, affronter l’espace, seul, mais tout en sachant que l’on est dans un « wagon » et que l’on marche sur les traces de millions d’autres, de millions de destins différents. Seul entre ciel et terre pendant un, deux, trois mois, voire plus. Solitude vécue, fraternité expérimentée, souvent les deux en même temps.
13On échange des nouvelles sur le déroulé de l’étape, la date du départ initial (pour ceux qui ne se connaissent pas encore), les jours de repos ; on s’informe sur les pèlerins perdus de vue, l’heure de lever du lendemain, le dénivelé de l’étape à venir, l’appréhension de l’Espagne à cause de la langue et aussi parce qu’il n’est plus possible de réserver à l’avance dans les auberges, à la différence de la France : les premiers arrivés sont les premiers logés. De fait, il nous arrivera, un soir (sur 30 !), de devoir aller coucher à l’hôtel parce qu’il n’y avait plus de place au refuge.
14Ces quelques premières heures au gîte de Honto ont suffi à nous plonger dans un autre monde, avec ses conventions, ses codes, ses références. Ce monde m’attire, je ne sais pourquoi. Je suis content d’être là et que ce soit enfin commencé. Il était temps de passer de la parole et de la prévision à l’entrée en matière. II faut marcher, marchons ; il faut monter, montons. En plus, il est donné de rencontrer des gens étonnants. Vraiment, je suis content. C’est peut-être ce qui m’étonnera le plus dans ce camino : depuis que François m’en a parlé jusqu’à l’arrivée à Santiago, jusqu’à aujourd’hui encore, j’en suis content. Je ne savais pas où j’allais, j’y suis allé avec joie, j’en suis revenu étonné et heureux de tout ; ce que je n’avais pas anticipé est maintenant là, donné. Il est rare, dans la vie, de vivre une telle séquence avant, pendant et après, rassasié de joie.
15Le lendemain, la poursuite de la montée est rude. Je suis encore plus démoralisé lorsque je vois un jeune Brésilien grimper allégrement, quasiment au pas de charge, me doubler comme s’il ne faisait aucun effort. Qu’est?ce que je suis venu faire dans cette galère ? J’avais bien raison de vouloir démarrer seulement de Pampelune pour éviter cette bavante. Deux ou trois choses me font tenir (et me feront tenir tout au long du camino), même si je râle, même si ce n’est pas très glorieux, et malgré Thérèse d’Avila : l’honneur que je me dois à moi-même, en pensant à quelques personnes bien précises, ne serait-ce que le couple palois croisé hier soir : ils l’ont fait, alors marche. Aussi, la joie et le plaisir de François à marcher, à découvrir les paysages qui, moi, me touchent beaucoup moins. Et, pour ce jour, la vue de ce couple mexicain lourdement chargé et plus âgé que moi. Quant à la honte de se faire doubler par tout le monde, y compris par ceux qui sont partis de Saint-Jean-Pied-de-Port (c’est?à?dire une bonne heure et demie après moi), j’assume assez bien. Je ne veux pas trop penser que le camino comporte trois étapes de ce genre. Heureusement, la météo est avec nous, il fait encore beau et l’altitude nous garde dans une relative fraîcheur.
16Quasiment au sommet, la frontière avec l’Espagne est marquée par une borne qui me plonge dans le désespoir : Santiago, 765 km ! La montée, plus la distance inscrite sur la borne, rendent palpable la folie de l’aventure ! Lorsque, peu avant Burgos, quelque douze ou treize jours plus tard, je verrai : Santiago, 465 km, je serai tout étonné d’avoir déjà – et aussi facilement, somme toute – parcouru trois cents kilomètres. Pour marquer la différence, François et moi fêterons la borne 100 au kilomètre 99 ! A l’arrivée, 620 km s’afficheront au compteur, car nous aurons un peu triché en faisant Burgos?León en train.
17Que ce soit par la fatigue, les douleurs musculaires, la bonne ou la mauvaise forme, la pluie, le soleil et le vent, les arrêts et pauses, les petites ou grandes blessures, les soins, les douches, le corps se manifeste tout le temps, parle à chaque instant. La douche que l’on prend en arrivant, même tiède ou froide, est une détente, un délassement de tout le corps. Pour quelqu’un comme moi qui n’aime pas la bière, il faut reconnaître qu’une bière fraîche à l’arrivée ne peut que faire penser à La première gorgée de bière de Philippe Delerm. Le plaisir d’un moment de détente à l’ombre, après sept heures de marche fatigante, est une image eschatologique du repos dans la Terre Promise ! La joie de défaire ses chaussures de marche et de mettre ses doigts de pied à l’air n’a d’égale que celle d’enlever son sac ou de mettre des vêtements secs et chauds après la pluie.
18Bref, tout parle au corps. Le corps parle par tous les pores de la peau. Par la répétition des journées de marche – sans même parler des odeurs et des bruits, de jour ou de nuit –, le citadin passe du cérébral au physique, de l’intellectuel au sensuel. Il manque de points de repère. De manière peut-être hâtive, je serais tenté de dire que tout part du corps et revient à lui, la joie comme la peine, la douleur comme le plaisir, la satisfaction comme l’ennui, même la pensée, même la prière. On pense et on prie avec ses pieds, aussi bizarre que cela puisse paraître.
Le maître et l’invité
19Franck Delorme s.j.
20L’avion se pose sur la piste de l’aéroport de Bombay, la nuit est noire et la chaleur étouffante, seules quelques lumières scintillent aux alentours. Ainsi commence la découverte de cette terre indienne, terre mystérieuse et envoûtante, terre des dieux et de Gandhi, terre mille fois croisée au hasard de lectures ou de films, mais toujours à distance. Aujourd’hui, je foule cet immense continent avec le désir d’approcher ce peuple et sa culture. Dix jours de périple au rythme des imprévus où le voyage, tel un maître, m’apprendra d’abord à me perdre.
21Il est cinq heures, ce matin, dans la banlieue lointaine de Bombay, la maison est encore silencieuse et l’on m’attend pour me conduire à la gare centrale Chhatrapoati Shivaji Terminus, hier Victoria Station, d’où part mon train pour Bangalore. Un jeune garçon, Rajiv, sera mon guide dans cette ville tentaculaire. Le train de banlieue est vétuste, presque vide, signe que la ville n’est pas encore éveillée. Les alentours des voies ferrées s’animent peu à peu et deviennent le lieu privilégié d’une toilette matinale. Des bidonvilles s’étendent au long du parcours. La pauvreté est là, habituelle et familière, fatale et impressionnante. Debout, mon sac sur le dos, leurs regards m’interrogent sur le sens de mon voyage. Est-ce une simple curiosité qui me pousse à les visiter ? Est-ce le seul goût de l’aventure ? Comment comprendre ce désir de venir à la rencontre de cette autre réalité, lointaine et différente, mystérieuse et inaccessible ? Des sentiments mêlés m’envahissent et m’appellent à rester ouvert tant à l’inconnu qu’à ce qu’il fait surgir en moi.
22Vestige du colonialisme britannique, les immenses bâtiments de la gare offrent de vastes quais où s’agite une foule bigarrée, femmes en saris colorés, hommes aux turbans, tenues occidentales ou plus traditionnelles, vendeurs de journaux et de nourritures variées. Alors que je venais de repérer mon nom sur la liste des passagers affichée à la porte du wagon, Rajiv me salue timidement. Je monte dans le compartiment, et m’assieds sur la banquette verte près de la fenêtre, d’où je verrai défiler villes et villages, gares et paysages au long de ces vingt-quatre heures de voyage. Pune ; Hubli, Satara, Dharward, Davangere, Tumkur… Chaque nom est un rêve maintes fois rencontré lors de mes explorations cartographiques. J’attends, curieux, l’arrivée de mes compagnons de voyage. Maigre récolte ! Un homme seul prend place, il s’assied, et sans un mot se plonge dans son journal. Je n’ai pas osé m’aventurer en seconde ou troisième classe, plus « incertaines » aux dires des guides, mais combien plus fréquentées. La « plongée » se veut progressive. Il me faudra alors patienter jusqu’à la prochaine gare pour que le compartiment s’anime quelque peu. Arrivée à Pune : les vendeurs assaillent les wagons, proposant aux voyageurs fruits, boissons, biscuits et beignets…
23A l’heure du déjeuner, le service de restauration accompagné du contrôleur apporte le repas commandé au départ. J’avais retenu un veg meal, me souvenant alors de toutes les mises en garde : pas de viande, pas de lait, du cuit mais pas de cru… et bien sûr pas trop spicy, ce que m’avait confirmé par un dodelinement de la tête le contrôleur – qui me disait non pour me dire oui. Les premières bouchées sont hésitantes ; mes papilles en feu, bien qu’habituées au curry, m’en révèlent vite la nouveauté. Je me concentre alors sur une petite barquette de riz blanc, laissant de côté tout le reste. Une fois achevés les derniers grains, comme mon voisin, je jette le tout par la fenêtre. J’aperçois alors une main qui s’empare prestement du petit sac de mes restes. Les plus pauvres sont partout, faisant l’aumône, mendiants attentifs et résignés.
24Les heures passent, les arrêts dans les gares sont l’occasion d’apprentissages successifs. Voilà qu’il me faut apprendre à sortir du compartiment, à lâcher du regard mon sac à dos bien attaché pour m’aventurer à la porte du wagon puis sur le quai, et trouver de quoi manger. L’aventure commence ainsi, il faut se lancer à la rencontre de l’autre, alors même que je suis maladroit et balbutiant. Les quelques mots échangés, les tentatives d’explication appellent la confiance, font naître une aisance et trouver sa place.
25Partir seul à la rencontre d’une terre inconnue, afin que cette fragilité favorise la découverte mutuelle. Loin de mes attaches et de mes repères, il me faut apprendre ou réapprendre à ne pas savoir, à demander et à chercher, à me perdre et à attendre – situations pas si fréquentes dans le quotidien d’une vie parisienne. Je réalise combien il faut de temps pour apprécier les manières différentes d’entrer en relation. Ces premiers jours de découverte m’offrent un espace privilégié où l’écoute et le regard apprennent à trouver les mots et les gestes pour nous comprendre, alors même que nous venons d’univers si différents. J’ai, bien sûr, endossé en partant l’inévitable habit du touriste occidental, l’habit de « celui qui voyage pour son plaisir », comme le définit le Petit Robert, et je dois composer avec pour tenter de m’en libérer. La réalité du voyage n’est paradoxalement pas toujours une partie de plaisir. Il faut accepter de vivre la solitude de l’étranger, de celui qui n’a personne avec qui partager son dîner, de celui qui est dévisagé ; solitude de celui qui quête l’accueil dans un pays qu’il ne connaît pas, mais qu’il aimerait rencontrer. Le paradoxe redouble lorsque j’aperçois l’exigence qui est la mienne. Je refuse les propositions trop « intéressées », des restaurateurs aux conducteurs de rickshaws, ou celles auxquelles je ne peux répondre. Je garde le souvenir de cet homme d’une trentaine d’années, pauvrement vêtu, mince et pieds nus, qui insistait pour me faire visiter la ville dans son pousse-pousse. Devant mon refus, il cherchait à comprendre. Il évoquait, sincère, ses difficultés à nourrir sa famille au quotidien. Mais comment pourrais-je accepter de me laisser conduire par cet homme, alors même que je désire instaurer un autre type de relation ? Me voici forcé de tourner mes pas pour retrouver le théâtre de la rue. Il me faut poursuivre l’aventure, me laisser porter au gré des rencontres souvent simples et modestes – que ce soit cette jeune femme gipsy, au visage lumineux, occupée à nettoyer les abords de la rue, le chauffeur d’un bus Tata, plein d’attention pour l’étranger, ou cet enfant courant après son pneu. Ces longues heures en train introduisent de la meilleure manière à ce à quoi le voyage invite. Mon séjour passé en Inde en gardera la saveur particulière. Temps donné, temps perdu, temps compté ou immobile, le voyage me révèle pris entre le désir de me laisser inviter et celui de rester le maître de maison.
Le voyage sans retour
26Yvon Le Scanff
27La passion du véritable voyageur réside peut-être dans le mouvement même du voyage – le trajet. Son terme serait la fin, la vraie négation de son essence véritable. C’est dans ce pur mouvement que s’éprouve, dans l’épiphanie de soi, la physique du corps et la métaphysique de l’âme qui accompagne, par la rêverie ou l’extase, la dérive, la divagation viatique.
28Le voyage glisse ainsi du plaisir à la jouissance dans cette perte des limites qui en fait toute la valeur, mais aussi le vertigineux danger de l’exposition de soi à l’inconnu, de l’engagement de l’être dans l’indifférencié. C’est alors, dans cette ouverture au possible, que les choses arrivent à soi. Le voyage, c’est paradoxalement l’arrivée de l’événement vers soi. C’est l’aventure. Ce qui advient dans le possible rendu à lui-même.
29Dans la trajectoire d’un corps qui n’arrive pas, mais à qui il arrive, se déploie toute l’énergie d’une esquisse inachevée, et pourtant résolue par le sens d’un geste – une orientation, si ce n’est donc une destination ou une signification. Une anecdote souvent relatée montre Turner rectifiant ses œuvres au moment même de leur exposition au public par un mouvement résolu du pinceau : le geste du peintre transfigurait alors l’esquisse en œuvre, à moins que ce ne soit précisément l’inverse. Turner n’arrivait décidément pas à finir. Plutôt infinir.
30Le mouvement premier du voyage serait donc l’extase, la sortie de soi et l’ouverture à l’Autre, hors de toute instrumentation du corps et de l’esprit, car la destination, précisément, destine et même pré-destine la trajectoire. Tout voyage réussi, c’est-à-dire nécessairement inachevé, esquisserait en quelque sorte le drame d’une « esthétique transcendantale » en acte, et ferait l’expérience des conditions de la représentation par l’exploration des limites éprouvées, et pourtant impossibles, du temps et de l’espace. Dans cette illimitation, c’est l’individu qui disparaît, et, au cœur d’une expérience de l’apparence, c’est l’être qui s’éprouve.
31En ce sens, tout vrai voyage est un simple aller, un en-avant dont le jeune Rimbaud faisait à juste titre l’adage de la poésie à venir, lui-même poète du simplement aller, poète-voyageur de la fulgurance, du trajet qui s’abolit et s’accomplit par le geste de la fureur poétique, dans une parole oraculaire toujours tournée vers l’avenir de son grand-dire. Ainsi, l’amour de la poésie n’est pas étranger au plaisir de ce genre de mouvement. On a pu l’associer à la danse, à un mouvement précisément aléatoire et arbitraire pour celui qui le contemple dans le ravissement ; plus profondément sans doute, il y a un refus de l’achèvement, c’est-à-dire de clôture du sens, qui l’apparente à un sens toujours en devenir, toujours en quête d’un mouvement de sortie hors de soi qui le préserve de la mort du langage, de son intrumentalisation fonctionnelle. De même que le voyage sans retour doit être l’horizon d’attente de toute véritable expérience du voyage, de même la poésie reste le lieu d’une parole réalisée qui s’échappe sans retour : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir », rappelle le poète de Fureur et mystère.
32Il y a dans le geste du voyage sans retour une largesse souveraine qui donne congé à l’équation raisonnable : tout s’y fait en pure perte, tout y est dépense. Dans cet acte non pas précisément gratuit, mais somptuaire, tout déborde le sens pour se livrer à la pure joie d’une liberté sans condition.
33Cependant, l’expérience n’est pas sans risques pour le sujet même qui l’entreprend. Le mouvement asymptotique qu’elle inscrit s’apparente à une fuite en avant ; le geste résolu qu’elle dessine est irrémédiable et fige dans ce mouvement même un mouvement qu’elle ne voulait pas contrarier. Le voyage sans retour n’est pas une forme du voyage, ce serait plutôt l’expérience de la perte de formes du voyage. C’est l’expérience de sa force.
34Des images terribles et fascinantes se pressent à cette évocation du voyage sans retour, et curieusement, figurent davantage un figement, un refus peut-être, une résolution certainement. Je pense, notamment, à celles de la première course autour du monde à la voile et en solitaire, avec précisément ses deux héros du voyage sans retour : la version blanche et affirmative si l’on veut, avec Moitessier, magnifique et apollinien, qui refuse le terme de la course et repart, à quelques encablures de l’arrivée, pour un autre voyage, qui durera finalement toute sa vie ; mais aussi la version noire et tendancieuse avec Crowhurst, terrible, qui va, comme une force, jusqu’au bout du mensonge pour plonger au fond du gouffre d’une vérité dionysiaque, celle d’une démesure insupportable. Dans cet effroi, qui est peut-être le signe d’une expérience de sa liberté, la résolution devient alors abnégation ; l’ouverture au possible dans l’extase, risque d’indistinction ; et le geste du trajet peut s’abolir dans l’informe.
35Ces grandes images, formidables, je les trouve aussi et surtout chez Hugo, grand poète de personnages qui traversent ses romans à la façon des coups de pinceaux de Turner qui parachèvent dans un éclair l’inachèvement de ses toiles. Hugo parle, lui aussi, d’accomplissement quand Gilliatt, Gwinplaine ou encore Javert, dans un geste impensable d’acceptation à l’indéterminé, sont comme forcés par le mouvement de la matière de « s’engloutir » : leur voyage, immobile ou infinitésimal, est le voyage suprême. Quand Gilliatt regarde au loin s’éloigner le navire de croisière qui emmène Déruchette, c’est lui qui est transporté, dans l’extase de la vision.
36« Javert déraillé », c’est, on le sait, le titre d’un des plus beaux chapitres des Misérables qui évoque la dernière (en)quête du personnage : le déraillement, c’est le sens du voyage sans retour, et c’est toute son ambivalence. Celui qui trace une figure de ce type dans la chair du monde sombre dans cette même déchirure : son épanouissement est un évanouissement ; sa résolution engage une nécessaire sublimation, au risque d’une probable indifférenciation.
Notes
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Les lecteurs d’Etvdes se souviennent de la « Figure libre » Vivre fatigué, écrite l’an passé par Michel Bureau très peu de temps avant sa mort. Le texte qui suit est tiré de son ouvrage, Pèlerin ! Marcher vers Compostelle, supplément à Vie Chrétienne, n° 473.