Notes
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[1]
« A part Léon Bloy, tout le monde était offensivement antichrétien. » Il note ce climat chez Mallarmé. Celui-ci « blasphémait sans cesse », confiera-t-il à Marcelle Thomassin, dans un entretien peu connu. Mais il rejetait tout autant les milieux bien-pensants, dont la médiocrité grossière suscitait en lui une horreur presque physique : « J’en grinçais des dents » (id.).
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[2]
Anne Delbée voit bien la bêtise de s’en tenir à l’anecdote (celle d’un type qui tue un vieux roi pour s’emparer brutalement du pouvoir), dans une mise en scène à la mode comme on en voit trop souvent, hélas ! « Par exemple, situer l’action dans un groupe de HLM, avec un sadique crucifiant la jeune fille et des apparitions faisant référence à quelques grands dictateurs ! » Mais ce n’est nullement cette aventure-là que raconte Tête d’or, souligne-t-elle.
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[3]
Avec la suite : « Et je tourne la face vers l’Année et l’arche pluvieuse, j’ai plein mon cœur d’ennui !/ Je ne sais rien et je ne peux rien […] A quoi emploierai-je ces mains qui pendent ? Ces pieds qui m’emmènent comme les songes ? »
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[4]
Très belle est la trouvaille d’Anne Delbée, faisant entrer la Princesse avec un masque d’or qui la rend à la fois aveugle et voyante, parmi les veilleurs endormis qu’elle secoue, alors que des images de sa forme dansante se projettent magiquement sur le fond du décor.
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[5]
Anne Delbée l’a intégré ici, me semble-t-il.
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[6]
C’était un défi de monter une œuvre aussi grandiose sur une scène aussi étroite. Mais les trois principaux comédiens portent leur rôle avec éclat : Thierry Hancisse (Tête d’or), Clément Hervieu-Léger (Cébès), Marina Hands (La Princesse) ; avec Andrzej Seweryn (L’Empereur) et Christian Gonu (Cassius). La Danse de la sagesse est interprétée par Emilie Delbée (Compagnie Maurice Béjart). Anne Delbée a accompli son rêve, et mérité son triomphe.
-
[7]
C’est le nom que l’on donne aux professeurs qui préparent les élèves de l’Ecole normale supérieure à l’agrégation.
-
[8]
E. Roudinesco, « La scène du meurtre », dans Philosophes dans la tourmente, Fayard, 2005, p. 236.
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[9]
Louis Althusser eut comme professeur le philosophe Jean Guitton lorsqu’il était en khâgne à Lyon.
Tête d’Or (1ère version), de Paul Claudel, mise en scène Anne Delbée, au Théâtre du Vieux-Colombier
1« Tête d’or fut l’œuvre de l’époque tragique de ma vie (1889), époque de lutte succédant à un temps d’affreuse misère morale », confiait Claudel à son ami Byvanck. C’est en 1886, on le sait, qu’il fut brusquement converti pendant les vêpres de Noël, à Notre-Dame, lors du chant du Magnificat et de l’Adeste fideles. « J’eus tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. » Mais il lui fallut quatre années pour se rendre, et l’écriture de Tête d’Or témoigne de ce terrible combat. On y sent une soif irrépressible de libération, et d’abord de tous les siens, de sa propre famille (comme Simon Agnel, le héros du drame), mais encore du monde qui l’entoure, le matérialisme ambiant où il suffoque, l’athéisme de tous les esprits autour de lui, qui imposent leur dictature intellectuelle [1]. Son jeune génie lui fait dépasser, bien sûr, les éléments personnels de sa situation, donnant ainsi à ses personnages une dimension universelle.
2Simon Agnel, qui apparaît au début, portant sur son dos le cadavre de la femme qu’il aimait, brûle d’une énergie surhumaine, qui lui permet de dépasser son désespoir devant le scandale intolérable de la mort. Il se sent comme investi d’une mission incompréhensible qui le conduisit jusqu’au bout de la terre, en galvanisant tous les hommes qui l’accepteront comme guide. Trois rencontres rythment son parcours (que met en lumière Anne Delbée). La première consiste en un long dialogue avec le jeune Cébès, qui est plus qu’un frère cadet, une sorte de double mystérieux, encore davantage révolté que lui par le scandale de la mort. La seconde est remplie par l’échange violent avec le vieux Roi, symbole de l’ordre établi : ordre vénérable, gardien des traditions, mais figé et promis au déclin. La troisième, par la communion avec la Femme, incarnée dans le personnage de la Princesse, comme Anne Delbée le voit justement. C’est la fille du Roi que Tête d’Or a tuée. Elle va mourir elle-même, de façon affreuse, en même temps que Tête d’Or qui a été blessé mortellement durant la bataille contre l’immense armée barbare, sur les sommets du Caucase. Il a entrevu avant de mourir, et grâce à elle, les raisons de son échec, dans la démesure de son orgueil, et l’ivresse qui a dévoyé sa passion de l’absolu [2].
3L’œuvre immense (le spectacle dure quatre heures) est si riche qu’on peut seulement souligner quelques points. Sur Cébès d’abord. Il souffre de la même douleur que Simon Agnel : l’impatience des limites, la violence du désir, la révolte contre la mort et le néant, la soif d’un amour absolu. Mais c’est une âme tournée vers l’intérieur. Il n’a pas quitté la maison de son enfance, s’est laissé arracher par Simon Agnel la jeune femme qu’il aimait, et se soumet au fond de lui-même, malgré sa révolte, à l’inexorable. C’est lui qui ouvre le drame avec la célèbre déploration (reprise par Gabriel Marcel au début de son grand Traité, Le Mystère de l’être) : « Me voici,/ Imbécile, ignorant,/ Homme nouveau devant les choses inconnues [3]… »
4Claudel a plus d’une fois laissé entendre que Cébès était comme la part féminine de son être, ce qui explique dans son dialogue avec Tête d’Or les images d’une intimité amoureuse, nuptiale, quasi fusionnelle, avant de mourir, au deuxième acte. Mais aussi qu’il atteigne à certaines minutes, lors de son agonie désespérée, une sorte d’apaisement auroral, comme une promesse, et l’espérance d’une Présence infinie – celle que vit précisément Claudel à la suite de sa conversion. « Toi, penses-tu que celui que je dis existe ? » Cela apparaît davantage, il est vrai, dans la seconde version, qu’il a écrite quelques années plus tard, illuminé par la Grâce.
5La Princesse, au deuxième acte, est une figure fascinante qui tente de réveiller les veilleurs du palais enfoncés dans leur fatigue et leur tristesse, et de consoler Cébès mourant [4]. Mais c’est au troisième acte qu’elle prend une grandeur presque surnaturelle, après son supplice (ses mains sont clouées à un arbre par un déserteur haineux, ancien serviteur du palais, qui l’a reconnue). Ses paroles, d’une somptueuse beauté, permettent à Tête d’Or d’atteindre une plénitude d’au delà de la terre, qu’il avait en vain cherchée sur tous les chemins du monde. Une douceur étrange pénètre finalement son âme orgueilleuse et violente : « Une odeur de violette excite mon âme à se défaire. » Et il meurt dans un mouvement de lumineuse et enfantine tendresse, remettant son royaume à la Princesse qui se meurt : « Ô Père !/ Viens ! Ô Sourire, étends-toi sur moi ! »
6Il rejoint ainsi l’un des mots ultimes de Cébès, dans la seconde version [5] : « Ô Tête d’Or, toute peine est passée […] C’est la joie qui est dans la dernière heure, et je suis cette joie même et le secret qui ne peut plus être dit. » Tout Claudel est là. Cette phrase, écrite à l’aube de sa vie, rejoint celle qui est inscrite au dos de son image mortuaire donnée par son fils Pierre : « La joie et la vérité – c’est la même chose, et du côté où il y a le plus de joie, c’est là où il y a le plus de vérité. » L’œuvre entière laisse derrière elle ce sillage [6].
7Jean Mambrino
Le Caïman, d’Antoine Rault, mise en scène de Hans-Peter Cloos, au Théâtre Montparnasse
8Au petit matin du 17 novembre 1980, Louis Althusser, philosophe reconnu du monde intellectuel de l’époque, maître à penser de toute une génération, « le Caïman [7] », assassine Hélène Rytmann, sa femme, dans leur appartement parisien de la rue d’Ulm. Déclaré « en état de démence » au moment des faits, il bénéficiera d’un non-lieu et passera les trois années suivantes en hôpital psychiatrique. Il meurt en 1990. Deux ans après sa disparition sort sa confession posthume, L’Avenir dure longtemps (Stock, 1992), dans laquelle il livre « […] la généalogie après coup de [ses] traumatismes d’affects psychiques » en voulant soulever « la pierre tombale du silence » posée sur lui depuis le meurtre. Selon Elisabeth Roudinesco, « […] après avoir mené pendant dix ans une existence spectrale, il avait fini par n’être plus que le meurtrier de lui-même. Non pas un militant assassiné, en tant que communiste, mais un penseur du communisme condamné à errer dans le cercle infernal d’un univers du crime : crimes perpétrés au nom du communisme, mise à mort d’une conceptualité, meurtre d’une femme résistante, militante de l’idée communiste [8]. »
9La pièce d’Antoine Rault raconte les quelques heures qui précèdent le geste fatal, tel un terrible compte à rebours que l’on ne peut arrêter, soumis, au sein d’un huis-clos étouffant, à l’emballement du doute, des réminiscences, des explications et de la folie. Tout en donnant des raisons plausibles à la tragédie et en s’inspirant directement de la vie du penseur marxiste, elle ne prétend toutefois à aucune vérité historique. Les personnages portent d’ailleurs les prénoms de Henri et de Juliette, et l’auteur semble avoir voulu élargir le propos en lui donnant quelques échos plus universels, en présentant : « une femme d’une force de caractère exceptionnelle, fidèle jusqu’au bout à ses convictions et à son amour, et un homme brillant et séducteur, mais profondément tourmenté ». Hans Peter Cloos avait déjà exploré la limite entre la folie et la normalité chez un philosophe lorsqu’il avait monté, en 2003, Le Déjeuner chez Wittgenstein de Thomas Bernhard, au théâtre de l’Athénée. Il signe ici une nouvelle mise en scène efficace et expressive, servie par de grands comédiens. Habitué à camper des personnages historiques charismatiques ou autoritaires (l’abbé Gayraud, Talleyrand, le cardinal Ottaviani, Léon Blum, le général Leclerc, Galilée…), Claude Rich est tout simplement magistral dans son travail de composition. Il passe avec fluidité et élégance de la colère la plus insolente et perverse à la tendresse la plus émouvante, du mensonge le plus éhonté à la sincérité la plus désarmante. Face à lui, Christiane Cohendy incarne une Juliette aussi fermement déterminée et matérialiste que mue par le processus sacrificiel de son affection dévorante et excessive.
10Si chaque relation intime représente potentiellement un nœud de névroses et de conflits, le couple que forment depuis plus de trente-cinq ans le philosophe et sa femme est un exemple extrême d’amour empoisonné, de fusion et de dépendance, conséquence de la rencontre de deux histoires personnelles douloureuses et chargées : lui est maniaco-dépressif ; elle est juive, orpheline et communiste militante. La pièce commence après que Henri a déserté le foyer pendant trois jours sans qu’il veuille, une fois de retour, donner des explications claires à son escapade. Il est en crise et refuse de prendre son traitement. Il risque à nouveau l’internement ; et Juliette, qui ne peut le supporter, déploie avec dévouement et énergie tout ce qui est en son pouvoir pour le calmer, lui insuffler l’inspiration dont il manque cruellement dans la rédaction de son travail en cours. Le tête-à-tête est entrecoupé de trois visites qui vont être à l’origine de nouveaux rebondissements, le prétexte à des querelles toujours plus absurdes et terribles. Se succèdent alors la sœur du philosophe, son médecin, puis un de ses anciens élèves devenu prêtre. Comme Juliette qui joue un rôle décisif – pour ne pas dire étouffant – dans la carrière de son époux, ces trois figures ramènent chacune Henri à des parts de lui-même difficilement acceptables, car inconciliables avec la tournure qu’a prise sa vie professionnelle : son enfance, sa vie intérieure et son éducation catholique [9]. Ecartelé par des contradictions insupportables, il déclare ne plus savoir qui il est, à tel point qu’il en arrive à se percevoir comme un imposteur, comme quelqu’un dont la vraie personnalité serait toujours restée cachée derrière des élaborations théoriques, mais aussi écrasée par les convictions politiques et les ambitions de sa femme. Au delà de la possibilité qu’un jour Hélène Rytmann ait demandé à Althusser de la faire disparaître, on peut se demander si ce crime marque une tentative désespérée de libération ou, au contraire, affirme encore plus l’inauthenticité de son auteur, comme il a pu l’expliquer lui-même.
11Pascale Roger
Notes
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[1]
« A part Léon Bloy, tout le monde était offensivement antichrétien. » Il note ce climat chez Mallarmé. Celui-ci « blasphémait sans cesse », confiera-t-il à Marcelle Thomassin, dans un entretien peu connu. Mais il rejetait tout autant les milieux bien-pensants, dont la médiocrité grossière suscitait en lui une horreur presque physique : « J’en grinçais des dents » (id.).
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[2]
Anne Delbée voit bien la bêtise de s’en tenir à l’anecdote (celle d’un type qui tue un vieux roi pour s’emparer brutalement du pouvoir), dans une mise en scène à la mode comme on en voit trop souvent, hélas ! « Par exemple, situer l’action dans un groupe de HLM, avec un sadique crucifiant la jeune fille et des apparitions faisant référence à quelques grands dictateurs ! » Mais ce n’est nullement cette aventure-là que raconte Tête d’or, souligne-t-elle.
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[3]
Avec la suite : « Et je tourne la face vers l’Année et l’arche pluvieuse, j’ai plein mon cœur d’ennui !/ Je ne sais rien et je ne peux rien […] A quoi emploierai-je ces mains qui pendent ? Ces pieds qui m’emmènent comme les songes ? »
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[4]
Très belle est la trouvaille d’Anne Delbée, faisant entrer la Princesse avec un masque d’or qui la rend à la fois aveugle et voyante, parmi les veilleurs endormis qu’elle secoue, alors que des images de sa forme dansante se projettent magiquement sur le fond du décor.
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[5]
Anne Delbée l’a intégré ici, me semble-t-il.
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[6]
C’était un défi de monter une œuvre aussi grandiose sur une scène aussi étroite. Mais les trois principaux comédiens portent leur rôle avec éclat : Thierry Hancisse (Tête d’or), Clément Hervieu-Léger (Cébès), Marina Hands (La Princesse) ; avec Andrzej Seweryn (L’Empereur) et Christian Gonu (Cassius). La Danse de la sagesse est interprétée par Emilie Delbée (Compagnie Maurice Béjart). Anne Delbée a accompli son rêve, et mérité son triomphe.
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[7]
C’est le nom que l’on donne aux professeurs qui préparent les élèves de l’Ecole normale supérieure à l’agrégation.
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[8]
E. Roudinesco, « La scène du meurtre », dans Philosophes dans la tourmente, Fayard, 2005, p. 236.
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Louis Althusser eut comme professeur le philosophe Jean Guitton lorsqu’il était en khâgne à Lyon.