Études 2006/5 Tome 404

Couverture de ETU_045

Article de revue

Le football comme miroir

Pages 617 à 626

Notes

  • [1]
    Voir Marc Perelman et Jean-Marie Brohm, Le Football, une peste émotionnelle, Ed. de la Passion, 2002 [1998]. Voir par ailleurs Pascal Boniface, Géopolitique du football, Le Seuil, 2002 ; Jean-Louis Pierrat et Joël Riveslange, L’Argent secret du football, Plon, 2002. Voir aussi, de manière plus générale, Patrick Bauche, Les Héros sont fatigués. Sport, narcissisme et dépression, Payot, 2004.
  • [2]
    Voir, notamment, Patrick Murphy, John Williams et Eric Dunning, Football on Trial. Spectator, Violence and Development in the Football World, Londres/New York, Routledge, 1990 ; Roberto da Matta, « Les sports dans la société : le futbol, dramaturgie nationale », Concilium 225 (1989), p. 71-84 ; Marc Augé, « Football : de l’histoire sociale à l’anthropologie religieuse », Le Débat 19 (février 1982), p. 59-67 ; Christian Bromberger, Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Maison des Sciences l’Homme, 1995.
  • [3]
    Les Jeux et les hommes, Gallimard, 1958, nombreuses rééditions.
  • [4]
    Système des sports, Gallimard, 1998 ; Huit leçons sur le sport, Gallimard, 2004.
  • [5]
    Cf., pour une perspective plus large, Pierre Lanfranchi, « Football, cosmopolitisme et nationalisme », Pouvoirs, 101, 2002, p. 15-25.
  • [6]
    Cf. Colas Duflo, Jouer et philosopher, Presses Universitaires de France, 1997, ainsi que l’article de Robert L. Simon, « Sport et éthique », in M. Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, 1996, coll. 1452-1455.
  • [7]
    On appelle tacle le fait de vouloir subtiliser la balle à son adversaire, en jetant son pied en avant. Le joueur doit avoir dans tous les cas l’intention d’atteindre la balle, et non les jambes de l’adversaire.
  • [8]
    Cité par Elias et Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée. Trad. Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Fayard, 1994, p. 240.
  • [9]
    Voir, tout récemment, Tony Chapron : « L’arbitre et ses fonctions éthiques », Ethique publique (Montréal), automne 2005, vol. 7, n. 2, p. 125-132.
  • [10]
    On peut lire un résumé de cette évolution sur le site http:// www. fifa. com
  • [11]
    Ehrenberg, Le Culte de la performance, Calmann-Lévy, 1991, p. 39.
  • [12]
    Voir ici Patrick Mignon : « L’argent du football », Pouvoirs, 101, 2002, p. 89-104. Sur la crise économique et financière du football britannique plus spécifiquement, cf. l’étude fondamentale de Simon Banks, Going Down. Football in Crisis. How the Game went from Boom to Bust, Edinburgh-London, Mainstream Publishing, 2002.
  • [13]
    Cf. Philippe Piat, « Les joueurs. Histoire d’un combat permanent », Pouvoirs, 101, 2002, p. 49-64.
  • [14]
    Cf. la monographie de Raffaele Polli, Les Migrations internationales des footballeurs. Trajectoires de joueurs camerounais en Suisse, Neuchâtel, Editions du Centre International d’Etude du Sport, 2004.
  • [15]
    Op. cit., p. 128-129.
English version

1A la veille des championnats du monde de football qui vont se dérouler en Allemagne du 9 juin au 9 juillet prochains, il est utile de nous interroger sur la « formidable fascination » exercée par le sport collectif le plus populaire et en même temps le plus controversé qui soit.

2Parce qu’il est immensément répandu, pratiqué, observé et commenté, le football passionne, séduit ou, pour le moins, intrigue même celles et ceux qui ne s’y intéressent pas ou qui l’ont en horreur. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles le football ne cesse de faire l’objet de mises en perspective, d’évaluations sceptiques et parfois très négatives. Ainsi, étant donné son immense engouement populaire et le manque de distance critique d’une bonne partie de la presse et de l’opinion publique à son égard, il a souvent été attaqué, notamment dans la tradition marxiste et postmarxiste, comme une version nouvelle de l’opium du peuple [1].

3Une telle perspective, dans sa radicalité même, demeure cependant très partielle et, en fin de compte, assez partiale. Elle relève d’un réductionnisme scientifique et politique, parce qu’elle ne parvient à éclairer que les côtés sombres de la réalité décrite. Des études historiques et sociologiques fort nombreuses [2] ont largement contribué à surmonter cette vision étriquée. Il conviendrait encore, bien sûr, de mettre en évidence les présupposés anthropologiques qui sous-tendent la discussion et de plaider pour une visée éthique plus différenciée, mieux à même de rendre compte de la signification humaine du football comme jeu, comme spectacle, comme compétition et comme symbole. Une telle entreprise dépasserait les limites de cet article. Il nous faut nous contenter de quelques considérations élémentaires, susceptibles de baliser une possible reprise au plan de l’éthique générale du sport moderne, dans ses relations ambivalentes avec la violence, la richesse, le pouvoir et le sacré.

Une originalité relative mais significative

4Il est intéressant d’esquisser une classification globale des jeux et des sports, sur laquelle on pourrait s’appuyer ensuite pour montrer en quel sens le football serait susceptible d’être compris à bien des égards comme le sport sans doute le plus symptomatique et le plus achevé de la modernité. Plutôt que de reprendre les problèmes théoriques issus des propositions anciennes de Roger Caillois [3] et réactualisés par les travaux récents de Paul Yonnet [4], je m’appuie ici sur une observation orale du philosophe Heinz Wismann, selon lequel il y aurait trois sortes de sport : les sports de combat ou de force (Kraftsporte), caractéristiques de l’Antiquité, du Moyen-Age et de la Renaissance (par exemple l’athlétisme ou la boxe) ; les sports d’affrontement collectif, ou sports d’équipe, ou encore sports de balle (football, rugby, football américain, handball, basketball, hockey sur glace et sur gazon), typiques de la modernité industrielle ; enfin les sports de glisse (ski, surf), liés à l’avènement de la post- ou de la surmodernité. On le voit d’emblée, cette classification, si elle a quelque chose d’artificiel et de forcé comme tout idéal-type, rend compte d’une dynamique fort suggestive. Le fait que certains sports se tiennent à la marge ou à la limite des distinctions ainsi opérées ne fait qu’enrichir la pertinence de ces dernières. Ainsi, un sport comme le volleyball (à l’instar du tennis) introduit un élément nouveau, le filet, qui signale une forme de passage entre la deuxième et la troisième catégories. Le filet institue en effet une coupure fixe entre les deux camps et rend ainsi l’affrontement et la violence des corps purement symboliques. Il peut arriver à la balle de flirter avec le filet, un peu comme le skieur surfe sur la vague ou sur la pellicule de neige. Une notion de hasard (l’alea des Anciens, souligné par Caillois) vient ainsi enrichir et perturber la dimension purement rationnelle de la compétition.

Statut des règles

5Compte tenu de la complexité de cette classification générale des sports, il peut être utile de nous concentrer sur les particularités et les spécificités du football moderne, ou soccer. Il n’est pas question de résoudre ici les questions sociologiques et historiques complexes que pose ce sport [5], mais, plus modestement, de discerner quelques-uns des enjeux éthiques en discussion.

6Les théories philosophiques du jeu et du sport nous apprennent à distinguer, à la suite de Searle et de Wittgenstein, les règles constitutives et les règles régulatives du sport [6]. Par règles constitutives, on entend les règles spécifiques propres à chaque sport particulier. Ainsi, par exemple, les 17 « Lois du jeu » éditées par l’International Board de la Fédération Internationale de Football (FIFA) ; par règles régulatives, on entend les règles censées valoir pour tout sport et qui tirent leur validité d’une théorie éthique supposée elle-même universelle. Une analyse du contenu des « lois du jeu » du football, ou de tout autre sport normé, n’aura bien sûr pas de peine à montrer qu’elles passent souvent sans le dire des règles constitutives aux règles régulatives (ainsi, par exemple, quand il sera question d’esprit sportif, de comportement correct, etc.).

7Se pose alors inévitablement le problème théorique et pratique fascinant du passage des règles constitutives particulières aux règles universelles. Pour qu’un tel passage puisse s’opérer de manière satisfaisante, il paraît nécessaire d’introduire une deuxième distinction, qui vient nuancer la trop simple comparaison des règles constitutives et des règles régulatives que nous venons d’esquisser. Au sein des règles constitutives, il convient en effet de ne pas confondre les règles qui n’ont aucune dimension éthique avec celles qui comportent une valeur éthique implicite. Ainsi, certaines règles n’ont pour but que de faire fonctionner le sport (par exemple : ne pas toucher la balle avec telle ou telle partie du corps, que ce soit en football, en handball ou un volleyball), alors que d’autres règles constitutives engagent, sous une forme précise, le respect dû à l’adversaire, le souci d’un déroulement équitable de la partie ou le souci de ne pas léser son intégrité corporelle (par exemple : dans la boxe ou l’escrime, il est interdit de frapper ou de toucher son adversaire à certains endroits du corps ; au football, le tacle [7] par derrière, parce que dangereux, entraîne l’expulsion automatique, alors que certains autres tacles, de côté ou par devant, sont réputés réguliers). On aura donc en fait trois types de règles : 1) les règles constitutives moralement neutres ; 2) les règles constitutives à portée morale ; 3) les règles régulatives proprement dites – ces dernières ont toujours une visée intégralement morale. Mais la question de l’universalité se pose bien à ce niveau, c’est-à-dire dans le passage entre les règles constitutives à portée éthique et les règles régulatives. Les premières relèvent en principe d’une éthique particulière, alors que les secondes ont une visée fondamentalement universelle. Donnons un exemple : dans tous les cas, les règles régulatives supposent le respect de l’intégrité physique de l’adversaire, mais on voit bien qu’il n’en est pas de même, sur le plan des règles constitutives à portée morale, selon que l’on envisage les limites portées à la violence dans le cas du football ou de la boxe.

Les racines des règles

8Il faut souligner l’importance des traditions, qui jouent non seulement un rôle en éthique, mais également dans l’institution des règles sportives. Un bref rappel peut suffire à notre propos.

9Les historiens font souvent remonter les origines du football à l’Italie et à l’Angleterre. Norbert Elias et Eric Dunning ont bien montré combien les sources médiévales anglaises du football sont délicates à manier. Les premières attestations documentaires du football sont liées à un régime d’interdictions, visant à contrer un jeu brutal et populaire. L’idée d’une corrélation entre la violence et la modernité industrielle comme facteur d’explication de la genèse du football est donc à relativiser. La première interdiction connue date de 1314. Au nom du roi Edward II, le lord-maire de Londres publie la proclamation suivante :

10

Alors que notre seigneur le roi s’en va vers le pays d’Ecosse dans sa guerre contre ses ennemis et nous a recommandé particulièrement de maintenir strictement la paix […] et alors qu’il y a une grande clameur dans la cité, à cause d’un certain tumulte provoqué par des jeux de football dans les terrains publics, qui peuvent provoquer de nombreux maux – ce dont Dieu nous préserve –, nous décidons et interdisons, au nom du roi, sous peine de prison, que de tels jeux soient pratiqués désormais dans la cité[8].

11Au xive siècle, comme l’attestent d’autres textes semblables, ce football-là – très éloigné, on s’en doute, du jeu moderne que nous connaissons – cumule des dangers : gaspilleur d’énergie, il est une menace pour la paix, et ses risques s’étendent aussi bien au corps social qu’au corps humain proprement dit.

12Les conditions du football moderne sont de toute évidence très différentes ; il n’en demeure pas moins qu’une éthique du football se doit de méditer sur la régulation de la violence, régulation dont l’arbitre, en tant qu’interprète privilégié et exposé des règles du jeu, est la figure décisive.

La figure centrale de l’arbitre

13Le thème du « jugement » est omniprésent dans les réflexions éthiques sur le sport. Nous ne parlons pas seulement du jugement exercé par le juge dans la société civile, mais de cette forme singulière de jugement exercé par l’arbitre [9]. Qu’il y ait une analogie forte entre ces deux types de jugement, celui du juge et celui de l’arbitre, tombe sous le sens. Mais il importe de reconnaître aussi l’autonomie de chacun d’entre eux. Je me concentre ici sur le jugement exercé par l’arbitre, dans la mesure où il me semble nous indiquer de la manière la plus précise l’enjeu proprement éthique de l’activité sportive normée par des règles.

14Un bref regard en arrière sur l’histoire des règles constitutives du jeu me paraît nécessaire. Je pense au paradigme classique des lois du jeu de la FIFA.

15Les règles du football ont évolué avec souplesse [10], mais elles sont restées, pour l’essentiel, fidèles à leur intention première : permettre le jeu, tout en contenant la violence ; instituer la compétition, comme « mise en forme de la contradiction démocratique [11] », tout en instaurant un jeu avec les règles ; consacrer la règle, comme lieu de possibilité du jeu ; en définitive, dépasser la compétition par l’esthétique et par la gratuité. Ehrenberg a bien montré que le football, contrairement au tennis, offre une très grande latitude interprétative à l’arbitre. L’arbitre est responsable de son art. Rien ne saurait l’en déposséder, ni la presse, ni le public, ni même la vidéo, qui finira probablement par s’imposer un jour comme assistance ou comme aide à l’arbitrage, mais qui ne se substituera jamais au jugement de l’arbitre. L’arbitre, fondamentalement solitaire, est une sorte d’artiste des temps modernes. Mais c’est précisément cela qui l’expose à la critique, à l’intolérance et parfois même à la vindicte populaire : les enjeux de la compétition sont parfois tellement disproportionnés par rapport à l’esprit du jeu que l’arbitre est rendu responsable des drames réels ou prétendus que peut signifier une défaite.

16Il y a donc une herméneutique de l’arbitrage comme il y a une herméneutique juridique. L’erreur du positivisme juridique est bien connue, et l’on trouve la même illusion du côté des partisans d’un arbitrage scientifique, exact, mesurable : on voudrait régler les problèmes de l’arbitrage, comme ceux de la justice, selon les règles d’une pseudo-objectivité. On prive ainsi l’arbitre, comme le juge, de sa responsabilité de sujet moral et d’acteur historique.

17Il y a sans aucun doute un parallèle à établir ici entre la crise de l’arbitrage et la crise de la justice, si cruellement manifestée en France, tout récemment, par l’affaire d’Outreau. L’erreur serait de s’en prendre uniquement au système mis en place, sans prendre en compte la formation et les qualités personnelles des acteurs (l’arbitre, le juge). L’arbitre, comme le juge, n’est pas seulement l’interprète obligé de la règle ; si la règle l’oblige, moralement parlant et pas seulement sur le plan technique, c’est bien qu’à certains moments il doit avoir le courage de placer l’esprit de la règle, ou de la loi, au-dessus de la lettre du système, du droit ou des règles.

18L’arbitre, comme le juge, est faillible. Il faut faire confiance à l’arbitre qui, comme le juge, est le symbole de la société démocratique que nous appelons de nos vœux. Mais cette confiance ne saurait être aveugle, non critique, inconditionnelle. Elle suppose une vigilance de tous les instants, notamment en assurant une qualité optimale de la formation, de l’inspection et de la supervision des arbitres. Dans le sport, comme dans la vie politique, la justice politique a un prix, et ce prix passe toujours aussi par les coûts de l’éducation et de la formation, sur les moyen et long termes. C’est pourquoi il est toujours désolant de voir la presse, les dirigeants sportifs, les joueurs ou les entraîneurs « tirer sur l’arbitre » à l’occasion d’une décision isolée, alors que l’enjeu véritable concerne la reconnaissance véritablement accordée au métier d’arbitre comme une institution constitutive du jeu et du respect de ses règles.

Les contraintes économiques

19Le football moderne est devenu une industrie florissante, avec les hauts et les bas liés à cette évolution [12]. Les joueurs de football professionnels ne s’appartiennent plus [13]. Les plus célèbres d’entre eux, un Zidane, un Beckham, un Ronaldo, sont richissimes (pour une durée il est vrai très courte), mais n’ont pas l’air de s’en apercevoir et d’avoir le temps de réfléchir à ce qu’ils feront « après ». Nous voyons aussi tous les jours combien ils sont fragiles et passagers. Pour quelques glorieux champions qui feront – peut-être ! – une juteuse après-carrière, comme entraîneur, journaliste ou manager de joueurs, combien de vies brisées ou réduites à l’oubli, une fois tues les clameurs de la foule ?

20Depuis quelques années est apparue une nouvelle industrie : les managers de joueurs. Suite au fameux arrêt Bosman (15 novembre 1995) qui a libéralisé la circulation des joueurs, on pourrait penser que ces derniers se sont enfin détachés de l’influence des clubs, qui auparavant se les échangeaient comme des marchands de bétail. En fait, ils sont entrés dans le tourbillon du marché néo-libéral : leur valeur et leur avenir sont fixés via des intermédiaires, les managers, qui constituent au fil des ans des « écuries » de joueurs. La mondialisation, liée à la médiatisation, a fait des matches et des compétitions – notamment au niveau continental et international – l’enjeu de luttes économiques et nationalistes sans pitié, comme l’attestent par exemple les querelles intestines récurrentes entre la Fédération internationale de football et l’Union européenne de football. Les équipes des pays européens, par exemple, ne semblent pouvoir survivre que moyennant l’engagement de joueurs en provenance du Tiers-Monde, auxquels sont servis des salaires souvent très bas [14]. L’approche « circulatoire » a bien montré que ces joueurs étaient à la fois des migrants exploités par le haut et des migrants visant, par le bas, à tenter leur chance en Europe – la petite et riche Suisse servant la plupart du temps de tremplin périphérique en vue d’une carrière dans une grande nation de football (France, Angleterre, Allemagne, Italie ou Espagne, notamment). La question centrale n’en demeure pas moins celle du rôle des intermédiaires, qui laissent souvent bien peu de place à la libre décision des joueurs [15].

21Un autre point inquiétant est celui de la corruption. En Afrique, en Asie et en Amérique latine, comme en Europe, la corruption des clubs, des joueurs et des arbitres est une menace constante sur l’idéal sportif revendiqué et claironné. Le football international passe par les mêmes turpitudes que l’olympisme ou le cyclisme professionnel.

22Le football professionnel est devenu un marché, le fameux mercato, avec toutes les ambiguïtés qu’une semblable marchandisation peut signifier et entraîner. Cette nouvelle donne reflète et exacerbe l’évolution de la société. L’individualisation marchande est en train de tuer la culture de l’équipe, le sens de la vie communautaire et l’esprit créatif.

23On voit fréquemment un président de club acheter une batterie de joueurs censés constituer une équipe attractive et compétitive. Ce même président fait très souvent pression sur l’entraîneur pour qu’il aligne tel joueur plutôt que tel autre. L’entraîneur, comme toujours dans ces circonstances, n’a été qu’un fusible facile à éjecter. Rien ne semble avoir été appris des déboires du Real de Madrid qui, après avoir acquis des stars supposées « galactiques », n’a pas obtenu les résultats escomptés. Cette aventure est fréquente. On ne fait pas une équipe en additionnant des joueurs, même brillants, mais en créant un esprit d’équipe. Cela suppose de la psychologie, du temps et de la culture. C’est pourquoi l’entraîneur est un élément-clef et doit rester en place assez longtemps, sans subir la pression immédiate des résultats. Les grands présidents de club savent garder les grands entraîneurs. Les premiers sont rares, les seconds sont devenus des esclaves de luxe, exposés à la transhumance. Le Mondial procède à une valse des entraîneurs, comme pour donner une chance aux parias, aux oubliés, aux bannis. Sic transit gloria mundi.

24Ces championnats du monde, qui reviennent tous les quatre ans depuis 1934 (sans interruption, sauf entre 1938 et 1950), sont un puissant révélateur de l’ambivalence de l’homo internationalis. Chacun espère qu’une petite équipe, ou qu’une équipe jamais titrée, gagnera un jour. A la fin, il est probable qu’un des grands favoris de la présente édition – le Brésil, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, l’Angleterre ? – l’emportera, mais une grande partie des téléspectateurs se réjouira aux exploits de la Côte-d’Ivoire, du Japon ou de l’Australie. Il y a un aspect de loterie, de chance, de cruauté aveugle et cynique dans cette grand’messe médiatique, sportive et financière. C’est aussi un très dur miroir des inégalités et des injustices de la société capitaliste et néo-libérale mondiale. Une loterie internationale – avec tout ce que cela comporte de chauvinisme, de nationalisme et de risques potentiels (les budgets de sécurité policière explosent) –, mais également une loterie individuelle, des millions de personnes, souvent très pauvres et en tout cas très anonymes, se passionnant pour le destin de leur joueur préféré et se projetant ainsi, à travers leurs idoles, dans un destin magique, divin ou au moins exceptionnel. Le football peut fonctionner comme une sorte de quasi-religion, capable d’élever les cœurs, mais aussi de les plonger dans la pire des inhumanités. Communion populaire ou ostracisme ethnique, passion joyeuse ou déraisonnable, fête merveilleuse ou champ de bataille, paix ou guerre, le football promet tout cela, sans jamais le tenir complètement, aussi incertain, fragile et passager que nos vies minuscules et passionnantes.

25Il ne fait pas de doute que le football illustre notre difficulté à honorer les règles dont nous avons besoin pour survivre, pour vivre mieux, pour que justice, amour et beauté ne demeurent pas sous le boisseau de l’impitoyable compétition qui caractérise la violence du monde actuel. Le football est aussi, en un sens, une fantastique parabole de l’odyssée d’une humanité en quête d’absolu, de gloire, de salut. Un message subliminal circule, sous la pelouse et derrière l’écran de fumée, par delà le bruit et la fureur éphémères du Mondial : et si notre salut se jouait dans le respect inconditionnel de l’adversaire, dans la joie de jouer plutôt que de tuer, dans l’infinie gratuité des matches amicaux et des victoires inutiles ?

Notes

  • [1]
    Voir Marc Perelman et Jean-Marie Brohm, Le Football, une peste émotionnelle, Ed. de la Passion, 2002 [1998]. Voir par ailleurs Pascal Boniface, Géopolitique du football, Le Seuil, 2002 ; Jean-Louis Pierrat et Joël Riveslange, L’Argent secret du football, Plon, 2002. Voir aussi, de manière plus générale, Patrick Bauche, Les Héros sont fatigués. Sport, narcissisme et dépression, Payot, 2004.
  • [2]
    Voir, notamment, Patrick Murphy, John Williams et Eric Dunning, Football on Trial. Spectator, Violence and Development in the Football World, Londres/New York, Routledge, 1990 ; Roberto da Matta, « Les sports dans la société : le futbol, dramaturgie nationale », Concilium 225 (1989), p. 71-84 ; Marc Augé, « Football : de l’histoire sociale à l’anthropologie religieuse », Le Débat 19 (février 1982), p. 59-67 ; Christian Bromberger, Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Maison des Sciences l’Homme, 1995.
  • [3]
    Les Jeux et les hommes, Gallimard, 1958, nombreuses rééditions.
  • [4]
    Système des sports, Gallimard, 1998 ; Huit leçons sur le sport, Gallimard, 2004.
  • [5]
    Cf., pour une perspective plus large, Pierre Lanfranchi, « Football, cosmopolitisme et nationalisme », Pouvoirs, 101, 2002, p. 15-25.
  • [6]
    Cf. Colas Duflo, Jouer et philosopher, Presses Universitaires de France, 1997, ainsi que l’article de Robert L. Simon, « Sport et éthique », in M. Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, 1996, coll. 1452-1455.
  • [7]
    On appelle tacle le fait de vouloir subtiliser la balle à son adversaire, en jetant son pied en avant. Le joueur doit avoir dans tous les cas l’intention d’atteindre la balle, et non les jambes de l’adversaire.
  • [8]
    Cité par Elias et Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée. Trad. Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Fayard, 1994, p. 240.
  • [9]
    Voir, tout récemment, Tony Chapron : « L’arbitre et ses fonctions éthiques », Ethique publique (Montréal), automne 2005, vol. 7, n. 2, p. 125-132.
  • [10]
    On peut lire un résumé de cette évolution sur le site http:// www. fifa. com
  • [11]
    Ehrenberg, Le Culte de la performance, Calmann-Lévy, 1991, p. 39.
  • [12]
    Voir ici Patrick Mignon : « L’argent du football », Pouvoirs, 101, 2002, p. 89-104. Sur la crise économique et financière du football britannique plus spécifiquement, cf. l’étude fondamentale de Simon Banks, Going Down. Football in Crisis. How the Game went from Boom to Bust, Edinburgh-London, Mainstream Publishing, 2002.
  • [13]
    Cf. Philippe Piat, « Les joueurs. Histoire d’un combat permanent », Pouvoirs, 101, 2002, p. 49-64.
  • [14]
    Cf. la monographie de Raffaele Polli, Les Migrations internationales des footballeurs. Trajectoires de joueurs camerounais en Suisse, Neuchâtel, Editions du Centre International d’Etude du Sport, 2004.
  • [15]
    Op. cit., p. 128-129.
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