Études 2006/5 Tome 404

Couverture de ETU_045

Article de revue

Le double héritage de l'Afrique

Pages 604 à 616

Notes

  • [*]
    Cet article reprend les thèmes développés dans L’Afrique au temps des blancs, 1880-1960, Ed. du CERAP.
  • [1]
    Parmi les Etats de la zone sahélienne, nous pouvons retenir l’exemple d’El Hadj’Omar, nommé calife des Tidjanes du Soudan à la suite de son pèlerinage à La Mecque. A partir de 1835, il affirme sa vocation de rassembleur et de catalyseur des Etats musulmans de l’Afrique occidentale, malgré l’opposition de ses proches et rivaux. Les souverains du Macina et du Fouta Djalon lui prêtent bientôt allégeance. Le royaume du Kaarta et le Bambouck reconnaissent son autorité. Il regroupe ainsi dans un vaste empire les diasporas peul et toucouleur. C’est alors qu’il se heurte aux Français : il est battu une première fois en 1857, à l’assaut de Médine. Après sa mort en 1864, son fils Ahmadou parvient momentanément à sauvegarder l’empire, en évitant le plus longtemps possible l’affrontement avec les troupes coloniales françaises. Il se replie finalement sur le Niger, abandonnant aux Français toute souveraineté sur le fleuve Sénégal et ses environs. Cet exemple pourrait être multiplié et appliqué à d’autres Etats, à l’Etat asante dont les limites s’étendaient à l’ouest jusqu’à la Côte-d’Ivoire actuelle, et à l’est jusque dans le Togo contemporain ; à l’Etat d’Abomey, à l’Etat de Tchaka, en Afrique du Sud… (Saint-Y, L’Empire toucouleur et la France, un demi-siècle de relations diplomatiques, 1846-1893, Université de Dakar, 1967).
  • [2]
    Une circulaire de 1917 du gouverneur général Van Vollenhoven souligne : « Ils [les chefs] n’ont aucun pouvoir propre, d’aucune espèce, car il n’y a pas deux autorités dans le Cercle, l’autorité française et l’autorité indigène, il n’y en a qu’une. Seul le commandant de cercle commande, seul il est responsable. Le chef indigène n’est qu’un instrument, un auxiliaire. » Un rapport de l’inspecteur des colonies Maret ajoute encore ceci (il écrit en 1930) : « Il n’est pas le continuateur de l’ancien roitelet indigène… Même lorsqu’il y a identité de personne, il n’y a plus rien de commun entre l’état de choses ancien et le nouveau. Le chef de canton, fût-il le descendant du roi avec lequel nous avons traité, ne détient aucun pouvoir propre. Nommé par nous après un choix en principe discrétionnaire, il est et il est seulement notre auxiliaire. »
  • [3]
    C’est le cas des Krou : Magwé, Wè et autres Krou méridionaux qui vivaient, avant la colonisation, de façon isolée, dans des forêts infranchissables. Leur soumission commune par la France, suivie de leur rassemblement dans les quatre grands cercles du Bas- et Haut-Sassandra, et du Bas- et Haut-Cavally, a été nécessaire pour qu’ils prennent conscience de leur identité commune, coutumière, linguistique, et finalement de leurs intérêts communs face à la fois au colonisateur et aux autres groupes ethniques de Côte-Ivoire.
  • [4]
    L’Agni de Côte-d’Ivoire devient étranger pour l’Agni de la Gold-Coast voisine, le Haoussa du Niger est désormais étranger pour le Haoussa du Nigeria…
  • [5]
    Edmund Morel, The Black Man’s Burden. The White Man in Africa from the Fifteenth Century to World War I., London, 1969 (1920).
  • [6]
    E. M’bokolo, L’Afrique noire, histoire et civilisations, tome 2, 1992, 576 pages (p. 377).
  • [7]
    Maurice Delafosse décrivait, avec une grande franchise, le rôle assigné à l’enseignement à cette époque : « De même qu’il nous faut des interprètes pour nous faire comprendre des indigènes, de même il nous faut des intermédiaires, appartenant aux milieux indigènes par leurs origines et au milieu européen par leur éducation, pour faire comprendre aux gens du pays et pour leur faire adopter cette civilisation étrangère par laquelle ils manifesteront, sans qu’on leur en puisse tenir rigueur, un misonéisme bien difficile à vaincre » (cité dans Bulletin de l’éducation en A.O.F, n° 31, juin 1971).
  • [8]
    J. Ki-Zerbo, A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstein, 2003, 198 pages.
English version

1La colonisation de l’Afrique se déroule dans un laps de temps relativement court, quatre-vingts ans environ, de 1880 à 1960. Cependant, le phénomène colonial représente une rupture majeure dans l’histoire du continent, au même titre que la révolution néolithique ou la révolution industrielle dans l’Europe de la fin du xviiie siècle. Les changements intervenus depuis lors dans l’évolution du continent africain sont irréversibles. Ils marquent l’Afrique sur les plans politique, économique et social de façon indélébile, au point que celle-ci se doit de réagir face à cette intrusion étrangère si elle ne veut pas y laisser son âme. C’est à ce titre que la colonisation représente un défi. Que faire de cet acquis, de cet héritage nouveau laissé par l’Europe ? L’Afrique doit-elle l’abandonner au profit d’une expérience qui tient du passé et n’est plus adaptée au monde moderne actuel ? Quelle réponse donner face à la dialectique de l’héritage colonial et de l’héritage précolonial ?

2* * *

La nature de la colonisation

L’histoire politique

3L’autopsie de la colonisation permet de se rendre compte du caractère massif, global, de ce phénomène qui embrasse tous les secteurs de la vie. La colonisation est économique et sociale, mais elle est d’abord politique. A ce niveau, elle se dévoile comme un processus de désintégration et de réintégration de l’espace africain, et aussi de désintégration des institutions anciennes.

4Un processus de désintégration. – En effet, au cours de cette période, l’Afrique est dépouillée de sa souveraineté et de son indépendance au profit des puissances occidentales. Assaillie, divisée en colonies de dimensions variables, elle offre un visage totalement remodelé, sans aucun rapport avec les entités politiques préexistantes. En effet, en 1880, début de la colonisation, plus de 90 % du continent étaient encore dirigés par des Africains. Vingt ans plus tard, l’Afrique entière, à l’exception du Liberia et de l’Ethiopie, est sous la domination de l’Europe. En morcelant l’espace politique africain, après avoir démantelé les empires et royaumes anciens, la colonisation efface les espaces unifiés dans ces entités géopolitiques. Sont définitivement gommés de la carte géopolitique aussi bien les hégémonies musulmanes sahélo-soudanaises que les Etats animistes de la savane et de la forêt [1].

5De même, en détruisant les chefferies traditionnelles ou en les domestiquant, la colonisation désintègre les constructions socio-politiques qui conféraient à la société ancienne sa force de cohésion. En lieu et place, le colonisateur instaure des chefferies nouvelles qui ne sont que des succédanés des anciennes structures politiques. Dans l’ancienne AOF, des circulaires, très explicites à ce sujet, dissipent toute équivoque [2].

6Un processus d’intégration. – Ce schéma mérite cependant d’être nuancé, car tous les peuples africains n’étaient pas organisés en systèmes politiques centralisés et la politique coloniale a contribué à l’unification de certaines régions. Le démantèlement des anciennes unités politiques s’accompagne d’un effort contradictoire de rassemblement administratif en subdivisions, cercles et territoires, selon un système pyramidal centralisé autour du gouverneur général et unifié par une législation qui tend à transcender les particularismes coutumiers. Ce fut un facteur d’intégration pour les peuples qui vivaient de façon fermée et dispersée en de multiples communautés villageoises.

7La colonisation française a contribué, par exemple, pour plusieurs groupes de peuples de la Côte-d’Ivoire occidentale, à se définir par rapport à d’autres dans des ensembles administratifs plus vastes : subdivisions, cercles (les Evolués du Grand Ouest), territoires [3]

8Dès lors l’Afrique, tout entière sous domination coloniale, devient un nouvel espace économique. L’objectif principal du colonisateur a été le développement de la production et non les relations entre les hommes, si bien que les convivialités et les cultures ont été le plus souvent ignorées, bien que de fortes nuances existent, par exemple entre le cas français et le cas britannique. Les liens économiques ont été privilégiés entre chacune des colonies et sa métropole, au détriment des liens qui auraient dû être développés entre colonies voisines étrangères. Outre la volonté du colonisateur, certains événements comme les guerres mondiales et la crise économique des années 30 renforcent la dépendance des colonies vis-à-vis de leur métropole.

9Enfin, chaque colonie devient un espace économique organisé autour du centre urbain qui fonctionne comme un pôle d’activité relié à la ville voisine par des voies de communication de plus en plus efficaces. Mais, surtout, la communication bouleverse l’ensemble du paysage économique et social de l’Afrique. Elle vient briser les dynamiques antérieures, notamment l’avancée des « frontières ». Par exemple, le Sahel, naguère terminus prospère des routes transsahariennes et plaque tournante du commerce interrégional, sombre dans une longue décadence, aggravée par l’absence d’investissements coloniaux. Les liaisons est-ouest du commerce de l’Afrique de l’Ouest s’arrêtent brutalement, au profit des liaisons nord-sud, l’essentiel des produits de consommation courante, autrefois fournis par les pays sahéliens, arrivant désormais par les ports d’embarquement et de débarquement de l’océan. Autre exemple : dans l’océan Indien, les relations Europe-Afrique prennent en grande partie la relève des échanges naguère prospères entre l’Afrique et l’Asie.

10Sur le plan culturel, le processus de désintégration-intégration provoque la distanciation des liens anciens et la création d’un nouvel espace culturel. Des peuples unis autrefois dans l’ancienne Afrique par des liens de fraternité sont déliés de leur unité culturelle ancienne et deviennent désormais étrangers les uns aux autres [4].

11Par ailleurs, l’effort de rassemblement vise la création d’un espace linguistique qui se traduit par l’attachement des « élites » à ce nouvel espace d’expression, même si des consciences territoriales tendent à émerger localement : les Baoulé s’affirment ivoiriens, les Soussou guinéens, les Sarakolé soudanais… mais tous trois sujets français, ils revendiquent leur appartenance à l’AOF, par rapport aux sujets britanniques de Sierra Léone, de Gold-Coast ou du Nigeria, par exemple.

12Cependant, malgré la clôture géographique et les barrières administratives, des échanges culturels et sociaux intenses continuent d’animer la vie des communautés que les divisions territoriales semblaient avoir brisées ou séparées.

L’histoire économique et sociale

13Peut-on parler de politique de développement économique sous la colonisation ? En l’absence de formulation explicite d’une politique de développement, on peut cependant en déceler certains indices dans la politique de « mise en valeur » ou, plus exactement, d’exploitation qui voit le jour dans toute l’Afrique.

14Cette politique de « mise en valeur » s’inspire de l’idéologie de la mission civilisatrice : procurer aux peuples « sauvages » d’Afrique les bienfaits de la civilisation en leur inculquant l’idée de propriété privée et celle de l’utilité du travail, afin de les conduire vers une ère de prospérité. Or, la mise en place du système d’exploitation a été une période extrêmement dramatique pour les Africains, au point que certains auteurs ont pu parler, à juste titre, de « fardeau de l’homme noir [5] ».

15La première phase de la colonisation, c’est-à-dire la période qui va de 1900 à 1910, fut particulièrement dramatique pour l’Afrique. Rêvant des trésors du continent, soucieuses de rentabilité, les puissances coloniales se précipitent dans une exploitation économique effrénée, caractérisée par le pillage des richesses naturelles, mais aussi par la violence sous toutes ses formes : réquisitions, travail forcé, cultures obligatoires, impôts, expropriations… Aucune des sociétés africaines n’échappe à ces méthodes extrêmes que les régimes coloniaux ont cherché à justifier en invoquant la nécessité d’une contrainte salvatrice face à des populations « ataviquement paresseuses ». Des populations entières dans le bassin du Congo furent exterminées, des régions forestières de cette zone de l’Afrique durablement ruinées. Le désastre écologique et la catastrophe démographique ont frappé presque toutes les régions de l’Afrique colonisée : épidémies spectaculaires et meurtrières de peste à Madagascar, de fièvre jaune et de peste au Sénégal, de fièvre jaune en Côte-d’Ivoire ; sécheresse et famine, épizooties, famine dans des zones aussi différentes que le Sahel et l’Angola.

Les modes d’exploitation

16Quant à la politique d’exploitation elle-même, elle variera d’une région à l’autre selon les moyens et les politiques des Etats coloniaux. D’où la multiplicité des méthodes et des systèmes d’exploitation. D’une manière générale, on distingue quatre types d’exploitation : l’économie de prédation, l’économie de traite, l’économie de plantation et l’économie minière.

17L’économie de prédation. – Apparue dès la fin du xixe siècle, elle va se poursuivre jusqu’à la Première Guerre mondiale. Elle a porté essentiellement sur le caoutchouc, l’ivoire et le bois. Si l’exploitation du caoutchouc et de l’ivoire disparaît avec la crise de 1930, celle du bois connaîtra encore de beaux jours bien après cette période. Les zones par excellence du bois seront fondamentalement le Moyen-Congo, le Gabon, mais aussi des pays comme la Gold-Coast et la Côte-d’Ivoire, en Afrique de l’Ouest. La crise de 1930 provoque la faillite de nombreux petits producteurs, qui cèdent la place aux grosses sociétés qui vont prospérer au delà de la Seconde Guerre mondiale. Mais, dès l’entre-deux-guerres, le système de prédation cède le pas à l’économie de traite et à l’économie de plantation.

18L’économie de traite. – Elle prévalut surtout en Afrique de l’Ouest, notamment dans les territoires français – en Côte-d’Ivoire, au Sénégal – et en Ouganda, territoire britannique de l’Afrique orientale. Elle consistait à « rassembler et à drainer vers les ports les produits du pays qui étaient exportés bruts, et à répartir en échange les produits fabriqués ». Les Européens choisissaient les cultures qui devaient être produites ; là où ces produits existaient déjà, ils exigeaient un accroissement de la production ; là où ces produits étaient inconnus, ils les imposaient aux agriculteurs grâce au système des cultures obligatoires ou, plus simplement, par le biais de l’impôt qui forçait le producteur à entrer dans le circuit de l’économie monétaire.

19L’économie de plantation. – Elle prospère surtout sur les hautes terres du Kenya et du Tanganyika, au Congo belge, au Cameroun, en Rhodésie et en Afrique du Sud. Les plantations étaient la propriété des Blancs. Dans la plupart des cas, les colons exproprièrent les Africains, qui furent réduits à fournir la main-d’œuvre nécessaire à l’exploitation.

20L’économie minière. – Son lieu de prédilection fut le centre et le sud du continent. Dans ces régions du continent, l’économie minière fut le moteur de l’ensemble du développement. La main-d’œuvre dans les mines fut en grande partie fournie par les Africains, autochtones ou venus des pays voisins.

Des promesses aux réalités

21Quelle que soit la forme qu’elle eut à revêtir, l’économie coloniale fut bâtie sur la base d’un certain nombre de promesses ; elle obtint ici et là des résultats, mais ceux-ci furent loin d’être satisfaisants. La politique de mise en valeur s’inspirait du « devoir de civilisation » : il s’agissait de transmettre aux peuples colonisés d’Afrique les valeurs de progrès, afin de les conduire vers une ère de prospérité. Dans la décennie qui suit la fin du premier conflit mondial, Albert Sarraut, ministre français des colonies, insiste, entre autres, sur l’amélioration de l’équipement sanitaire et la formation technique. La conférence de Brazzaville projette en 1944 de garantir aux populations africaines une part plus large des richesses produites et de mettre en place une politique d’accroissement et d’industrialisation. Mais quels furent, en fait, les résultats de la colonisation ?

22Exploitation ou pillage, l’Afrique voit sa production agricole et minière s’accroître dès l’entre-deux-guerres. La commercialisation du produit africain donne naissance aux Maisons de commerce. Sous la pression de la crise de 1930, des fusions s’opèrent : les petites entreprises disparaissent au profit des grandes. Tournée entièrement vers les besoins de l’Europe, la production africaine a bénéficié de la mise en place d’infrastructures et d’équipements réalisés, en majeure partie, par des ressources propres aux colonies. On ne peut pas non plus négliger l’apport des métropoles dans le financement des équipements, même si cette part fut d’importance variable. En AOF, la contribution de la métropole a été de 36 % des investissements réalisés de 1905 à 1913, de 0 % de 1914 à 1930 et de 16 % dans les années 1930 [6]. Le concours de tous ces efforts dote l’Afrique d’infrastructures de communication, tels les ports, les routes, les voies ferrées, etc., qui favorisent, à leur tour, la mobilité des hommes et des marchandises. Bref, la politique d’équipement, l’expansion du commerce et une relative modernisation des structures de production soutiennent l’essor général de l’agriculture d’exportation.

23Sur le plan social, la colonisation entreprend un effort sanitaire dans le cadre de l’Assistance médicale indigène (AMI), concrétisé par la lutte contre les endémies et les épidémies. Le résultat est manifeste : d’abord une croissance très lente de la population, puis une croissance accélérée après 1945. L’Etat colonial libère aussi les esclaves et favorise une plus grande autonomie de l’individu au sein des familles grâce à la scolarisation et à l’urbanisation. La colonisation sera à l’origine d’une différenciation sociale accrue, liée à l’apparition du salariat, à l’expansion de l’économie marchande et de l’appareil d’Etat colonial qui crée, entre autres, le corps des fonctionnaires. Elle superpose ainsi aux classes reliques de la société précoloniale (princes, marabouts, gens de caste) des classes sociales nouvelles : bourgeoisie de commerçants et transporteurs des villes, bourgeoisie rurale des planteurs de Côte-d’Ivoire, bourgeoisie de fonctionnaires, désignés sous l’expression d’« évolués ».

24Sur le plan culturel, l’Etat colonial fonde l’école moderne, dont la vocation primordiale était de servir la société nouvelle instaurée par le colonisateur : l’école avait pour but de produire des cadres subalternes pour aider à faire fonctionner l’administration mise en place, en formant des commis et des interprètes, des employés de commerce, des infirmiers sanitaires et vétérinaires ; ces cadres devaient servir de modèle pour les populations qui se rapprocheraient progressivement du modèle de la « Civilisation [7] ». Néanmoins, les efforts réalisés dans le domaine de la scolarisation ont été porteurs des valeurs nouvelles de la propriété privée et de la responsabilité individuelle.

25Cependant, par rapport à l’héritage précolonial, toute l’œuvre économique et sociale de la colonisation paraît limitée. La révolution économique ne provoque pas l’industrialisation ; l’économie est restée agricole, avec des disparités criantes entre villes et campagnes, entre régions côtières et régions intérieures, entre pays forestiers et pays de savane. L’agriculture vivrière, principale activité de l’Afrique précoloniale, fut fortement touchée. Les effets néfastes du commerce import/export conduisent à la dégradation de l’autosuffisance alimentaire : la « pauvreté rurale » s’enracine durablement à partir de la colonisation. La famine frappe certaines régions, le Woleu-Ntem au Gabon à partir de 1920, où la population fut réduite d’un quart – voire d’un tiers – en 1922 ; la famine au Niger en 1931, dont les causes ne furent pas dues exclusivement à la sécheresse et aux invasions de sauterelles, mais surtout à la lourde charge de l’impôt de capitation, qui fut décuplé entre 1928 et 1931.

26La colonisation avait postulé la transformation de la société, mais ne l’a pas accomplie. Si elle libère les esclaves, elle enchaîne, en revanche, la femme africaine : la condition de celle-ci s’aggrave aussi bien à la campagne qu’à la ville, dans la mesure où elle est subordonnée à l’homme, maître de l’économie de plantation et maître des revenus issus du travail salarié. Enfin, l’Etat colonial crée l’école moderne, mais en limite l’accès à une infime minorité ; il apporte le savoir scientifique et technique, mais en limite la diffusion.

27Sur tous ces plans, la colonisation s’est révélé généreuse en idées, a exprimé des promesses, mais ne les a pas réalisées ; elle n’a pas accompli sa vocation à la modernité, d’où l’importance de l’héritage précolonial pour l’Africain engagé à retrouver son identité.

28* * *

Le défi contemporain

29L’expérience coloniale laisse à l’Afrique des traces importantes de modernisation. Les Etats nouveaux sont désormais confrontés à un problème central : comment moderniser les sociétés africaines sans retomber dans la dépendance coloniale, et affirmer leur identité culturelle sans s’enfermer dans la tradition de l’époque ancienne ?

L’expérience des mouvements de libération

30La lutte pour l’indépendance a été précédée d’un long mouvement de résistance multiforme. La résistance à la colonisation a pris tantôt la forme passive – simple refus de payer l’impôt, de s’engager comme porteur ou de travailler dans les champs du régisseur –, tantôt la forme active de l’émeute, spontanée ou organisée. Mais elle a toujours placé le colonisateur dans une situation difficile. Loin d’être demeurée à un stade irrationnel et inorganisé, la résistance avait élaboré de nouveaux outils, empruntés à l’Europe : syndicats, partis politiques, grèves, boycotts…

31Deux grandes options s’offraient à l’Afrique, au bout de sa victoire. Devait-elle accéder à l’indépendance en étant politiquement unie, selon l’idéologie panafricaniste d’un N’krumah, ou au contraire y parvenir en étant territorialement morcelée, selon les vues d’un Houphouët-Boigny ? On le sait, le réalisme des partisans de l’unité territoriale prévalut, face à l’idéalisme de l’unité politique africaine ; cependant, l’idéologie unitaire ne fut pas totalement enterrée, puisqu’elle aboutit en 1963 à la création de l’OUA. Mais, entre-temps, les indépendances avaient été octroyées aux différents territoires entre 1960 et 1963. L’unité de l’Afrique, soit sous sa forme fédérative, soit sous la forme d’Etats indépendants, demeure en projet.

Les efforts des Etats indépendants

32Depuis 1960, les Etats indépendants tentent d’accomplir les promesses de modernisation que la colonisation n’avait pu réaliser. Parmi elles, la plus fondamentale, celle à laquelle aspirait le plus l’Africain colonisé – tout au moins dans le système français –, est l’égalité de tous devant la loi. La politique de l’assimilation, comme celle de l’association, avait été tout au plus capable de conférer à la majorité des colonisés le statut de « sujets », contrairement à la citoyenneté de plein droit prévue au départ. A cet égard, l’Etat indépendant a effectué un bond prodigieux, en se ralliant à la démocratie, depuis les années 1990, même si le chemin à parcourir demeure encore long pour l’instauration définitive et durable dans cet ordre nouveau jusque-là interdit à l’Afrique.

33La laïcité de l’Etat face aux différentes confessions religieuses – autre principe proclamé par la colonisation mais jamais appliqué – est inscrite en lettres d’or au fronton de l’édifice de l’Etat indépendant. Ayant compris que la religion mal assimilée pouvait être une source de passions et de tensions propres à saper les fondements de l’Etat, les pouvoirs publics s’efforcent d’observer les principes de neutralité et d’égalité de traitement à l’égard de toutes les confessions religieuses et de les encourager à promouvoir la tolérance, même si celle-ci n’a pas encore totalement imprégné les mœurs et les coutumes.

34Enfin, pour atteindre l’objectif de développement et de progrès social inscrit précédemment dans le programme de la colonisation, l’Etat africain indépendant a élargi les bases de l’économie marchande en désenclavant les régions isolées, en créant des ports, des routes et des barrages hydroélectriques. Il a également diversifié l’agriculture, développé l’équipement sanitaire et éducatif, formant des cadres de haut niveau. Bref, selon ses capacités, chaque Etat a tenté, tant bien que mal, de construire une société africaine intégrée au monde moderne.

La difficile articulation des héritages

35Mais les Etats subissent toujours l’influence de la tradition ancienne. Le passé précolonial est utilisé comme un champ de références par le nouveau pouvoir africain, afin de bénéficier d’une plus grande emprise sur une population baignant encore largement dans la tradition. Ainsi les relations politiques de la société précoloniale ont-elles été transposées dans la gestion moderne de la politique actuelle. Nul n’ignore le défilé des individus et des délégations dans les antichambres présidentielles, symbole vivant d’une politique qui reste dominée par le système de relations de personne à personne, de protection et de clientèle. D’autre part, les manifestations bruyantes de soutien au chef de l’Etat expriment un aspect récurrent de la personnalisation du pouvoir. Enfin, le choix des ministres, obéissant non pas à la compétence individuelle, mais à l’appartenance régionale, relève de la tradition africaine qui veut que, dans son Conseil, le chef africain traditionnel soit entouré des représentants des grandes familles ou encore des représentants les plus en vue des différentes régions du pays. Les Etats africains, qui ont effectivement aujourd’hui des problèmes de loyauté considérables à résoudre, n’hésitent pas à recourir à ces procédés pour asseoir un pouvoir vacillant ou pour masquer les impasses politiques et économiques.

36L’élément charismatique du pouvoir et la sacralisation de celui-ci soulignent la continuité entre l’Afrique précoloniale et l’Afrique d’aujourd’hui. Les chefs d’Etat africains du début de l’indépendance étaient auréolés d’un grand prestige : Sékou Touré était regardé comme le petits-fils de Samori Touré, le résistant légendaire à la pénétration française ; Houphouët-Boigny comme le bélier qui arracha la loi de l’abolition du travail forcé, bénéficiant de la lutte menée par le R.D.A. ; Kouamé N’krumah comme l’osagyefo (le rédempteur), qui osa briser les chaînes du colonialisme britannique… Les foules qui, hier, acclamaient ces leaders charismatiques, « pères de la nation », acclamaient des chefs africains.

37L’utilisation de l’élément charismatique, hier comme aujourd’hui, apparaît toujours considérable. Un roi qui n’enrichissait pas le pays ou qui enregistrait une défaite militaire était non seulement moqué et critiqué, mais disparaissait sans laisser de traces dans les annales de la dynastie. On comprend pourquoi les chefs de l’Afrique d’aujourd’hui rivalisent de générosité et se livrent quelquefois à des dépenses fastueuses et au gaspillage, au risque de mettre en péril la stabilité économique de leur pays.

38Ces pratiques et ces vies d’un autre temps traduisent, inversement, l’absence quasi totale d’une appropriation culturelle des instruments de la modernité et témoignent de leur disjonction par rapport aux objectifs de la modernisation. En somme, l’impression que l’on retire de l’expérience de l’Etat moderne légué par le colonisateur, c’est que l’Etat africain contemporain se construit sur la base des valeurs de l’héritage précolonial, l’Etat et les structures modernes étant au service des grandes valeurs de la civilisation traditionnelle.

La menace de néo-colonialisme

39En réalité, malgré les indépendances, le « problème africain » reste entier depuis près d’un demi-siècle : la décolonisation est – et demeure – inachevée ; et pour cause : s’est manifesté, depuis les indépendances, ce qu’il est convenu d’appeler le « néo-colonialisme », l’une des menaces les plus graves sur les indépendances africaines. Le néo-colonialisme a eu pour effet l’intervention constante des anciennes puissances coloniales et des autres dans les affaires politiques, économiques, militaires et même culturelles des pays africains. Lorsqu’on ajoute à ces interventions extérieures, pernicieuses, l’accumulation des contre-performances des Etats africains dans le domaine économique et les difficultés durables à fonder des régimes à la fois stables et démocratiques, la perception de l’Afrique ne peut être que négative et pessimiste quant à son devenir.

40Cependant, il n’y a pas lieu de désespérer. L’Afrique est familière, depuis des siècles, de toutes ces secousses et effervescences dont elle a toujours triomphé. La volonté tenace de survie qui la caractérise, qui lui a permis de résister à la traite négrière et au choc colonial – épreuves redoutables s’il en fut –, l’assistera de nouveau, à n’en pas douter, pour qu’elle triomphe du néo-colonialisme et de la mondialisation. L’espoir est permis à l’Afrique, aujourd’hui marginalisée ; mais, pour cela, il faut trois conditions :

411. Que le continent puisse atteindre un minimum vital, au point de vue de la croissance, sans abandonner sa propre culture.

422. Que l’Occident parvienne à comprendre que l’Afrique est à même de jouer un rôle bénéfique pour l’humanité. Tel n’est pas aujourd’hui le cas. L’Europe se voit encore dans le miroir du xixe siècle. Elle réduit l’itinéraire de l’Afrique aux dernières décennies où ce continent a été colonisé et mal décolonisé. Elle continue à penser qu’il n’y a rien de positif à tirer de l’Afrique, à l’exception du folklore. Dans ce domaine – et dans ce domaine seulement –, elle concède aux Africains un peu d’imagination.

433. Que, dans le même temps, comme le prophétise Ki-Zerbo [8], notre aîné dans la recherche historique, les pays du Nord, anciens colonisateurs et autres, baignés dans un libéralisme qui n’a rien à voir avec la liberté, butent contre le mur de la croissance débridée : « A ce moment, écrit-il, les uns et les autres seront libérés […] des aspects purement matérialistes de la production. L’humanité pourra enfin donner le pouvoir à l’imagination et à la créativité, c’est-à-dire à la culture. »

44Interpellant particulièrement les Africains, l’historien burkinabè ajoute : « Nous avons des créneaux porteurs, surtout au niveau des industries culturelles. Nous avons les chercheurs, les inventeurs, les producteurs, les créateurs sur le plan de la musique, de la danse, des arts plastiques, du théâtre, de la vie en commun, de la convivialité, de la prise en charge des faibles, du management originel de l’environnement, du rapport à la santé et à la mort, aux ancêtres, de l’amour, de la gestion des conflits… Nous pouvons […] construire une nouvelle Afrique. »

Notes

  • [*]
    Cet article reprend les thèmes développés dans L’Afrique au temps des blancs, 1880-1960, Ed. du CERAP.
  • [1]
    Parmi les Etats de la zone sahélienne, nous pouvons retenir l’exemple d’El Hadj’Omar, nommé calife des Tidjanes du Soudan à la suite de son pèlerinage à La Mecque. A partir de 1835, il affirme sa vocation de rassembleur et de catalyseur des Etats musulmans de l’Afrique occidentale, malgré l’opposition de ses proches et rivaux. Les souverains du Macina et du Fouta Djalon lui prêtent bientôt allégeance. Le royaume du Kaarta et le Bambouck reconnaissent son autorité. Il regroupe ainsi dans un vaste empire les diasporas peul et toucouleur. C’est alors qu’il se heurte aux Français : il est battu une première fois en 1857, à l’assaut de Médine. Après sa mort en 1864, son fils Ahmadou parvient momentanément à sauvegarder l’empire, en évitant le plus longtemps possible l’affrontement avec les troupes coloniales françaises. Il se replie finalement sur le Niger, abandonnant aux Français toute souveraineté sur le fleuve Sénégal et ses environs. Cet exemple pourrait être multiplié et appliqué à d’autres Etats, à l’Etat asante dont les limites s’étendaient à l’ouest jusqu’à la Côte-d’Ivoire actuelle, et à l’est jusque dans le Togo contemporain ; à l’Etat d’Abomey, à l’Etat de Tchaka, en Afrique du Sud… (Saint-Y, L’Empire toucouleur et la France, un demi-siècle de relations diplomatiques, 1846-1893, Université de Dakar, 1967).
  • [2]
    Une circulaire de 1917 du gouverneur général Van Vollenhoven souligne : « Ils [les chefs] n’ont aucun pouvoir propre, d’aucune espèce, car il n’y a pas deux autorités dans le Cercle, l’autorité française et l’autorité indigène, il n’y en a qu’une. Seul le commandant de cercle commande, seul il est responsable. Le chef indigène n’est qu’un instrument, un auxiliaire. » Un rapport de l’inspecteur des colonies Maret ajoute encore ceci (il écrit en 1930) : « Il n’est pas le continuateur de l’ancien roitelet indigène… Même lorsqu’il y a identité de personne, il n’y a plus rien de commun entre l’état de choses ancien et le nouveau. Le chef de canton, fût-il le descendant du roi avec lequel nous avons traité, ne détient aucun pouvoir propre. Nommé par nous après un choix en principe discrétionnaire, il est et il est seulement notre auxiliaire. »
  • [3]
    C’est le cas des Krou : Magwé, Wè et autres Krou méridionaux qui vivaient, avant la colonisation, de façon isolée, dans des forêts infranchissables. Leur soumission commune par la France, suivie de leur rassemblement dans les quatre grands cercles du Bas- et Haut-Sassandra, et du Bas- et Haut-Cavally, a été nécessaire pour qu’ils prennent conscience de leur identité commune, coutumière, linguistique, et finalement de leurs intérêts communs face à la fois au colonisateur et aux autres groupes ethniques de Côte-Ivoire.
  • [4]
    L’Agni de Côte-d’Ivoire devient étranger pour l’Agni de la Gold-Coast voisine, le Haoussa du Niger est désormais étranger pour le Haoussa du Nigeria…
  • [5]
    Edmund Morel, The Black Man’s Burden. The White Man in Africa from the Fifteenth Century to World War I., London, 1969 (1920).
  • [6]
    E. M’bokolo, L’Afrique noire, histoire et civilisations, tome 2, 1992, 576 pages (p. 377).
  • [7]
    Maurice Delafosse décrivait, avec une grande franchise, le rôle assigné à l’enseignement à cette époque : « De même qu’il nous faut des interprètes pour nous faire comprendre des indigènes, de même il nous faut des intermédiaires, appartenant aux milieux indigènes par leurs origines et au milieu européen par leur éducation, pour faire comprendre aux gens du pays et pour leur faire adopter cette civilisation étrangère par laquelle ils manifesteront, sans qu’on leur en puisse tenir rigueur, un misonéisme bien difficile à vaincre » (cité dans Bulletin de l’éducation en A.O.F, n° 31, juin 1971).
  • [8]
    J. Ki-Zerbo, A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstein, 2003, 198 pages.

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