Notes
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[1]
Albert Camus : « L’homme peut-il à lui seul créer ses propres valeurs ? C’est tout le problème. […] Il n’y a pas d’autre objection à l’attitude totalitaire que l’objection religieuse ou morale. […] Si l’homme échoue à concilier la justice et la liberté, alors il échoue à tout », dans Carnets (janvier 1942-mars 1951), Gallimard, 1964 (p. 123, 127, 153).
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[2]
Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, p. 16 et 24.
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[3]
Commencée en 1938, la pièce fut publiée en 1944 et créée en 1945 au théâtre Hébertot avec Gérard Philipe dans le rôle de Caligula et Michel Bouquet dans le rôle de Scipion. Elle fut bien accueillie par la critique autant que par le public qui apprécia particulièrement la causticité de Camus.
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[4]
Albert Camus, dans la préface à l’édition américaine de son théâtre (1957).
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[5]
Avec Christine Fersen, Catherine Salviat, Gérard Giroudon, Véronique Vella, Alexandre Pavloff, Daniel Znyk, François Chattot, Richard Pierre, Christian Paccoud, Matthieu Dalle, tous d’une faconde prodigieuse dans leur exercice de mémoire.
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[6]
La liste des musiques interprétées n’est pas moins déroutante, bien que riche pour l’imaginaire : Les Nombres, Perdition, Air du Temps, Triple pas, Coup dur, La Dormition de Polichinelle, Aubade, Air du Vocabulaire, Chanson Tabou, Psaume 151, sans parler de la liste des Danses exécutées…
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[7]
Novarina ne craint pas, à propos de son spectacle, d’évoquer Maître Eckhart commentant la réponse faite à Moïse et la rapprochant de la cécité de saint Paul sur le chemin de Damas : « Lorsqu’il ne vit rien, il vit Dieu, selon le mot de saint Augustin, car avoir vu Dieu, saint Augustin appelle cela un néant. »
Caligula, d’Albert Camus, Mise en scène et avec Charles Berling, Théâtre de l’Atelier
1Mélancolique, Caligula ne parvient ni à faire le deuil de sa sœur et maîtresse Drusilla, ni à accepter le monde tel qu’il est. Sa frustration, son amour de la vérité et sa soif de justice le poussent alors à faire l’expérience la plus radicale de sa liberté. Il ne choisit pas le suicide, mais préfère changer le monde pour le mettre au diapason de son idéal. Or, ses revendications, qui peuvent paraître à l’origine nobles et légitimes, se transforment rapidement en requêtes insensées, en passion tragique pour la destruction et le meurtre, et en perversion de toutes les valeurs humaines. La cruauté, et en la terreur qu’il exerce sont absolues car elles s’appuient sur le non-sens, la subjectivité et l’arbitraire. C’est ainsi que Caligula devient « infidèle à l’homme par fidélité à lui-même ». Le texte de Camus [1] questionne la signification de la révolte quand celle-ci fait passer les idées, aussi admirables ou généreuses soient-elles, avant les hommes eux-mêmes, avant le respect de la vie (comme c’est aussi le cas dans le nihilisme), quand les hommes sont convaincus de détenir un pouvoir sans limite sur leur destin. Car si la révolte permet à l’homme de transcender sa condition absurde d’être mortel et souffrant, l’orgueil, les certitudes et la démesure d’une part, la relativité et la négativité d’autre part qui accompagnent ce dépassement, deviennent dangereux et aveugles, et même absurdes. D’où ces deux constats : c’est soi-même que l’on détruit quand on veut tout détruire et on ne peut pas être libre contre les autres hommes. Ainsi, la révolte individuelle n’est positive qu’à condition de se soucier du bien commun et, vice-versa, la révolte collective doit prendre en compte la réalité individuelle.
2La logique implacable, sans nuance et sophistique, avec laquelle Caligula justifie toutes ses actions est en résonance avec celle qui a conduit les totalitarismes au désastre que l’on connaît. Le détour dramaturgique, qui consiste à placer l’action à une époque lointaine (en l’occurrence, ici, au ier siècle de l’Empire romain) pour parler du monde contemporain, permet d’accéder à l’universel en apportant un recul et une dimension philosophique à des enjeux qui ne sont pas uniquement politiques. D’ailleurs, Camus ne voulait pas de décor romain pour son texte et son Caligula semble d’une cruauté plus mégalomaniaque et idéologique que son modèle, tout en étant plus intelligent que les despotes du xxe siècle qui étaient peu conscients d’eux-mêmes. Ce n’était pas l’historicité qui l’intéressait, mais plutôt la description d’un processus et l’archétype du tyran fou, le destin de la folie lorsqu’elle naît chez des hommes de pouvoir et les raisons humaines et existentielles des catastrophes politiques. L’expérience de la guerre le conduisit à faire évoluer la pièce, et le personnage de Caligula eut de moins en moins à voir avec le héros néo-romantique nietzschéen en réaction contre l’ordre établi et la morale chrétienne, et de plus en plus avec le surhomme tyran exerçant sa toute-puissance considérée par lui comme légitime. Bien avant les « nouveaux philosophes », Camus, qui quitta dès 1937 le Parti communiste, approfondira la critique du totalitarisme et l’analyse de la révolte dans L’Etat de siège (1948) et Les Justes (1950), et bien sûr dans L’Homme révolté (1951). Dans cet essai, qui est la théorisation de ces drames, il écrit : « Les camps d’esclaves sous la bannière de la liberté, les massacres justifiés par l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité, désemparent, en un sens, le jugement. Le jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommée de fournir ses justifications. […] L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est. La question est de savoir si ce refus ne peut l’amener qu’à la destruction des autres et de lui-même, si toute révolte doit s’achever en justification du meurtre universel, ou si, au contraire, sans prétention à une impossible innocence, elle peut découvrir le principe d’une culpabilité raisonnable [2]. » La force du message et l’intensité de l’action n’ont pas été affaiblies par le temps, et Caligula [3], pièce charnière entre le cycle de l’absurde et celui de la révolte, reste sans aucun doute un chef-d’œuvre.
3Si l’auteur voulait que l’on juge sa pièce à l’aune de « la passion de l’impossible » qui « est, pour le dramaturge, un objet d’études aussi valable que la cupidité ou l’adultère » en préconisant de « la montrer dans sa fureur », d’« en illustrer les ravages » et d’« en faire éclater l’échec », et ce « en ayant peu d’estime pour un certain art qui choisit de choquer, faute de savoir convaincre [4] », alors le spectacle présenté au théâtre de l’Atelier sous l’impulsion de sa directrice Laura Pels est une réussite. La mise en scène de Charles Berling (acteur aussi intéressant au théâtre qu’au cinéma), assisté de Christiane Cohendy, et l’interprétation qui est donnée sont remarquables et rendent cette polysémie, ce va-et-vient entre présent et passé. Tout à la fois décadence moderne et orgie romaine, le choix audacieux du kitch prend une valeur dramaturgique tout en respectant le vœu de l’auteur. On relève de nombreuses idées percutantes comme celle de montrer comment le pouvoir se met en scène et se ridiculise dans notre société du spectacle. Déployant une véritable intelligence du texte et une belle liberté de création, prise à bras le corps et assumée jusqu’au bout, cette version de Caligula est un moment à la fois grave et réjouissant.
4Pascale Roger
L’Espace furieux, de Valère Novarina, metteur en scène et auteur des peintures à la Comédie Française [5]
5Les noms extraordinaires des personnages (qui ne seront jamais prononcés en scène) illustrent le propos de cette pièce stupéfiante, puisque nommer c’est faire exister, et qu’il s’agit sans cesse ici du lien entre la parole et l’existence : Qu’y a-t-il derrière les mots ? Quel est leur pouvoir, leur vérité ? L’Enfant d’Outrebref et L’Enfant Traversant sont définis dans le programme : anti-personnes ; Le Vieillard Carnatif est un veilleur ; Jean Singulier, un solitaire ; La Figure Pauvre, une travailleuse ; L’Illogicien, un musicien ; Le Prophète, une femme de Suresnes ; et Sosie, bien sûr, un double [6].
6Où est la source de cette parole dé-chaînée (délivrée de ses chaînes logiques), jubilatoire, archaïque, plus près de Rabelais que de Jarry ? Elle se défait, se refait, se métamorphose et nous agresse à chaque instant, dans ses monologues hallucinés, poursuivis par un Sens qui leur échappe et pourtant les guide à coups d’éclairs avec une précision inouïe. Novarina, dont la main va plus vite que l’esprit (a-t-on dit), a inventé une sorte d’écriture primitive, proliférante, unissant des inconciliables et bouleversant toutes les structures dramatiques. Il manipule les phonèmes avec une liberté insolente, anarchique. Mais, en même temps, il présente son spectacle comme une liturgie : un acte, non une représentation. Il veut montrer que la parole est efficace, et que nous voyons tout par elle, au travers des mots. Il s’inspire aussi du cirque, en perpétuel déséquilibre, puisque le trapéziste (l’acteur) joue sa peau. Il est à la croisée de tous les regards, et chaque spectateur voit d’un point de vue différent, selon une perspective originale. D’où, en même temps, l’extrême fragilité de l’ensemble, comme un château de cartes, rappelant l’art du Nô.
7Mais tout tient par un centre mystérieux, le Je suis, écrit en néon vert sur le haut du mur au fond, et qui fait directement référence à la réponse de Dieu, lorsque Moïse lui demande son nom : « Je suis qui je suis. » Renvoyant également à chacun d’entre nous, à chaque personne dans la salle, présente et dérobée, qui peut reprendre cette parole issue de l’abîme, à Sa ressemblance. Telle est la magnifique ambiguïté du mot « personne ». Cette réalité débordante de mots, vide et innombrable. Toujours tue [7].
8L’espace est furieux, au sens étymologique : « hors de lui ». Il s’agit de sortir, par tous les moyens, de l’intérieur du langage, pour le faire voir en l’écrivant à l’envers. Répliques circulaires, réponses qui tournent en rond, parodie de Descartes, souvenir du sacrifice d’Abraham, chansons perdues, chutes perpétuelles, jeux de bascules, fausses pendaisons, résurrection saluée par le chant – la table des matières résume tout par un repas ! Impossible de « raconter l’histoire » : elle est aussi confuse (en apparence !) qu’une touffe d’herbe dans la prairie, bien qu’une force puissante l’anime à chaque instant, transformant cet espace en une invisible cathédrale de souffles, un buisson ardent qui brûle au cœur de la parole comme un appel, une prière d’elle-même ignorée.
9D’un côté de la scène, au fond, le mur est d’un blanc immaculé ; de l’autre, une immense toile aux couleurs obscures prend, selon les éclairages, la verte profondeur des sapins, tels qu’ils apparaissent pour disparaître dans les montagnes de la nuit. Les personnages parfois entrent à travers une porte ouverte qu’ils transportent avec eux, se pendent ou se balancent à un rayon, discutent (toujours de face, comme les figures de Ravenne) sur le rapport des mots et des idées, sur les syllabes, les lettres, les sons, sur ce qui les divise et les rassemble, sur la joie de la matière qui est trop grande, trébuchent avec légèreté sur les pierres ou les pensées, transforment leurs corps en paroles. « Je veux sauver des têtes humaines, et dire à toutes les matières qu’elles sont folles », lance la Figure pauvre.
10Le visage du Vieillard Carnatif sort du trou du souffleur et commente ce qui se passe, ce qui passe, ceux qui passent, avec un humour incisif plein de sagesse, une sagesse qu’on pourrait dire vibratoire et parfois inquiétante. « Prends patience, la vie n’a pas l’temps. » Chaque scène est inattendue, comme les apparitions de personnages, leurs paroles, leurs gestes qui ne suivent pas un ordre logique (souvenez-vous que l’Illogicien se nomme musicien, et donc que les notes peuvent être aussi attendues). Quand Sosie apparaît, suivi de la Figure Pauvre, ils cherchent tous deux à localiser l’instant présent. Et plus tard Sosie invente un Psaume 151 dérisoire, qui finalement se transformera en gloire : « Libère-nous vite, Seigneur, de la mort que nous avons inventée ! » Chaque personnage est à l’intérieur de ce qu’il dit, il ne joue pas une histoire. Il est comme un enfant perdu dans la forêt ; il cherche à trouver, à retrouver son chemin. Le spectateur aussi. Mais la parole en lui murmure : tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé !
11L’Ouvrier du Drame apporte les objets qui étonnent, font rire ou font peur. Jean Singulier déploie le lien charnel qui unit l’acteur au texte, son chatoiement somptueux, rabelaisien, sa diction très lente ou d’une vitesse folle, sans cesse en équilibre sur le fil. Sosie, lui, sent la richesse de la langue se déverser hors de lui comme d’une corne d’abondance qui nomme toutes les choses de la terre, en les mélangeant dans une sorte de ratatouille devenue potion magique, mais dont le sacré n’est jamais loin, même lorsqu’il n’en parle qu’à mi-voix. Ainsi la mort, et Celui qui la renverse par la prière. Celui qui est derrière ce Je suis se lit sur chaque visage, parle dans nos paroles, notre absence à nous-même, dans ce vide au cœur du langage, au cœur de notre être où « la prière attend ». Elle appelle en disant : Viens. « C’est notre venue que nous lui rendons. » Car il appelle par le même mot. « Si je n’étais pas, Je suis ne pourrait dire qu’il est », affirme le Prophète (par la voix magnifique de Christine Fersen), reprenant Angelus Silesius. Un homme ne meurt pas, il s’éclipse. Il tombe, se relève. La mort ne le supprime pas, elle le suspend. Et il danse, car « la mort n’est pas vraie », conclut l’Ouvrier du Drame au terme du spectacle. Mais lorsque, auparavant, le Prophète demande à Je suis comment lui-même s’appelle, il s’entend répondre : « Ton nom ? Joie sans nom. »
12Il s’agit bien ici d’un autre théâtre.
13Jean Mambrino
Notes
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[1]
Albert Camus : « L’homme peut-il à lui seul créer ses propres valeurs ? C’est tout le problème. […] Il n’y a pas d’autre objection à l’attitude totalitaire que l’objection religieuse ou morale. […] Si l’homme échoue à concilier la justice et la liberté, alors il échoue à tout », dans Carnets (janvier 1942-mars 1951), Gallimard, 1964 (p. 123, 127, 153).
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[2]
Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, p. 16 et 24.
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[3]
Commencée en 1938, la pièce fut publiée en 1944 et créée en 1945 au théâtre Hébertot avec Gérard Philipe dans le rôle de Caligula et Michel Bouquet dans le rôle de Scipion. Elle fut bien accueillie par la critique autant que par le public qui apprécia particulièrement la causticité de Camus.
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[4]
Albert Camus, dans la préface à l’édition américaine de son théâtre (1957).
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[5]
Avec Christine Fersen, Catherine Salviat, Gérard Giroudon, Véronique Vella, Alexandre Pavloff, Daniel Znyk, François Chattot, Richard Pierre, Christian Paccoud, Matthieu Dalle, tous d’une faconde prodigieuse dans leur exercice de mémoire.
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[6]
La liste des musiques interprétées n’est pas moins déroutante, bien que riche pour l’imaginaire : Les Nombres, Perdition, Air du Temps, Triple pas, Coup dur, La Dormition de Polichinelle, Aubade, Air du Vocabulaire, Chanson Tabou, Psaume 151, sans parler de la liste des Danses exécutées…
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[7]
Novarina ne craint pas, à propos de son spectacle, d’évoquer Maître Eckhart commentant la réponse faite à Moïse et la rapprochant de la cécité de saint Paul sur le chemin de Damas : « Lorsqu’il ne vit rien, il vit Dieu, selon le mot de saint Augustin, car avoir vu Dieu, saint Augustin appelle cela un néant. »