Notes
-
[1]
J. Penoukou, Eglises d’Afrique : propositions pour l’avenir, Karthala, 1984, p. 43.
-
[2]
Ibidem.
-
[3]
Jean Paul II, Exhortation postsynodale Ecclesia in Africa, 1995, n° 59.
-
[4]
M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 39.
-
[5]
Notons cependant que cette approche évolutionniste n’était pas une création du christianisme missionnaire. Elle lui venait de l’anthropologie qui, au xixe siècle, en était encore à ses débuts comme discipline scientifique. Selon cet évolutionnisme unilinéaire : « L’indigène des sociétés extra-européennes n’est plus le sauvage cher au xviiie siècle, il est devenu le primitif, c’est-à-dire l’ancêtre du civilisé, appelé à rejoindre ce dernier. La colonisation y veillera. » F. Laplantine, L’Anthropologie, Payot, 2001, p. 61.
-
[6]
M. Hebga, Dépassements, Présence Africaine, 1977, p. 58.
-
[7]
Termes qui reviennent souvent dans la littérature sur l’inculturation en Afrique.
-
[8]
R. Jaouen, L’Eucharistie du mil. Langage d’un peuple, expressions de la foi, Khartala, 1995, p. 6.
-
[9]
Ibidem, p. 44.
-
[10]
Ibidem, p. 7. – « Sous son aspect le plus concret, le problème est simple : quels sont les éléments matériels qu’il importe d’employer dans la célébration de l’Eucharistie chez les Giziga et autres peuples appartenant à la civilisation du mil ? La réponse est également simple : si, comme le dit le Christ dans l’Evangile de Jean, “mon corps est une vraie nourriture et mon sang une vraie boisson” (Jn 6, 55) et que, d’autre part, la “vraie” nourriture des Giziga est la boule de mil et la “vraie” boisson la bière de mil, il devrait s’ensuivre que ce critère de vérité exige la traduction du pain et du vin des cultures méditerranéennes en nourriture et boisson des cultures africaines qui utilisent le mil comme nourriture et boisson de base et comme élément symbolique fondamental dans leur religion. » Ibidem, p. 6.
-
[11]
T. Tchibangu, « The task and method of theology in Africa », in J. Parratt, A reader in African Christian Theology, London, SPCK, 1987, p. 33 ; voir aussi L. Magesa, African Religion : the moral traditions of abundant life, New York, Orbis Books, 1997.
-
[12]
Les théologiens africains étant tous des produits des écoles de théologie et de philosophie occidentales, ils sont, de surcroît, plus occidentalisés que la plupart des Africains.
-
[13]
M. Hebga, « Aspects de la contextualisation de l’Eglise universelle en Afrique », dans Ein Glaube in vielen Kulturen : theologische und soziopastorale Perspektiven für ein neues Miteinander von Kirche und Gesellschaft in der einen Welt, Frankfurt, Ikoverlag, 1996, p. 101.
-
[14]
Jean Benoist, Anthropologie médicale en société créole, PUF, 1993, p. 15.
-
[15]
Cf. C. Stewart & R. Shaw, (eds.), Syncretism/ Anti-syncretism : the politics of religious synthesis, London and New York, Routledge, 1994 ; voir aussi V. Neckebrouck, Paradoxes de l’inculturation, Leuven, Leuven University Press, 1994, p. 88-90.
-
[16]
J. M. Ela, Ma foi d’Africain, Karthala, 1985, p. 207.
1Dans un livre publié en 1984, le théologien béninois Julien Pénoukou, à la suite de nombreux autres théologiens africains, soulignait l’urgence de la tâche de l’inculturation du christianisme en Afrique en ces termes :
Le seul et grave problème qui se pose à nos Eglises africaines est celui de l’inculturation de la foi chrétienne. Nos Eglises d’Afrique seront africaines ou ne seront pas. C’est là l’enjeu véritable de l’avenir du christianisme chez nous [1].
Inculturer la foi signifie insérer le message chrétien dans une culture, y adhérer avec ses modes de penser, d’agir, de vivre ; avec ce qu’on est et aspire à être. Il s’agit en l’occurrence d’une volonté et d’un effort concret pour évangéliser nos traditions, convertir nos mentalités ; bref, pour purifier et mûrir toute notre culture au regard de la bonne nouvelle de salut apportée par Jésus-Christ [2].
3Toujours au sujet de l’urgence de l’inculturation de la foi chrétienne en Afrique, on lit ceci dans Ecclesia in Africa (1995) :
L’inculturation comprend une double dimension : d’une part « une intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme » et, d’autre part, « l’enracinement du christianisme dans les diverses cultures ». Le synode considère l’inculturation comme une priorité et une urgence dans la vie des Eglises particulières pour un enracinement réel de l’Evangile en Afrique, « une exigence de l’évangélisation », « cheminement vers une pleine évangélisation », l’un des enjeux majeurs pour l’Eglise dans le continent à l’approche du troisième millénaire [3].
5La théologie de l’inculturation est en effet le courant dominant du discours théologique africain contemporain. Mais il convient de signaler le contraste qui existe bel et bien entre l’abondance de la théorie sur le sujet en Afrique et la rareté de la pratique sur le terrain pastoral. En Afrique, l’inculturation – du moins celle qui préoccupe les théologiens africains depuis plus de trois décennies – a plus été jusqu’ici un exercice cérébral qu’une pratique pastorale. Car, si la plupart des théologiens africains s’accordent avec le magistère sur la nécessité d’inculturer, beaucoup ne savent comment s’y prendre. Ici, la bonne volonté bute sur des questions de fond, dont celle qui me préoccupe : insérer quel christianisme dans quelle(s) culture(s) africaine(s) ? M’appuyant sur quelques acquis de l’anthropologie contemporaine, j’aborde, dans les lignes qui suivent, le problème de la tentation essentialiste à laquelle bien peu de théologiens africains résistent quand ils se penchent sur cette question. Je soutiens en effet que, pour bien saisir la spécificité de la problématique de l’inculturation en Afrique contemporaine, il convient de l’inscrire dans la mouvance des mouvements de renaissance culturelle qui ont marqué les premières décennies de l’Afrique postcoloniale. Cette inscription permet de mieux comprendre pourquoi le discours de l’inculturation en Afrique est si sclérosé par l’essentialisme culturel.
L’inculturation comme problématique postcoloniale
6Selon Michel Foucault, toute pratique discursive est un « événement » historique et peut faire l’objet d’une archéologie : « La description des événements du discours, écrit-il, pose une tout autre question : comment se fait-il que tel énoncé soit apparu et nul autre à sa place [4] ? » Pourquoi le discours de l’inculturation est-il apparu et nul autre à sa place ? Comment le discours de l’inculturation en est-il venu à s’imposer comme un impératif en Afrique postcoloniale ? Derrière ce concept, se trouvent évidemment les dilemmes identitaires nés de l’implantation, à partir du xixe siècle, du christianisme en Afrique coloniale par les missionnaires occidentaux.
7Quand les missionnaires arrivent en Afrique subsaharienne au xixe siècle, c’est bien dans le cadre de la mission civilisatrice à laquelle participe aussi l’appareil colonial. Il s’agit pour eux, dans cette entreprise aux prétentions humanitaires, de délivrer les Noirs de l’emprise de l’ignorance, des maladies, des croyances superstitieuses et des pratiques démoniaques. C’est pour cela que les missionnaires ne se contentèrent pas de construire des églises et de distribuer les sacrements. Ils créèrent aussi des écoles et des dispensaires. A travers chaque missionnaire, c’est la lumière de la civilisation occidentale qui brillait dans les ténèbres de la primitivité africaine. Cette manière de souligner la distance entre le Noir « primitif » et le Blanc « civilisé » s’inscrivait dans une lecture évolutionniste de l’histoire de l’humanité [5]. Le christianisme étant la religion du civilisé, les évolutionnistes ne pouvaient que la juger supérieure aux religions traditionnelles africaines. Dans cette atmosphère, la plupart des premiers missionnaires occidentaux menèrent une guerre sans merci contre les cultures et les traditions africaines. L’évangélisation, pour eux, consistait à substituer la lumière de la foi chrétienne aux dites ténèbres des traditions africaines. En d’autres termes, l’Afrique, selon eux, n’avait rien à offrir au christianisme.
8Les premières générations d’intellectuels africains ne tardèrent pas à dénoncer cette violence symbolique du christianisme missionnaire à l’égard des traditions africaines. La décolonisation de l’Afrique à partir de la fin des années 1950, sous l’impulsion des mouvements nationalistes, n’était rien d’autre que le résultat d’une insurrection contre l’impérialisme colonial, y compris l’impérialisme culturel. L’Afrique postcoloniale se trouva tout de suite confrontée à un certain nombre de dilemmes identitaires – l’un d’entre eux étant, bien sûr, l’appropriation du christianisme comme héritage colonial. L’écrivain congolais Vincent Mudimbe définit la postcolonialité africaine en termes de « marginalité ». Celle-ci est comprise comme cet espace intermédiaire, mal défini d’ailleurs, entre les traditions africaines et la modernité coloniale. Cette marginalité, loin de rassurer le sujet postcolonial, entretient une tension angoissante entre, d’une part, une modernité qui n’est souvent qu’une illusion du développement et, d’autre part, des traditions africaines dont on n’a que des bribes. Sur fond de cette confusion postcoloniale, l’émergence du discours religieux de l’inculturation participe de l’effort des chrétiens africains pour trouver une solution aux ambiguïtés identitaires nées de la rencontre entre l’Afrique et l’Occident. Comment s’approprier le christianisme missionnaire sans nécessairement légitimer l’imagination occidentale de l’Afrique au xixe siècle ? Ces préoccupations sont au cœur du discours réclamant l’avènement d’un christianisme « authentiquement » africain. Le philosophe et théologien camerounais Meinrad Hebga précise la portée de ce discours en ces termes :
Il n’y a pas qu’un nationalisme malsain dans notre effort pour inculturer le christianisme en Afrique. A une époque où les notions d’authenticité, de dignité et autres idéologies influentes s’imposent à la conscience africaine, nos Eglises d’Afrique ne peuvent se contenter d’exhiber fièrement l’attestation « Certifié conforme » délivrée par nos Eglises-mères d’Europe ou d’Amérique. Elles doivent présenter une carte d’identité chrétienne africaine [6].
10L’on voit bien que l’inculturation comme discours postcolonial vise la production d’une identité chrétienne authentiquement africaine. Il s’agit ici de concilier la « catholicité » de la foi chrétienne et la « particularité » des cultures africaines. Tâche herculéenne, il faut l’avouer ! D’ailleurs, la teneur essentialiste de termes tels que « identité », « authenticité », « africain », « chrétien [7] », peut-elle faire justice à l’historicité des cultures africaines comme à celle du christianisme ? Quand les théologiens parlent de la nécessité de faire advenir un christianisme authentiquement africain, qu’entendent-ils par « authentiquement africain » dans une Afrique postcoloniale prise, comme les autres cultures du monde, dans les mailles des réseaux de la mondialisation ?
La tentation essentialiste : une illustration
11La question de l’inculturation des espèces eucharistiques en Afrique a été abordée par bon nombre de théologiens. L’Eglise catholique enseigne que toute eucharistie doit être célébrée avec du vin de raisin et du pain de blé (sans levain). La question généralement soulevée par les avocats de l’inculturation des espèces eucharistiques est celle de leur charge symbolique dans ces communautés africaines où le vin de raisin et le pain de blé ne sont que des produits d’importation. Ils suggèrent alors, pour la plupart, que ces produits d’importation soient remplacés dans ces communautés par des produits locaux analogues. Cela éviterait non seulement l’aliénation symbolique, mais aussi la dépendance économique. Par exemple, dans son livre L’Eucharistie du mil, le missiologue et anthropologue René Jaouen, qui a travaillé pendant plus de trois décennies parmi les Giziga du nord du Cameroun, utilise les ressources de l’anthropologie symbolique pour plaider en faveur de l’inculturation des espèces eucharistiques. Je me permets ici de résumer en quelques lignes sa longue et dense argumentation, au risque de la tronquer. D’entrée de jeu, il formule sa problématique comme suit :
Comment l’Eucharistie, « centre et sommet » de la vie chrétienne, vient-elle à la rencontre d’un groupe d’hommes qui pratiquent la culture et la religion du mil en Afrique subsaharienne ? De manière plus précise, comment le Giziga, une ethnie du Nord-Cameroun, peuvent-ils passer de la religion traditionnelle (Kuli ngi daw, la force sacrée du mil) à la célébration chrétienne de l’Eucharistie, de telle sorte que ce qu’il y a de meilleur dans leur culture et leur religion soit assumé et transfiguré par le Christ [8] ?
13Jaouen part d’un examen minutieux de la symbolique du mil dans les mythes et rituels giziga pour soutenir que, chez ces derniers, le mil est la vie. Ces rites témoignent du caractère sacré et de la personnification du mil : selon les circonstances, on lui parle, on l’écoute, on le console, on le rassure, on l’encourage, on le supplie. Il est leur « sacrement » primordial, le moyen privilégié de communion avec le sacré : « Chez les Giziga, écrit Jaouen, ce n’est pas seulement le code culinaire, mais tout le monde du mil, sa culture et sa religion, qui sert de médiation symbolique pour rendre compte de la totalité de la vie humaine [9]. » Considérant cette charge symbolique du mil chez les Giziga, considérant les arguments théologiques souvent avancés pour s’opposer au changement des espèces eucharistiques, Jaouen estime que l’imposition du vin de raisin et du pain de blé à une communauté comme celle des Giziga est tout simplement « l’indice d’une aliénation culturelle et religieuse [10] ».
14Je rappelle que je ne reprends ici le point de vue de Jaouen qu’à titre illustratif. Je laisse aux théologiens le soin de juger de la valeur de ses arguments. Pour ma part, je m’intéresse davantage à la portée d’une telle démarche pour l’historicité des sociétés africaines contemporaines. Quand les anthropologues décrivent une culture, il y a toujours le risque de la figer, de substantialiser ou de réifier des phénomènes par essence dynamiques. On peut supposer qu’avant l’arrivée des missionnaires, les Giziga ne vivaient pas en vase clos. On peut supposer que dans leur histoire ils ont déjà eu à domestiquer des symboles étrangers. Toutes les cultures humaines sont historiques et dynamiques en ce sens qu’elles sont capables d’absorber du nouveau et de le digérer. Dans cette perspective, je ne vois pas en principe pourquoi, à la longue, le pain de blé et le vin de raisin ne pourraient pas faire partie du patrimoine culturel giziga. En effet, suite à l’entreprise coloniale, ces produits occidentaux sont devenus partie intégrante du régime alimentaire de nombre d’Africains, surtout dans les milieux urbains. Si le problème est celui de l’imposition, je suis bien évidemment sensible aux préoccupations de Jaouen, étant donné l’histoire des rapports asymétriques entre l’Afrique et l’Occident. Je tiens simplement à souligner qu’une approche essentialiste des cultures africaines n’est pas de nature à faire justice à leur historicité, à leur aptitude à gérer les contacts culturels.
15Qu’est-ce qui fait l’africanité de l’Afrique ? Existe-t-il une « essence » commune à toutes les cultures africaines malgré leur diversité ? Ces questions ont préoccupé la génération d’intellectuels africains (y compris, bien sûr, les théologiens) d’après les indépendances. Et, généralement, quand ces derniers envisagent l’inculturation comme dialogue entre la foi chrétienne et les valeurs culturelles africaines, ils présupposent une certaine essence de l’africanité. Par exemple, des théologiens congolais comme Vincent Mulago et Tharcisse Tchibangu [11] ont tenté de définir l’africanité par des éléments plus ou moins précis, dont les suivants : a) le culte des ancêtres ; b) la croyance en l’existence et au pouvoir des forces invisibles qui influencent la vie des vivants ; c) une philosophie existentielle centrée sur la vie ; d) un sens aigu de la solidarité entre les humains et avec la nature. Il est évident qu’une telle approche présuppose l’unité culturelle de l’Afrique. Il est aussi évident que les éléments énumérés ci-dessus subsistent dans plusieurs cultures africaines. Mais le problème est que ces traits culturels n’ont survécu que sous forme de bribes dont l’authenticité est douteuse, étant donné l’impact de la colonisation et des processus actuels de la mondialisation sur les cultures africaines. Pour ne prendre que le cas du culte des ancêtres, que dire de ces masses de jeunes Africains qui n’en savent absolument rien et qui n’en ont jamais eu l’expérience ? Sont-ils pour cela moins africains ? Je crois qu’il est temps que l’on prenne au sérieux la créolité culturelle de l’Afrique postcoloniale. Une inculturation insuffisamment discernée mettrait davantage mal à l’aise dans nos Eglises cette jeunesse africaine en quête d’une issue dans les labyrinthes de la mondialisation culturelle. Les théologiens ont certes le droit d’imaginer et d’innover, mais pour qui ?
Formes culturelles de la foi chrétienne
16J’ai déjà souligné le fait que l’inculturation s’inscrit, comme bien d’autres mouvements culturels de l’Afrique postcoloniale, dans l’optique de la reconquête d’une dignité humaine bafouée par les forces coloniales, y compris le christianisme missionnaire. C’est une foi chrétienne déjà inscrite dans les cultures occidentales que les missionnaires ont transmise aux Africains. Et sans doute ne pouvait-il en être autrement à cette période initiale de l’évangélisation de l’Afrique. C’est surtout contre la diabolisation des cultures africaines que la première génération de théologiens africains s’est insurgée en dénonçant l’imposition aux Africains de la culture occidentale au nom de l’Evangile. Dans cette mouvance, certains de ces théologiens ont commis l’erreur de penser que l’inculturation pouvait se comprendre comme le processus de dépouillement de la foi chrétienne de son enveloppe occidentale avant son insertion dans les cultures africaines. Mais on peut tenir pour une illusion de croire à la possibilité d’une telle chirurgie culturelle, d’autant que les langues de travail des théologiens africains sont encore le français ou l’anglais. Société, culture et langage sont des réalités intimement liées, et il est naïf de penser que l’on peut utiliser le français et l’anglais pour parler de l’Afrique tout en évitant le prisme de la culture occidentale [12].
17Par ailleurs, toute religion fait toujours corps avec une culture donnée. Et il en est de même du christianisme. Dans le Nouveau Testament, la forme culturelle de l’Evangile est bien la culture juive qui, elle-même, est le produit d’une longue histoire d’acculturation. Il est par conséquent erroné de penser qu’un peuple puisse recevoir le message évangélique sans en même temps subir l’influence de la culture juive. Bien évidemment, au contact des cultures occidentales, le christianisme s’est enrichi de nouvelles formes culturelles. Et c’est tout cet ensemble que les premiers missionnaires occidentaux ont transmis aux Africains, en excluant, malheureusement, la possibilité pour les formes culturelles africaines d’enrichir à leur tour le christianisme ; même s’il convient de signaler, comme le fait Hebga, qu’en utilisant les langues africaines pour faire passer leur message, les premiers missionnaires ne pouvaient échapper à l’impératif de traduction culturelle qui est au cœur de la question de l’inculturation. En d’autres termes, « bon gré mal gré, [ils] pratiquèrent une certaine inculturation africaine du message évangélique [13] » en traduisant les catéchismes et la Bible en langues africaines. C’est donc un fait que les Africains ont reçu un christianisme déjà moulé dans plusieurs cultures, et il ne pouvait en être autrement. Car il s’agit là d’une nécessité d’ordre anthropologique. Aujourd’hui, par le biais de l’inculturation, les Africains veulent eux aussi enrichir le christianisme en puisant dans leurs cultures. C’est légitime ! A condition d’éviter certains pièges.
18Premièrement, pour sortir du piège de l’essentialisme, il faut éviter absolument de réduire la culture africaine aux survivances du passé, comme si la vraie Afrique n’était que celle des ancêtres. L’inculturation devrait concerner les cultures africaines telles qu’elles se présentent aujourd’hui. Si l’on inculture aussi pour ces jeunes générations d’Africains séduits plutôt par l’Occident, alors il faut tenir compte de leurs cultures. Car c’est là que le Christ vient à leur rencontre. Les cultures africaines d’aujourd’hui sont hybrides et génèrent des identités hybrides. Certains auteurs ont eu à souligner l’aptitude du sujet postcolonial africain non seulement à concilier plusieurs identités, mais aussi à les recycler constamment à des fins pragmatiques, surtout quand il faut faire face à l’impératif de survie. Et qui dit identités multiples dit pluralité et chevauchement. Il ne faut pas nécessairement voir dans cette hybridité une dégénération. L’Afrique d’aujourd’hui, avec ses contradictions, est tout aussi authentique. Cette hybridité est le sort de la plupart des cultures humaines actuellement, car il n’existe pas de culture pure, « authentique ». L’anthropologue français Jean Benoist voit même dans la créolité « le prototype du monde à venir [14] ». Et il n’est pas le seul à penser ainsi parmi les théoriciens de la mondialisation culturelle.
19Deuxièmement, il faut renoncer à envisager l’inculturation comme dépouillement du christianisme de son enveloppe occidentale, comme si tout ce qui était occidental était nécessairement mauvais. Comment en est-on venu à penser que les cultures occidentales et africaines ne pouvaient pas s’enrichir mutuellement ? Dénoncer l’impérialisme culturel de l’Occident en Afrique est une chose, mais penser que l’Afrique n’a rien à apprendre de l’Occident est une erreur. L’inculturation en Afrique ne peut se comprendre que comme l’enrichissement dans les cultures africaines actuelles d’un christianisme déjà moulé dans les cultures juives et occidentales. On aboutit nécessairement à « un bouillon de culture » autour du message du Christ adressé à toute l’humanité. Qu’en est-il des enjeux politiques de l’inculturation ?
Savoir et pouvoir : qui inculture et pour qui ?
20L’inculturation en Afrique reste un débat élitiste, une affaire cléricale. Le clergé produit, les laïcs consomment. En lisant le livre de Jaouen, mentionné ci-dessus, on peut se demander dans quelle mesure ses préoccupations au sujet de l’inculturation des espèces eucharistiques étaient aussi celles des Giziga. Le danger, ici, est bien celui du paternalisme intellectuel. C’est un fait que dans les Eglises africaines, le clergé pense souvent pour les chrétiens et rarement avec eux. Il y a évidemment ici un lien étroit entre, d’une part, le savoir théologique accessible à la minorité des membres du clergé et, d’autre part, le pouvoir de prendre la parole sur des questions comme celle de l’inculturation. Savoir et pouvoir ! Très peu de laïcs, surtout en Afrique francophone, font des études poussées de théologie. D’abord, parce que celle-ci est surtout enseignée dans les séminaires ; ensuite, parce qu’avec une formation en théologie les débouchés professionnels en Afrique sont très limités. Par ailleurs, le sacerdoce ministériel étant exclusivement une affaire masculine, il y a très peu de chances que la perspective de Jaouen influence les débats sur l’inculturation en Afrique. On voit bien ici comment un monopole en entraîne beaucoup d’autres dans le catholicisme africain : le monopole du savoir théologique par le clergé engendre le monopole de l’interprétation doctrinale, qui va de pair avec le monopole du pouvoir religieux. La conséquence immédiate est l’exclusion de fait de la majorité des chrétiens africains des débats qui pourtant les concernent. Dans une telle situation, on se saurait s’étonner que des laïcs soient indifférents à la problématique de l’inculturation en Afrique. Ils ne comprennent ni les tenants ni les aboutissants de certains des bricolages opérés par les théologiens. Je ne suggère en aucun cas que les chrétiens africains sont passifs ; ils savent, eux aussi, bricoler, mais à leur manière, surtout quand ils sont acculés à la souffrance et aux malheurs. C’est ce que certains anthropologues ont appelé inculturation from below, pour bien la distinguer de inculturation from above [15], celle qui nous préoccupe dans cet article. Si l’inculturation conduite par les théologiens échappe tant à l’influence des laïcs, c’est aussi parce qu’elle met en jeu la question délicate de l’orthodoxie. Or l’orthodoxie est aussi un concept politique.
21Pour qui l’inculturation est-elle vraiment une urgence en Afrique, actuellement ? Pour les théologiens ou pour les laïcs ? Comment a-t-on pu dissocier la question de l’inculturation de celle de la libération dans un continent comme celui de l’Afrique, où fleurit justement une culture postcoloniale qui favorise le péché social ? On me dira, peut-être, que celle-là n’est pas « authentiquement africaine ». Les bricolages folkloriques auxquels on assiste dans certains diocèses africains au nom de l’inculturation donnent effectivement l’impression que la question de la culture en Afrique est dissociable des mutations socio-politiques et économiques qui affectent ce continent. Quelle naïveté ! Le théologien et sociologue camerounais Jean Marc Ela avait pourtant déjà mis en garde ses collègues contre le danger d’une telle dissociation :
Si les drames, les déchirements internes et les défis d’aujourd’hui constituent le terrain d’éclosion d’une culture qui naît de la lutte que mène un peuple pour retrouver sa mémoire et reconquérir sa dignité, il nous faut réinsérer les rapports de la théologie chrétienne avec une culture africaine travaillée par les dynamismes socio-historiques de l’Afrique actuelle [16].
23* * *
24L’inculturation telle qu’elle a été pensée et réalisée jusqu’ici en Afrique reste hantée par le fantôme du paradis perdu de la culture africaine. Il est temps de faire le deuil de cette nostalgie sclérosante. Une inculturation tournée vers les bribes du passé ne serait qu’un cosmétique de surface. Et, dans un tel cul-de-sac idéologique, il ne faut pas s’étonner que la montagne des théories n’accouche, dans la pratique, que d’une souris.
Notes
-
[1]
J. Penoukou, Eglises d’Afrique : propositions pour l’avenir, Karthala, 1984, p. 43.
-
[2]
Ibidem.
-
[3]
Jean Paul II, Exhortation postsynodale Ecclesia in Africa, 1995, n° 59.
-
[4]
M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 39.
-
[5]
Notons cependant que cette approche évolutionniste n’était pas une création du christianisme missionnaire. Elle lui venait de l’anthropologie qui, au xixe siècle, en était encore à ses débuts comme discipline scientifique. Selon cet évolutionnisme unilinéaire : « L’indigène des sociétés extra-européennes n’est plus le sauvage cher au xviiie siècle, il est devenu le primitif, c’est-à-dire l’ancêtre du civilisé, appelé à rejoindre ce dernier. La colonisation y veillera. » F. Laplantine, L’Anthropologie, Payot, 2001, p. 61.
-
[6]
M. Hebga, Dépassements, Présence Africaine, 1977, p. 58.
-
[7]
Termes qui reviennent souvent dans la littérature sur l’inculturation en Afrique.
-
[8]
R. Jaouen, L’Eucharistie du mil. Langage d’un peuple, expressions de la foi, Khartala, 1995, p. 6.
-
[9]
Ibidem, p. 44.
-
[10]
Ibidem, p. 7. – « Sous son aspect le plus concret, le problème est simple : quels sont les éléments matériels qu’il importe d’employer dans la célébration de l’Eucharistie chez les Giziga et autres peuples appartenant à la civilisation du mil ? La réponse est également simple : si, comme le dit le Christ dans l’Evangile de Jean, “mon corps est une vraie nourriture et mon sang une vraie boisson” (Jn 6, 55) et que, d’autre part, la “vraie” nourriture des Giziga est la boule de mil et la “vraie” boisson la bière de mil, il devrait s’ensuivre que ce critère de vérité exige la traduction du pain et du vin des cultures méditerranéennes en nourriture et boisson des cultures africaines qui utilisent le mil comme nourriture et boisson de base et comme élément symbolique fondamental dans leur religion. » Ibidem, p. 6.
-
[11]
T. Tchibangu, « The task and method of theology in Africa », in J. Parratt, A reader in African Christian Theology, London, SPCK, 1987, p. 33 ; voir aussi L. Magesa, African Religion : the moral traditions of abundant life, New York, Orbis Books, 1997.
-
[12]
Les théologiens africains étant tous des produits des écoles de théologie et de philosophie occidentales, ils sont, de surcroît, plus occidentalisés que la plupart des Africains.
-
[13]
M. Hebga, « Aspects de la contextualisation de l’Eglise universelle en Afrique », dans Ein Glaube in vielen Kulturen : theologische und soziopastorale Perspektiven für ein neues Miteinander von Kirche und Gesellschaft in der einen Welt, Frankfurt, Ikoverlag, 1996, p. 101.
-
[14]
Jean Benoist, Anthropologie médicale en société créole, PUF, 1993, p. 15.
-
[15]
Cf. C. Stewart & R. Shaw, (eds.), Syncretism/ Anti-syncretism : the politics of religious synthesis, London and New York, Routledge, 1994 ; voir aussi V. Neckebrouck, Paradoxes de l’inculturation, Leuven, Leuven University Press, 1994, p. 88-90.
-
[16]
J. M. Ela, Ma foi d’Africain, Karthala, 1985, p. 207.