Études 2006/4 Tome 404

Couverture de ETU_044

Article de revue

Une nouvelle démocratie en Indonésie

Pages 441 à 451

Notes

  • [1]
    Les premières explosions à Bali ont eu lieu le 12 octobre 2002, tuant deux cent-deux personnes, des étrangers pour la plupart. Des attaques terroristes semblables se sont produites à l’hôtel Marriot et à l’ambassade d’Australie, tous deux à Jakarta.
  • [2]
    La première pour trois niveaux de parlement central et régional, qui ont constitué, selon des observateurs internationaux, « la plus grande et la plus complexe élection qui ait jamais été organisée en une seule journée », et les deux autres pour choisir le président et le vice-président.
  • [3]
    En français : Mouvement Aceh Libre.
  • [4]
    Cette langue basée sur le malais, avec de légères différences, est aussi la langue officielle de Malaisie et de Brunei Darussalam.
  • [5]
    Les autres principes sont « un humanisme juste et civilisé, l’unité nationale, le gouvernement par le peuple à travers la délibération commune et le consensus, la justice sociale ».
  • [6]
    Trente bombes ont explosé dans et autour des églises des villes de l’Indonésie centrale et occidentale pendant les célébrations de Noël, entraînant dix-sept morts et plus d’une centaine de blessés.
  • [7]
    La première tentative d’installation de la démocratie, dans les année 50, s’est achevée par l’introduction de la « démocratie guidée » de Soekarno.
  • [8]
    Voir Clifford Geertz, The Religion of Java, New York, Free Press, 1961.
  • [9]
    Leur leader le plus important a été Nurcholish Madjid, aujourd’hui décédé, et l’ancien président Abdurrahman Wahid. Il y a aussi le mouvement « Réseau de l’islam libéral » (JIL) de Ulil Abshor-Abdallah ; ce dernier dirige un centre culturel, une librairie et une station de radio, ainsi que JIMM des jeunesses Muhammadiyah. L’islam libéral est bien ancré dans l’université musulmane nationale, alors que les vrais fondamentalistes se trouvent parmi les étudiants des grandes universités laïques nationales.
  • [10]
    Front Pembela Islam.
English version
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1L’année 2005 aura été pour l’Indonésie une annus horibilis. Elle a commencé avec le tsunami du 26 décembre 2004 et s’est achevée, à la veille de la nouvelle année, avec une attaque terroriste sur un marché chrétien de Sulawesi, tuant sept personnes et en blessant plus de cinquante. Un second tremblement de terre gigantesque a frappé l’île de Nias en mars ; on a enregistré des cas de grippe aviaire et de poliomyélite ; le prix de l’essence a augmenté d’environ 120 % ; et l’inflation courante a dépassé les 17 %. Pendant ce temps, les tensions religieuses ont atteint de nouveaux sommets : les foules s’en sont prises aux institutions de la secte hétérodoxe Ahmadiah, ce qui a valu la fermeture provisoire des églises. En septembre, des attaques-suicides de musulmans ont frappé de nouveau à Bali [1].

2Les signes encourageants n’ont pourtant pas manqué. En 2004, l’Indonésie a organisé avec succès trois séries d’élections générales [2] qui ont abouti au choix d’un gouvernement pouvant compter sur une large assise populaire et le soutien du Parlement. En dépit des menaces terroristes et des provocations répétées, la sécurité s’est améliorée. Les tensions religieuses ont suscité des rapprochements entre les diverses communautés. L’événement le plus important a probablement été indirectement influencé par le tsunami : le gouvernement indonésien et le GAM (Gerakan Aceh Merdeka) [3] sont parvenus à un accord sur la fin de la guerre d’Aceh, qui durait depuis plus de vingt ans.

3Où va l’Indonésie ? Le tableau est contrasté. Je me concentrerai sur cinq points critiques : la stabilisation de la vie démocratique et la situation des droits de l’homme, la revitalisation de l’économie, la question de la sécurité dans une atmosphère générale de violence qui suppose que l’état de droit soit restauré et la corruption contrôlée ; j’ajouterai, enfin, quelques remarques sur le développement de l’islam indonésien.

Quelques données de base

4Commençons par quelques données utiles au lecteur européen, si éloigné de la réalité qui est la nôtre. L’Indonésie s’étend sur 5 500 km de l’extrême nord-ouest de Sumatra (Aceh) à la frontière avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée ; et sur 1 500 km des Philippines à l’océan Indien. Sur le millier d’îles qu’elle compte, vivent plus de 220 millions d’habitants en croissance de 1,8 % par an ; 62 % des Indonésiens vivent à Java où la densité de la population avoisine les 1 000 personnes au km2. Le pays compte au moins 400 langues différentes, la plupart appartenant au groupe australo-malais qui inclut les langues des Philippines et de Madagascar ; 42 % des Indonésiens sont javanais et parlent la langue du centre et de l’est de Java. Les 6 millions de Malais qui vivaient sur les côtes de Sumatra et de Kalimantan (Bornéo) ont donné leur langue à l’Indonésie [4].

5Selon le chiffre généralement avancé, 85 % de la population seraient composés des musulmans sunnites, ce qui ferait de l’Indonésie le pays le plus peuplé de musulmans. Environ 10 % des Indonésiens sont chrétiens, dont un tiers catholique ; 1,5 % sont hindous, originaires de l’île de Bali ; les derniers 3,5 % sont de religion indigène ou bouddhiste, ou adhèrent à des « religions chinoises ». L’islam est entré en Indonésie par des marchands qui venaient du Gujarat et de Chine. Il a commencé à s’étendre lentement à partir d’Aceh au xiie siècle. Java a été islamisé entre le xve et le xviie siècle.

6La plus grande partie des chrétiens sont des Indonésiens qui n’ont jamais été islamisés : ce sont les Dayaks de Bornéo, les Bataks du nord de Sumatra ; les Minahasa, les Toraja et d’autres ethnies de Sulawesi, parmi les nombreux groupes des Moluques et des habitants des îles de Florès, Timor et Papouasie. Une partie importante des Chinois indonésiens est également chrétienne. Plus d’un million de chrétiens sont javanais. La plupart des protestants sont calvinistes, mais la communauté évangélique progresse en nombre.

7L’Indonésie, qui a proclamé son indépendance en 1945, est fondée sur les cinq principes du Pancasila, dont le premier est « la croyance en un dieu [5] ». Le Pancasila implique qu’il n’y a pas de discrimination constitutionnelle ou légale pour motifs religieux. Les libertés de religion et de culte sont inscrites dans la Constitution. La volonté de la communauté musulmane de ne pas demander un statut spécifique pour l’islam a eu une importance décisive pour la stabilisation de l’unité indonésienne.

8La liberté religieuse est toujours en vigueur en Indonésie. Les chrétiens, les hindous et les bouddhistes se trouvent dans toutes les couches et professions de la société indonésienne : dans le personnel politique, chez les militaires, dans les universités, dans la vie culturelle et économique de l’Indonésie. Mais il leur faut affronter la tourmente. Dans les quinze dernières années, des attaques d’églises chrétiennes se sont multipliées et il devient de plus en plus difficile de construire des églises. Les tensions se multiplient. Pendant les dernières années du régime Soeharto, des conflits locaux n’ont cessé d’éclater de tous côtés. Après la crise financière de 1997, des boutiques chinoises ont été attaquées à Java. En 1997, une véritable guerre a éclaté à Bornéo entre indigènes dayaks chrétiens et musulmans malais d’un côté, et migrants musulmans du Madura de l’autre. Le massacre fit plus de 1 000 victimes. Des événements encore plus sanglants se sont produits dans le centre de Bornéo en 2001.

Après la chute de Soeharto

9La violence a toujours fait partie de l’Indonésie. Pendant la présidence Soeharto, de brutales violations des droits de l’homme ont eu lieu, notamment dans des régions périphériques comme Aceh, la Papouasie ou Timor. Dans la vie courante, la violence est le plus souvent invisible. Mais dans le subconscient de la plupart des Indonésiens subsiste, profondément enfouie, la mémoire des terribles assassinats « communistes » après l’échec du coup d’Etat d’octobre 1965 (où environ 500 000 personnes ont été tuées ; des milliers de civils avaient déjà été assassinés en 1948 lors d’une précédente révolte communiste).

10La chute de Soeharto en mai 1998 a été suivie de deux jours de révolte violente, contre les Chinois d’abord. Rien qu’à Jakarta, 1 300 personnes ont été tuées, la plupart dans des pillages ou incendies de centres commerciaux. Plus de cent femmes chinoises ont été violées et plus de 4 000 bâtiments détruits. Mais la chute de Soeharto a surtout été le résultat d’une crise financière qui a frappé l’Asie du Sud en 1997 : la roupie indonésienne avait perdu 75 % de sa valeur et le nombre de pauvres était passé de 12 à 60 % de la population.

11Le successeur de Soeharto, Baharuddin Habibie, a ouvert les portes à la démocratie. La liberté de la presse a été rétablie et plus de cent partis politiques ont été enregistrés. La Constitution de 1945 a été revue et a établi un code complet des droits de l’homme. En 1999, sans le moindre problème, l’Indonésie tenait des élections générales libres, pour la seconde fois seulement de son histoire.

12Mais, en même temps, des violences éclataient à travers tout le pays. Les étudiants organisèrent presque quotidiennement des manifestations qui furent parfois réprimées dans le sang. On a vu les élèves des écoles secondaires de Jakarta se faire la guerre (entre 1996 et 2002, environ soixante garçons ont été tués dans ces combats de rue). Les paysans ont ressorti des revendications vieilles de plusieurs décennies et ont envahi les plantations sur des milliers d’hectares. Une législation donnant à la va-vite une « autonomie aux régions » a provoqué un véritable chaos administratif, et réveillé d’anciennes tensions locales. Les extrémistes islamiques sont sortis de leurs cachettes. Utilisant l’ouverture démocratique pour faire campagne en faveur de l’introduction de la charia, ils ont attaqué verbalement les chrétiens. Des bombes ont explosé à Noël 2000 [6]. Après une brève interruption, la guerre d’Aceh a repris. En Papouasie, (extrémité-est de l’Indonésie), les tensions s’exaspèrent entre les militaires et les Papous. Au début de 1999, une guerre civile éclate entre chrétiens et musulmans dans deux zones de l’Est indonésien, dévastant une partie des Moluques et le centre de Sulawesi, faisant près de 8 000 morts et chassant des centaines de milliers de réfugiés dont beaucoup n’ont pas encore pu rentrer chez eux. Ces heurts se sont achevés en 2002. Mais, bien que les chrétiens et les musulmans communiquent de nouveau les uns avec les autres, des attaques persistent, la plupart contre les chrétiens. Durant cette année 2002, l’Indonésie n’a pas été épargnée par le climat de terreur internationale.

13Sept ans après la chute de Soeharto, des signes permettent de croire que le pire est passé. Deux élections, en 1999 et 2004, ont amené la population à une pratique de la démocratie. Même s’ils sont encore très influents, les militaires ne sont plus officiellement engagés dans la politique. Le discours sur la « désintégration » du pays a cessé. L’Indonésie ne va pas se détruire. Le tissu national s’est montré plus solide que beaucoup ne le craignaient. Le pays a maintenant un gouvernement stable qui s’attaque sérieusement aux problèmes. Les conflits locaux ont disparu. La guerre d’Aceh semble derrière nous. Avec une croissance économique de 5,6 % par an, la pauvreté a reculé (elle représenterait actuellement environ 16 % de la population). Les tentatives de légalisation de la charia ont été rejetées par le Parlement, mais aussi par le Nahdlatul Ulama et Muhammadiyah, les deux plus grandes organisations musulmanes du pays. Les responsables musulmans ont fini par reconnaître l’existence d’un terrorisme islamique qu’ils ont condamné vigoureusement. La police a remporté des succès spectaculaires dans la chasse aux terroristes de Jamaah Islamiah. Les relations entre musulmans et chrétiens n’ont jamais été aussi bonnes, malgré quelques problèmes récurrents.

14Mais l’Indonésie n’en a pas fini avec les difficultés. Si impressionnante qu’elle soit, la croissance économique ne suffit pas à créer le nombre d’emplois nécessaires. Selon le bureau indonésien Transparency International, l’Indonésie arriverait sixième parmi les pays les plus corrompus du monde. L’écart entre riches et pauvres ne cesse de grandir. La violence persiste dans la vie quotidienne. Et un mouvement salafiste en croissance menace l’islam traditionnel. L’Indonésie affronte aujourd’hui des problèmes dont il convient de mesurer l’ampleur.

Le défi démocratique

15Deux élections réussies donnent des arguments pour espérer, cette fois [7], que la démocratie a vraiment une chance de succès. Le peuple indonésien a prouvé sa maturité politique. Les droits de l’homme sont rétablis. Les militaires acceptent leur perte de pouvoir politique, même s’ils participent encore à des violations des droits de l’homme en Papouasie. Les menaces contre les droits de l’homme ne viennent plus maintenant du gouvernement, mais des groupes extrémistes à l’intérieur de la société. Il n’y a jamais eu un tel consensus sur la démocratie en Indonésie. Plus aucun groupe politique ne s’y oppose, et pas seulement à cause de considérations de principe. La chute du gouvernement Soeharto a rendu trop évident le fait que l’unité d’un pays aussi étendu et aussi divers que l’Indonésie ne peut être préservée que si tous ceux qui la composent décident librement et démocratiquement de rester ensemble. La seule alternative possible serait un nouveau gouvernement dominé par les militaires, probablement en alliance avec les islamistes, ce qui constitue une perspective redoutable.

16Cette démocratie, pourtant, reste fragile. Les partis politiques ne sont pas encore stabilisés, et l’on sent que manquent la maturité et le savoir-faire politiques. Les campagnes électorales et le comportement des électeurs demeurent presque exclusivement déterminés par les personnalités en présence et des attitudes culturelles et religieuses, tandis que les programmes des partis sont pratiquement inexistants. L’argent joue un grand rôle en politique et la population est cynique à l’égard de ses propres parlementaires. Un autre question sérieuse concerne la relation entre le gouvernement central et les régions. Bien que l’autonomie des régions ait été reconnue, elle est loin d’être satisfaisante.

Revitaliser l’économie

17La croissance annuelle actuelle de 5,8 % est encourageante, mais toujours au-dessous de la moyenne de 7 % atteinte sous Soeharto avant la crise financière. Elle ne suffit pas à créer les emplois nécessaires. Le système bancaire indonésien manque de performance. Quelque 35 millions de personnes au-dessous du niveau de pauvreté et un écart trop visible entre les riches et l’ensemble de la population prouvent que le développement profite d’abord à ceux « d’en haut ». Un sentiment d’injustice profonde aggrave les tensions sociales. Il est d’une importance vitale que le gouvernement relance l’économie avec toute la vigueur possible et de manière à ce que cela profite à toute la population. Le gouvernement sait très bien ce qu’il a à faire. Pour créer davantage d’emplois et mieux répartir les revenus, il lui faut soutenir les secteurs agricoles, la pêche et l’industrie locale. On a pu voir que ce secteur a permis la survie de l’Indonésie pendant la crise financière et fait la preuve de sa capacité de résistance.

18En deuxième lieu, il faut créer les conditions nécessaires pour attirer les investissements en Indonésie. Pour ce faire, les deux impératifs sont la restauration de la sécurité par la loi et le contrôle d’une corruption anarchique. Les investissements étrangers augmenteront rapidement si ces conditions sont remplies. Un marché de 220 millions d’habitants est trop intéressant pour être négligé. En outre, une grande part du capital a été exportée hors d’Indonésie pendant la crise financière, il y a huit ans. Elle attend d’être réinvestie. L’un des gros handicaps est la dette de l’Etat de 78 milliards de dollars et la dette privée qui se monte à 85 milliards. A cause de sa politique de reprise des banques qui s’écroulaient durant la crise, le gouvernement est surchargé d’une énorme dette interne.

Restaurer l’Etat de droit

19La restauration de l’Etat de droit sur l’ensemble du pays est certainement la condition essentielle pour revitaliser l’économie et en finir avec la tendance aux comportements violents. Aussi longtemps que la sécurité n’est pas garantie, aucun capital important ne sera investi en Indonésie, surtout depuis que la décentralisation des autorités de l’Etat a permis une extension anarchique de la corruption. Actuellement, tant la police que l’appareil judiciaire sont totalement corrompus. Ils ont perdu toute estime aux yeux du citoyen ordinaire. Les Indonésiens n’attendent plus que justice soit faite par ces institutions. Ils décident donc de prendre en main le contrôle de la loi. On paye des pots-de-vin d’un côté, on exerce la violence d’une justice populaire de l’autre.

20C’est un travail gigantesque qui se présente au pays. Les Indonésiens n’ont pratiquement aucune expérience du fonctionnement d’un système légal. Après la « démocratie guidée » de Soekarno en 1959, la loi est passée au second plan, derrière les exigences de la révolution. Pendant l’époque Soeharto, la loi devait permettre le développement : autrement dit, elle pouvait être annulée en cas de besoin pour servir les projets du gouvernement. En outre, un dispositif de sécurité colossal a fonctionné parallèlement au système judiciaire officiel pendant des décennies. L’Indonésie doit tout reprendre à zéro. Entre autres, il sera particulièrement difficile d’assainir le système judiciaire et de former des juges intègres. Mais on peut déjà noter quelques signes positifs. Même pendant le temps de Soeharto, on a vu des juges courageux, honnêtes, et des ONG où les citoyens ordinaires pouvaient obtenir de l’aide en toute légalité, sans être obligés de payer. La prise de conscience est maintenant générale : il est urgent de mettre en place un système légal efficace et intègre.

Diminuer la corruption

21La corruption est maintenant considérée comme le problème le plus grave, le principal obstacle à faire sortir le pays de ses difficultés. Bien que déjà présente sous le premier Président Sukarno, elle s’est véritablement érigée en système pendant les trente années du « nouvel ordre » de Soeharto. Aucun capital ne pouvait être investi sans que les enfants du Président obtiennent un pourcentage pouvant aller jusqu’à 30 %. La corruption est une expérience quotidienne, ordinaire, dans les rapports avec la police, avec le système judiciaire, avec le maître d’école, avec l’hôpital. Mais, pendant la période Soeharto, la corruption suivait au moins des règles. Si vous payiez au bon endroit, les obstacles bureaucratiques disparaissaient. Après la chute de Soeharto, la situation s’est aggravée. Les responsables locaux ou provinciaux exigent leur part, rendant les calculs du coût-bénéfice pratiquement impossibles. Si vous voulez devenir un bupati, c’est-à-dire le chef d’un grand district, vous devez payer actuellement une somme d’un million de dollars. Si vous voulez obtenir un bon numéro sur les listes des élections parlementaires de votre parti, vous devrez payer à peu près 400 000 dollars, et moins pour des parlements régionaux ou sous-régionaux. Ces pratiques ne sont évidemment pas officielles, mais elles sont connues de tous. Devenir politicien est un investissement économique. La conséquence est que, durant la première année, les hommes politiques doivent se rembourser de leurs frais. Pendant les quatre années suivantes, ils en reçoivent des profits. Les parlements régionaux sont généralement l’objet de pots-de-vin payés par leur gouverneur ou leurs bupati, de manière à ce qu’ils « ne fassent pas de difficultés ». Les parlementaires nationaux demandent des paiements du gouvernement, si celui-ci veut promouvoir une loi. Quelques départements sont particulièrement corrompus, comme ceux de l’éducation et des affaires religieuses. L’actuel gouvernement du président Susilo Bambang Yudhoyono commence seulement maintenant, et lentement, à agir contre la corruption. Quelques cas de corruption très célèbres ont entraîné des condamnations : deux gouverneurs provinciaux sont en prison, ainsi que plus de quarante parlementaires régionaux. La population s’insurge. Les demandes d’une véritable « guerre anticorruption » se font pressantes, y compris de la part des leaders religieux. Autant de tendances qui autorisent un espoir raisonnable d’amélioration progressive.

L’islam indonésien

22Avec une population musulmane très largement majoritaire, l’avenir de l’Indonésie dépend pour une bonne part des évolutions de l’islam. Cet islam a toujours été très hétérogène. On y trouve trois orientations religieuses essentielles : les musulmans traditionnels, dont l’organisation se nomme Nahdlatul Ulama (NU) ; les modernistes, qui sympathisent avec Muhammadiyah ; et ceux que Clifford Geertz [8] nomme les abangan. Ce dernier groupe prend l’islam un peu à la légère, leur identité culturelle étant déterminée par leur culture indigène, spécialement javanaise, plus que par l’islam. Les traditionalistes et les modernistes sont en faveur d’un Etat islamique ; les abangan le rejettent.

23Ce modèle traditionnel de l’islam indonésien a subi des développements significatifs pendant les trente dernières années. Alors que Soeharto s’est fortement opposé à l’islam politique, il a favorisé une islamisation interne. Tous les bureaux ont aujourd’hui leur musholla pour leurs prières quotidiennes. La plupart des musulmans aujourd’hui prient et jeûnent. Les jeunes rejoignent des groupes qui récitent le Coran. Les abangan semblent être lentement transformés dans des groupes santri. En même temps, un islam libéral et pluraliste, ouvert et engagé, réussit à se faire entendre. Nombreux sont les défenseurs farouches des droits de l’homme, de la liberté religieuse, de la démocratie et de la justice sociale [9]. Et un mouvement féministe gagne du terrain chez les musulmanes indonésiennes.

24Mais le phénomène le plus frappant depuis la chute de Soeharto est l’apparition des extrémistes de l’islam. Tout à coup, on les a vu apparaître, souvent dans des costumes moyen-orientaux, réclamant à grand bruit l’introduction de la charia, attaquant les « lieux de péché », dénonçant la christianisation comme le plus grand danger pour l’islam indonésien. Leur représentant le plus en vue est le FPI [10], le Front de défense islamique, souvent engagé dans des actes de vandalisme contre les « lieux de péché » et soutenant les actions locales contre les Eglises « illégales ». D’autres groupes existent également : les Combattants islamiques (Laskar Jihad), qui ont combattu dans les Moluques ; les Hizbut Tahir, qui veulent restaurer le califat ; et le Conseil des Moudjahidins, dont le leader est le prisonnier Abu Bakar Bashir. Cette apparition au grand jour a durci les positions musulmanes envers les minorités et permis l’introduction de la charia par décret dans quelques districts. Parti de rien, le PKS, Parti de la justice et du bien-être, dont l’idéologie vient des Frères musulmans égyptiens, a réuni 7 % des voix aux dernières élections. Il est devenu le plus grand parti dans la capitale Jakarta.

25Ces transformations signifient-elle que l’islam indonésien devient une sorte d’islam salafiste (nom du mouvement qui est inspiré du Wahabisme saoudien et qui cherche l’islam pur, tel qu’il était vécu par le prophète Mahomet) ? Les signes sont ambivalents. Pendant les dernières élections, la totalité des partis islamistes a obtenu 40 % des voix, moins qu’en 1955. En outre, le comportement des électeurs continue à suivre les vieux modèles culturels de l’abangan, du NU et des modernistes, ce qui montre leur capacité de résistance culturelle à l’extrémisme. En revanche, alors que, jusqu’à maintenant, NU et Muhammadiyah ont rejeté les appels en faveur de la charia, un sondage réalisé parmi les musulmans en 2004 montre que : 55 % des personnes interrogées soutiendraient la lapidation des femmes adultères ; 50 % n’aiment pas avoir une église dans leur voisinage ; 16 % sympathisent avec les terroristes. Ainsi les musulmans extrémistes et libéraux sont-ils en concurrence pour la conquête de l’âme de l’islam indonésien. La solidité de ses racines dans la tradition culturelle du pays va-t-elle prévaloir ? Cela signifierait que l’islam modéré dominerait et que l’Indonésie deviendrait une démocratie stable, tolérante et pluraliste. Ou bien les organisations plus traditionnelles, comme le NU ou le Muhammadiyah, vont-elles être perverties par le Salafisme ? La réponse dépend probablement de la manière dont l’Indonésie pourra établir, ou non, un niveau acceptable de justice sociale.

26article traduit de l’anglais

Notes

  • [1]
    Les premières explosions à Bali ont eu lieu le 12 octobre 2002, tuant deux cent-deux personnes, des étrangers pour la plupart. Des attaques terroristes semblables se sont produites à l’hôtel Marriot et à l’ambassade d’Australie, tous deux à Jakarta.
  • [2]
    La première pour trois niveaux de parlement central et régional, qui ont constitué, selon des observateurs internationaux, « la plus grande et la plus complexe élection qui ait jamais été organisée en une seule journée », et les deux autres pour choisir le président et le vice-président.
  • [3]
    En français : Mouvement Aceh Libre.
  • [4]
    Cette langue basée sur le malais, avec de légères différences, est aussi la langue officielle de Malaisie et de Brunei Darussalam.
  • [5]
    Les autres principes sont « un humanisme juste et civilisé, l’unité nationale, le gouvernement par le peuple à travers la délibération commune et le consensus, la justice sociale ».
  • [6]
    Trente bombes ont explosé dans et autour des églises des villes de l’Indonésie centrale et occidentale pendant les célébrations de Noël, entraînant dix-sept morts et plus d’une centaine de blessés.
  • [7]
    La première tentative d’installation de la démocratie, dans les année 50, s’est achevée par l’introduction de la « démocratie guidée » de Soekarno.
  • [8]
    Voir Clifford Geertz, The Religion of Java, New York, Free Press, 1961.
  • [9]
    Leur leader le plus important a été Nurcholish Madjid, aujourd’hui décédé, et l’ancien président Abdurrahman Wahid. Il y a aussi le mouvement « Réseau de l’islam libéral » (JIL) de Ulil Abshor-Abdallah ; ce dernier dirige un centre culturel, une librairie et une station de radio, ainsi que JIMM des jeunesses Muhammadiyah. L’islam libéral est bien ancré dans l’université musulmane nationale, alors que les vrais fondamentalistes se trouvent parmi les étudiants des grandes universités laïques nationales.
  • [10]
    Front Pembela Islam.
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