Notes
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Psychanalyste. Auteur de Les Rêves, Milan, coll. Les Essentiels.
Précieux sont les songes
1Marie Goudot
2Une torche sortait de mon ventre, elle répandait ses flammes autour de moi, embrasait mon lit, ma chambre, les pièces voisines, les oliviers des terrasses.
3Hécube se réveille, terrifiée. Son premier cauchemar depuis qu’elle porte un enfant. Elle ignore qu’il deviendra Pâris et réalisera son cauchemar.
4Le rêve fait rêver, et nombre de poètes ont apporté leurs variantes au songe d’Hécube. Dans une nuit qui lui est prêtée, elle accouche non d’une torche mais de tisons. Dans une autre, elle met au monde un fagot grouillant de serpents de feu. Une autre nuit, des mains petites, très douces, portent les reptiles rouges. Des mains d’enfant. Ou bien, des chênes se substituent aux oliviers.
5Je ne suis pas sûre de ces variantes.
6Peut-être en ai-je rêvé, tout comme des retours du songe. Neuf mois de gestation, neuf mois de rêves. Hécube s’apaise à la lumière du matin qui dissout ses visions, il lui semble n’avoir jamais porté un enfant dans tant de tendresse. Le soir, elle redoute les dons de l’ombre. Car chaque nuit, l’incendie de son rêve se propage. Après le sommet de la ville, il gagne la ville basse. La nuit suivante, la porte de Scées. Celle d’après, la fraîcheur des vallons du mont Ida, un bout de forêt, puis les flancs entiers de la montagne.
7Plus de vingt années s’écoulent entre le rêve de flammes et le dernier cauchemar d’Hécube, souvent raconté par les poètes grecs : une daine tachetée se précipite dans ses bras pour chercher sa protection contre les griffes sanglantes d’un loup.
8Il n’est aucune évocation des nuits du temps de paix, où Hécube se dirige sans hésitation vers celui dont la voix l’appelle – avec l’oreille, le pas assurés de toute mère. Douze enfants qui ont habité son ventre, hérité de sa façon de traverser les nuits. Quelle agitation dans la maison! Il lui faut souvent venir apaiser les plus jeunes, leur montrer cerceau et toupie perdus dans leurs rêves. D’autres nuits, quand elle s’approche de leurs chambres, semblant suivre le fil qui court chez elle du sommeil à l’état de veille, c’est pour vérifier le dénouement de ses songes. Toujours là, sagement endormies, la petite Polyxène qu’elle a vu tomber dans un éboulis, et Cassandre perdue dans la foule d’une procession. Elle repart, apaisée.
9Les rêves d’Hécube sécrètent surtout pour moi les scènes du petit matin, les aubes d’avant-guerre, où elle tend ses songes aux interprétations de ses jumeaux devins. Chacun a connu ces éternelles tables de l’été, lents petits-déjeuners où les rêveurs aiment dire les visions de leurs nuits, si étranges en un lieu inhabituel. Ceux qui en ont été privés inventent en toute hâte, à partir des débris de leur sommeil. J’en ai fait partie, mais loin de l’art rusé avec lequel, chez les Tragiques, certains élaborent des songes trompeurs pour faire accréditer leur inquiétude ou leur tendresse. Les Grecs n’ont attribué la fabrication de ces leurres qu’à leurs compatriotes (Ulysse, Clytemnestre surtout), prêtant aux Barbares leur seul don pour le rêve, surgi des entrailles de la terre, l’offrant à des femmes surtout, à cause de ses origines sans doute.
10En terre grecque, précieux sont les songes puisqu’ils peuvent s’avérer symptômes de maladie. La visite de l’île de Cos rappelle la première étape des consultations au temple d’Asclépios : l’obligation pour les patients d’y dormir la veille, en portant une attention scrupuleuse à leurs nuits (leurs rêves à incubation, ou l’incubation de leurs rêves). L’interprétation de ceux-ci révélera la voie de la guérison. Travail difficile. Car, nul ne l’ignore depuis Homère, si certains rêves nous arrivent du monde d’en bas par la porte de corne et ont pouvoir de réalisation, d’autres, sortis par la porte d’ivoire, ne sont qu’ivraie et paroles trompeuses.
11Avant que ses autres enfants surgissent pour raconter leurs nuits, Hécube appelle ses jumeaux, aux yeux dessillés autrefois par les serpents d’Apollon. Sans doute, à écouter la voix posée d’Hélénos, se plaît-elle à penser que la répartition de leurs dons date de cet étrange temps où chacun se nourrit des émotions et songes maternels. Le sang d’Hécube faisait courir en Cassandre de longs cauchemars et, chez son jumeau, des rêves apaisés, à la clarté lumineuse.
12Hécube n’a jamais osé confier à sa fille la torche qu’elle a rêvée. Mais, dans son regard prophétique, même de biais, il lui a souvent semblé deviner des flammes et le conseil des dieux qu’elles signifiaient, il fallait éloigner Pâris. La forêt dévastée, le faire disparaître. Les remparts en feu, le tuer.
13Pour le rêve de la daine, elle a guetté un moment où Hélénos était seul. De laquelle de ses filles s’agissait-il ? Hélénos a tenté de la rassurer. Mais, que ce fils merveilleusement lucide savait mal mentir ! Elle a commencé à deviner : Polyxène, sa cadette ? Hélénos dissimulait de moins en moins bien, puis a dû acquiescer. La guerre, en sa fin, était plus sanglante que jamais, et les cauchemars d’Hécube ont repris. Presque sans délimitation entre les nuits et les jours.
14Cassandre a quitté Troie dévastée par les flammes du ventre de sa mère. Quand elle arrive à Mycènes comme captive, elle pénètre dans un palais grec, hanté lui aussi de rêves féminins. C’est là qu’avant la guerre, Iphigénie – son songe le plus célèbre chez les Tragiques – a vu ou rêvait qu’elle voyait (parmi les Grecs, elle n’est pas seule à rêver qu’elle rêve) un immense pilier, au milieu des décombres du palais: de son sommet, poussaient de longs cheveux blonds et s’échappait une voix humaine. C’est là, face au pilier du songe de sa fille, que Clytemnestre raconte à la jeune captive son faux rêve de fausse tendresse, de fausse tristesse dans l’attente de son mari.
15Cassandre n’y prête qu’une oreille distraite. De telles visions l’assaillent qu’elle transmet en des paroles claires et obscures, tour à tour. Apollon, son dieu, est aussi nommé Loxias, l’Oblique, car ambigus sont ses messages, leur réalisation.
16Dans l’ambiguïté des oracles, comme dans la duplicité des portes du rêve, réside la part de liberté que les Grecs accordent à chaque homme. C’est de là qu’ont surgi ces rêves sur les rêves, et la liberté que nous nous y sommes octroyée.
Du rêve à l’utopie
17Jean Boissonnat
18La politique ne fait plus rêver : constat universellement répandu en ce début de xxie siècle, le plus souvent pour le regretter. Ayant eu le privilège de traverser les trois quarts du xxe, j’hésite à partager ces regrets. Enfant, j’ai connu le rêve en politique. Mes parents rêvaient de « l’Empire français », celui de Lyautey et de l’Exposition coloniale, réincarnation humaniste, à leurs yeux, de l’Empire napoléonien. Mon oncle, militant communiste, rêvait au communisme universel, bientôt réalisé grâce à l’exemple de la Russie de Staline, le « petit père des peuples ». Nous nous inquiétions, tout de même, des rêves fascistes qui nous serraient de près : celui de Hitler, propagandiste fanatique des capacités de la race germanique à régénérer l’humanité européenne ; celui de Mussolini, réincarnation des vertus antiques de la Rome impériale ; celui de Franco, héritier de la Hispanidad qui avait chassé les Sarrasins des terres catholiques, comme lui-même chassait les républicains du Frente Popular. Tous ces rêves devaient faire tant de morts qu’ils ont disqualifié, au moins pour un temps, les prétentions de la politique à faire rêver les peuples.
19Après la Seconde Guerre mondiale, la politique fut ainsi réévaluée à la baisse, au bénéfice de l’économie devenue la forme la plus éminente et, apparemment, la moins sanglante de l’aventure collective des peuples. On ne classait plus les nations selon l’échelle de la puissance territoriale, démographique ou militaire, mais selon celle de la richesse, en allant du sous-développement au développement, en passant par l’émergence. Le Produit national brut par tête tenait lieu d’étendard. On confrontait les capitalisations boursières ; on soupesait les valeurs ajoutées. Le rêve se faisait chiffre et chacun le déterminait en termes de proportion des ménages équipés de voiture, de télévision, de réfrigérateur, de machine à laver, bientôt de téléphone portable et d’ordinateurs, en attendant les assistants bio-électroniques insérés sous la peau pour pallier quelques déficiences musculaires ou intellectuelles. Passant ainsi de la politique à l’économie, le rêve s’individualise. La collectivité n’est plus que l’enveloppe au sein de laquelle chacun se taille sa destinée personnelle. Moi d’abord.
20Pourtant, la personne n’existe pas sans ses composantes collectives. C’est la leçon que j’ai retenu du personnalisme d’Emmanuel Mounier dont le centenaire vient d’être célébré fort discrètement. Voilà ce qui distingue la personne de l’individu. Celui-ci se croit autonome ; celle-là se sait reliée à d’autres personnes. Le destin de toutes les communautés (familiale, régionale, nationale, professionnelle, religieuse, associative) auxquelles j’appartiens importe à chacun d’entre nous, puisque nous nous définissons à travers elles. Serais-je ce que je suis, si je n’étais pas Parisien, parlant français, issu de la classe ouvrière, diplômé de Sciences Po, ancien militant de l’Action catholique, exerçant le métier de journaliste ? Evidemment non. Les rêves juxtaposés ou mélangés de toutes ces communautés ne peuvent donc pas me laisser indifférent, puisque j’y puise quelque fraction de mon identité. Simplement, j’attache ma liberté à leur diversité.
21Héritier de Proudhon, je me méfie de tout parti qui prétend tirer une synthèse définitive des forces antagonistes à l’œuvre dans le vie sociale. C’est ce qui distinguait le père du socialisme français de la pensée de Karl Marx. Celui-ci projetait la lutte des classes dans un avenir radieux et réconcilié, où le communisme instituerait la paix et la prospérité pour tous. Proudhon pressentait qu’une telle prétention passerait par une dictature révolutionnaire qui ruinerait ses ambitions les plus désintéressées. Car tout pouvoir est corrupteur et doit être contenu par une organisation qui le divise. On comprend, ici, pour quelles raisons cet apôtre intransigeant de la justice était aussi un fédéraliste convaincu. Prolongeant Montesquieu, qui prônait une division verticale du pouvoir (entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire), Proudhon milite pour une division horizontale (local, régional, national, fédéral), pressentant que les contraintes du monde moderne allaient affaiblir les Parlements face aux gouvernements.
22Malgré tous les avatars qu’elle connaît, la construction européenne est l’illustration la plus avancée, à notre époque, de ce rêve proudhonien. Nous ignorons aujourd’hui à quel degré d’inachèvement elle se stabilisera. Mais la construction d’un fédéralisme d’Etats-nations – et non plus seulement de lands, de provinces ou de cantons, constitue bel et bien un rêve politique pour notre temps. Evidemment, cela peut paraître moins ambitieux que de prétendre changer l’homme ou la société. Mais nous sommes victimes, dans ces réflexions désabusées sur le désinvestissement politique, d’une dangereuse illusion sur ce qu’est la politique. Il n’y a aucune raison que celle-ci prétende à l’exclusivité de l’espérance humaine. Elle ne détient le monopole ni du désintéressement, ni de la solidarité. Les vertus théologales ne sont pas sa propriété. L’espèce humaine sait d’expérience qu’au delà d’un certain seuil l’investissement politique se fait au détriment de la liberté des personnes. Le message chrétien rend service à tout le genre humain en distinguant depuis son origine (même si les Eglises ne lui ont pas toujours été fidèles) le religieux et le politique. Quand le pouvoir impose la foi, il la dénature ; quand la foi impose le pouvoir, elle se pervertit. Quel que soit le respect que nous devons à nos frères juifs ou musulmans, nous nous distinguons d’eux sur ce point. Constat paradoxal pour une religion dans laquelle Dieu s’incarne en un homme, ce qui aurait pu la conduire, tout au contraire, à prétendre au gouvernement d’un royaume terrestre.
23Plutôt que de rêve, ne faut-il pas parler d’utopie en matière politique ? Il y a dans le rêve un parfum de romantisme qui l’assortit davantage aux destinées personnelles qu’aux desseins collectifs. L’utopie convient mieux aux réalités communautaires. Les plus grands esprits s’y sont attachés depuis Platon dans sa République jusqu’aux socialismes contemporains –, en passant, précisément, par L’Utopie de Thomas More au xvie siècle. Celui-ci imagine la possibilité d’abolir la propriété privée dans ce royaume d’Utopie, pays de nulle part, île perdue près de ce Nouveau Monde que l’on vient de découvrir. Chacun y choisit son métier, sans avoir le droit de travailler plus de six heures par jour, dépourvu de monnaie, procédant par échanges en nature, en fonction des besoins de chaque famille : en somme, le communisme intégral quatre siècle savant Marx. More n’est pas dupe de son dessein, dans lequel il insère nombre de notes d’humour. Il suggère ainsi qu’une utopie est d’abord un moyen de mobiliser des hommes au service d’une cause qui les dépasse.
24Le risque est alors de légitimer l’hypocrisie, voire le mensonge. Le verbe trompe le peuple pour conquérir le pouvoir. Saint Augustin livre peut-être le bon usage des passions quand il dit qu’il faut savoir ruser avec elles – qu’il s’agisse du pouvoir, de l’argent ou du sexe. Nous ne les maîtriserons pas, dit-il, en les affrontant de face. Il nous faut biaiser pour en faire bon usage, car de toute façon elles appartiennent à notre nature. L’utopie est une manière d’user du pouvoir pour réformer la société. De même que le travail consiste à utiliser l’appétit de richesses pour améliorer notre environnement matériel (La Fontaine l’a parfaitement exprimé dans « Le Laboureur et ses enfants »). Quant à la sexualité, outre sa contribution au maintien de l’espèce, elle consolide la société en l’enracinant dans les cellules familiales. En vagabondant ainsi au milieu de nos ambiguïtés, on ne sait s’il faut s’affliger de nos contradictions ou bien se réjouir des incertitudes qui ouvrent des espaces au souffle de l’esprit.
Qui chevauche le tigre
26Nos rêves nocturnes ne sont pas des sortes de breloques accrochées, pour faire joli, dans le vide de notre sommeil, ni des hochets destinés à tromper l’ennui de nos nuits, pas plus que le luxe vain de nous offrir de futiles fausses frayeurs. Ils ne sont pas une parenthèse dans nos vies, pas plus qu’ils ne mettent nos vies entre parenthèses.
27Le rêve est un état éminemment positif et tout au long de l’histoire, et partout sur terre ; les hommes y ont été attentifs, en raison des sens qu’ils leur ont prêtés et dont ils ont rendu compte dans leurs mythes et religions. Puis la psychanalyse, avec le retentissement que l’on sait, a rompu avec ces systèmes de compréhension collectifs, extérieurs et contraignants, pour se focaliser sur le rêveur lui-même et sa logique personnelle. Les scientifiques ont prolongé cette recherche sur le rêve en explorant le système nerveux central jusque dans une intimité étonnante, toujours approfondie. Le xxe siècle a vu le rêve devenir un tremplin pour l’inspiration de nombreux artistes, poètes, peintres, cinéastes et ceux qu’on appelle les « inspirés ».
28Notre époque, elle, réserve aux rêves un curieux traitement : d’une part – pour le plus grand nombre – une indifférence parfaite, voir un dédain, pour le phénomène personnel ; d’autre part, une exploitation commerciale forcenée du mot : « Offrez-vous des vacances de rêve, achetez la voiture de vos rêves, vivez vos rêves les plus fous ! »
29Ainsi, les cyber-rêves sont prêts à s’engouffrer dans nos psychismes, comme des burgers dans nos estomacs. Avec, pour sachet-sauce, l’interactivité, cet attrape-nigaud qui rabaisse le rêve à un fantasme de toute-puissance infantile. Alors qu’elle est censée préserver la liberté de l’internaute, l’interactivité n’est qu’une cyber-camisole qui ne l’autorise à circuler que dans le labyrinthe aménagé à son intention, comme le prisonnier dans la cour de la prison. La perversion réside dans le renversement des valeurs : dans la réalité virtuelle, c’est l’imaginaire d’autrui qui nous enveloppe et nous imprègne, alors que la positivité du rêve est qu’il nous offre, grâce à nos propres images, ce qui nous est le plus intime.
30Pauvre rêve, alibi du décervelage par drogue électronique, camouflage d’une alternative « techno » des paradis artificiels. Mais le marché est énorme, les investissements immenses : il va falloir laisser passer la déferlante…
31N’oublions pas que le sage taoïste, qui chevauche le tigre, ne lui a pas mis le mors aux dents. Le tigre va où il veut, et la sagesse du vieillard est de se laisser conduire. Comme les délinquants, le rêve a toujours l’initiative. Il ignore toute morale, et les juifs pieux ont bien raison, au réveil, de remercier pour la restitution de leur âme : nul regret, nulle expiation pour d’éventuelles mauvaises actions oniriques. Le rêve survient, dit et montre ce qu’il veut. Ceux qui prétendent le maîtriser sont des naïfs, des imposteurs ou des escrocs : on ne maîtrise pas plus le rêve que le tigre. La sagesse réside dans l’accueil bienveillant et la prise en considération.
32Un rêve ne parle jamais que de son rêveur. C’est la « motion égoïste » de Freud, c’est le « plan du sujet » de Jung, d’accord au moins sur ce point… Chaque personnage du rêve, chaque élément de son décor est la figuration d’une partie, inconsciente ou non, du psychisme du rêveur – comme les différentes couleurs du spectre de la lumière décomposée par un prisme. Mille couleurs, mais une seule source lumineuse. Les transformations des images, de rêve en rêve, reflètent l’évolution du rêveur. Les personnes qui apparaissent dans nos rêves ne sont pas des personnes, mais des images – nos images. Ce sont les images que nous avons en nous de ces personnes, non les personnes elles-mêmes. Et ces images n’engagent que nous.
33Un rêve ne vient jamais répéter ce que l’on sait déjà. « Il ne s’occupe jamais de choses qui ne sont pas dignes de notre intérêt dans la vie diurne », dit Freud. Est-on au clair avec un problème personnel ? On n’en rêvera pas. Si l’on en rêve quand même, c’est que les choses sont plus complexes qu’on ne le pensait, que l’on a négligé tel ou tel aspect, que l’on a escamoté la dimension affective, par exemple.
34Surtout, pas de mission impossible ! Il n’est pas possible de retenir tous ses rêves, ni même nécessaire de tous les comprendre. N’y porter attention qu’en période de crise est déjà beaucoup. Le contenu d’un rêve oublié n’est jamais perdu, il réapparaît nécessairement dans les rêves suivants sous une forme différente, parfois plus compréhensible. On a souvent l’impression de n’avoir retenu qu’une partie infime de son rêve. Que l’on se rassure : c’en est la partie la plus importante. On peut ne comprendre un rêve que dans un second temps, le surlendemain, un mois plus tard, après que l’on aura compris un autre rêve, ou que l’on aura quelque peu évolué soi-même.
35On peut ne jamais parvenir à comprendre grand-chose à ses rêves. Mais de les avoir notés, de s’être questionné à leur sujet – donc de s’être questionné sur soi-même – est toujours bénéfique. Comme introduction, propédeutique, starter à l’introspection.
36On ne peut s’attacher durablement et valablement à ses rêves que si l’on a un projet pour eux – un projet précis, qu’il soit scientifique, esthétique, littéraire, diaristique ou psychanalytique. Mais le projet le plus fécond, celui qui irriguera tous les autres, c’est le désir de connaissance de soi. Que vient-il me dire aujourd’hui ? De quelle urgence vient-il m’avertir ? A quoi, ces jours derniers, n’ai-je pas porté toute l’attention nécessaire ? Quelle résurgence se manifeste ici ?
37A nous de ne pas le négliger : un calepin et un crayon sur la table de chevet devraient être réservés à son recueil. Ne dédaigner aucun détail : les plus apparemment futiles, sans parler des plus gênants, sont souvent les plus importants…
38Une interprétation – proposée par un psychanalyste ou élaborée par soi-même, home-made – ne s’apprécie pas dans l’absolu. Le critère de sa justesse est qu’elle éclaire et met en ordre, non seulement le rêve, mais surtout la vision que le rêveur a de sa vie. Ni autorité, ni injonction, mais adéquation par décalage, décentrage, décollement par rapport aux représentations habituelles, aux routines de pensée.
39Le rêve – d’abord obscur, sans intérêt, déplaisant, voire irritant –, une fois correctement interprété, devient lumineux, nécessaire, euphorisant. Il est vécu comme une expérience réelle, originale, inattendue, indiscutable et, comme telle, procurant une plus grande ampleur d’être.
40Ami de ses rêves, l’on se sent vivre sur un registre plus large : tous ces miroirs de nous-mêmes nous enrichissent d’un dialogue intérieur ne dépendant d’aucune condition objective. On ne peut qu’apprécier ces hublots ouverts sur notre inconscient et leur caractère de marqueurs d’évolution ; on ne peut que goûter ce compagnonnage d’images fortes, poétiques, génératrices de sens et d’élan.
L’homme a rêvé, le Seigneur a parlé
41Pierre Gibert s.j.
42A quoi rêva Adam durant le sommeil où Dieu le plongea dans son désarroi de célibataire originel ? La Genèse ne nous parle que de son réveil heureux, à la découverte de celle qui, « os de ses os et chair de sa chair », le comblerait enfin après la déception des variétés animales dûment répertoriées. A-t-il seulement rêvé en ce sommeil qui relevait davantage de l’anesthésie opératoire que d’une sieste paradisiaque ?
43Un autre sommeilleux, Noé, rescapé d’une vaste aventure diluvienne, s’est endormi d’un lourd sommeil d’ivrogne, ivrogne néophyte soit dit à sa décharge, mais sommeil qui s’apparente plutôt au coma éthylique, sans mémoire en général.
44Bref, il ne semble pas qu’on ait beaucoup rêvé dans ces temps originels dont la Genèse, tout en nous faisant quelques confidences non négligeables, ne nous dit rien des archétypes qu’en principe justement elle met alors en place.
45Au seuil d’une histoire et en confirmation de quelques promesses qu’on se dispute encore, Abraham, pris de « torpeur » et saisi d’un « grand effroi », rêve d’abord d’un avenir qui, pour être assuré, n’en passera pas moins par quelques hoquets (Gn 15, 12-16). Et bientôt, pour confirmation, son petit-fils Jacob rêve à son tour, mais cette fois d’une échelle angélique reliant le ciel à ce bout de terre où il devra, au réveil, construire un autel (Gn 28,10-19).
46Rêves pieux et édifiants pensera-t-on. Sans doute. Mais la Genèse n’a pas dit son dernier mot en ce langage d’édification dont la Bible usera largement jusque dans le Nouveau Testament. Pensons dès maintenant au songe de Joseph hésitant à prendre Marie pour épouse. Nous y reviendrons.
47Pour l’instant, c’est un autre Joseph qui retient encore notre Genèse, et pour des rêves qui ne sont d’abord édifiants que pour son ego. Ainsi commence-t-il par agacer quelques frères aînés auxquels il paraît fort prétentieux. Même Papa Jacob n’apprécie guère, lui qui ne fut pas toujours regardant sur les moyens pour se faire valoir et arriver à ses fins. Il finit même par s’offusquer des prétentions de ce préféré dont le narcissisme semble sans limite : gerbe onirique devant laquelle s’incline les gerbes de la fratrie, étoile autour de laquelle font cercle ces autres étoiles prêtes, cette fois, au fratricide. Le rêve peut décidément devenir dangereux, surtout s’il est raconté avec luxe de détails et de précisions qui, par leur évidence, excluent avant l’heure l’oniromancie freudienne. Bref, Joseph prend un peu trop d’avance sur un destin que ces rêves annonçaient pourtant infailliblement. Mais allez convaincre des frères qui, pour commencer, vont jeter l’humiliant prétentieux en un cul de basse fosse en attendant de le vendre à des marchands d’hommes ! Ces derniers, Madianites en vadrouille caravanière et commerciale, le revendront aux Egyptiens, lesquels, après quelques épisodes, lui offriront un autre cul de basse fosse en prison pharaonique. Injustement il est vrai, puisqu’une telle mauvaise fortune n’a pour justicière qu’une épouse royale, volage et déloyale, qui a trouvé quelques charmes à ce beau rêveur dont la vertu l’a vexée et forcé à déchanter.
48Mais là, justement, Joseph, s’il n’a plus beaucoup à rêver, aura à entendre et interpréter les rêves de ses compagnons d’infortune avant même que sa réputation d’extralucide freudien avant la lettre ne le pousse au devant du Pharaon et de ses cauchemars économico-politiques : gras épis anéantis par de malingres épis, vaches grasses dévorées par de maigres vaches.
49Ainsi les rêves finiront-ils par faire sa fortune, mais aussi celle de tous ses ingrats de frères auxquels il pardonne généreusement leur cauchemardesque jalousie.
50On rêve donc dans la Bible, et tôt, et souvent. On s’en méfie pourtant. Job fait l’amère expérience des « nuits de souffrance » hantées de « songes effrayants » (Job 7). Et les prophètes seront, une fois ou l’autre, carrément censeurs de cette source d’illusions et de mensonges (Jr 23,25 et 29,8-9).
51Ils auront pourtant fort à faire en la matière, ne serait-ce que par fidélité à leur propre mission. Ainsi Daniel, oniromancien convoqué comme Joseph par le souverain, établit celui-ci dans la longue durée d’une histoire de règnes voués à la décadence et à la ruine (Dn 4).
52Dans le Nouveau Testament, où proportionnellement on ne rêve pas moins que dans l’Ancien, Joseph, vertueusement fiancé à Marie, est d’abord dévoré de scrupules (Mt 1,19-20).
53Et tout se complique à nos yeux d’impénitents rationalistes. Car l’évangéliste, par le rêve justement, congédie sans appel le témoin réel ou supposé que nous voudrions reconnaître. Un peintre lorrain du xviie siècle l’a bien compris, qui ne déguise rien de cet Ange ni de son apparition « en rêve » : le Joseph de Latour est peint en solide dormeur dont la bouche ouverte laisse entendre le ronflement, malgré la sombre et lumineuse flamme d’une fumeuse chandelle tenue par un jeune garçon : vraiment reconnaissable comme Ange du Seigneur ?
54Ainsi Joseph rêvait-il comme n’importe quel dormeur, que ni ses états d’âme ni même l’Ange du Seigneur n’empêchent de dormir. Il reçoit pourtant un message qui l’éclaire définitivement sur ce qui l’attend et attend son épouse. Et ce même Ange du Seigneur reviendra, à plusieurs reprises, toujours en rêve, chez les mages égarés peut-être, chez Joseph encore qui doit protéger Mère et Enfant…
55Ainsi va le rêve, dans la Bible comme ailleurs, mais non sans méfiance ou défiance. Dieu, autant que l’angoisse ou le désir, parle en ces moments de faux calme, faux silence, fausse absence à la vie consciente. Car Jacob s’est réveillé tremblant des ordres divins ; et Joseph acceptera au lever du jour le message nocturne de l’Ange du Seigneur lui enjoignant de faire confiance à son épouse et à l’Esprit.
56L’homme a rêvé, le Seigneur a parlé. Qui ne se lèverait et n’obéirait ?
Notes
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Psychanalyste. Auteur de Les Rêves, Milan, coll. Les Essentiels.