Études 2006/1 Tome 404

Couverture de ETU_041

Article de revue

L'homme d'un moment

Pages 23 à 33

Notes

  • [1]
    Le Culte de l’émotion, Flammarion, 2001.
  • [2]
    Dieu et moi, Seuil, 1993.
  • [3]
    L’Allée du roi, Julliard, 1981.
  • [4]
    Comme s’il voyait l’invisible.
English version

1La sagesse moderne n’a pas mis la vérité en tête de ses valeurs. S’accommodant de petites vérités provisoires et relatives, elle fait bon ménage avec l’agnosticisme régnant. En revanche, elle a promu l’authenticité. Faute de pouvoir bâtir sur le roc, soyons sincères avec nos sentiments. Puisque la vérité est incertaine, vivons l’authenticité du moment présent, cueillons les roses de la vie. Et comme les temps changent, et que nous changeons avec eux, changeons d’habits avec les saisons. Mais pour que le bonheur de vivre et la satisfaction de construire durent plus que les roses, il leur faudrait un fondement plus ferme ! Ce qui fait exister, ce qui donne sens et joie à l’existence, ne serait-ce pas d’accomplir sa vocation, et donc d’entendre l’appel qui la fonde ?

La quête de l’émotion

2Commençons donc par dissiper les illusions. Notre état d’âme volatil se manifeste spécialement dans trois domaines. Et d’abord dans le domaine affectif. Exister, c’est vivre des émotions, c’est vibrer. Tout est bon pour nous faire vibrer : le dernier scoop, le match de foot ou le polar hebdomadaire. Les sondeurs d’opinion le savent bien, qui président aux parts du marché audiovisuel. A la recherche de sensations fortes, l’individu s’émeut beaucoup. Et quand les émotions nobles, celles que suscite en une âme bien née le cours de la vie ordinaire, ne suffisent plus pour agiter une sensibilité émoussée, il va chercher les émotions-chocs, les conduites à risque, les rave parties, la télé-réalité, les images délétères et autres substituts. Car un individu qui ne vibre plus est un homme mort, inexistant à ses yeux comme à ceux des autres. C’est ainsi que l’observatoire breton de pédagogie jette un cri d’alarme, en constatant le nombre de plus en plus grand de jeunes « sidérés » à l’issue de leur parcours scolaire. Des jeunes qui n’ont pas de mots pour dire le monde, pour se dire et construire une relation. Ils ont, dit-on, des modèles de référence imprégnés d’un narcissisme exacerbé, qui fait des affects le premier constituant de toute relation. Ce ressenti épidermique absorbe leur conscience, sans qu’ils puissent se vivre comme sujets d’une histoire sensée.

3Nos contemporains s’émeuvent beaucoup, mais ils ne savent plus sentir, remarque Michel Lacroix dans un livre fort suggestif qui est une apologie du sentiment [1]. L’émotion est fugace, tandis que le sentiment se forme peu à peu, dans la durée. L’émotion vous tombe dessus, le sentiment s’éduque, il ouvre aux valeurs supérieures, la beauté de la création ou d’une œuvre d’art, l’amitié, la probité, le respect, le sens du sacré… La première passion de l’âme, selon Descartes, s’appelle l’admiration, regard extatique vers ce qui est plus grand que soi et prépare à la louange. Mais il est à craindre que notre époque soit atteinte par l’affadissement de ce sentir intérieur par lequel l’âme s’élève au-dessus d’elle-même. L’encombrement des émotions passagères trouble nos affections. Combien, de nos jours, refusent cette tyrannie pour cultiver le goût des valeurs durables ? Une pression médiatique de tous les instants nous en détourne, qui nous veut conformes aux normes du moment, bien « formatés » aux lois de l’économie marchande.

La conformité à la norme

4Telle est la seconde illusion du sentiment d’exister : le conformisme, qui nous fait considérer comme « normal » le style de vie de la société et les jugements de valeur de l’opinion. Etre dans la norme équivaut à être socialement reconnu. Et nous voici pris dans la norme, celle du rythme endiablé du travail, de la course à la performance, du niveau de consommation, de la nouvelle voiture et du dernier gadget informatique, du look et de la mode. Mais, loin de promouvoir un « plus-être », la norme fait de nous des objets. C’est ainsi que la définit candidement le Petit Robert : « Norme : formule qui définit un type d’objet, un produit, un procédé technique en vue de simplifier, de rendre plus efficace et plus rationnelle la production. » Nous avons remplacé l’exigence éthique du dépassement de soi par la norme. Et la norme sociale nous enveloppe de son réseau de soie pour nous dévorer sous anesthésie. Nous n’en avons pas toujours conscience, jusqu’au jour où, par hasard, nos enfants réclament des vêtements de marque de peur que leurs camarades ne les regardent de haut. La marque, le dernier film, l’ultime appareil informatique, tel est le passeport qui permet d’entrer dans le théâtre de l’apparaître. Kant, annonçant les Lumières, dénonçait déjà ce renoncement à penser par soi-même, à exister par soi-même. Comment y parvenir dans une société où l’on passe trois heures par jour devant la télévision à exister par procuration ? Kierkegaard notait dans son Journal qu’il souhaitait une seule inscription sur sa pierre tombale : « Cet individu singulier. » Ce n’était pas par anticonformisme, mais parce qu’il avait une haute idée de la responsabilité de chacun face à son existence si souvent bradée pour se faire accepter comme faisant partie de la tribu.

5Sur le chemin de Jéricho, le Samaritain fit un geste singulier. Alors que chacun suivait la voie commune, il s’arrêta et se laissa toucher de compassion. Et il le fit comme allant de soi. Car le propre de l’amour est en effet de commencer, sans se laisser déterminer par rien d’autre que lui-même. Il n’agit ni par routine ni par réaction, mais à coups d’inventions. Il ne cherche pas l’approbation des hommes et n’a cure de l’apparaître, cette perversion de la vertu que l’Evangile a si vertement dénoncée. Car le paraître, le souci d’être approuvé et conforme, façonne insensiblement le « faux-moi » tout extérieur et emprisonne la personne dans une sorte de palais des glaces qui renvoie à chacun, par publicité interposée, l’image kaléidoscopique et toujours changeante que l’on attend de lui.

L’encombrement des choses

6Exister, ce serait être dans le vent, avec tout « l’apparat » de notre modernité. Pris dans l’apparaître, le chemin de l’intériorité se perd et le goût de la vie s’affadit. Etre plus s’identifie alors à avoir plus, tandis qu’il s’agirait bien au contraire de se dégager de l’encombrement de ces choses qui cachent l’horizon. Mais c’est de ces choses, de cette mode, de ces divertissements, de ces nouveautés commerciales que dépend le fonctionnement de notre système économique. Car ce système, hydre vorace, exige pour fonctionner que la demande de biens non nécessaires soit continuellement accrue. Et elle ne peut l’être que par cet appel incessant au besoin, à la compétitivité et à la stimulation sans but. Comme le faisait déjà remarquer Aldous Huxley, à l’aube de notre ère consommatrice, « l’homme a toujours été la proie des distractions qui sont le péché originel de l’esprit ; mais jamais encore on n’avait tenté d’organiser et d’exploiter les distractions pour en faire, en raison de leur importance économique, le cœur et le centre vital de la vie humaine, jamais on n’avait tenté de les idéaliser et de les présenter comme les plus hautes manifestations de l’activité mentale [2] ».

7Distraction au sens pascalien, divertissement, la seule chose qui nous console de nos misères et nous empêche de penser à nous : « Sans cela, écrit Pascal, nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir. » De là vient que l’on préfère courir tout le jour après un lièvre qu’on ne voudrait pas avoir acheté : « Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse qui nous en détourne nous en garantit. » Et c’est ainsi qu’une société du divertissement nous fait courir, au point de réduire au silence les questions et les aspirations spirituelles qui fondent la dignité de la personne. Mais notre désir est sans remède, notre cœur sans repos, disait saint Augustin, tant qu’il ne repose en Celui qui l’a créé. « Rares sont ceux qui, par delà les murs, les arbres, les êtres, portent leur regard jusqu’à l’horizon et, s’élevant au-dessus d’eux-mêmes, parviennent à considérer le monde en perspective, fait dire Françoise Chandernagor à Madame de Maintenon. Ce sens de la profondeur, cette indifférence au premier plan qui, seuls, peuvent donner au petit et au grand, au proche et au lointain leur place véritable, ne se rencontrent que dans la fréquentation assidue de sa propre mort [3]. » Fréquentation de notre propre fin, disait saint Ignace, dès les premiers mots de ses Exercices spirituels : « L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu Notre Seigneur, et trouver ainsi l’accomplissement de son existence… » Tout le reste, pour nous y aider.

8Mais l’amoncellement des choses, au lieu de nous y aider, nous réduit à notre valeur « marchande » et nous fait oublier notre destinée. Pour nous en libérer et parvenir à un sobre usage des choses, il ne faut rien moins qu’une insurrection de l’esprit. Boris Pasternak a souligné ce refus, cette rupture « instauratrice » par laquelle Jésus inaugura l’existence évangélique. Evoquant la Rome païenne dont le pouvoir était assis sur la richesse et la puissance, il décrit ainsi l’avènement de l’homme nouveau : « C’est dans cet engorgement sans goût de marbre et d’or qu’il est venu, léger et vêtu de lumière, homme avec insistance, provincial avec intention, Galiléen, et depuis cet instant les peuples et les dieux ont cessé d’exister et l’homme a commencé. »

L’appel

9L’homme commence d’exister quand il entend l’appel à dépasser ses instincts de convoitise ou les suffisances de sa vertu, appel que lui adresse Celui qui est à l’origine de sa vie. Alors, il peut regarder le monde non comme une proie à saisir ou une carrière à exploiter, mais comme un milieu divin, une aide pour parvenir à sa fin. L’homme prédestiné, appelé à devenir fils, en Jésus l’Unique, et donc frère d’humanité : « D’Egypte, j’ai appelé mon fils ! » (Osée 11,1). Tous sont appelés, mais peu l’entendent, rassasiés d’oignons et de viandes grasses en ce pays d’Egypte qui ne se fait plus l’écho d’aucun appel spirituel, mais qui exige au contraire de chacun qu’il fasse ses preuves et manifeste son « excellence » pour avoir part au festin. Kafka avait pressenti cet horrible silence d’un monde fermé à la transcendance : « Je suis valet, mais valet inoccupé. Personne ne fait appel à mes services, alors que je ressens parfois si douloureusement le besoin d’être appelé. » Rien de pire que de se sentir inutile, l’âme inemployée, et comme laissé à demi-mort sur le bord de la route où passe, indifférente, la caravane de la modernité. L’érotisme, a-t-on dit, est le symptôme par excellence de l’inemploi de l’âme, car, lorsqu’on a tari ou perdu les sources vives de l’amour, il reste d’en singer les gestes.

10L’anthropologie chrétienne, s’opposant dès ses origines à ce faux humanisme de l’avoir, du paraître et du pouvoir, affirme qu’exister, c’est être appelé. Exister, pour l’homme biblique, comme l’a souligné Martin Buber, c’est être capable de s’entendre adresser la Parole, Parole de Dieu à travers des paroles d’hommes, appel de Dieu au cœur des appels de l’humanité souffrante. « J’ai vu, j’ai vu la misère de mon peuple, dit Yahvé à Moïse, et maintenant, va ! je t’envoie. » C’est ce que l’Eglise nomme « vocation », relisant dans l’histoire d’Israël, dans les évangiles et jusqu’aujourd’hui, tous les appels qui ont mis des hommes et des femmes debout, libres de servir et d’aimer, joyeux d’annoncer une bonne nouvelle qui sauve du désespoir. Etre appelé, c’est s’entendre appeler par son nom. Le nom, pour la Bible, c’est l’identité profonde de la personne, née de la chair et du sang, renée de l’Esprit, suscitée par son Créateur à l’existence filiale d’une façon unique et singulière. C’est ainsi que Yahvé donne un nom à ceux qu’il appelle, pour signifier le changement de leur destinée et la mission qu’il leur confie : « Tu ne t’appelleras plus Abram, mais Abraham, père d’une multitude de peuples » (Gn 17,5). Le peintre italien Le Caravage a superbement évoqué l’appel de Lévi, futur apôtre Matthieu, par la peinture qui se trouve à Rome dans l’église Saint-Louis des Français. Lévi est assis à sa table de la douane, entouré de quatre assistants occupés à compter la recette du jour. Jésus est entré, et, dans son ombre, Simon Pierre. Et le doigt de Jésus, comme s’il traversait la scène, surprend le publicain Lévi qui, le visage levé et comme ébloui par la lumière qui l’inonde, tourne son index vers sa poitrine : « Quoi ? Moi ? » L’artiste a, par une intuition géniale, peint la main de Jésus à la ressemblance de la main du Créateur qui, dans la célèbre fresque de Michel-Ange, touche de son doigt le doigt d’Adam pour l’appeler à l’existence.

11Car l’appel de Dieu, à la différence des appels humains, est créateur : « Suis-moi ! » Et Lévi, dans sa joie, laissa tout pour le suivre, commençant d’exister d’une autre façon. Ce que les évangélistes ont voulu signifier à travers les récits de vocation, c’est que tous les disciples sont appelés par leur nom. Le bon berger appelle chacune de ses brebis par son nom. Et elles le suivent, parce qu’elles connaissent sa voix et la distinguent de celle des étrangers, qui ne viennent que pour piller et détruire. Et il les fait sortir une à une. Si bien qu’elles ont la liberté d’entrer et de sortir, et de trouver pâturage. « Ne vous réjouissez pas de ce que vous avez accompli, dira-t-il aux soixante-douze disciples, mais de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux. » La parabole des ouvriers appelés à la vigne (Mt 20) étendra à tous, disciples ou non, cet appel du maître qui sort le matin, à midi et jusqu’à la dernière heure : « Pourquoi restez-vous là tout le jour sans rien faire ? leur dit le maître. – C’est que personne ne nous a embauchés. – Allez donc, vous aussi, à ma vigne. »

La mission

12L’appel à exister suscite ainsi le désir de faire de sa vie entière une réponse de louange et de service. Une autre parabole bien connue, celle des talents, souligne l’initiative audacieuse avec laquelle les deux premiers serviteurs honorent la confiance qui leur est faite. C’est avec joie et une certaine fierté qu’ils apportent au maître le fruit de leur travail. Tandis que le troisième, qui projette sur son maître sa propre image d’homme au cœur dur et mesquin, s’en est allé enfouir son talent : « Voici ton talent, tu as ton bien ! » N’ayant pu accéder à la conscience d’une heureuse participation à l’œuvre commune, il ne peut entrer dans la joie de son maître.

13Si l’on veut bien y regarder, toutes les paraboles du Royaume parlent de l’existence véritable, celle de la sortie de soi comme réponse à un appel, et de la joie qu’on éprouve en engageant sa propre responsabilité, ses facultés et tout son avoir dans l’unique œuvre qui vaille la peine – celle qui donne sens à toutes les tâches humaines, l’œuvre de Dieu. C’est le vaste horizon de la mission, pour laquelle le Fils de Dieu s’est fait homme, afin de convoquer tous les hommes à leur vocation de fils de Dieu, en les libérant des filets du mensonge et des illusions d’une vie fausse : « Il appelle tout l’univers, et chacun en particulier, dira saint Ignace dans sa célèbre méditation du Règne : ma volonté est de libérer l’humanité entière des valeurs trompeuses et des pièges de l’orgueil, pour qu’elle accède au Royaume de Dieu. Qui voudra venir avec moi doit peiner avec moi, afin que, me suivant dans la peine, il me suive aussi dans la réussite. » Et s’il vaut la peine d’engager sa vie d’homme dans une tâche noble et généreuse, combien plus est-ce une chose qui mérite davantage d’attention encore que d’écouter cet appel et de s’offrir pour une telle œuvre et dans une telle amitié.

14Beaucoup y trouvent un sens à leur vie. Le vaste horizon de la mission universelle que le Christ ressuscité ouvre devant leurs yeux leur donne d’insérer leurs tâches humaines dans une finalité dynamique. Combien y trouvent un surcroît d’existence, un être-plus, qui nourrit leur désir d’aimer davantage ! Mais combien aussi, oublieux d’entretenir leur lampe, finissent par perdre de vue Celui pour qui ils vivent, absorbés par les soucis quotidiens ! Subtile tentation de prendre le moyen pour la fin, et de s’y enliser dans un activisme stressant. Saint Bernard écrivait à Eugène III, le pape qui avait été son disciple : « J’ai peur qu’au milieu de vos occupations sans nombre, vous finissiez par vous y faire et vous y endurcir le cœur, au point de ne plus même en ressentir les dangers. Un cœur fermé à l’amour de Dieu et des hommes, voilà ce à quoi vous vous exposez si vous vous laissez absorber entièrement dans ce travail insensé, sans rien réserver de vous-même… Tout cela n’est propre qu’à vous tourmenter l’esprit, épuiser le cœur et vous faire perdre la grâce. »

15Nous sommes ainsi faits que le service le plus noble peut devenir un objet d’activisme, de compétition ou de jalousie, comme le montrent, hélas, les tensions et rivalités au sein des meilleures entreprises. La fatigue et l’usure aidant, les intentions les plus pures gauchissent, altérées par ce fond d’amour-propre toujours renaissant qui, se recherchant en tout, ne fait presque toujours que changer d’objet, transportant ses penchants naturels des biens temporels aux spirituels. Que vienne la contradiction ou la critique, la déception ou la désillusion, ou encore le sentiment de ne pas être payé de retour, « aussitôt ils tombent, dit l’Evangile, car ils n’ont pas de racines, ils sont l’homme d’un moment » (Mt 13,21).

16Chacun perçoit confusément que la vraie vie – celle qui fait ex-sister, c’est-à-dire, selon l’étymologie du mot, sortir de soi – est celle d’un amour véritable ; chacun l’admire chez les autres lorsqu’il perçoit en eux ou dans les récits qu’on en fait l’étincelle d’un amour divin ; mais nous y renonçons facilement, ayant éprouvé que nous exigeons aussitôt d’être félicité et payé d’amour pour l’amour. Amour mercenaire ! disait saint Augustin. Dépasser la déception de soi-même demanderait d’autres racines, et un travail sur soi de tous les jours, et l’humble prière de celui qui sait ne pouvoir se reposer sur ses propres forces. Ce n’est pas au premier appel que la réponse est difficile, disait déjà le P. Jacques Loew bien avant la crise des années 70. C’est quand l’usure, la fatigue ou l’échec a miné l’âme de l’apôtre. On était parti en flèche, et bientôt, comme le prophète Elie découragé, on se prend à murmurer : « C’en est assez maintenant, Yahvé, prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères » (1 Rois 19,4). Mais la vraie réponse ne vient qu’au second temps : « Loin d’être une contre-indication, l’épreuve de la découverte de notre incapacité fondamentale constitue le réel point de départ. Avant, ce n’était qu’un galop d’essai dont l’aspect brillant masquait la fragilité [4]. » Heureux celui qui, quand vient la crise, ne renonce pas en se réfugiant dans une vie médiocre et routinière, mais, abandonnant toute suffisance, prend la main que lui tend le Christ !

Par les autres

17Soit ! dira-t-on, cette Parole qui appelle, qui fait sortir de soi et suscite à l’existence, nourrit la foi et l’espérance des croyants. Mais les autres ? La multitude des autres qui ne connaissent pas le Christ, ni leur Créateur, ou qui vivent immergés dans une culture laïque : seraient-ils réduits à une existence amputée, livrée aux seules ressources de l’affirmation de soi et du développement de leurs potentialités humaines ? Un tel jugement serait méconnaître les médiations de la Parole de Dieu, qui rejoint chaque être humain « de bien des manières » (Hb 1,1) et touche de sa grâce le cœur de tous les hommes de bonne volonté. « En effet, affirme le concile Vatican II, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal. »

18D’une façon que Dieu connaît, car il parle au cœur de chacun quand les époux se rencontrent en amour et en vérité ; il parle quand les parents sont capables d’adresser à leurs enfants une parole d’appel, quand les acteurs de la vie économique et sociale travaillent ensemble pour plus de justice et de solidarité ; il parle quand des responsables politiques écoutent leur conscience plutôt que les sondages d’opinion. A travers toutes ces médiations qui tissent notre vie la plus quotidienne, Dieu parle, Dieu appelle. Il s’adresse au meilleur de chacun, ne laissant aucun sans lumière et sans amour. Certains diront que cette inspiration est un simple fait de nature, l’écho de l’éducation ou l’expression d’un consensus social. « Moi, je crois le contraire, écrivait le cardinal Newman. C’est l’écho d’une voix réelle et véritable que j’entends, et cette voix procède d’un être indépendant de mon individualité. Cette voix porte en elle-même la preuve de sa divine origine. Mon cœur s’y attache et l’aime comme si c’était une personne pleine d’amabilité. En lui obéissant, je suis tout joyeux ; si je lui suis rebelle, je me sens triste. Il me semble que je contriste ou réjouis tour à tour un ami vénéré… »

19Le bon Samaritain ne fréquentait pas l’église, ni la synagogue. Mais, à la vue du blessé abandonné à demi-mort sur le bord de la route, il fut touché de compassion et fit, sans le savoir, les gestes du Fils de l’Homme. Pourquoi fut-il touché de compassion, alors que le prêtre et le lévite passaient de l’autre côté de la route ? Sans doute allaient-ils à leur devoir, à un rendez-vous urgent, peut-être à un congrès sur la sécurité du pays ! On peut cependant penser qu’ils vivaient à la surface des choses, se lamentant, aux informations du soir, de la façon dont va le monde. Comme l’a écrit Bernanos avec son accent prophétique : « La plupart d’entre nous n’engagent dans la vie qu’une faible part, une part ridiculement petite de leur existence. Ils vivent à la surface d’eux-mêmes, et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson, qui donne l’illusion d’une véritable destinée. Un saint ne vit pas du revenu de ses revenus, il engage totalement son âme. »

20* * *

21La vérité vous rendra libres, dit Jésus. On ne construit pas sa vie sur les émotions, ni sur les apparences, mais sur la vérité qui rend libre d’aimer. Et qu’est-ce donc que la vérité ? C’est une parole qui met en route, une lumière intérieure qui attire, qui fait pressentir que l’on est donné à soi-même par l’amour des autres et, souverainement, par l’amour de Celui qui en est la source. C’est la prise de conscience que la vie est don, et qu’exister, c’est sortir de soi pour se donner à son tour et entrer ainsi dans un mouvement de reconnaissance. Quelque chose qui déborde toute logique rationnelle, que l’on pratique avant de la comprendre, puisque c’est en faisant la vérité que l’on vient à la lumière.

Notes

  • [1]
    Le Culte de l’émotion, Flammarion, 2001.
  • [2]
    Dieu et moi, Seuil, 1993.
  • [3]
    L’Allée du roi, Julliard, 1981.
  • [4]
    Comme s’il voyait l’invisible.

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