Études 2005/12 Tome 403

Couverture de ETU_036

Article de revue

Notes de lecture

Pages 698 à 701

Notes

  • [1]
    Nord Michigan, Robert Laffont, 1984.
  • [2]
    De Marquette à Veracruz, Christian Bourgois, 2003.
  • [3]
    En marge, Christian Bourgois, 2003 ; rééd. 10/18.
  • [4]
    Dalva, Christian Bourgois, 1989 ; rééd. 10/18.
  • [5]
    Aventures d’un gourmand vagabond, Christian Bourgois, 2002.
  • [6]
    Nord Michigan, op. cit.
  • [7]
    Légendes d’automne, Robert Laffont, 1981 ; rééd. 10/18.
English version

Jim Harrison, la vie en ses extrêmes

1 Pour un lecteur français, lire Jim Harrison, c’est découvrir avec une légère honte que le Michigan rural n’est pas une réserve d’habitants abreuvés de soda et de télévision. Il fallait au moins un écrivain de cette stature pour nous ouvrir les yeux, sans ménagement, sur la beauté d’une autre Amérique. Loin des villes, loin de New York à laquelle nous prêtons volontiers le monopole de la culture, Harrison, par son génie d’écrivain, métamorphose en un grandiose et vivant espace littéraire l’imagerie parfois mièvre des « grands espaces » et des westerns. Son œuvre, dense et contrastée, se caractérise par un attachement viscéral au « monde réel », un amour exigeant de l’humanité, un respect grave et enthousiaste pour la Nature.

2 Mais Harrison n’est pas un romantique : ce n’est pas Chateaubriand voyageant en Amérique, exalté par la munificence de la création. Il a pour un monde qu’il connaît bien une affection lucide ; ses personnages, de chair et d’esprit – dualité originelle qui fait le sel et l’amer de l’existence –, sont des êtres normalement complexes, que leurs destins parfois extraordinaires n’élèvent pas nécessairement au tragique. Dans cette œuvre qui porte le soupçon sur toutes les manifestations d’idéalisme, tout semble vrai, tout sonne juste, même la magnifique démesure du monde naturel, qui fait partie intégrante de la vie quotidienne des personnages. Le héros de Nord Michigan[1] se tient ainsi en arrêt devant un paysage qui lui est pourtant familier : « La quiétude de cette immobilité prolongée dans un environnement d’une telle beauté l’amena à se poser des questions fondamentales sur l’humanité. » Remarque apparemment banale ; mais les élans contemplatifs, dépouillés de leurs habits romantiques, prennent chez Harrison un sens renouvelé. Ils constituent l’affirmation très nette que l’immensité et la beauté du monde sont des mystères qui se suffisent à eux-mêmes : il n’est pas d’autre réalité que celle que nous voyons. Nombreux sont ainsi les héros qui règlent leurs comptes avec un christianisme hypocrite et frileux, souvent dépeint sous la forme d’un calvinisme étroit et aveugle aux réalités du corps – en définitive, aux beautés de la création. Harrison prête au professeur de théologie de David Burkett, le personnage principal de De Marquette à Veracruz[2], des propos glissés aussi dans son autobiographie En marge[3] : le véritable miracle n’est pas la Résurrection, mais la Création. Ce pourrait être le credo d’un romancier qui a consacré de très belles pages, et même l’âme de Dalva aux Indiens [4], dont il admire les rites religieux, plus en prise avec la Nature que les mystères d’un christianisme qui aurait perdu sa puissance originelle.

3 Le réalisme de Harrison est à la mesure de son refus de l’idéalisme : total et bouillonnant, il emporte dans un même élan créateur la vie tout entière, dans ses aspects les plus violents comme dans ses plus infimes subtilités. L’écriture de l’espace est à cet égard révélatrice : cette donnée si élémentaire de l’Amérique du Nord n’est pas seulement un fascinant mystère, c’est surtout une topographie réelle, comptée en kilomètres de marche ou de pick-up. D’un roman à l’autre se dessinent ainsi les contours précis d’un territoire géographique délimité par des forêts, des rivières et des lacs, lieux de chasse et de pêche, des villes, Détroit, Chicago, Marquette… C’est toute une mythologie américaine qui devient sous sa plume évidence concrète : l’intelligence des corneilles, le caractère contemplatif des coyotes, les mœurs des daims, les subtilités de la pêche à la mouche et de la chasse aux grouses, l’intrigant cri des huards, deviennent familiers.

4 Mais l’ancrage fort des personnages dans la vie naturelle n’a rien de la concession sentimentale que l’homme moderne fait à ses « racines ». Le réalisme insistant avec lequel est détaillé le quotidien – repas, longs trajets, pensées fugitives et plates sous la douche, réussites et fiascos sexuels – donne parfois le sentiment que l’écriture épouse la banalité de l’existence. Pas d’ellipse : tout le monde mange, dort, jouit, à toute heure du jour et de la nuit, comme autant de rappels du corps et de ses besoins, et d’un temps incompressible. Par l’intelligence du style se communique ainsi au lecteur ce sentiment si désagréable que l’on manque de hauteur par rapport à la vie : Harrison semble nous bloquer dans l’instant avec ses personnages, avec qui l’on éprouve le malaise profond d’une existence embourbée. Le désir de se libérer de cette confusion universelle, le besoin irrésistible de travaux physiques, de longues marches, d’expéditions de pêche et de chasse qui rendent aux personnages de Harrison (et à Harrison lui-même, en cela très proche de ses personnages) le goût des choses de l’esprit et de soi-même, recèlent, du coup, une violence contenue formidable. Cette violence a ses lieux propres, « civilisés », comme les tavernes où l’on boit et se bat, la grande ville où l’on est seul et se perd. Mais, en fait, elle travaille en profondeur les âmes et les corps. Le corps, haut lieu de l’écriture de Harrison, n’est pas dégrossi. Il peut à tout moment, dans une explosion de plaisir ou de rage, se laisser submerger par une brutalité inouïe. De fait, l’adjectif « rabelaisien » vient sans doute trop facilement aux lèvres pour définir cette œuvre et le personnage à présent bien connu qu’est Jim Harrison. Très apprécié des lecteurs français, qui ont une sympathie innée pour tout ce qui leur semble perpétuer la veine de notre grand « écrivain du corps » (du moins le dit-on tel), Harrison plaît par son langage cru, sa verve, la réjouissante liberté d’une prose roborative, aussi bien représentés dans ses romans que dans ses autres écrits. Son formidable « amour de la bouffe », gargantuesque, revendiqué, l’étonnant appétit sexuel de certains personnages masculins, ressortissent, à l’évidence, à la littérature de l’excès. Mais l’excès est-il une voie de la sagesse, une belle leçon de démesure ? Chez Harrison, ces manifestations tonitruantes de la vie corporelle n’ont pas toujours la gaieté et la lumineuse confusion des excès rabelaisiens. Les écrits personnels, Aventures d’un gourmand vagabond[5] et En marge, rappellent avec humour, mais sans faux-semblants, l’inconfortable mesure de l’homme. Les pages sur l’alcoolisme – dont l’a sauvé le vin rouge français, dit-il – et les crises de goutte équilibrent avec humilité les descriptions de ses incroyables repas. Du côté des romans, la rédemption tant recherchée par des personnages en recherche d’eux-mêmes passe bien plus par l’apprentissage ultime de la douceur que par les excès en tout genre. L’excès a assurément une valeur cathartique, mais il n’a pas vocation à donner la mesure des choses.

5 Là où l’art de Harrison se déploie pleinement, c’est dans la création de destins individuels, dont le trait commun est sans doute la quête inlassable d’une forme de salut. Cette œuvre aux teintes souvent sombres vibre des émotions les plus fortes qui soient données à un lecteur de vivre à l’unisson d’un personnage. De la vie presque sans histoire d’un homme issu d’une famille de migrants suédois installés dans le Nord Michigan [6] aux tragédies somptueuses des Légendes d’automne[7], Harrison, encore une fois, ne refuse rien de ce qui vit. L’histoire d’un homme ou d’une femme, dans sa banalité même, peut et doit être dite : elle a pour unique et imparable justification d’avoir été (peu importe que l’être soit de papier, l’imagination de l’artiste supplée au corps). C’est l’histoire infiniment triste de Dalva, contrainte d’abandonner à seize ans l’enfant conçu du seul amour qui devait la combler et la hanter toute sa vie, et qui n’a de cesse de retrouver le sens d’une vie amputée. Dans Nord Michigan, au gré des épisodes de la vie d’une famille, c’est par petites touches que l’émotion travaille le lecteur, à l’image de la souffrance rentrée du héros, Joseph, infirme par accident, à qui sa jambe rappellera toute sa vie sa différence. Dans la large palette des malheurs de l’homme, il n’y a pas d’échelle rationnelle de la tristesse. La seule leçon de ces drames est l’urgence de vivre. De l’écart douloureux entre un bonheur fugace ou inaccessible et la nécessaire continuité avec le cours de la vie et l’histoire familiale (donnée élémentaire de tous les romans), naît une maturité faite de compromis, un long apprentissage de soi. L’appel impérieux à vivre enfin exige un abandon difficile de l’attitude confortable du nostalgique tourné vers le passé : « Je ne suis pas, dit Dalva, de ces gens innombrables qui vivent et se nourrissent du souvenir, considèrent le passé comme un espace ou une sphère indépendante que nous pouvons visiter à notre guise, plutôt que comme un continuum de la vie que nous avons déjà vécue et que nous allons vivre. » N’est-ce pas là, justement, l’itinéraire de David, qui, de Marquette à Veracruz, emprunte les chemins ardus de la reconnaissance d’un héritage familial haï ? Dernier David d’une longue lignée d’hommes sans scrupule, il tente d’isoler le « péché originel » de sa famille, rien moins que la source du mal en lui, pour s’en défaire. Enquête vouée à l’échec que ce retour aux sources plein d’un ressentiment qui le prive, année après année, de lui-même. Cette recherche de soi, dans sa maladresse, est en elle-même une recherche spirituelle. Mais aucune Révélation ne peut offrir la rédemption tant espérée, sinon la révélation de l’homme à lui-même : l’aboutissement de ces quêtes intérieures se fait sur le mode du compromis, mais un compromis assumé, lié au bonheur, et en qui résonne une promesse.

6 L’un des aspects peut-être les plus beaux de cette œuvre, même s’il peut ne pas sembler central, est quelque chose de bien peu romanesque, en apparence, mais dont Harrison fait le ressort puissant d’un des récits du recueil Légendes d’automne : le pardon. Ce triptyque de nouvelles est une réussite littéraire époustouflante. Quelle image neuve trouver pour dire la beauté dure et impitoyable de ces histoires tragiques ? La première, Une vengeance, prend place dans un Mexique magnifique et ardent. Elle raconte comment un homme, battu à mort par le mari de la femme qu’il aime, et qui était son ami, se met en route pour se venger, impitoyablement, avec la certitude de trouver la mort en même temps qu’il la donnera, et de ne pas retrouver vivante son amante. Rarement telle intensité dans la quête a été rendue, avec une grande économie d’effets pathétiques, qui amplifie encore la tension du récit. Tous les éléments sont prêts pour une tragédie venant redoubler celle d’un amour brisé. Le héros, que son désir de vengeance a rendu étranger à lui-même, est comme séparé de sa propre douleur. Il n’est plus qu’une force de mort en marche. Mais, une fois face à face, les deux hommes, à jamais brisés, morts à eux-mêmes, choisissent (mais ont-ils vraiment le choix ?) le pardon comme une nécessité absolue dont dépend leur vie même.

7 La lecture de cette nouvelle, et celle des deux autres, se vit comme une grâce douloureuse et persistante. Elle projette sur le reste de l’œuvre une lumière autre, notamment sur les pages souvent teintées d’une légère ironie où les héros se posent ce qu’il est convenu de nommer « de grandes questions métaphysiques ». Harrison n’est pas un chrétien qui s’ignore ; l’horizon de son œuvre n’est pas ailleurs que dans la vie telle qu’elle est donnée, brute et parfois brutale, infiniment riche, belle et complexe. L’idée de rédemption, vécue comme une assomption de soi-même, et le pardon y sont des nécessités vitales au même titre que le sommeil, les repas ou la jouissance amoureuse. Il faudrait être hostile à l’humanité pour ne pas se réjouir de cette façon de croire.

Notes

  • [1]
    Nord Michigan, Robert Laffont, 1984.
  • [2]
    De Marquette à Veracruz, Christian Bourgois, 2003.
  • [3]
    En marge, Christian Bourgois, 2003 ; rééd. 10/18.
  • [4]
    Dalva, Christian Bourgois, 1989 ; rééd. 10/18.
  • [5]
    Aventures d’un gourmand vagabond, Christian Bourgois, 2002.
  • [6]
    Nord Michigan, op. cit.
  • [7]
    Légendes d’automne, Robert Laffont, 1981 ; rééd. 10/18.
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