Notes
-
[1]
Marie-Dominique Chenu, La Parole de Dieu. II-L’Évangile dans le temps, Cerf, 1964, p. 180.
-
[2]
François Bousquet (dir.), Les grandes révolutions de la théologie moderne, Bayard, 2003.
-
[3]
Début 1965, le jésuite Henri Bouillard servit de référence pour trouver l’axe théologique du dialogue avec le monde actuel ; Henri Bouillard, « L’idée de surnaturel et le mystère chrétien », dans L’homme devant Dieu. Mélanges offerts au Père Henri de Lubac. III. Perspectives d’aujourd’hui, Aubier-Montaigne, 1964, p. 153-166.
-
[4]
Dominique Gonnet, La liberté religieuse à Vatican II. La contribution de John Courtney Murray, Cerf, 1994.
-
[5]
Romano Guardini, L’esprit de la liturgie (1918), Plon, 1929.
-
[6]
Johann Adam Moehler, L’unité dans l’Eglise (1825), Cerf, 1938.
-
[7]
Il faut bien reconnaître que la sociologie joua un rôle mineur à Vatican II, à la différence de la théologie protestante qui explorait la diversité des formes historiques de vie communautaire et repensait leur rapport à l’absolu de Dieu. Cf. Ernst Troeltsch, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, J.C.B. Mohr, 1912.
-
[8]
Lumen gentium, n° 11.
-
[9]
Agnès Walch, La spiritualité conjugale dans le catholicisme français, xvie-xxe siècle, Cerf, 2002.
-
[10]
Le discours de Paul VI à l’ONU (4 octobre 1965) est vivement salué le lendemain dans l’aula conciliaire. L’événement concrétise la nouvelle disponibilité de l’Eglise catholique à participer à l’effort des politiques en faveur d’une paix durable. [Peter Hünermann, « Les dernières semaines du Concile », dans G. Alberigo (dir.), Histoire du concile Vatican II (1959-1965), tome 5, Cerf/Peeters, Paris /Louvain, 2005, p. 476-479.]
-
[11]
Philippe Bordeyne, L’homme et son angoisse. La théologie morale de « Gaudium et Spes », Cerf, 2004 ; Nicholas Boyle, « On earth, as in heaven », The Tablet, 9 juillet 2005, p. 12-15.
-
[12]
Karl Marx, « Thèses sur Feuerbach », dans K. Marx et F. Engels. L’idéologie allemande, Éd. Sociales, 1976.
-
[13]
Yves Congar, Le Concile au jour le jour. Quatrième session, Cerf, 1966, p. 48.
-
[14]
Voir, de Pierre Haubtmann, chef de fil des rédacteurs, « La communauté humaine », dans Y. Congar et M. Peuchmaurd (dir.), Vatican II. L’Eglise dans le monde de ce temps. Constitution pastorale « Gaudium et Spes », tome II, Cerf, 1967, p. 255-277.
-
[15]
Madeleine Delbrêl, Ville marxiste, terre de mission. Provocation du marxisme à une vocation pour Dieu. Rédigé à Évry de 1933 à 1957, préface d’Étienne Fouilloux, DDB, 1995, p. 111-112.
-
[16]
« Le seul remède est le témoignage de notre foi vécue dans l’authenticité, de notre espérance qui nous engage dans le monde, de notre charité qui est amour de Dieu et des hommes », dans Robert Coffy, Dieu des athées. Marx, Sartre, Camus, Chronique Sociale de France, 1963, p. 31.
-
[17]
Selon l’expression commune en théologie, qui distingue sans les opposer la foi qui est crue et la foi par laquelle on croit.
-
[18]
Ainsi l’insistance protestante sur le statut intérimaire de l’Eglise en réduit-elle le rôle normatif, tandis que la théologie orthodoxe de la liturgie tire la vie morale vers les fins dernières. Non sans provocation, le théologien anglican Rogers combine les deux traditions et conclut que, si l’Eglise refusait le sacrement de mariage aux personnes de même sexe, elle les priverait du moyen de sanctification qui oriente la sexualité vers les fins dernières (Eugene F. Rogers, Jr., Sexuality and the Christian Body, Blackwell, 1999).
-
[19]
Il reprochait au Schéma XIII de ne pas envisager sous cet angle le rapport entre l’Eglise et le monde. Lukas Vischer, Lettre au Chanoine Ch. Mœller, 6 avril 1965, Fonds Philips, Université catholique de Leuven, n° 2281.
1En marge du conclave provoqué par le décès de Jean Paul II, plusieurs voix réclamèrent un nouveau concile œcuménique. Pour que l’Eglise catholique continue de s’ajuster au monde actuel, il lui fallait ouvrir les dossiers délicats : l’ordination d’hommes mariés, l’accès des femmes à des ministères plus étendus, la bioéthique, l’œcuménisme et le dialogue interreligieux, l’organisation de l’Église à l’heure de la mondialisation... D’autres rétorquèrent que l’urgence était plutôt d’assimiler Vatican II, pour une nouvelle évangélisation des peuples et des cultures. Comment concilier l’adaptation au monde et la fidélité à l’Evangile ? Le quarantième anniversaire du Concile, qui s’acheva le 8 décembre 1965, est l’occasion d’une relecture. Quelle vision des rapports entre Eglise et société nous lègue-t-il ? La première réception s’était focalisée sur l’aspect collectif d’une ouverture au monde, qui arrachait l’événement à son terreau d’origine. Or, si Vatican II bouleverse l’histoire de l’Eglise, c’est aussi comme aboutissement d’une histoire faite par des théologiens, des pasteurs et des laïcs engagés dans le siècle. En resituant le Concile dans son contexte, on découvre que le problème était moins d’aller au monde que de réinterpréter l’expérience chrétienne dans l’histoire.
A l’école de l’histoire
2Du concile qu’il avait convoqué, Jean XXIII attendait un aggiornamento de l’Eglise, surtout dans les rapports qu’elle entretient avec le monde. Mais comment mettre à jour sans se replonger dans l’étonnant dynamisme de « l’Evangile dans le temps », comme le disait le P. Chenu ? Passionné par l’évangélisation dans les mutations du xxe siècle, le Dominicain faisait parler l’histoire sans la forcer pour autant. La civilisation technique et le brassage des mentalités avaient exténué le modèle constantinien de christianisation, limité à la vieille Europe. Mais les ingrédients du renouveau médiéval pouvaient être réinvestis dans l’époque actuelle : la pratique radicale des préceptes évangéliques à la manière d’un François d’Assise et l’annonce de la Parole de Dieu aux pauvres. Portée par les militants d’Action catholique, en Belgique et en France notamment, l’espérance de « refaire chrétiens » les hommes n’était pas morte. Elle impliquait toutefois que l’Eglise consente à « se planter » dans un monde donné, « quels que soient ultérieurement les jugements à porter sur lui [1] ». Avec Congar, frère prêcheur lui aussi, Chenu fut l’instigateur du Message du concile à tous les hommes (20 octobre 1962). Il voulait renouer avec la consistance du monde pour le bien de la mission.
3Un tel climat portait la théologie à mener de concert la recherche historique, l’engagement social et l’expérimentation missionnaire. Dans les années 1950, Rome sanctionna Chenu, Congar, Lubac et d’autres. Mais la convocation du Concile modifiait la donne. Bientôt réhabilités, les théologiens suspects apportèrent à la fois leur connaissance de l’histoire et l’expérience de pratiques en train d’émerger dans les communautés chrétiennes. Vatican II doit beaucoup au développement des sciences historiques et à leur effet stimulant sur la théologie. Les quatre grandes constitutions de Vatican II (sur la Liturgie, l’Eglise, la Révélation et l’Eglise dans le monde de ce temps) bénéficièrent des recherches visant à réinterpréter la foi chrétienne à l’âge des sciences et des sciences humaines [2]. Les rédacteurs de Gaudium et Spes purent valoriser l’aspiration à la liberté responsable, parce qu’ils osèrent l’envisager comme la réponse suscitée par la grâce divine chez les modernes, ainsi provoqués à « l’option spirituelle [3] ». La déclaration Dignitatis humanæ, quant à elle, n’aurait pas vu le jour sans l’Américain John Courtney Murray, dont la théologie s’était transformée à la faveur d’une participation active aux rencontres interconfessionnelles préalables à la naissance de l’ONU [4] (1946). Davantage reconnue, l’historicité de la condition humaine permit l’affirmation de la liberté religieuse ainsi qu’une approche plus existentielle de la révélation et de la liturgie.
Des changements avant-coureurs
4Nulle part mieux que dans la liturgie n’apparaissait l’interaction entre la recherche théologique et les pratiques ecclésiales. Dès le début du xxe siècle, la participation des fidèles fut encouragée, en Belgique surtout, mais aussi en Allemagne et en France : des traductions donnèrent accès aux textes de la messe, on tâcha d’initier au mystère de la liturgie [5]. Pendant ce temps, on redécouvrait chez les Pères de l’Eglise la place de l’Ecriture et le rôle de l’assemblée chrétienne. Au Centre de pastorale liturgique fondé à Paris en 1943, les théologiens se confrontaient aux expériences menées dans les paroisses et les communautés religieuses. Lorsque, à la surprise générale, le Concile décida que la liturgie pourrait être célébrée dans les langues vulgaires, puis esquissa la réforme liturgique à venir, il ne faisait que redéployer à l’échelle de toute l’Église un mouvement qui avait déjà montré sa vitalité. Pie XII avait d’ailleurs réintroduit la vigile pascale dès 1951 et le triduum pascal peu après.
5En mettant l’assemblée en valeur, le mouvement liturgique avait contribué à dépasser la vision juridique de l’Église comme société parfaite gouvernée par le pape. Déjà au xixe siècle, les théologiens de l’École de Tübingen, redécouvrant les Pères grecs, avaient promu l’Eglise comme un corps vivifié de charismes différenciés [6], tandis que Newman faisait admettre l’historicité de l’Eglise et de ses dogmes. Il en résultait une approche plus organique et plus sacramentelle de l’Église, envisagée comme le corps du Christ vivifié par l’Esprit, appelé par le Père et envoyé dans le monde. L’ecclésiologie de Vatican II assimile ces déplacements et cherche à dire le mystère de l’Église qui unit Dieu et son peuple, l’évêque et son diocèse, les évêques entre eux, l’Eglise et l’humanité [7].
6Les laïcs retrouvent consistance : les baptisés sont tous appelés à la sainteté, « chacun dans sa route [8] ». Avec des inflexions neuves, on renoue avec la veine pastorale qui avait suivi le concile de Trente [9]. Mais, cette fois, les évolutions pastorales précèdent l’événement conciliaire. A partir des années 1930, l’Action catholique avait relancé l’élan missionnaire et accentué la place des laïcs. Certains deviennent experts à Vatican II à l’instigation des évêques qui collaborent avec eux en Italie, en Belgique, en France, mais aussi en Australie ou en Amérique du Nord. Ces laïcs participent à l’élaboration de la constitution pastorale. Quant au mouvement œcuménique, d’abord freiné par le Saint-Office, il avait droit de cité depuis l’après-guerre. On voulut que les différents schémas conciliaires soient aussi recevables que possible par les frères séparés.
Une réappropriation théologique de l’histoire
7Dans le champ des études bibliques, l’irruption de l’histoire avait été particulièrement douloureuse. Au xixe siècle, la polémique antichrétienne et positiviste raillait les contradictions internes de l’Ecriture ou les écarts entre la Bible et le dogme. Le magistère de l’Eglise se raidit et ce fut la crise moderniste. Les ouvertures de Léon XIII en direction de l’exégèse biblique avaient certes adouci les effets du Syllabus de Pie IX (1864). Mais les coups de frein de Pie X en 1907 (décret Lamentabili et encyclique Pascendi) instaurèrent pour longtemps un climat de suspicion. Vingt ans avant Vatican II, Pie XII pacifia le débat en recommandant la recherche historique, l’analyse des genres littéraires et les traductions à partir de l’hébreu et du grec (Divino afflante spiritu, 1943). Progressivement, les fidèles catholiques purent se plonger dans la Bible. Au Concile, toutefois, évêques et théologiens ne voyaient pas tous encore comment l’unique révélation pouvait se dire dans la diversité des genres littéraires et des théologies que l’analyse historique met en lumière dans les Écritures. Les théologiens romains craignaient qu’on ouvre la porte au libre examen, grand principe des réformateurs du xvie siècle, et qu’on aille vers l’éclatement doctrinal. Ils préparèrent un schéma sur les deux sources de la révélation, où la tradition était conçue comme un corps de doctrines qui endiguait cette nouvelle fluidité de l’Écriture. Ce projet fut rejeté par les Pères conciliaires. La constitution Dei verbum présente finalement la tradition comme un processus dynamique de transmission, qui enveloppe aussi bien l’Ecriture que le service du dépôt de la foi. Solidement ancrée dans la cohérence du dessein divin, la révélation peut épouser l’historicité humaine.
8D’un côté, le Concile montrait donc sa disponibilité à exposer la Bible à la critique historique ; mais, d’un autre côté, il préservait les Ecritures de la dissémination du sens en les plaçant sous l’approche croyante de l’histoire. Etait-ce le grand écart entre la conception de l’historien et celle du croyant ? La période préconciliaire avait-elle donné l’illusion de communier avec son époque, tout en restant secrètement hantée par la survie d’une tradition usée ? Vatican II hérite cette tension d’un siècle où la théologie assimile de nouveaux savoirs sans cesser d’approfondir le mystère de la foi chrétienne. Avec le recul de quarante ans, on perçoit mieux que la constitution Gaudium et Spes parvient à dépasser le dilemme. La foi n’est plus seulement un discours, mais un agir. Ce texte s’enracine dans l’expérience missionnaire de l’après-guerre, qui s’efforçait de concrétiser la foi en l’histoire du salut et d’envisager l’être humain, croyant ou non, comme un sujet de cette histoire-là. Le Concile noue le dialogue au sujet de l’éthique [10]. Rétrospectivement, cela explique le fort impact d’un texte où l’Eglise s’adresse à toute l’humanité, fait unique dans la tradition conciliaire.
Proposer la foi pour hâter le salut du monde
9Les premiers interprètes de Gaudium et Spes firent l’hypothèse que le Concile taisait la foi chrétienne pour aborder les questions éthiques avec tous. Ils reconnaissaient que la première partie doctrinale exposait l’approche croyante de la condition humaine. Mais, pour favoriser un dialogue à part égale après des siècles de surplomb, les Pères auraient, selon eux, épousé la morale séculière. Certains commentateurs se réjouirent de cette ouverture, d’autres y virent un optimisme mal placé. Il apparaît aujourd’hui que l’hypothèse et sa réplique ne tiennent guère : la tonalité est missionnaire, la foi est clairement affichée [11]. Mais les arguments tirés de la tradition croyante bénéficient de la réflexion menée sur le statut de la religion dans une société devenue pluraliste. La constitution sur « l’Eglise dans le monde de ce temps » enracine sa proposition éthique, qu’elle estime universelle, dans la particularité de la foi chrétienne. Elle s’appuie pour cela sur la relecture théologique de l’histoire qui sous-tend les trois premières constitutions.
10Le Concile scrute le destin du monde à la lumière du dessein divin et entend prolonger l’histoire du salut dans le temps présent pour servir la grâce du Dieu qui se révèle et pardonne. Le « dialogue » (GS 3,1) à instaurer avec tous les hommes devient « dialogue de salut », selon la belle expression de Paul VI. L’Eglise se déclare porteuse d’un « message de salut à proposer à tous » (GS 1), afin de « continuer l’œuvre du Christ, venu pour sauver, non pour condamner » (GS 3,2). Nulle opposition entre dialogue et mission, puisque la révélation porte à la fois « sur Dieu et le salut de l’homme » (DV 2). Gaudium et Spes veut envisager l’homme « dans son unité et sa totalité » (GS 3,1) jusque dans sa « vocation divine » (GS 3,2). Réceptive à la valeur de responsabilité, l’Eglise propose le salut en s’impliquant elle-même dans les problèmes éthiques les plus urgents. Face à l’emprise de l’espérance marxiste, un message qui ne déboucherait pas sur la transformation du monde serait suspect [12], surtout venant de la religion. Il s’agit d’annoncer un salut qui associe l’homme à son avènement.
Une approche éthique et spirituelle de l’expérience contemporaine
11Au lieu de la litanie de problèmes qui, dans le schéma préparatoire, stigmatisait une société déliquescente, le Concile évoque l’ambivalence du monde contemporain. L’anxiété n’émane plus du spectacle d’un monde sans morale : le Concile fait sienne « l’inquiétude » des sujets contemporains qui, « entre espoir et angoisse », « s’interrogent sur le cours des choses » et sont « provoqués à répondre » (GS 4,5). L’Eglise incorpore la belle inquiétude de la liberté responsable : « L’homme prend conscience que de lui dépend la bonne orientation des forces qu’il a mises en mouvement et qui peuvent l’écraser ou le servir. C’est pourquoi il s’interroge lui-même » (GS 9,4). Plutôt qu’un optimisme sécularisé, comme on l’a dit, Gaudium et Spes est porté par l’« optimisme final [13] » de la foi en l’histoire du salut. Celui-ci s’accomplit en traversant mystérieusement le temps présent jusque dans les recoins de la subjectivité contemporaine.
12La référence à l’angoisse de la justice, qui ne cesse de jeter l’homme dans l’action, pouvait faire médiation entre les croyants et les non-croyants. Les rédacteurs étaient convaincus que le salut advient chez un sujet éthique quand il consent à construire la justice et respecte la loi morale. L’angoisse, affect contemporain, fut élaborée du point de vue théologique comme l’espace intime où Dieu s’adresse à l’être humain et l’ouvre aux espérances collectives qui permettent à la justice de prendre corps. Un tel choix procédait d’une réévaluation du statut de l’Eglise catholique dans l’espace social. Pour s’adresser à tous les hommes quand la loi naturelle ne passait plus et que beaucoup n’accordaient plus aucune autorité à la Bible, il valait mieux partir de l’expérience contemporaine de l’ambivalence [14], face à la « complexité » (GS 4,5) et aux « écartèlements dont souffre le monde » (GS 8,1). En sollicitant l’angoisse de la justice, l’Église servirait simultanément l’éthique et l’évangélisation.
13L’angoisse était devenue la cible des idéologies. Madeleine Delbrêl et bien d’autres chrétiens, engagés comme elle dans un apostolat de proximité en milieu populaire, dénonçaient la falsification communiste de l’avenir qui occultait jusqu’à l’angoisse de la mort [15]. Avec plus d’honnêteté et de courage, on pourrait affronter le malaise causé par un monde sans justice. L’athéisme obligeait à enraciner l’annonce de la foi dans la rigueur éthique [16]. Le Concile chercha à mobiliser les différents registres de l’éthique, du plus corporel au plus rationnel et du plus privé au plus institutionnel. Chaque niveau, organiquement relié aux autres, pouvait contribuer à bannir la menace de destruction totale (GS 82) et à construire la vérité, la justice et l’amour (GS 26) : la lutte contre les atteintes corporelles et psychiques à la dignité (GS 27) ; la juste autonomie de la responsabilité humaine dans « l’organisation » des réalités terrestres (GS 36) ; le droit à la famille, au travail, à la culture, que l’État garantit et oriente vers le bien commun ; les institutions internationales qui servent la paix (GS 84) et réduisent les disparités économiques (GS 85). Le Concile sollicitait l’angoisse pour qu’elle devienne, en toute personne sensible à la détresse d’autrui, le tremplin d’un engagement social pour la justice.
L’héritage d’une foi inventive
14Prolonger Vatican II aujourd’hui demande de s’engager dans la créativité qui a précédé l’événement. Lorsqu’elle animait des laïcs et des clercs, des théologiens et des praticiens de terrain, cette créativité était d’ordre spirituel. Elle provenait d’une déroutante fidélité à l’Esprit Saint dont les Pères conciliaires eurent à vérifier l’authenticité. Le rapport au monde, que la foi n’aura jamais fini de penser, s’instaure en Eglise et du sein d’une Eglise envoyée dans le monde pour « proposer le message du salut à tous » (GS 1). Cette tâche n’incombe pas d’abord à un concile (toujours susceptible de venir), mais aux baptisés qui, risquant des réponses inventives, concrétisent l’appel universel à la sainteté. La dynamique de l’initiation chrétienne les situe de manière paradoxale dans le monde : ils doivent s’en extraire pour mieux l’habiter selon la condition chrétienne, elle-même toujours dans le temps de la condition humaine.
15Selon le désir de Jean XXIII, Vatican II fut un concile pastoral. Voulu comme un guide pour la foi, il n’énonce pas seulement des normes. En termes plus théologiques, le Concile ne se contente pas d’enseigner le contenu de la foi chrétienne, la fides quæ creditur, il raffermit la foi qui porte à s’abandonner à Dieu avec confiance, la fides qua creditur [17]. Mais cette foi dans un salut gratuitement offert aspire à s’incarner dans l’action responsable. Tel est le contenu de la foi mis en honneur par Vatican II. L’adhésion au mystère de la foi libère une capacité d’agir, une fides qua agitur où l’autonomie, constitutive de l’éthique, se laisse subvertir en passivité consentie. Encore faut-il que l’on s’exerce, en Eglise, à « scruter les signes des temps et à les interpréter à la lumière de l’Evangile » (GS 4,1). Cela suppose que soient identifiées les ressources de la foi susceptibles d’être mobilisées dans un contexte qui a beaucoup changé en quarante ans.
Nouveaux défis pour l’espérance chrétienne
16Malgré leur intention, les rédacteurs de Gaudium et Spes eurent bien du mal à sortir du cadre européen et atlantique. Il importe aujourd’hui de clarifier les conversions auxquelles nous oblige la conviction que « la personne humaine n’accède vraiment et pleinement à l’humanité que par la culture » (GS 53,1). A quelles conditions l’appartenance à des cultures croisées, induite par la mondialisation, favorise-t-elle l’accès à l’universel moral au lieu de le gêner ? Les rencontres multi-culturelles vécues en Eglise peuvent nous apprendre à énoncer de manière plus rationnelle, par delà les habitudes forgées dans l’histoire, les exigences éthiques de la vie en Christ. La pratique du dialogue œcuménique y contribue, car elle pousse à faire la part entre les usages et la lumière de la foi. La rivalité entre les Églises chrétiennes, si rude dans certaines régions, lance d’ailleurs un redoutable défi éthique. Quant au développement du dialogue interreligieux, il oblige à approfondir cette affirmation de Gaudium et Spes : « L’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal » (GS 22,5). A l’expérience, nous savons mieux que la Pâque du Fils de Dieu reste un scandale pour les croyants d’autres religions, tout comme la morale des Béatitudes.
17La configuration actuelle du religieux déplace sensiblement la question du rapport au monde. L’attention à la soif de Dieu cachée dans l’humanité est à maintenir, mais les espoirs et les angoisses de ce temps ne sont plus ceux d’il y a quarante ans. Quand l’espérance marxiste séduisait encore, la justice émargeait à une eschatologie séculière. Devant la désaffection du politique, on se tourne davantage vers la justice offerte de l’extérieur par un religieux sentimentaliste. L’angoisse de la justice est-elle encore vecteur de l’éthique, et comment débouche-t-elle sur une élaboration rationnelle ? C’est moins, en tout cas, avec l’eschatologie séculière qu’avec l’eschatologie religieuse que le débat se profile. Il faudrait une véritable réflexion théologique, notamment dans le domaine œcuménique, sur l’impact éthique des affirmations chrétiennes sur la fin des temps [18].
18* * *
19Oserons-nous croire que Vatican II a contribué à changer le monde ? La représentation d’une Eglise en vis-à-vis avec le monde reste à exorciser. La situation présente est toujours, de quelque manière, une conséquence de la prédication évangélique, comme le suggérait Lukas Vischer, observateur protestant au Concile [19]. Prenons l’exemple de la bioéthique : ce serait manquer au regard chrétien que d’aborder ces questions exclusivement sous l’angle du repli ; car, à l’instigation d’hommes de bonne volonté, nos sociétés ont approfondi la réflexion éthique dans ce domaine. Simultanément, de nombreux chrétiens, poussés par Vatican II à répondre à leur vocation à la sainteté en visant « la perfection même du Père » (LG 11), affrontent avec courage et responsabilité la complexité de la décision dans un monde où la biomédecine multiplie les questions inédites, souvent dans la sphère familiale. Dès lors, les pratiques, éventuellement nourries des grâces propres au sacrement du mariage, sont des lieux théologiques à examiner avec générosité, en sachant certes que l’esprit du monde est contesté par l’Evangile, mais aussi que la puissance du salut traverse l’histoire.
Notes
-
[1]
Marie-Dominique Chenu, La Parole de Dieu. II-L’Évangile dans le temps, Cerf, 1964, p. 180.
-
[2]
François Bousquet (dir.), Les grandes révolutions de la théologie moderne, Bayard, 2003.
-
[3]
Début 1965, le jésuite Henri Bouillard servit de référence pour trouver l’axe théologique du dialogue avec le monde actuel ; Henri Bouillard, « L’idée de surnaturel et le mystère chrétien », dans L’homme devant Dieu. Mélanges offerts au Père Henri de Lubac. III. Perspectives d’aujourd’hui, Aubier-Montaigne, 1964, p. 153-166.
-
[4]
Dominique Gonnet, La liberté religieuse à Vatican II. La contribution de John Courtney Murray, Cerf, 1994.
-
[5]
Romano Guardini, L’esprit de la liturgie (1918), Plon, 1929.
-
[6]
Johann Adam Moehler, L’unité dans l’Eglise (1825), Cerf, 1938.
-
[7]
Il faut bien reconnaître que la sociologie joua un rôle mineur à Vatican II, à la différence de la théologie protestante qui explorait la diversité des formes historiques de vie communautaire et repensait leur rapport à l’absolu de Dieu. Cf. Ernst Troeltsch, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, J.C.B. Mohr, 1912.
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[8]
Lumen gentium, n° 11.
-
[9]
Agnès Walch, La spiritualité conjugale dans le catholicisme français, xvie-xxe siècle, Cerf, 2002.
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[10]
Le discours de Paul VI à l’ONU (4 octobre 1965) est vivement salué le lendemain dans l’aula conciliaire. L’événement concrétise la nouvelle disponibilité de l’Eglise catholique à participer à l’effort des politiques en faveur d’une paix durable. [Peter Hünermann, « Les dernières semaines du Concile », dans G. Alberigo (dir.), Histoire du concile Vatican II (1959-1965), tome 5, Cerf/Peeters, Paris /Louvain, 2005, p. 476-479.]
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[11]
Philippe Bordeyne, L’homme et son angoisse. La théologie morale de « Gaudium et Spes », Cerf, 2004 ; Nicholas Boyle, « On earth, as in heaven », The Tablet, 9 juillet 2005, p. 12-15.
-
[12]
Karl Marx, « Thèses sur Feuerbach », dans K. Marx et F. Engels. L’idéologie allemande, Éd. Sociales, 1976.
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[13]
Yves Congar, Le Concile au jour le jour. Quatrième session, Cerf, 1966, p. 48.
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[14]
Voir, de Pierre Haubtmann, chef de fil des rédacteurs, « La communauté humaine », dans Y. Congar et M. Peuchmaurd (dir.), Vatican II. L’Eglise dans le monde de ce temps. Constitution pastorale « Gaudium et Spes », tome II, Cerf, 1967, p. 255-277.
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[15]
Madeleine Delbrêl, Ville marxiste, terre de mission. Provocation du marxisme à une vocation pour Dieu. Rédigé à Évry de 1933 à 1957, préface d’Étienne Fouilloux, DDB, 1995, p. 111-112.
-
[16]
« Le seul remède est le témoignage de notre foi vécue dans l’authenticité, de notre espérance qui nous engage dans le monde, de notre charité qui est amour de Dieu et des hommes », dans Robert Coffy, Dieu des athées. Marx, Sartre, Camus, Chronique Sociale de France, 1963, p. 31.
-
[17]
Selon l’expression commune en théologie, qui distingue sans les opposer la foi qui est crue et la foi par laquelle on croit.
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[18]
Ainsi l’insistance protestante sur le statut intérimaire de l’Eglise en réduit-elle le rôle normatif, tandis que la théologie orthodoxe de la liturgie tire la vie morale vers les fins dernières. Non sans provocation, le théologien anglican Rogers combine les deux traditions et conclut que, si l’Eglise refusait le sacrement de mariage aux personnes de même sexe, elle les priverait du moyen de sanctification qui oriente la sexualité vers les fins dernières (Eugene F. Rogers, Jr., Sexuality and the Christian Body, Blackwell, 1999).
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[19]
Il reprochait au Schéma XIII de ne pas envisager sous cet angle le rapport entre l’Eglise et le monde. Lukas Vischer, Lettre au Chanoine Ch. Mœller, 6 avril 1965, Fonds Philips, Université catholique de Leuven, n° 2281.