Notes
-
[1]
Søren Kierkegaard, L’Alternative – Ou bien… ou bien, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993.
-
[2]
Op.cit., p. 92.
-
[3]
Op.cit., p. 68.
-
[4]
Op.cit., p. 80.
-
[5]
Op.cit., p. 128.
-
[6]
Op.cit., p. 98.
-
[7]
Op.cit., p. 87.
-
[8]
Søren Kierkegaard, Le Concept d’angoisse, Gallimard, coll. Idées, p. 92.
-
[9]
Par exemple, Acte I, scène 5, l’Aria n° 3 avec Elvire et scène 9, le Duettino n° 7 avec Zerline. Dans cet article, la version de référence est la partition autographe. Pour le texte du livret, voir « Don Giovanni, Mozart », Avant-Scène Opéra, n° 172, 1996.
-
[10]
Acte I, scène 5, air n° 4.
-
[11]
Micheline Sauvage, Le Cas Don Juan, Seuil, 1953, p. 105.
-
[12]
Acte I, scène 15, air n° 11.
-
[13]
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 281.
-
[14]
Acte I, scène 1.
-
[15]
Acte II, scène 8 et 9.
-
[16]
Acte II, scène 11.
-
[17]
Acte I, scène 20.
-
[18]
Micheline Sauvage, op.cit., p. 198.
-
[19]
Acte II, scène Xb, n° 21b. Aria ajoutée à Vienne en 1788 pour la célèbre chanteuse Catarina Cavalieri, qui opère soudain une ouverture dans la violence passionnelle où s’enfermait Elvire. Pierre-Jean Jouve écrivait : « Elvire acquiert tout à coup, en quelques lignes de chant solitaire, une grandeur immense, parce qu’elle sort entièrement de soi. »
-
[20]
À propos de cette expression, Michel de Certeau parle de « comparatif indéfini » ou de « comparatif illimité ».
-
[21]
Acte I, scène 19.
-
[22]
Acte II, scena ultima.
-
[23]
Karl Barth, Images du XVIIIe siècle, Delachaux & Niestlé s.a., Neuchâtel (Suisse), 1949, p. 68.
-
[24]
Voir, à ce sujet, les analyses de Charles Rosen, Le Style classique. Haydn, Mozart, Beethoven, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1978.
-
[25]
Karl Barth, Wolfgang-Amadeus Mozart (1756-1956), Labor&Fides, Genève, 1969, p. 45-46.
-
[26]
Jeanne Hersch, Temps et musique, Le Feu de Nuict éd., Fribourg, 1990, p. 54-55.
1Ta, ta, ta, ta ! Au rythme glacé d’une horloge mécanique, la statue du Commandeur avance à pas comptés. « L’instant suprême » bientôt sonnera ! Ta, ta, ta, ta ! Tremblant de peur et la gorge serrée, Leporello imite le pas de « l’homme de pierre » qui se présente à la porte de la salle à manger : « Don Giovanni, à souper avec toi tu m’as invité, et je suis venu ! »
2Sur ces mots lapidaires de la scène finale, on entend de nouveau la musique funèbre de l’Ouverture. Cette inclusion impressionnante dessine la grande arche de l’opéra travaillé tout entier par l’attente du retour du Commandeur, depuis la première scène où il tomba sous l’épée de Don Juan. Entre ces extrêmes de l’œuvre clairement délimités, Mozart ausculte le temps intérieur de chacun des personnages et lui donne une forme musicale typée. Parmi eux cependant, Don Juan fait figure d’exception. Son rapport complexe au temps en fait un personnage hors du commun et pourtant, nous le verrons, c’est de lui que Mozart nous rend le plus proches. Ainsi le musicien donne-t-il raison à ceux qui voient en Don Juan un mythe temporel. Mais ce principe d’interprétation lui-même fait entendre des harmoniques aux accents différents. On ne peut sans doute les entendre toutes, mais on peut du moins faire entendre celles auxquelles notre oreille est devenue plus sensible à l’écoute du Don Giovanni de Mozart.
L’instant musical, une durée évanescente ou un « atome d’éternité » ?
3Søren Kierkegaard, dont l’interprétation finale de l’opéra de Mozart reste pour nous peu convaincante, a cependant eu le mérite de percevoir ce lien essentiel entre Don Juan et le temps et par là entre Don Juan et la musique [1]. Persuadé que « seul l’amour qui relève de l’âme est durée dans le temps », le philosophe ne voit en Don Juan que « l’amour sensuel qui est évanouissement dans le temps ». Il s’interroge alors : « Quel est le médium qui exprime cette évanescence ? » Et il répond : « C’est la musique [2] ! » N’excelle-t-elle pas, en effet, à exprimer le moment qui passe et ne revient pas ? N’est-elle pas reconnue comme l’art de l’instant qui « traduit toujours l’immédiat en son immédiateté [3] », et donc l’art le plus apte à exprimer la sensualité, qui « n’est affaire que d’un instant [4] » ? Kierkegaard le pense et conclut : « Don Juan est l’essence de la musique [5]. » « Il se prête absolument à la musique, écrit-il. Sa libido s’exerce dans le domaine des sens, il séduit par la puissance démoniaque de la sensualité, il séduit toutes les femmes. La parole, la réplique ne lui appartiennent pas ; elles le feraient dépendre de la réflexion. À tout prendre, il n’a pas de durée, mais il va bon train dans un continuel évanouissement, exactement comme la musique, finie dès qu’elle se tait pour reprendre vie à ses accents renouvelés [6]. »
4Ainsi, Kierkegaard identifie tellement le personnage de Don Juan à la musique et la musique au personnage de Don Juan, qu’il en vient à dire : « Lorsque Don Juan est tué, la musique se tait [7] ! » Quelle étrange remarque ! En réalité, lorsque Don Juan est tué, la musique continue ! On a certes beaucoup épilogué sur la dernière scène de cet opéra, notamment sur son caractère conventionnel, son ambiguïté stylistique et sa « morale » qui satisfait aux usages du genre. Plus encore, après la puissance dramatique inégalée de la scène précédente, cette page surprend tellement que certains chefs de renom ont jadis décidé de la supprimer, estimant préférable d’arrêter l’opéra à ce moment intense entre tous où le Commandeur disparaît, tandis que Don Juan, emporté par les Furies, s’abîme dans un gouffre de feu.
5Pourtant, Mozart a écrit une dernière scène : Don Juan livré aux flammes, la musique continue. La musique n’est donc pas identifiable à Don Juan. En privilégiant l’approche éthique du personnage, Kierkegaard a beaucoup réduit la portée du mythe. Mais, en identifiant le personnage de Don Juan ainsi compris et la musique il abandonnait de façon encore plus insoutenable la musique en général – et celle de Mozart en particulier – à « la puissance démoniaque de la sensualité ». Dans le seul opéra Don Giovanni, le «trio des masques » suffirait à le démentir.
6Reste la question de « l’instant » qui est au cœur de la réflexion du philosophe sur la musique. Sur ce point non plus, on ne peut le suivre lorsqu’il réduit l’instant vécu à une durée évanescente. L’instant vécu n’est-il pas aussi une ouverture à la plénitude du temps ? Kierkegaard parle d’ailleurs lui-même de l’instant comme « atome d’éternité », « cet ambigu… où le temps interrompt constamment l’éternité et où l’éternité pénètre sans cesse le temps [8] ». Ainsi accédait-il, par la voie esthétique, à la « sphère du religieux » : « Le concept véritable du christianisme, dit-il, ce qui rend toutes choses nouvelles, c’est la plénitude du temps, laquelle est l’instant conçu comme l’éternel. »
7Nous allons voir que la musique de Mozart, dans Don Giovanni, conduit la méditation sur le temps à hauteur des interrogations de Kierkegaard. Mais, au terme, nous serons portés à penser sans doute que le laborieux travail du philosophe sur les concepts trouve son accomplissement dans l’art des sons du musicien.
Un personnage insaisissable
8Lorsque le rideau s’ouvre, Don Juan sort précipitamment des appartements de Donna Anna, où il s’est immiscé de nuit pour la séduire, et dans sa fuite cherche à se couvrir le visage du pan de son grand manteau. Tout le personnage est déjà là : glissant dans l’ombre, il laisse flotter le voile du doute sur son visage, son identité et ses intentions. Il se veut insaisissable. Il doit l’être. Aussi bien l’opéra se déroulera-t-il presque tout entier dans une atmosphère de nuit, et le second acte commencera par l’échange de vêtements entre Don Juan et son valet Leporello dont la voix elle-même sera doublée par celle de son maître.
9La musique de Mozart rend plus insaisissables encore les traits du personnage. Les arias qui en effet permettent généralement d’exprimer pensées et sentiments lui sont comptées : trois brèves arias dans tout l’opéra ! En réalité, mû par l’impatience de vivre et de courir l’aventure, Don Juan ne peut s’attarder à chanter une aria qui demande de se poser, de s’interroger et parfois de s’épancher. Il n’est d’ailleurs jamais seul et ne peut l’être. En revanche, Mozart multiplie les récitatifs et les ensembles qui lui conviennent mieux, car il y est beaucoup moins exposé. Cette accumulation très sensible crée une hâte qui traverse tout l’opéra et en précipite le dénouement. Quant au style de son chant, Don Juan n’en a pas en propre ou, plutôt, Mozart le fait chanter aussi bien dans le style sérieux (seria) que dans le style comique (buffa) selon le personnage auquel il s’adresse. Il va jusqu’à lui faire chanter quelques discrets glissements mélodiques empruntés au chant de ses interlocuteurs [9] ! Don Juan parle ainsi à chacun sa langue pour mieux le séduire et le posséder. Ce flottement stylistique convient parfaitement à son personnage tout de surface dont on a du mal à entendre ce qui résonne au plus profond. En définitive, nous ne le connaissons que par la représentation sans cesse modulée que les autres se font de lui et nous renvoient. Nul doute que son meilleur portrait ne nous soit donné par son valet Leporello, dans le fameux air du Catalogue [10] qu’il chante à Elvire.
La répétition infinie et le désir d’éternité
10Cet air revêt la forme litanique avec son refrain qui ponctue la liste des conquêtes féminines de Don Juan – Mille e tre ! Mille e tre ! – pour la seule Espagne ! La musique certes fait sourire, mais en réalité cette page est plus pathétique que bouffonne. On y découvre un Don Juan qui aime une femme non pas comme l’unique, mais comme l’unité entraînant inévitablement dans l’engrenage de la répétition infinie. En écoutant Leporello, Elvire, impuissante à échapper à cette arithmétique implacable, se voit avec effroi identifiée soudain à un nombre griffonné sur une liste interminable. Dans l’air du Catalogue, le rythme de cette énumération dont on ne saurait fixer un terme tourne au vertige. La tentative d’ajouter des rencontres à des rencontres puise dans la volonté conquérante de surmonter l’usure du temps en possédant ce qui ne porte pas encore la marque des outrages du temps. La liste serait alors pour Don Juan, selon le mot de Micheline Sauvage, « une quête systématique de nouveauté », « un instrument de renouvellement perpétuel [11] ». C’est ainsi qu’au cœur de ce Catalogue, dans le menuet adagio, Mozart souligne, par une inflexion en ré mineur très sensible, ces mots significatifs : « Sa passion dominante est la jeune débutante ! » Pour Don Juan, en effet, rechercher de préférence ce qui n’est pas encore marqué par les flétrissures de l’âge ou encore rechercher le comble du plaisir dans l’instant délié de l’avant et de l’après, est moins une manière d’échapper ultimement à la mort qu’une manière de trouver à rassasier dans le temps son désir impatient d’une jouissance échappant aux limites du temps. Une éternité non pas trouvée au delà de la mort, mais gagnée dès maintenant dans le temps et contre lui, en déjouant les forces de diminution et de vieillissement qu’il charrie, et en passant outre la patience qu’imposent le délai des lentes maturations et l’attente tour à tour inquiète et abandonnée qui creuse le désir de la rencontre. Mais, en niant ce temps de l’humanité commune, Don Juan nie la mémoire et l’histoire et ignore superbement la fidélité.
11Superbement ? Oui, car, à défaut de fidélité, il a la loyauté et la noblesse de l’homme d’épée. Mais, surtout, c’est un homme brillant, jovial, éclatant de santé et bon vivant ! Il suffit d’écouter «l’air du champagne [12] » pour s’en convaincre : personne ne reste insensible à une telle ardeur, à une telle gaieté, à une telle insouciance ! Cet air justement célèbre est chanté dans le plus rapide des tempi de l’opéra, et son thème, le plus innocent des refrains, lance et relance une danse enfiévrée. Tout finit avec le plaisir qui a goût d’éternité de « faire de l’innombrable un nombre [13] » en ajoutant sans relâche au Catalogue quelques nouvelles unités : « Ah ! ma liste, demain matin d’une dizaine de noms devra s’augmenter ! »
L’heure inévitable de la décision
12Dans cet air, Don Juan parle à la première personne. Ce sera la seule fois dans tout l’opéra. Est-ce donc sa voix propre qu’enfin nous entendons ici ? Va-t-il enfin parler de lui sans fard ? La musique de Mozart ne tarde pas à nous détromper : un chromatisme descendant s’insinue sur « celle-là encore avec toi, cherche à l’amener », suggérant que le désir de Don Juan est trompeur, tandis que le choix de la tonalité de si bémol mineur, tonalité la plus basse et la plus sombre de l’opéra apparue lors de la mort du Commandeur [14], donne un inquiétant commentaire aux derniers mots de cet air : « Et moi, pendant ce temps, d’une autre musique, avec celle-ci et celle-là, je veux chanter l’amour ! » Mozart reste lucide. Même dans cet air d’un enthousiasme communicatif, il ne se laisse pas abuser. La distance qu’il établit ainsi entre le texte et la musique éveille les soupçons sur Don Juan. Ces soupçons pèseront de plus en plus sur lui, jusqu’à la fin du premier acte où, cerné de toutes parts, il aura ces mots qui sonnent comme un aveu : « Je ne sais plus ce que je dois faire ! »
13Dès le début du second acte il se lance alors dans une fuite en avant, tandis qu’une confusion grandissante des situations soigneusement construite retarde la confrontation finale mais, en la retardant, la rend inéluctable. Cette confusion sera à son comble dans le sextuor [15] : tous les protagonistes sont là en effet, tous… ou presque, puisque Don Juan n’est présent que sous le déguisement de son vallet Leporello, qu’il a affublé de ses vêtements ! Le stratagème découvert, il est déjà trop tard. Don Juan est ailleurs, toujours ailleurs, toujours autre, toujours en fuite. Mais plus pour longtemps. Désormais, ce ne sont plus des personnes qui vont cerner Don Juan, c’est le temps qui vient, c’est l’heure inévitable de la décision de la conscience qui le rejoint inexorablement.
14Mais sa fuite le conduit encore à sauter le petit mur d’un enclos enfermant des tombes où il entre en riant aux éclats [16]. « Est-il tard ?…(il regarde sa montre) Oh ! il n’est pas encore deux heures du matin… » Cependant, à peine a-t-il fini de raconter sa dernière aventure à Leporello qui vient de le rejoindre dans l’enclos, qu’une voix étrange se fait entendre : « Tu finiras de rire avant l’aurore ! » La statue de pierre du Commandeur est là, dressée devant lui sur un socle qui le surplombe. Elle parle. Elle répond en hochant la tête, Cosi… cosi… Là vient buter pour la première fois la fuite en avant de Don Juan. Elle s’y heurtera bientôt une seconde fois, lorsque, répondant à l’invitation désinvolte tout autant que risquée de Don Juan, le Commandeur se présentera à la porte de sa salle à manger.
15Dès lors, sous la pression du mouvement musical qui s’accélère et se précipite, la tension intérieure ne cesse de croître. « Change de vie ! » L’ultime supplication d’Elvire qui se veut preuve suprême de son amour, devient l’ultime injonction du Commandeur froid, dur et impassible comme la pierre. Un corps-à-corps s’engage au rythme d’injonctions et de refus qui épuisent le délai accordé à la décision de conscience. « C’est l’instant suprême… » « Tu n’as plus guère le temps… » « Tu n’en as plus le temps. » Un gouffre s’ouvre alors, où Don Juan, devenu la proie des flammes, s’abîme.
Dans la nuit du désir
16« Change de vie ! » Qu’ils viennent du cœur aimant d’Elvire ou du cœur de pierre du Commandeur, ces mots touchent Don Juan au lieu intérieur de sa liberté à laquelle il ne reconnut jamais d’autre mesure que l’infini du désir. Viva la libertà [17] ! Cette liberté enivrée d’elle-même, qu’il chanta à pleine voix avec ses invités dans la grande salle de bal ruisselante de lumière, comment aurait-il pu la renier à l’heure suprême sans se renier ?
17Changer de vie eût été pour Don Juan renoncer à chercher dans la répétition infinie la perpétuelle nouveauté, renoncer à chercher l’éternité contre le temps qui passe et toujours laisse sa trace. Changer de vie eût été alors reconnaître qu’il n’avait jamais tenu dans ses mains tendues, tel un « mendiant de l’éternel [18] », qu’une poussière d’instants vides, et qu’il n’avait jamais connu dans sa fuite en avant désolée qu’une errance interminable.
18L’homme de pierre sur lequel se heurte Don Juan, c’est la butée qui introduit la mesure dans l’infini du désir, mesure qui échappe entièrement au nombre, mais qui, en posant une limite, réunit et rassemble. La mesure qui enclôt fait éclore un monde. Comme une clef de voûte, cette mesure ferme l’espace du désir. Aussi le cœur épris d’infini et d’éternel se brise-t-il sur cette pierre. Pourtant, s’il consent à cette limite posée là où il ne voulait pas, cette brisure douloureuse devient ouverture sur une durée intérieure et un espace de communication mutuelle. Il en va de sa naissance au monde.
19Don Juan se brisera sur cette pierre. L’obstination d’un désir qui refuse de se déprendre de soi et veut garder en tout l’initiative et le pouvoir l’entraînera dans l’abîme d’une nuit dont on ne revient pas. Nuit qui interdit tout face-à-face et rend dérisoire tout affrontement : le dîner de Don Juan avec le Commandeur n’aura pas lieu et à l’instant suprême de l’affrontement son épée ne lui sera d’aucun secours.
20En réalité, l’homme de pierre n’est pas extérieur à Don Juan. Il est l’autre face du désir qui l’enchaîne et l’enferme. Il est cette nuit de lui-même qui ignore la mesure de ce qui le comblerait et à laquelle il n’a jamais consenti, comme il n’a jamais consenti chez les autres à cette même part nocturne qui rend chacun unique. C’est pourquoi il n’en saisit maintenant qu’une main de marbre glacée.
21Que cette nuit soit naissance ou mort relève d’une décision : « Change de vie ! » Le mot d’Elvire était dans sa bouche un mot de salut ou, mieux, l’attente d’un amour porté à l’extrême de lui-même, comme le laisse entendre son admirable aria Mi tradi [19]. Répondre à cette attente aurait été pour Don Juan entrer dans le temps. Le temps de la durée intérieure impossible à nombrer. Le temps de la mémoire et de la fidélité. Le temps de la rencontre. Don Juan aurait alors reçu d’Elvire la vraie mesure de son désir qui passe toute mesure. Elle seule, dans cet instant de grâce où elle parvenait enfin à sortir d’elle-même, pouvait lui révéler que son désir est plus grand [20]. Plus grand que quoi ? C’est justement cela que l’on ne peut pas dire ! Infini ? Incomparable plutôt. Donc unique ! Mais Don Juan est l’homme qui a toujours répondu « non », c’est pourquoi il est mort de ne pas être né à lui-même.
La « scena ultima » ou la durée ordinaire des jours
22L’homme de pierre a arrêté Don Juan mais il n’a pu arrêter la musique. Le Commandeur disparu, Don Juan englouti, Mozart écrit la musique d’une « scène dernière ». On l’a déjà dit, cette scène ne va pas sans questions. Elle ne figure pas dans le livret imprimé à Vienne en 1788 et n’a probablement été exécutée qu’à Prague où l’œuvre fut créée un an plus tôt dans l’enthousiasme général. Des doutes entretenus sur sa valeur musicale et sur son style conventionnel qui satisfait au genre ont conduit jadis à sa suppression.
23Pourtant, cette scène dernière ne manque pas de virtuosité d’écriture ni de subtiles réminiscences thématiques. Mais, plus encore, elle répond à une exigence architecturale qui comporte une dimension stylistique capitale. L’Ouverture en effet forme inclusion avec sa reprise au dernier finale. Mais, ici comme là, cette page hautement dramatique est immédiatement suivie d’une pièce d’un tout autre style qui apporte une bouffée d’air et de lumière : le molto allegro de l’Ouverture et la scena ultima du deuxième finale. Dès lors aux extrêmes de son opéra, Mozart pose en inclusion une tension stylistique puissante qui traverse l’ensemble de l’œuvre et ne sera jamais résolue. Cette non-résolution laisse Don Giovanni sur une interrogation qui ne trouvera sa réponse que dans La Flûte enchantée où Mozart parviendra enfin à célébrer avec Tamino et Pamina sa conception idéale de la relation entre l’homme et la femme.
24Entre ces extrêmes aux contrastes violents, le « trio des masques [21] » du premier finale donne une ouverture inattendue par sa pureté, sa sérénité et son intense intériorité, tandis que l’orchestration et le traitement vocal rappellent l’alliage des timbres de l’Et incarnatus est de la Messe en ut mineur. Arrachés un instant au tourment des passions qui les agitent, Anna, Ottavio et Elvire chantent déjà l’apaisement qui sera le leur dans la scène dernière.
25Nous les retrouvons effectivement tous les trois dans le sextuor de cette scène. Scène nécessaire, comme on vient de le voir, sur le plan de l’équilibre de l’architecture musicale et de la portée stylistique de l’œuvre ; mais scène nécessaire aussi dans le déploiement du processus temporel de l’opéra. La mort de Don Juan en effet signait son dramatique refus de prendre visage dans le temps de l’humanité commune, celle des « braves gens [22] ». Or c’est bien cette durée ordinaire des jours dans laquelle se déroule la scène dernière. On la trouvera sans doute banale et insipide, trop ordinaire et trop étroite : les uns se marient, les autres cherchent un nouveau patron, une autre choisit d’entrer au couvent… Mais, n’est-ce pas pour n’avoir pas compris ou n’avoir pas cru que l’infini de son désir pouvait s’inscrire dans la mesure du temps ordinaire et y inventer le tracé d’une voie paradoxale, que Don Juan a versé dans l’illusion mortifère qui lui fut fatale ? Dès lors, supprimer cette scène ou la mépriser, n’est-ce pas porter atteinte à l’équilibre architectural de l’œuvre et, par là, affaiblir la tension stylistique que Mozart s’est plu à entretenir jusqu’à la fin en nous laissant sur une dissonance non résolue ?
De la dissonance stylistique à la pureté du jeu mozartien
26Car Mozart a voulu cette complexité stylistique et il en a joué avec une telle virtuosité, que celui qui a traversé l’œuvre entière peut se demander à quoi il a assisté. Le rythme de ce dramma giocoso et la rapidité des changements de situations, de déguisements et de quiproquos sont sans nul doute ceux de la comédie burlesque où triomphe Leporello. Pourtant, le résultat n’a rien de comique ! Elvire, enfermée et enfermante, Don Juan, cynique jusqu’à ébranler les fondements de la morale et de la vie en société, font désespérer d’une relation possible entre l’homme et la femme. Mozart ferait ainsi de ce drame de l’humanité une pièce politiquement subversive au cri de Viva la libertà ! Mais l’ambiguïté de son style est peut-être plus troublante encore. Dans sa musique en effet la souffrance et la terreur extrêmes ont toujours quelque chose de voluptueux. Kierkegaard aurait alors raison de mettre en garde contre cet art qui cultive un rapport inquiétant à la sensualité et qui, au plus fort du trouble éprouvé face à l’énigme de l’existence humaine comme au plus fort de la violence, cherche encore à plaire. Il l’écrivait lui-même à son père en 1781 : « La musique, même dans les situations terribles, ne doit jamais offenser l’oreille, mais plaire à l’auditeur, en d’autres termes ne doit jamais cesser d’être musique. » Y a-t-il là quelque trace d’une jouissance dans la souffrance qui signerait à jamais la perversion de cette musique ?
27Une autre écoute est cependant possible qui dissipe toute ambiguïté. Karl Barth avait bien perçu en effet dans la musique de Mozart qu’il « y avait encore quelque chose à lui : la mélancolie ou l’effroi de savoir quelque chose de cette limite devant laquelle s’arrête à son insu – heureuse ignorance ! – l’homme absolutiste et qui fait précisément la perfection de son style. Mais lui, comme son Don Juan, entendait les pas de la statue du Commandeur, sans d’ailleurs se laisser troubler dans la pureté de son jeu par la présence du convive de pierre [23]. » La perfection du style, à même l’expérience de la limite, et la pureté du jeu, à même la réalité marquée par le mal et la souffrance, voilà ce que la musique de Mozart donne à entendre. Les forces antagonistes puissantes qui se déchaînent dans le style classique [24] ne trouvent jamais chez Mozart leur équilibre dans l’incertitude ou le doute. Le monde mozartien n’est ni ignorance des passions et des combats de la condition humaine, ni neutralité, ni indifférence. Mais Mozart ne se complaît pas dans ces forces de nuit, de mensonge et de mort, et ne nous y aliène pas. La volonté de forme chez lui est affirmation d’une ouverture là où tout semblait voué à la désespérance. En ce lieu même, sa musique continue de jouer et de chanter dans une pure perfection, avec l’intransigeance des exigences de son art, sans retour sur soi, sans se laisser troubler par ce qui rôde autour de lui. Le jeu de Mozart a le sérieux inébranlable de l’enfant qui joue. Car « le jeu doit continuer et même recommencer ; il est déjà gagné dans quelque mystérieuse hauteur ou profondeur ». Et Barth d’ajouter : « Voilà, me semble-t-il, et pour autant qu’on puisse s’en approcher, le secret de la liberté et l’essentiel de la particularité que nous cherchions à découvrir chez Mozart [25]. » Ce jeu déjà gagné et qui s’offre comme un don gratuit dans les limites de l’existence, n’est-ce pas l’exaucement de l’infini du désir dans la durée ordinaire des jours ?
Lorsque coïncident désir et plénitude
28Jeanne Hersch affirmait avec netteté que la musique ne saurait abolir le temps. Et elle ajoutait : « La musique ne nous arrache pas au temps, elle ne nous rend pas étrangers ou indifférents au temps […] Si la musique transcende véritablement le temps, cela signifie qu’elle nous permet d’atteindre, d’une façon extrêmement mystérieuse et insaisissable, quelque chose dont les hommes ont toujours rêvé et qui leur est absolument refusé, à savoir : ce qui serait à la fois, en un, la capacité de désirer et celle de vivre la plénitude […] Faire coïncider le désir et la plénitude, voilà en quoi consisterait transcender [26]. »
29Attitude paradoxale, qui ne peut être que donnée par la musique et librement reçue dans son écoute même – ce qui ne va pas sans un consentement à la laisser sonner en soi et devenir en nous plus intérieure que nous ne le sommes à nous-mêmes, c’est-à-dire un consentement à se laisser habiter par autre que soi.
30Certes, le temps de la musique n’est pas le temps du monde, la durée musicale ne se laisse pas mesurer par nos horloges. Mais le temps de la musique, ajoute Jeanne Hersch, « coupe le temps ordinaire, le perce, le traverse, le surmonte, et tout cela sans l’abolir ». Ainsi, à l’intérieur même du temps du monde, le temps de la musique opère-t-il un changement d’ordre. L’étoffe du temps musical est tissée d’apparentes contradictions : le successif et le simultané, la verticalité de l’instant et la durée largement développée, le désir et la plénitude s’y accordent mystérieusement. La musique n’abolit pas ces contradictions, elle les réalise dans le corps sonore de l’œuvre.
31Don Juan a-t-il jamais cherché autre chose que « ce dont les hommes ont toujours rêvé et qui leur est absolument refusé, à savoir : ce qui serait à la fois, en un, la capacité de désirer et celle de vivre la plénitude… » ? Pourtant, il a aussi toujours refusé avec opiniâtreté la voie que le musicien a su emprunter pour réaliser cette coïncidence paradoxale dans le corps sonore de l’œuvre : décider d’une mesure, c’est-à-dire imposer une limite dans le champ infini des possibles, pour engendrer un monde où toutes choses s’appellent et se répondent. C’est ainsi que Don Juan doit son existence à la volonté de forme de Mozart tellement typique de son siècle. Il apparaît dès lors que Don Juan n’est pas l’essence de la musique, mais que la musique est ce qui donne à Don Juan de continuer à vivre parmi nous.
32Si aujourd’hui Don Giovanni trouve encore en nous tant d’échos, n’est-ce pas parce que, amoureux de la terre, nous restons avec Mozart et son aventurier des « mendiants de l’éternel » ?
Notes
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[1]
Søren Kierkegaard, L’Alternative – Ou bien… ou bien, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993.
-
[2]
Op.cit., p. 92.
-
[3]
Op.cit., p. 68.
-
[4]
Op.cit., p. 80.
-
[5]
Op.cit., p. 128.
-
[6]
Op.cit., p. 98.
-
[7]
Op.cit., p. 87.
-
[8]
Søren Kierkegaard, Le Concept d’angoisse, Gallimard, coll. Idées, p. 92.
-
[9]
Par exemple, Acte I, scène 5, l’Aria n° 3 avec Elvire et scène 9, le Duettino n° 7 avec Zerline. Dans cet article, la version de référence est la partition autographe. Pour le texte du livret, voir « Don Giovanni, Mozart », Avant-Scène Opéra, n° 172, 1996.
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[10]
Acte I, scène 5, air n° 4.
-
[11]
Micheline Sauvage, Le Cas Don Juan, Seuil, 1953, p. 105.
-
[12]
Acte I, scène 15, air n° 11.
-
[13]
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 281.
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[14]
Acte I, scène 1.
-
[15]
Acte II, scène 8 et 9.
-
[16]
Acte II, scène 11.
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[17]
Acte I, scène 20.
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[18]
Micheline Sauvage, op.cit., p. 198.
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[19]
Acte II, scène Xb, n° 21b. Aria ajoutée à Vienne en 1788 pour la célèbre chanteuse Catarina Cavalieri, qui opère soudain une ouverture dans la violence passionnelle où s’enfermait Elvire. Pierre-Jean Jouve écrivait : « Elvire acquiert tout à coup, en quelques lignes de chant solitaire, une grandeur immense, parce qu’elle sort entièrement de soi. »
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[20]
À propos de cette expression, Michel de Certeau parle de « comparatif indéfini » ou de « comparatif illimité ».
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[21]
Acte I, scène 19.
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[22]
Acte II, scena ultima.
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[23]
Karl Barth, Images du XVIIIe siècle, Delachaux & Niestlé s.a., Neuchâtel (Suisse), 1949, p. 68.
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[24]
Voir, à ce sujet, les analyses de Charles Rosen, Le Style classique. Haydn, Mozart, Beethoven, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1978.
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[25]
Karl Barth, Wolfgang-Amadeus Mozart (1756-1956), Labor&Fides, Genève, 1969, p. 45-46.
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[26]
Jeanne Hersch, Temps et musique, Le Feu de Nuict éd., Fribourg, 1990, p. 54-55.