Études 2005/7 Tome 403

Couverture de ETU_031

Article de revue

L'imagination africaine de l'Occident

Entre ressentiment et séduction

Pages 17 à 27

Notes

  • [1]
    Etvdes, mai 2002, p. 628.
  • [2]
    Cf. T. Ranger, « The invention of tradition in Colonial Africa », E. Hobsbawn, T. Ranger (eds), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
  • [3]
    Haman Mana, « Une tragédie camerounaise », Mutations, n° 1324, 17 janvier 2005.
  • [4]
    Cl. Rivière, Socio-anthropologie des religions, Armand Colin, 2003, p. 67.
  • [5]
    Ibidem.
  • [6]
    Y. Monga. « Dollars and lipstick : The United States through the eyes of African Women », Africa, vol. 70, 2/2000, p. 193-208.
  • [7]
    Voir A. Appadurai, Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
  • [8]
    Eric de Rosny, Etvdes, mai 2002, p. 623-629.
  • [9]
    A. Mbembe, « Provisional notes on the postcolony », Africa, vol. 62, 1/1992, p. 5.
  • [10]
    D. Compagnon, « La prétendue “réforme agraire” au Zimbabwe », Etvdes, mars 2003, p. 297-307.
  • [11]
    E. Mveng, L’Afrique dans l’Eglise, L’Harmattan, 1985, p. 209 ; voir aussi D. Tutu, “Black theology and African theology-soulmates or antagonists”, J. Parratt (ed.), A Reader in African Christian Theology, London, SPCK, 1987, p. 37.
  • [12]
    M. Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Ed. Clé, Yaoundé, 1971, p. 39.
  • [13]
    Cf. F. Fanon, Peau noire, Masques blancs, Seuil, 1952 ; F. Eboussi, La Crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Présence Africaine, 1977.
  • [14]
    Pour une critique du caractère ethnocentrique de la vision occidentale du développement, voir G. Rist, Le Développement : histoire d’une croyance occidentale, PUF, 1987.
  • [15]
    Cf. L.E. Harrison and S.P. Huntington (eds.), Culture Matters : How Values Shape Human Progress. New York, Basic Books, 2000. Pour une critique d’un tel culturalisme, voir J.-M. Ela, Innovations sociales et renaissance de l’Afrique noire : les défis du « monde d’en-bas », L’Harmattan, 1998, p. 135-136.
  • [16]
    Cf. V. Y. Mudimbe, The Invention of Africa : Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington IN, Indiana University Press/London, James Currey, 1988.
  • [17]
    M. Hebga, « L’homme vit aussi de fierté. Vers la perte de l’identité africaine », Présence Africaine, n° 90/100, 1976, p. 19-40.
  • [18]
    T. Sanders, « Imagining the Dark Continent : the Met, the Media and the Thames Torso », Cambridge Anthropology, t. 23, 3/2003, p. 59-60.
  • [19]
    R. Botte, « Economies trafiquantes et mondialisation : la voie africaine vers le “développement” ? », Politique Africaine, 88/2002, p. 149.
  • [20]
    Voir le quatrième chapitre de Z. Bauman, Le Coût humain de la mondialisation, Hachette, 1999.
  • [21]
    Ibidem, p. 142.
  • [22]
    R. Botte, op. cit., p. 132.
  • [23]
    A. Mbembe, op. cit., p. 22. Voir aussi P. Chabal, J.-P. Daloz, Africa Works. Disorder as Political Instrument, Oxford, James Currey/Bloomington (IN), Indiana University Press, for the International Africa Institute, 1999.
English version

1Ces dernières années, ils sont de plus en plus nombreux, ces jeunes Africains qui finissent tragiquement leur aventure dans les eaux de la Méditerranée, alors qu’ils rêvaient de s’évader clandestinement en Europe pour faire fortune. Du coup, l’Europe s’interroge sur la perméabilité de ses frontières à l’émigration clandestine africaine et cherche, en collaboration avec ses voisins de l’Afrique du Nord, des voies et moyens pour maîtriser cette situation bien préoccupante. Qu’est-ce qui explique ce rêve occidental des jeunes Africains ? Déjà, dans un article intitulé « L’Afrique des migrations : les échappées de la jeunesse de Douala [1] », Eric de Rosny identifiait trois voies principales de cette échappée (l’émigration, la feymania, la religion) et soulignait, avec raison, que derrière ce « désir irrésistible » de partir, il y a aussi la « recherche d’un statut ou d’une reconnaissance sociale aux yeux des siens ». Partant, comme Eric de Rosny, du contexte camerounais où sévit encore le « virus de l’émigration », pour parler d’un phénomène aux dimensions continentales, je soutiens ici que la survie du mythe de l’Occident (n’est-il pas de la nature même du mythe de séduire l’imaginaire et de se jouer de lui ?) en Afrique postcoloniale est aussi une affaire de séduction symbolique, dont les racines sont à chercher dans un imaginaire ambiant qui s’appuie sur des relations asymétriques remontant à l’époque coloniale [2].

Partir à tout prix

2Aujourd’hui, « sortir du pays » pour aller se « débrouiller chez les blancs » est devenu un rêve pour beaucoup de jeunes Africains frustrés par des situations socio-politiques désolantes. Parlant du malaise social au Cameroun, le directeur de la publication de l’un des quotidiens de la place écrivait récemment :

3

Parents et enfants ont fini par intégrer qu’aucun avenir n’est possible au Cameroun. Les uns et les autres vivent le séjour au pays comme étant une espèce d’échec. Echec pour le jeune qui se contentera de vivoter sur place au pays, échec pour le parent qui se culpabilise pour n’avoir pu offrir à son enfant, pourtant brillant, l’occasion d’aller s’épanouir sur les rivages qu’on espère toujours ensoleillés de l’Occident[3].

4L’un de ces jeunes, à qui j’ai demandé récemment pourquoi il voulait à tout prix partir du Cameroun, m’a répondu : « Dans ce pays, on ne peut pas évoluer. Ici, tout se négocie ! Alors, je veux aller me chercher en Europe. Il semble que c’est mieux là-bas. » En effet, le principe qui structure le mythe de l’Occident en Afrique peut s’énoncer ainsi : « Ici, ça va mal… Il semble que c’est mieux là-bas ! » L’engouement des jeunes Africains pour l’Occident s’explique donc par la quête d’un mieux-être que l’on s’imagine plus accessible ailleurs, notamment en Occident. A propos de l’aptitude des mythes modernes à entretenir un rêve et à se nourrir de lui, l’anthropologue français Claude Rivière écrit ceci : « Idylle et utopie, en prise sur nos aspirations au bonheur, jouent comme moteurs de mythogenèse [4]. » Le mythe, ici, naît et se nourrit d’une volonté de s’évader d’un réel désolant. Contre la misère et le dénouement d’ici, on rêve de la vraie vie ailleurs :

5

Même si le mythe moderne apparaît comme simple affabulation, sans grand récit fondateur ni rite codifié – ce qui le différencie du portrait-robot des anthropologues –, il lui reste la métaphore et le symbole, l’ambiguïté du sens, l’appel au sentiment, au désir, à l’imaginaire, à l’espoir vécu[5].

6Justement, dans l’imaginaire populaire camerounais, « l’étranger » représente l’espace de l’espoir où diplômes, emplois et argent, sources de reconnaissance sociale, abondent [6]. On s’imagine l’Occident comme ce lieu où l’on finit toujours par faire fortune, par s’en sortir. Ici, l’imaginaire social succombe à la tentation matérialiste, car, il faut l’avouer, le matérialisme occidental en fascine et séduit plus d’un en Afrique. En effet, comment résister à une telle tentation, quand on est bombardé au quotidien d’images de séries télévisées occidentales dans lesquelles un certain libertinage côtoie un luxe insolent ? Beaucoup de jeunes Africains, en mal de modèles locaux et de repères identitaires, se tournent alors vers la flopée de stars occidentales, surtout afro-américaines, qui inondent leurs chaînes de télévision. Dans cette effervescence, le mimétisme frise souvent l’aliénation, car ces jeunes copient jusqu’à la démarche des stars. C’est aussi à travers ces chaînes de télévision occidentales que des thèmes comme l’homosexualité et la pédophilie, jadis tabous en Afrique, ont récemment fait irruption sur la scène publique. Dans ses écrits sur les aspects culturels de la mondialisation, l’anthropologue Arjun Appadurai souligne bien le lien qu’il y a entre les médias de masse, l’imagination populaire et la pratique sociale [7]. Et la guerre des images, on le sait désormais, est aussi une guerre des symboles. L’hégémonie occidentale en Afrique postcoloniale n’épargne donc pas l’univers symbolique. Et, comme l’a si bien montré Pierre Bourdieu, la domination passe aussi par l’instrumentalisation du « capital symbolique ».

7Malheureusement, pour beaucoup de ces candidats africains à l’émigration, le désir de s’évader bute souvent sur l’insuffisance des moyens financiers – d’où le recours à la clandestinité. Les réseaux clandestins d’émigration sont connus au Cameroun sous le vocable de « tuyaux », un terme qui désigne aussi toute voie clandestine d’accès aux biens et services sociaux. La spécialité de ceux-ci est d’aider leurs clients à constituer un dossier convaincant sur la base de faux papiers. Et, lorsque l’un de ces aventuriers est déjà sous l’emprise du désir obsessif de partir, comme le souligne Eric de Rosny [8], tous les moyens efficaces deviennent automatiquement bons : profiter d’une mission ou d’un salon à l’étranger pour disparaître dans la nature ; embarquements périlleux sur les côtes de l’Afrique du Nord ; s’attraper un conjoint « blanc » parmi les touristes ou sur Internet, etc. Effectivement, aujourd’hui, dans certains milieux féminins africains, un conjoint « blanc » est très prisé, non seulement pour se faciliter l’émigration, mais aussi pour se donner des chances d’acquérir la nationalité d’un pays occidental. Ce genre de marchandage identitaire, dans le contexte postcolonial, permet à certains Africains de réaliser, de manière opportuniste, ce que Achille Mbembe appelle maximum instrumentality and efficacy[9].

8Investir sur un « tuyau » au Cameroun, c’est évidemment prendre des risques énormes. En effet, en plus du risque de se faire escroquer de fortes sommes d’argent, bien des tentatives infructueuses d’émigrer clandestinement se soldent par des emprisonnements. Mais, « qui ne risque rien n’a rien ! », répètent souvent les candidats à cette aventure périlleuse. « Il faut tenter sa chance », disent-ils. L’allusion à la chance, ici, n’est pas accidentelle ; car, dans un contexte social où le mérite a perdu son sens, les gens ont tendance à capitaliser sur la chance et ses sources magiques. Ils ont alors recours à toutes les sources possibles de la chance dans le processus de la quête d’un visa occidental : « Dieu » (en faisant dire des messes à cette intention ou en faisant bénir les dossiers), les ancêtres (sacrifices traditionnels) ou les marabouts. Mais la chance, à elle seule, ne suffit pas. Beaucoup ne s’offrent cette « traversée » qu’au prix de lourds sacrifices familiaux et financiers, voire de forts endettements. Au cours d’un échange que j’ai eu récemment avec un jeune étudiant camerounais qui cherche un « tuyau » pour l’Occident, il m’a dit ceci :

9

La dernière fois, je te parlais de la démarche que j’ai entreprise pour aller en Suisse. Mais la somme exigée pour l’obtention du visa était de 800 000 francs CFA [1 300 euros]. Mon papa a abandonné le projet. Mon beau-frère qui s’en charge maintenant a trouvé un autre « tuyau » pour tous les pays de l’Union européenne. La somme exigée, cette fois-ci, est de 400 000 francs CFA [650 euros] ; papa se bat pour trouver cette somme, espérant que je pourrais obtenir le visa ; ce qui crée une atmosphère de misère à la maison.

10Par rapport au niveau de vie moyen des Camerounais, les sommes évoquées ci-dessus ne sont pas négligeables. Toujours au sujet de la peine que certains se donnent pour s’évader du Cameroun, cet autre témoignage en dit long :

11

Je suis arrivée en France depuis une semaine ; il a fallu que l’on s’endette sérieusement pour couvrir les frais de voyage. Maintenant, il faut rembourser les dettes, et je dois dire que ce n’est pas facile. En plus, je ne me suis pas encore inscrite à l’université, faute d’argent. Il fait très froid ici, et c’est difficile pour moi de m’adapter.

12Il est évident que la plupart de ceux qui réussissent à sortir de la « jungle » n’ont pas l’intention d’y retourner de sitôt. Ils rêvent d’abord de faire fortune et de mettre celle-ci au service du prestige personnel comme capital social. Mais, au cœur de cet engouement pour l’Occident, se loge, me semble-t-il, un imaginaire tragiquement partagé entre le ressentiment et l’admiration.

Un imaginaire écartelé

13Les anthropologues et les historiens ont suffisamment montré l’inconsistance, et même le danger, des idéologies raciales ; ce qui ne signifie pas, pour autant, que celles-ci ont cessé de conditionner les relations humaines. En Afrique postcoloniale, il faut l’avouer, « Blanc » et « Noir » demeurent des catégories « raciales » dont on ne saurait négliger ni la charge symbolique et affective, ni l’impact de cette dernière sur les consciences et les attitudes. Le « Blanc » évoque encore, chez beaucoup en Afrique noire, l’histoire douloureuse de l’esclavage, de la colonisation, et donc de la défaite et de l’humiliation. Cette mémoire douloureuse est à la racine de ces sentiments nationalistes qui vont souvent de pair avec des ressentiments – ressentiments que des politiciens en mal de popularité n’hésitent pas à convertir en violence : Robert Mugabe n’a-t-il pas maquillé le crise zimbabwéenne sur la réforme agraire en affrontement racial entre les capitalistes blancs et les prolétaires noirs [10] ? Et, au cœur de la crise ivoirienne, les « patriotes » de Laurent Gbagbo ne justifient-ils pas leur opposition violente à la présence française sur leur sol en termes de refus de se laisser encore humilier par les colons d’hier ?

14Aussi, nombre d’Africains reconnaissent, du moins implicitement, que si les « Blancs » ont pu, par l’esclavage et la colonisation, conquérir, subjuguer et asservir les « Noirs », c’est parce qu’ils étaient plus puissants. D’ailleurs, ils le sont encore ! C’est une puissance (peu importe le contenu de ce concept !) que symbolisent encore aujourd’hui les prouesses scientifiques et technologiques occidentales. Et, si l’Afrique est dite « sous-développée », c’est bien par rapport à l’Occident « développé ». On peut alors parler de la persistance d’un certain complexe du vaincu ou du retardataire, qui hante encore l’imaginaire collectif de l’Afrique postcoloniale. Ce complexe s’enracinerait dans une sorte de malaise ontologique intériorisé qu’un intellectuel africain, Engelbert Mveng, a appelé « pauvreté anthropologique » : « C’est que, en Afrique, écrit-il, la pauvreté n’est pas seulement un phénomène socio-économique. C’est la condition humaine, dans sa racine profonde, qui est tarée, traumatisée, appauvrie. La pauvreté africaine est une pauvreté anthropologique[11]. » Cette pauvreté serait le produit d’une longue histoire de relations de subordination entre l’Afrique et l’Occident.

15Alors, que faire pour rattraper le retard ? « Il faut se développer ! », nous dit-on. En d’autres termes, il faut imiter l’Occident. Après la première décennie des indépendances, un philosophe africain, Marcien Towa, écrivait justement que, pour sortir de sa situation d’infériorité et d’éternel vaincu, il faut que l’Afrique s’approprie cette « arme secrète » qui a permis — et permet encore — à l’Occident d’avoir le dessus sur elle, notamment sa science. Quant au prix à payer pour le succès de cette stratégie, ce philosophe africain écrit :

16

La volonté d’être nous-mêmes, d’assumer notre destin, nous accule finalement à la nécessité de nous transformer en profondeur, de nier notre être intime pour devenir l’autre. Et cette nécessité nous ramène au point de départ de notre affrontement avec l’Occident, époque où nous cherchions avec tant d’ardeur à rétablir l’équilibre des forces en nous emparant du secret de la victoire de l’Occident. Le moment de la négritude, que l’ethnophilosophie voudrait prolonger artificiellement, nous a détourné de cette quête[12].

17Depuis plusieurs décennies et sans succès, l’Afrique s’essaie à l’idéologie du développement, elle tente de rattraper le retard qu’elle a sur l’Occident. Et, du coup, se chevauchent dans l’imaginaire social, en Afrique, deux perceptions du « Blanc » : « le Blanc » comme symbole de la domination et de l’exploitation ; « le Blanc » comme modèle à copier (souvent sans discernement).

18Dans le cadre de cette seconde perception, il faut se nier pour devenir l’autre : les Africains s’instruisent dans les langues occidentales, aux dépens des langues locales ; leurs gouvernements se plient aux exigences des bailleurs de fonds occidentaux ; ils se mettent à l’école de la démocratie occidentale ; ils vont à l’école de la technoscience occidentale, espérant ainsi remonter la pente. Et, lorsque ces prétendues sources du « mieux-être » et de la reconnaissance sociale font défaut en Afrique, on rêve d’aller les chercher à la source même, en Occident. Drôle d’histoire ! Hier, dans le cadre de la traite des Noirs, quitter l’Afrique pour un Africain était un cauchemar, une mort sociale — d’où la casquette de bourreau que l’on fait encore porter au « Blanc » en Afrique ; aujourd’hui, en revanche, pour des centaines de jeunes Africains séduits par les symboles de la puissance occidentale, partir, c’est renaître à l’existence.

19Pour mieux traduire ce que représente aujourd’hui l’Occident pour ces aventuriers, certaines images bibliques, telles que le « paradis » et la « terre promise », me semblent tout à fait appropriées. Le départ de l’Afrique est une sorte d’« exode », d’où les catégories populaires de « sortir » ou de « traverser ». L’on s’imagine l’Occident comme cette « terre qui ruisselle de lait et de miel », comme ce lieu où l’on finit toujours par s’en sortir. Peu importe comment ! Cette imagination africaine de l’Occident repose sur une polarisation qui tend, me semble-t-il, à fonctionner comme une sorte de structure mentale collective : l’« enfer des Noirs » opposé au « paradis des Blancs ». Combien de fois ai-je entendu des Africains, au vu des misères du continent comparées à la prospérité matérielle de l’Occident, se demander si l’Afrique n’était pas maudite par Dieu ? Faut-il voir dans cette structure mentale un simple résidu de ladite « mentalité du colonisé [13] » ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette polarisation, alimentée encore par l’idéologie moderne du développement qui continue à peindre l’Occident comme un modèle pour l’Afrique [14], reste bien une dimension de la postcolonialité africaine. L’idée de « modèle » peut entraîner la tentation du mimétisme — d’où les nombreux dilemmes identitaires que vivent les jeunes Africains. D’ailleurs, certains intellectuels, surtout américains, tentent, ces dernières années, de vulgariser une hypothèse « culturaliste » selon laquelle le retard économique de Tiers-Monde s’expliquerait par son retard culturel [15]. Qu’entend-on par retard culturel ? De tels points de vue, qui s’appuient souvent sur une lecture partiale de Max Weber, proviennent, me semble-t-il, d’un recyclage des vieilles polarisations ethnocentriques (« civilisé » versus « primitif », ou « développé » versus « sous-développé ») qui ont dominé les débuts de la pensée anthropologique et structuré l’imagination occidentale de l’Afrique [16]. S’inspirer d’un modèle peut-être salutaire, mais mimer l’Occident, ne saurait être un autre nom du développement pour l’Afrique ; c’est plutôt une ambition essoufflante, voire suicidaire.

20Cela dit, même ceux, parmi les intellectuels africains, qui voient bien que l’imitation servile de l’Occident n’est pas la solution [17], ont du mal à proposer des alternatives convaincantes : qu’est devenue la négritude qui prônait, pour certains, le retour aux sources (à quelles sources ?), pour d’autres la symbiose (entre quoi et quoi ?) ou l’inculturation ? En attendant (je ne sais quel autre mythe), l’Afrique s’essaie, depuis peu et à grand-peine, à un autre mythe venu de l’Occident : celui de la démocratie. Elle serait, d’après les bailleurs de fonds occidentaux, la condition sine qua non du développement économique. En attendant, la modernité (ou postmodernité) africaine demeure un terrain fertile pour un bricolage identitaire, qui fait que souvent cohabitent chez une même personne : le mimétisme, l’éclectisme, le syncrétisme et le désir de résister. Le sujet postcolonial, en Afrique, est essentiellement multiple et écartelé ; il est multivocal. C’est pour cette raison qu’il parle souvent de sa vocation (ou d’un retour) à l’authenticité, un concept cher à nombre d’intellectuels africains, mais suffisamment vague et ambigu pour n’être qu’un autre mythe identitaire qui fait rêver.

Les pauvres face à la mondialisation

21Que font les clandestins africains en Occident ? Ils se débrouillent ! Le verbe « se débrouiller », très populaire en Afrique, est suffisamment vague pour couvrir le large éventail d’activités clandestines qui rapportent des euros ou des dollars. Les clandestins ont, en effet, à leur portée une panoplie de travaux bas et sales pour s’occuper. Pourvu que ça rapporte ! Il faut surtout tout faire pour éviter un rapatriement, car celui-ci s’apparente à une replongée dans l’inexistence et expose à la risée des autres. Par ailleurs, de nombreux clandestins ont le souci de se faire de l’argent assez vite, car les leurs, restés au « pays », attendent les retombées de l’évasion ils attendent que, parvenus à la source du bonheur, ils leur envoient de l’argent ou des voitures. Aujourd’hui, des services comme ceux de Western Union facilitent énormé-ment le transfert d’argent de l’Occident au Tiers-Monde. Ce transfert d’argent et de biens contribue, bien sûr, à entretenir le mythe de l’« Eldorado » occidental dans l’imaginaire populaire Africain.

22Par ailleurs, ces aventuriers doivent aussi faire face à l’épineux problème de l’intégration dans les sociétés d’accueil. Dans ce domaine, l’aventure occidentale des Africains demeure, malgré les retombées financières, socialement et psychologiquement coûteuse. C’est l’heure des désillusions, le temps de sortir de l’imaginaire pour se laisser éprouver par la réalité. L’immigré africain doit non seulement s’adapter à une culture étrangère, mais corriger les préjudices raciaux (les siens aussi) et son cortège de complexes : il vient du « continent noir », dont beaucoup d’Occidentaux n’ont encore que des clichés, et pour lesquels l’Afrique demeure souvent un nœud de mystères, et surtout une vallée de larmes. C’est à travers le prisme des désastres comme le sida, les guerres, l’ignorance, la violence, la superstition et d’autres maux, que l’Afrique et les Africains sont souvent perçus [18]. Tout Africain qui s’aventure en Occident doit, par conséquent, endurer ces pesanteurs psychologiques et sociales. Et nombreux sont encore ceux qui préfèrent les endurer que de retourner en Afrique. Donc, il est rare que ce vent de désillusion démythifie l’Occident aux yeux de l’immigré africain. Pourquoi ? Parce que, même quand on ne fait rien de bon en Occident, il vaut mieux encore y être : cela provoque l’admiration de ceux qui sont restés « au pays », auxquels on doit donner toujours l’impression d’avoir réussi. En d’autres termes, le clandestin ne vit pas seulement de pain, mais aussi de prestige.

23Comme l’a si bien souligné Roger Botte : « Les activités trafiquantes aujourd’hui à l’œuvre sur le continent ne sont pas l’expression d’un état d’anomie » et, « loin de la marginaliser, elles contribuent, au contraire, à l’insertion accélérée de l’Afrique dans le flux et les réseaux de la mondialisation [19] ». Il convient cependant de préciser que, dans le cas précis de l’Afrique, le lien entre la mondialisation et sa marginalisation est assez complexe. Bien que la mondialisation signifie une certaine maîtrise de l’espace et du temps, elle s’accompagne aussi de l’exclusion de ceux qui n’ont pas les moyens de jouir des bienfaits de cette maîtrise. Face, donc, à une mondialisation qui marginalise les pauvres, ces derniers sont contraints de recourir aux trafics et à la clandestinité pour survivre. Comme les considérations précédentes le montrent, trois facteurs principaux sont déterminants dans l’exode clandestin des Africains : le premier, économique, est la dégradation des conditions sociales, politiques et économiques ; le deuxième, du ressort des contradictions d’une mondialisation marginalisante, a trait aux politiques d’immigration occidentales ; le troisième, psychologique, est l’effet du mythe séducteur de l’Occident. Ce jeu de la séduction symbolique s’enracine dans une longue histoire des rapports entre l’Afrique et l’Occident, marqués par l’asservissement, la défaite et l’humiliation.

24Zygmunt Bauman fait une distinction intéressante entre la mondialisation du vagabond et celle du touriste [20]. Il montre comment la révolution médiatique, l’un des moteurs de la mondialisation, transforme les membres des grandes sociétés de consommation en « voyageurs ». Mais le « voyage » des pauvres est différent de celui des riches. Alors que les premiers sont des vagabonds, les seconds sont des touristes : « Les touristes voyagent, écrit-il, parce qu’ils le veulent ; les vagabonds, parce qu’ils n’ont pas le choix [21] ». Il convient donc de souligner – et cela vaut pour l’Afrique – que, si la mondialisation est une bonne nouvelle pour une minorité désormais affranchie de certaines contraintes de l’espace et du temps, elle peut aussi voiler le calvaire des masses dépossédées et, par conséquent, condamnées à la désolation dans des ordres socio-politiques locaux devenus de véritables prisons.

25Résister ou partir ? Dans un contexte socio-politique où l’Etat lui-même « cultive volontairement le désordre et multiplie les espaces d’impunité [22] », les citoyens résistent difficilement aux tentations de l’incivilité ou de l’évasion comme moyens de survie. Mais il convient de rappeler que, même dans des « Etats délinquants » – comme ceux qui ont pris l’Afrique en otage depuis les indépendances –, les citoyens ne sont pas toujours victimes d’un système qui les écrase malgré eux : par exemple, au Cameroun, la corruption est certes favorisée par l’impunité, mais elle ne survit que parce que les Camerounais s’y complaisent. Comme l’a si bien souligné A. Mbembé, la postcolonialité africaine se définit aussi par la connivence et l’aptitude des masses à jouer avec le pouvoir qui les opprime [23]. Ici, la politique de l’accommodation prend le pas sur celle de la résistance. Et, plus la situation se dégrade, plus on rêve du paradis ailleurs. Mais rêver du paradis ailleurs, chez autrui, est une fuite des responsabilités : c’est une fausse piété.

Notes

  • [1]
    Etvdes, mai 2002, p. 628.
  • [2]
    Cf. T. Ranger, « The invention of tradition in Colonial Africa », E. Hobsbawn, T. Ranger (eds), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
  • [3]
    Haman Mana, « Une tragédie camerounaise », Mutations, n° 1324, 17 janvier 2005.
  • [4]
    Cl. Rivière, Socio-anthropologie des religions, Armand Colin, 2003, p. 67.
  • [5]
    Ibidem.
  • [6]
    Y. Monga. « Dollars and lipstick : The United States through the eyes of African Women », Africa, vol. 70, 2/2000, p. 193-208.
  • [7]
    Voir A. Appadurai, Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
  • [8]
    Eric de Rosny, Etvdes, mai 2002, p. 623-629.
  • [9]
    A. Mbembe, « Provisional notes on the postcolony », Africa, vol. 62, 1/1992, p. 5.
  • [10]
    D. Compagnon, « La prétendue “réforme agraire” au Zimbabwe », Etvdes, mars 2003, p. 297-307.
  • [11]
    E. Mveng, L’Afrique dans l’Eglise, L’Harmattan, 1985, p. 209 ; voir aussi D. Tutu, “Black theology and African theology-soulmates or antagonists”, J. Parratt (ed.), A Reader in African Christian Theology, London, SPCK, 1987, p. 37.
  • [12]
    M. Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Ed. Clé, Yaoundé, 1971, p. 39.
  • [13]
    Cf. F. Fanon, Peau noire, Masques blancs, Seuil, 1952 ; F. Eboussi, La Crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Présence Africaine, 1977.
  • [14]
    Pour une critique du caractère ethnocentrique de la vision occidentale du développement, voir G. Rist, Le Développement : histoire d’une croyance occidentale, PUF, 1987.
  • [15]
    Cf. L.E. Harrison and S.P. Huntington (eds.), Culture Matters : How Values Shape Human Progress. New York, Basic Books, 2000. Pour une critique d’un tel culturalisme, voir J.-M. Ela, Innovations sociales et renaissance de l’Afrique noire : les défis du « monde d’en-bas », L’Harmattan, 1998, p. 135-136.
  • [16]
    Cf. V. Y. Mudimbe, The Invention of Africa : Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington IN, Indiana University Press/London, James Currey, 1988.
  • [17]
    M. Hebga, « L’homme vit aussi de fierté. Vers la perte de l’identité africaine », Présence Africaine, n° 90/100, 1976, p. 19-40.
  • [18]
    T. Sanders, « Imagining the Dark Continent : the Met, the Media and the Thames Torso », Cambridge Anthropology, t. 23, 3/2003, p. 59-60.
  • [19]
    R. Botte, « Economies trafiquantes et mondialisation : la voie africaine vers le “développement” ? », Politique Africaine, 88/2002, p. 149.
  • [20]
    Voir le quatrième chapitre de Z. Bauman, Le Coût humain de la mondialisation, Hachette, 1999.
  • [21]
    Ibidem, p. 142.
  • [22]
    R. Botte, op. cit., p. 132.
  • [23]
    A. Mbembe, op. cit., p. 22. Voir aussi P. Chabal, J.-P. Daloz, Africa Works. Disorder as Political Instrument, Oxford, James Currey/Bloomington (IN), Indiana University Press, for the International Africa Institute, 1999.

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