Études 2005/2 Tome 402

Couverture de ETU_022

Article de revue

Julien Gracq

Une traversée de l'espace romanesque. Le paysage emblématique : Au château d'Argol

Pages 221 à 229

Notes

  • [1]
    Au Château d’Argol, José Corti, 1938, « Avis au lecteur », p. 7-9.
  • [2]
    Ibid., p. 8.
  • [3]
    Au Château d’Argol, « Le cimetière », p. 39-40.
  • [4]
    Au Château d’Argol, « Herminien », p. 80.
  • [5]
    Au Château d’Argol, p. 40.
  • [6]
    Texte repris dans Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, tome I, p. 1015.
  • [7]
    Lettrines, José Corti, 1967, repris dans Œuvres complètes, tome II, p. 150.
  • [8]
    En lisant en écrivant, « Littérature et peinture », José Corti, 1981, p. 5.
  • [9]
    « Pourquoi la littérature respire mal », recueilli dans Préférences (José Corti, 1961), puis dans Œuvres complètes, tome I, p. 857-881. Les citations qui suivent renvoient aux pages 872-881.
  • [10]
    Il est d’ailleurs tout à fait remarquable de noter que les premiers romans de Sartre et de Gracq paraissent la même année (1938), que ce sont tous deux des romans de la conscience inspirés d’une manière ou d’une autre par la phénoménologie de Hegel, qu’ils présentent cependant de cette ambition deux expériences littéraires totalement opposées : celle de l’homme « replongé » et celle de l’individu englué.
  • [11]
    Au Château d’Argol, « Le cimetière », p. 47-51.
  • [12]
    En lisant en écrivant, « Littérature et peinture », p. 14.
  • [13]
    Ibid., p. 14-15.
  • [14]
    Au Château d’Argol, « Le Bain », p. 87-95.
  • [15]
    Il est à noter que les personnages empruntent des « chemins cahotants » pour accéder à ce paysage chaotique (Au Château d’Argol, p. 87).
  • [16]
    Julien Gracq, André Breton, quelques aspects de l’écrivain, José Corti, 1946, repris dans Œuvres complètes, tome I, p. 438-439.
  • [17]
    Au Château d’Argol, « L’Allée », p. 139-140.
  • [18]
    André Pieyre de Mandiargues l’avait par ailleurs déjà remarqué : « Quant aux descriptions du livre, elles s’emparent du lecteur attentif et le captivent par quelque chose de dialectique plutôt que de réaliste, d’impressionniste ou d’expressionniste » (« Le château ardent », dans Cahier de L’Herne : Julien Gracq, Editions de L’Herne, 1972, repris dans Le Livre de Poche, « Biblio-essais », p. 65).
  • [19]
    « Il va sans dire qu’il serait par trop naïf de considérer sous l’angle symbolique de tels objets, actes ou circonstances qui sembleraient dresser à certains carrefours de ce livre une silhouette toujours malencontreuse de poteau indicateur » (p. 9).
  • [20]
    « Symbolique d’Ernst Jünger », texte radiodiffusé en 1959 et repris dans Préférences, puis dans Œuvres complètes, tome I, p. 977-978.
English version

1Au Château d’Argol est la première œuvre que Julien Gracq fait paraître chez José Corti en 1938. C’est, de son propre aveu, un « récit », une « nouvelle » qui revendique son appartenance au mouvement surréaliste que le jeune écrivain n’hésite pas à qualifier d’« école littéraire [1] ». D’ailleurs, dans une lettre élogieuse de 1939, André Breton lui-même saluera cette œuvre comme une « communication d’un ordre absolument essentiel », comme un « événement indéfiniment attendu ».

2Plus profondément, ce récit, comme le sera toute l’œuvre romanesque future, est marqué par l’obsession poétique du surréalisme par excellence : le désir d’une possible (ou impossible) apparition merveilleuse surgissant d’une attente qui, en retour, nourrit ce désir jusqu’à son exacerbation sensible et affective. Plus tard, à l’occasion de la publication de sa pièce, Le Roi pêcheur, Gracq comparera d’ailleurs l’aventure du groupe surréaliste à celle d’une quête d’absolu, précisément à une sorte de quête du Graal. Toutefois, l’« Avis au lecteur » du Château d’Argol présentait déjà ce premier roman comme une « version démoniaque [2] », et en l’occurrence surréaliste, de la quête du Graal et du mythe de la Chute. Dès le deuxième mouvement du récit [3], les deux mythes se trouvent explicitement réunis par l’imaginaire surréaliste et la pensée hégélienne au sein d’une dialectique que la dynamique narrative va déployer à l’envi, notamment dans la construction des personnages et les descriptions de paysages. Ce que le récit met en jeu, ce qu’il nomme précisément le « grand jeu [4] », c’est cette idée que le Salut vient de la Chute, la Rédemption de la Condamnation, que « la main qui inflige la blessure est aussi celle qui la guérit [5] ». La négation est alors condition nécessaire d’une affirmation future, et la séparation est le passage obligé où prend naissance le plaisir lucidement consenti de tout sentiment d’unisson. Les lignes de force du récit se construisent alors comme autant de tensions où s’entrecroisent et s’entrechoquent union et contradiction, assimilation et opposition, fusion et séparation, afin d’atteindre une surréalité que Gracq définit ainsi dans Le Surréalisme et la littérature contemporaine :

3

suppression des contraires, élimination des antinomies, son pressentiment est celui d’une totalité sans fissure où la conscience pénétrerait librement les choses, et s’y baignerait sans cesser d’être, où l’irréversibilité du temps s’abolirait avec le passé et le futur[6].

Une poétique de la totalité

4L’esthétique est ici en accord avec la poétique du roman que Gracq définit dans Lettrines comme mise en œuvre d’un « éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet les vibrations dans tous les sens [7] » : le récit gracquien doit être plutôt comparé à une entité organique qu’à une structure fonctionnelle. C’est ainsi que, dans Au Château d’Argol, les éléments de la machinerie romanesque disparaissent avec les rouages et transitions d’une organisation chronologique et strictement causaliste ; reste alors un récit homogène sans dialogue, sans véritable intrigue, où les personnages, au même titre que les autres composants du roman, ne sont que de « simples matériaux conducteurs d’un fluide [8] ». Dans le cadre d’une telle poétique, la description (mais faut-il encore l’appeler ainsi ?) devient un principe unitaire où se fondent tous les éléments significatifs, et le paysage, en tant que terrain de connaissance, cesse de n’être qu’un décor romanesque pour devenir non seulement le lieu mais surtout le milieu dramatique d’un enjeu fondamental, celui d’un épanouissement du personnage en tant qu’emblème d’une conscience agissante. Retenant l’ambition du Surréalisme, dans un court essai de théorie littéraire [9], Gracq placera lui-même son travail littéraire dans un rapport d’« assentiment », d’affirmation du monde dont il fait de Claudel le modèle hyperbolique, à l’opposé du « ressentiment » de la position d’un Sartre, dont les œuvres, et notamment La Nausée, représenteraient le « sentiment du non », le constat d’une « sécession ». Si le paysage est bien l’expression d’un « sentiment du oui [10] » envers les « puissants recours naturels qui restent à la portée de l’homme », il ne signifie pas pour autant, selon Gracq, qu’il faille « abandonner le refus et la révolte qui sont dans l’homme aussi essentiels que sa conscience même », ni « donner à ce qui est l’acquiescement pharisaïque qui a été souvent celui d’un Claudel ». Il s’agit, à l’inverse, de « repenser ces noces rompues » et, à l’instar du Surréalisme :

revendiquer à tout instant la totalité de l’homme, qui est refus et acceptation mêlés, séparation constante et constante réintégration […] en maintenant à leur point extrême de tension les deux attitudes simultanées que ne cesse d’appeler ce monde fascinant et invivable où nous sommes : l’éblouissement et la fureur.
Certains paysages du roman nous semblent particulièrement caractéristiques de cette ambition souveraine. Le paysage chaotique du cimetière marin incarne cette double postulation tragique et euphorique : libéré de la pure fonctionnalité de l’illusion réaliste, il prend une dimension signifiante et emblématique. A la fois « fureur » et « éblouissement », il souligne, dans le roman, les représentations, les évolutions et les tentations de la conscience en tant que « séparation » et « réintégration ». Dans ce roman du double, ce paysage est ainsi redoublé, dédoublé en deux orientations distinctes : dans le deuxième chapitre du roman qui en clôt l’exposition (« Le cimetière »), puis dans l’épisode central du « Bain ».

Séparation et fureur

5La première apparition du cimetière abandonné [11] est caractérisée par les signes d’une certaine privation : « désolation sauvage », « paysage de mort », ce chaos est dominé par l’invasion des éléments (le sable, l’eau et le vent conjugués), le « désordre » et l’idée d’une « destruction » catastrophique. Le paysage est devenu accumulation désorganisée, désunion et dé-liaison :

6

Le sentier aboutissait à une grève désolée. Les dernières manifestations de la vie dans ces parages paraissaient être de longues herbes grises dont les touffes grêles et sifflantes s’accrochaient en désordre aux monticules de sable, et s’agglutinaient au gré des rafales comme une chevelure noyée d’eau. Vers l’est la vue s’arrêtait à un haut cap noir. Cette mer qui n’offrait à l’œil, qui balayait en un instant son immense étendue, ni un oiseau ni une voile, lui paraissait surtout insupportable par sa mortelle vacuité, car, demeurant tout entière d’un blanc grisâtre et terne sous un ciel éclatant, sa surface parfaitement bombée, dont la vue suivait malgré elle les courbes, imposait irrésistiblement à l’esprit l’image d’un œil révulsé dont la pupille eût chaviré en arrière, et dont seul fût resté visible le blanc hideux et atone, dont la surface eût tout entière regardé, et posé à l’âme le plus insoutenable des problèmes. De minces lignes blanches qui semblaient répéter à peu de distance dans l’élément liquide les dessins compliqués des festons de la baie s’avançaient par moments en silence vers le rivage : l’oreille percevait alors avec surprise le choc d’un écroulement immense, pareil à celui d’une muraille d’eau, et une large langue liquide faisait crisser les sables de la grève comme la langue fraîche et râpeuse d’un bœuf.
Vers le fond de la baie, à l’endroit où les tristes herbes des sables faisaient place aux grèves nues, Albert poussa son cheval vers un mélancolique assemblage de pierres grises et usées, façonnées par la main de l’homme, et qui se révéla à son approche être selon toute apparence un cimetière depuis longtemps abandonné. L’invasion des sables avait atteint le niveau des basses clôtures de pierre, et l’enclos mortuaire paraissait presque comblé.

7Le paysage est négatif à plus d’un titre. Il est un creux envahi par l’Autre, comblé par ce qui le détruit et l’engloutit. Il semble également « se répéter », se redoubler, se scinder lui-même entre terre et mer. Enfin, il est un envers, une représentation inversée : le paysage regarde le sujet, il est réflexion, surface spéculaire, et pose problème à la conscience d’Albert. Les signes de sa pure extériorité sont la preuve qu’il demeure pour Albert une « énigme » opaque et « équivoque » que sa conscience semble échouer à pénétrer, à organiser et à orienter. Ce paysage doublement emblématique du « Temps » qui termine l’exposition du récit, doit-il être interprété comme un inquiétant « signe de la Mort » ou une calme « image » de l’éternité ? Le paysage devient drame pour (de ?) la conscience. Sa distance est en tout cas comprise, dans de « secrets rapprochements », comme l’indice d’une fatalité inéluctable (la mort de Heide, nouvelle Ophélie, y est inscrite), d’un destin auquel participent la responsabilité et la liberté du héros (qui inscrit littéralement la mort de Heide dans le paysage).

8Dans Au Château d’Argol, ces paysages orageux de la séparation, de l’effroi, de l’horreur représentent un espace dramatisé qui annonce, scande et oriente les étapes de la fiction, comme autant de moments de tension, vers le surgissement de l’événement inavouable du dénouement :

9

Ayant toujours partie liée en profondeur avec les préliminaires d’une dramaturgie, la description tend […] vers le battement de cœur préparé d’un lever de rideau[12].

10Le paysage dramatisé est un espace informé par le Temps qui prend en charge, si ce n’est la temporalité narrative (exclue par principe comme moments faibles et faux de l’art romanesque), du moins son retentissement sensible. En retour, la description est fortement dynamisée par cette dimension temporelle. Chez Gracq, la description est en avant, « dérive », « mouvement » et ouverture :

11

En littérature, toute description est chemin (qui peut ne mener nulle part), chemin qu’on descend, mais qu’on ne remonte jamais […]. La description, c’est le monde qui ouvre ses chemins, qui devient chemin[13].

12Le paysage est ainsi chez Gracq hautement significatif et revêt les apparences non seulement de la prémonition dramatique dans laquelle l’être se connaît ou se re-connaît, mais aussi de l’initiation euphorique par laquelle l’être s’ouvre et renaît à soi et au monde.

Eblouissement et réintégration

13La seconde apparition du cimetière [14] le montre à l’évidence. Le paysage est transfiguré : la fureur va laisser place à l’éblouissement : « Un brouillard translucide et doux pesait sur tout ce paysage dont le caractère était apparu la première fois à Albert comme si intensément dramatique. » D’emblée, ce paysage marin est comble de jouissance, échange de substances : le corps devient « outre » poreuse, et c’est les yeux bien fermés qu’Albert s’oublie comme individu dans une extase d’une intense sensualité. L’échange entre l’homme et la nature est complet, les oppositions sont maintenues sans qu’il y ait pour autant contradiction, tant l’intensité de la sensation subsume toute limitation : le corps est à la fois perméable et clôt sur lui-même, et les éléments entrent en fusion par la grâce matinale d’un paysage de « brume » qui sort progressivement du chaos [15] de la nuit. Les frontières entre les éléments deviennent moins des limites que des régions de passage du même à l’autre ; et c’est alors à une véritable rêverie élémentaire que nous invite Gracq :

14

Le vent claquant de la mer fouettait le visage en longues vagues lisses, arrachait au sable mouillé une poussière étincelante – et de grands oiseaux de mer aux longues ailes, par leur vol saccadé et leurs brusques arrêts, semblaient indiquer son flux et son reflux pareils à ceux de la mer sur des plages aériennes et invisibles où, les ailes étendues et immobiles, ils semblaient par instants s’échouer comme les blanches méduses. La grève mouillée était mangée par de longs bancs de brumes blanches que la mer plate, et qui réfléchissait les rayons presque horizontaux du soleil, éclairait par-dessous d’un poudroiement lumineux, et les écharpes lisses du brouillard se distinguaient à peine pour l’œil surpris des flaques d’eau et des étendues unies du sable humide – comme si l’œil enchanté, au matin de la création, eût pu voir se dérouler le mystère naïf de la séparation des éléments.

15Le paysage incite à s’y fondre et à participer à son mouvement énergétique : les personnages vont alors faire cette expérience d’une replongée de l’être au sein de ses sources vives dans l’épisode du « Bain » qui couvre la totalité du chapitre :

16

Il leur sembla que leurs muscles participaient peu à peu du pouvoir dissolvant de l’élément qui les portait : leur chair parut perdre de sa densité et s’identifier par une osmose obscure aux filets liquides qui les enserraient. Ils sentaient naître en eux une pureté, une liberté sans égales.

17Cette expérience des limites qu’offrent l’élément marin et son « horizon incalculable » est une tentation de l’impossible : « Et par-dessus la haine et l’amour ils se sentirent fondre tous les trois tandis qu’ils glissaient aux abîmes avec une vigueur maintenant furieuse — en un corps unique et plus vaste, à la lumière d’un espoir surhumain » ; mais aussi et surtout une tentation impossible où les êtres font l’épreuve des limites intérieures de leur intégrité individuelle qu’emblématise l’horizon terrestre de la grève : « Au loin une ligne jaune, mince et presque irréelle marqua la limite d’un élément auquel ils avaient cru si complètement renoncer. » A l’acmé de son intensité, le paysage semble alors s’inverser en son double : lui aussi emblème « enthousiasmant » d’une mort de l’individu, il marque la défaite d’une conscience à l’unisson et scelle une (re)naissance perçue comme une défection (une chute ?) de l’être : « comme au matin du monde », sur la plage, « ils naquirent et se détachèrent » dans une « vie revenue à son individuelle pauvreté », pour reprendre la forme d’une « personnalité inéluctable ». C’est alors que le paysage semble revenir dans l’horizon d’attente du récit : il se tend à nouveau dans une dramatisation finale qui se fige en une « orageuse vision » où se dessine la « fin maintenant inévitable » des personnages.

Le chaos, emblème du paysage

18A la fois désordre ou confusion, le paysage chaotique est doublement orienté vers la Mort, vers la Vie, vers la création ou la destruction des formes : éternel jeu de renvoi entre séparation et fusion, il jouit d’une qualité de réversibilité de l’un en son contraire. Sa labilité en fait un paysage-frontière à l’épreuve de ses propres limites, c’est-à-dire un paysage d’échange et de transmutation des substances, un paysage dynamisé par une tension presque magnétique entre ses différents pôles d’attraction.

19Le paysage chaotique du cimetière abandonné montre à l’évidence (et même de façon redoublée) la double postulation du paysage dans Argol : il se donne comme représentation ou initiation également dramatiques, comme expérience dialectique de la contrariété où la division est nécessaire pour jouir du plaisir de reconquérir, ne serait-ce que l’instant d’une troublante intensité et d’une incroyable lucidité, la sensation d’une unité perdue à tout jamais et pourtant sans cesse recherchée par une replongée dans les eaux profondes de l’être. Un passage des Vases communicants, que Gracq cite d’ailleurs dans son essai sur Breton, semble sur ce point décisif :

20

Il faut que l’un se sépare de lui-même, se repousse, se condamne lui-même, qu’il s’abolisse au profit des autres pour se constituer dans leur unité avec lui… L’animation immense s’obtient au prix de cette répulsion engendrante d’attraction[16].

21Tout le plaisir de la lecture (peut-être également de l’écriture) du paysage chez Gracq semble se lier à cette distance par laquelle naissent la fascination et la tentation de la représentation du monde naturel.

22Au Château d’Argol montre ainsi une particulière dilection de l’écrivain pour le paysage chaotique, comme s’il possédait la distinction de pouvoir maintenir à même hauteur la polarité de la conscience face au monde, de pouvoir également accueillir les registres de la fureur et de l’éblouissement, comme si le chaos, instable par nature, conférait au paysage un dynamisme, une dramatisation dont l’absence condamne la description à l’inévitable nullité de la prise de vues, comme si le paysage idéal lui semblait devoir être taraudé par cette indispensable érosion de tous les contours qui lui permet d’entrer en résonance avec le destin de l’homme, avec sa faculté de jouir de cette « finalité sans fin » qu’évoque par ailleurs explicitement le récit. Cette dernière qualité apparaît dans un ultime crépuscule du matin, qui nous apporte une splendide évocation de ce surgissement du chaos brumeux de la nuit, de cet état critique du paysage si prisé par l’écrivain dans ce premier roman :

23

La surprenante lumière qui montait chaque matin des nappes d’eau de la rivière les attirait longuement, au travers d’un brouillard léger qui couvrait encore les hautes branches des arbres et, retombant sur eux en gouttelettes, semblait à leur visage mouillé la marque véritable du baptême d’une journée nouvelle, et comme l’onction même, rafraîchissante et délectable, du matin. Peu à peu les arbres sortaient confusément du brouillard et, comme dépouillés par un unique privilège de toute qualité particulièrement pittoresque, imposaient seulement à l’âme à peine éveillée la pure conscience de leur volume et de leur harmonieux foisonnement au sein d’un paysage où la couleur paraissait perdre entièrement son pouvoir ordinaire de localisation, et s’inscrivait seulement au bord de ces eaux calmes, pour l’œil débarrassé par miracle de ce que le travail ordinaire de la perception contient toujours de réduction à l’absurde, la conjonction apaisante et quasi divine du plan horizontal et de la sphère. Et la nature, rendue par la brume à son intime géométrie, devenait alors plus insolite que les meubles d’un salon revêtu de ses housses, substituant tout à coup à l’œil de l’intrus la menaçante affirmation de leur pur volume aux hideurs familières de la commodité, et restituant par une opération dont le caractère magique ne saurait échapper à quiconque aux instruments du plus humble usage, jusque-là ravalés à tout ce que le maniement peut comporter de bassement dégradant, la splendeur particulière et frappante de l’objet [17].

24Ce paysage baptismal dévoile son intime géométrie, surgit hors du chaos, se délimite, se distingue, se sépare de lui-même, mais garde en lui cette grâce divine de pouvoir représenter encore l’image d’une unité, d’une totalité parfaite : il est conjonction du plan horizontal et de la sphère, synthèse souveraine des oppositions [18]. Ce passage, qui pourrait ainsi être considéré comme une véritable poétique du paysage dans le roman, en donne aussi, semble-t-il, son mode de lecture. Le refus du pittoresque dans le roman va de pair chez Gracq avec une écriture dont l’intensité généralisante peut prêter à l’idée séduisante d’une symbolisation, ce dont l’écrivain se défend dans son « Avis au lecteur [19] ». En revanche, sa faculté unique de faire siennes les grandes figures de l’imaginaire et de les incarner sans les particulariser en décors purement narratifs relève peut-être d’une écriture « emblématique » que Gracq avait décelée chez Jünger :

25

Tout se passe comme si, par un art transparent qui fait penser à celui du vitrail, par une puissante « érosion de tous les contours », Jünger était parvenu à cerner notre temps dans une figure douée à la fois de ce pouvoir de simplification impérieuse et de cette aptitude à représenter électivement qui est celle des images d’un blason. Je crois qu’il faut lire Sur les falaises de marbre comme un livre emblématique. De grandes images le traversent […] : elles sont devenues les figures d’un jeu étrange, d’un grand jeu – simplifiées, capturées comme dans un contour d’éternité, et qui pourtant rien qu’à les reprendre brûlent à nouveau les doigts du joueur. Et nous les reconnaissons toutes, sans pouvoir les nommer. Ce sont les figures de notre donne : émouvantes ou terribles, ce sont les figures sous lesquelles notre destin nous a été distribué[20].

Notes

  • [1]
    Au Château d’Argol, José Corti, 1938, « Avis au lecteur », p. 7-9.
  • [2]
    Ibid., p. 8.
  • [3]
    Au Château d’Argol, « Le cimetière », p. 39-40.
  • [4]
    Au Château d’Argol, « Herminien », p. 80.
  • [5]
    Au Château d’Argol, p. 40.
  • [6]
    Texte repris dans Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, tome I, p. 1015.
  • [7]
    Lettrines, José Corti, 1967, repris dans Œuvres complètes, tome II, p. 150.
  • [8]
    En lisant en écrivant, « Littérature et peinture », José Corti, 1981, p. 5.
  • [9]
    « Pourquoi la littérature respire mal », recueilli dans Préférences (José Corti, 1961), puis dans Œuvres complètes, tome I, p. 857-881. Les citations qui suivent renvoient aux pages 872-881.
  • [10]
    Il est d’ailleurs tout à fait remarquable de noter que les premiers romans de Sartre et de Gracq paraissent la même année (1938), que ce sont tous deux des romans de la conscience inspirés d’une manière ou d’une autre par la phénoménologie de Hegel, qu’ils présentent cependant de cette ambition deux expériences littéraires totalement opposées : celle de l’homme « replongé » et celle de l’individu englué.
  • [11]
    Au Château d’Argol, « Le cimetière », p. 47-51.
  • [12]
    En lisant en écrivant, « Littérature et peinture », p. 14.
  • [13]
    Ibid., p. 14-15.
  • [14]
    Au Château d’Argol, « Le Bain », p. 87-95.
  • [15]
    Il est à noter que les personnages empruntent des « chemins cahotants » pour accéder à ce paysage chaotique (Au Château d’Argol, p. 87).
  • [16]
    Julien Gracq, André Breton, quelques aspects de l’écrivain, José Corti, 1946, repris dans Œuvres complètes, tome I, p. 438-439.
  • [17]
    Au Château d’Argol, « L’Allée », p. 139-140.
  • [18]
    André Pieyre de Mandiargues l’avait par ailleurs déjà remarqué : « Quant aux descriptions du livre, elles s’emparent du lecteur attentif et le captivent par quelque chose de dialectique plutôt que de réaliste, d’impressionniste ou d’expressionniste » (« Le château ardent », dans Cahier de L’Herne : Julien Gracq, Editions de L’Herne, 1972, repris dans Le Livre de Poche, « Biblio-essais », p. 65).
  • [19]
    « Il va sans dire qu’il serait par trop naïf de considérer sous l’angle symbolique de tels objets, actes ou circonstances qui sembleraient dresser à certains carrefours de ce livre une silhouette toujours malencontreuse de poteau indicateur » (p. 9).
  • [20]
    « Symbolique d’Ernst Jünger », texte radiodiffusé en 1959 et repris dans Préférences, puis dans Œuvres complètes, tome I, p. 977-978.
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