1Que dans sa vie comme dans ses œuvres Montesquieu ait été un amoureux de la liberté, c’est ce que montre Jean Lacouture dans une savoureuse biographie où l’atmosphère des treilles bordelaises se mêle à l’effervescence intellectuelle des Lumières. Le narrateur nous y conte une existence vouée à la culture plus qu’à l’aventure, même si elle eut sa part de galanterie. Il explique les ressorts intimes de cette distanciation qui définit, de manière exemplaire, la posture de l’épistolier persan. Derrière les prouesses d’une langue raffinée, il nous fait entrevoir un homme à part entière ; derrière les audaces théoriques du « philosophe », il dépeint un notable provincial pétri d’humanités pour qui la liberté s’incarne avant tout dans un art de vivre.
2Appliquant au gentilhomme d’Aquitaine la théorie des climats dont il était si friand pour les autres, Jean Lacouture nous le montre naissant :
dans une province dont l’histoire est profondément marquée par trois siècles d’une occupation anglaise dispensatrice de franchises communales et initiatrice de courants commerciaux fructueux, dans une ville cabrée en d’incessantes querelles contre le pouvoir centralisateur de la monarchie, dans une Guyenne traversée par les effluves d’un protestantisme qui, de La Rochelle à Montauban, de Nérac à Bordeaux, ne cesse de défier la lourde machine de l’Eglise-Etat. Comment peut-on, Gascon marié à une protestante, n’être pas acquis au parti de la liberté ?
Une question redoutable
4Sur le registre de la liberté politique, on sait la dette intellectuelle contractée par la modernité auprès du seigneur de La Brède. Mais le jurisconsulte bordelais a aussi affronté une question connexe particulièrement redoutable, et ce n’est pas le moindre de ses mérites lorsque tant d’autres ont contourné l’obstacle :
Si nous admettons, écrit Jean Lacouture, que la majestueuse démarche du maître de La Brède tend tout entière à l’organisation de la liberté à partir du réel – les innombrables et contradictoires réalités du monde –, il nous faut bien considérer la façon dont il aborde la question de la privation extrême de cette liberté tant chérie, tant vantée, si ardemment et minutieusement organisée par ailleurs, l’esclavage.
6Il est vrai que l’auteur de L’Esprit des lois est passé à la postérité avec une solide réputation anti-esclavagiste. Aux côtés de Voltaire et de Rousseau, il prend place, au panthéon intellectuel de l’humanisme républicain, parmi ces philosophes crédités d’un refus intransigeant de l’injustice. Cette figure emblématique des Lumières, la tradition l’offre à notre admiration dans la noble posture de l’esprit libre. Telle une image d’Epinal, elle nous le montre décochant contre l’oppression les flèches acérées d’une ironie cinglante. Et en effet, pourfendant « l’esclavage des nègres », n’a-t-il pas été l’un des premiers à renvoyer le racisme à son inhumaine absurdité ?
Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé, qu’il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.
8Arme redoutable qu’une telle ironie : elle ôte toute pertinence à l’argument adverse en faisant semblant d’en épouser la logique ; en feignant d’en suivre la pente, elle le mène à sa perte. Si Montesquieu confond le préjugé racial, c’est parce que ce dernier est insoutenable : prendre sa défense, c’est sombrer aussitôt dans le cynisme. « Si j’avais à soutenir le droit que nous avons de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais… », écrit-il en exergue du chapitre V du livre XV de L’Esprit des lois. En singeant de la sorte l’attitude du cynique, l’auteur la discrédite en montrant qu’elle est, tout à la fois, odieuse et ridicule.
9Mais, s’il peut se livrer à cette réfutation narquoise de l’adversaire, c’est parce qu’il bénéficie a priori d’une connivence avec ses lecteurs. Si, en bon polémiste, il fait usage de la dérision, celle-ci renvoie aussitôt à un fondement dont elle tire son efficacité discursive ; elle découle d’un principe supérieur dont la négation est proprement impensable, et que l’auteur exprime plus loin en deux termes inséparables : humanité et christianisme.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
11A l’instant même où l’on désigne l’esclave comme tel, on est contraint de lui dénier sa qualité d’homme. Mais dénier à l’esclave sa qualité d’homme, c’est le nier en tant que créature de Dieu.
Egalité naturelle
12Pour Montesquieu, la cause est entendue : l’esclavage heurte le principe chrétien selon lequel les hommes jouissent d’une égalité naturelle. Mais il est intéressant de constater que l’invocation de ce principe demeure sous-jacente, et que l’auteur ne s’y réfère qu’implicitement. Mieux encore, il recourt à une formulation du « droit naturel », dans les quatre premiers chapitres du livre XV, qui semble affranchie de toute référence religieuse. Réfutant les arguments des jurisconsultes romains, il conclut à la double impossibilité d’un « droit de l’esclavage » qui s’avère « aussi opposé au droit civil qu’au droit naturel ».
13Lorsque Montesquieu récuse le droit de l’esclavage, il le fait donc d’un double point de vue. Mais significative est la façon dont il révèle les contradictions internes de l’adversaire, sans invoquer explicitement, à son encontre, l’éminence du droit naturel. La faculté de vendre sa liberté, par exemple, n’est pas récusée au motif qu’elle contredit la loi naturelle, mais parce qu’elle enfreint la loi civile. Si le droit d’asservissement ne résiste pas à l’examen, c’est en raison de ses incohérences ; s’il succombe, c’est sous le poids de ses contradictions. Il est victime de sa propre vacuité, et non de l’intangibilité des principes qu’il transgresse. L’étude de l’« origine du droit de l’esclavage, chez les jurisconsultes romains » s’achève ainsi sur un constat de carence doublé d’une condamnation sans appel. Aussi faut-il remettre l’ouvrage sur le métier et tenter de rapporter l’esclavage à des origines plus vraisemblables.
Les vraies raisons de l’esclavage
J’aimerais autant dire que le droit de l’esclavage vient du mépris qu’une nation conçoit pour une autre, fondé sur la différence des coutumes.
15On ne saurait mieux exprimer l’essence même du colonialisme. Ouvrant par cette formule lapidaire le bref chapitre qui succède à la longue réfutation du droit romain, Montesquieu entend lui substituer, en effet, une explication historique de la pratique esclavagiste. Derrière les arguties des juristes, se profile ainsi la véritable raison de l’esclavage. En évoquant la morgue du conquérant européen, Montesquieu désigne un comportement, et non un argumentaire. Pure fiction, au fond, que ce prétendu « droit de l’esclavage » : n’est-il pas, plutôt, le paravent d’une entreprise de domination fondée sur le mépris de l’autre ?
16Si Montesquieu met en évidence la vacuité du juridisme antique, c’est donc pour rapporter l’esclavage à sa véritable source : l’arrogance coloniale de ces nations imbues de leur supériorité, qui partirent à la conquête du Nouveau Monde. Mais l’auteur fait mieux encore : du passé (l’Antiquité) il nous ramène au présent ; et de l’étranger (Rome) il nous conduit en France. Instruisant le procès de la colonisation occidentale, il évoque d’abord les Espagnols et les « crimes » que commirent les « destructeurs des Amériques » ; mais c’est pour mieux conclure sur la monarchie française et ses curieux arrangements avec la morale chrétienne :
J’aimerais autant dire que la religion donne à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation… Louis XIII se fit une peine extrême de la loi qui rendait esclaves les nègres de ses colonies : mais quand on lui eut bien mis dans l’esprit que c’était la voie la plus sûre pour les convertir, il y consentit.
18Autrement dit, l’esclavagisme contemporain croit trouver sa justification dans la pratique des conversions forcées, alors qu’il nie l’essence même du christianisme. Cette nouvelle origine du droit de l’esclavage ne vaut guère mieux que la précédente : elle n’exprime que la volonté de puissance d’une nation qui prétend asseoir son hégémonie sur les évangiles. Et la religion chrétienne apparaît à son tour, à l’instar du droit romain, sous les traits d’un discours de légitimation dont s’arme le pouvoir pour formuler la justification rétrospective de ses entreprises profanes.
Le préjugé colonial
19On saisit, dès lors, ce qui fonde l’usage systématique de l’ironie à l’égard de la thèse esclavagiste. Car la distance dont l’humour porte témoignage est celle qui sépare les faits de leur prétendue justification par la doctrine. Elle est la distance qui sépare les vraies raisons des fausses. Le chapitre consacré à « l’esclavage des nègres », à cet égard, figure le point culminant de cet admirable discours par procuration dans lequel s’abîme la théorie esclavagiste. C’est là que le philosophe déploie son ironie avec la plus grande virtuosité : les formules dans lesquelles il résume les arguments de l’adversaire résonnent comme autant de cinglantes caricatures où aucun sophisme n’est épargné.
20L’argument de l’intérêt économique, volontiers invoqué par les négociants ? L’évidence de son propre cynisme suffit à le récuser :
Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres… Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.
22L’argument de la supériorité culturelle, généralement avancé par les colonisateurs ? Il retourne aussitôt ses effets contre ceux qui le profèrent :
Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre, que de l’or, qui, chez des nations policées, est d’une si grande conséquence.
24Le préjugé colonial, ici, s’appuie sur un argument qui en renverse aussitôt la signification. A peine l’a-t-on avancé, en effet, qu’il subvertit le sens qu’on lui prêtait. Que les « nègres » se désintéressent de l’or, à vrai dire, ne plaide pas en faveur des Occidentaux qui en font grand cas. Censée témoigner de leur infériorité, cette indifférence à la richesse souligne plutôt, par comparaison, la sagesse dont une Europe âpre au gain se montre incapable : subversion du point de vue européen, qui s’avère d’autant plus efficace que la soif de l’or est précisément à l’origine de la traite négrière.
25Aussi le « sens commun » que s’attribue l’opinion des « nations policées » n’est-il pas nécessairement là où elle l’imagine. Le discrédit jeté sur la différence peut facilement se retourner contre ses auteurs, et le mépris de l’autre accuser les faiblesses de ceux qui le professent. Quand le discours dominant prononce sans hésiter un jugement de valeur, Montesquieu souligne donc la profonde relativité des choses ; là où le préjugé procède de façon péremptoire, l’auteur de L’Esprit des lois brouille ses repères ; aux certitudes communément admises il oppose la vérité cachée qu’elles recèlent et qui porte le germe de leur effondrement.
Température et servitude
26Montesquieu théoricien de l’anti-esclavagisme ? A s’en tenir là, nous n’aurions aucune raison d’en douter, tant la condamnation de l’esclavage y paraît sans appel et la réfutation de ses apologistes sans complaisance. C’est bien sous ces traits avantageux, au demeurant, que l’auteur est présenté à la dévotion académique. Mais on relèvera néanmoins que cette condamnation n’est aucunement radicale : elle n’invoque jamais le principe d’égalité naturelle pour disqualifier le prétendu droit de l’esclavage. Est-ce à dire que la démarche suivie jusqu’à présent nous a prémunis des fausses pistes, mais sans nous dévoiler le fond des choses ?
27Assurément. Car s’il est une explication plausible de l’esclavage civil, c’est celle que fournit la typologie des régimes politiques. Ainsi le despotisme s’accommode-t-il de la servitude personnelle de ses sujets, parce qu’elle est conforme au principe de ce gouvernement : la crainte. Mais l’auteur évoque, aussitôt, une autre circonstance qui lui paraît de nature à favoriser l’esclavage du grand nombre :
Il y a des pays où la chaleur énerve le corps, et affaiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l’esclavage y choque donc moins la raison.
29Dans ces contrées où tout conspire à faire jouer les ressorts de la crainte, « le maître est aussi lâche à l’égard de son prince, que l’esclave à son égard », et « l’esclavage civil y est encore accompagné de l’esclavage politique ». A la détermination du régime politique se conjugue celle du climat : là où ils exercent leurs effets, gouvernement despotique et température de l’air contribuent doublement à enraciner la servitude.
Géopolitique de l’esclavage
30D’une valeur universelle, le principe d’égalité tolère ainsi une sorte d’exception géographique : doublement dictée par la nature du régime et le caractère du climat, la servitude est fondée « dans certains pays », nous dit-on, sur « une raison naturelle ». Contre-nature, l’esclavage ? Certes, mais il n’est pas dépourvu de raison, et celle-ci est tout simplement naturelle. Sous l’aspect banal d’un jeu de mots s’exprime ainsi une étonnante contradiction : Montesquieu récuse le droit de l’esclavage au nom du droit naturel, puis le réintroduit derechef en invoquant un double déterminisme.
31Aristote mettait l’esclavage au fondement de l’ordre social, parce qu’il y voyait l’expression d’une hiérarchie naturelle entre les hommes. Montesquieu juge l’esclavage contre-nature, mais il l’insère dans un réseau de relations qui lui confèrent une stricte rationalité : la servitude n’est pas naturelle parce qu’elle reflète un ordre immanent (Aristote), mais parce qu’elle entretient des rapports de convenance avec le climat, les mœurs, le régime politique. Montesquieu bat en brèche le naturalisme d’Aristote, mais rapporte la servitude à une causalité qui n’est pas moins efficace. Il blâme l’esclavage en Europe, mais lui trouve des circonstances atténuantes sous d’autres latitudes ; il ne semble réprouver la servitude universelle, en somme, que pour mieux justifier la servitude particulière.
32Dans L’Esprit des lois, les frontières de la liberté et de la servitude s’ordonnent en fonction de la température. Et la même structure, chez Aristote et Montesquieu, préside à une répartition spatiale qui situe la liberté au centre et la servitude à la périphérie ; c’est la même dissymétrie qui caractérise la distribution des régimes politiques, le même dualisme qui exclut l’oppression chez nous et la justifie chez les autres, le même principe inégalitaire, à l’échelle des nations, qui dicte la géopolitique de l’esclavage.
Un code de conduite esclavagiste
33Aussi Montesquieu ne répugne-t-il pas, en conclusion, à définir les rapports des lois et des mœurs en régime esclavagiste. En bon jurisconsulte, il s’assigne la tâche de définir « ce que les lois doivent faire par rapport à l’esclavage ». Or, comment résume-t-il sa réponse ?
De quelque nature que soit l’esclavage, il faut que les lois civiles cherchent à en ôter, d’un côté les abus, et de l’autre les dangers.
35Suppression de l’esclavage ? Non. Les promesses de l’ironie anti-esclavagiste, ici, sont cruellement déçues. L’essentiel, nous dit-on, c’est plutôt qu’il n’y ait point trop d’esclaves ; que le pouvoir du maître ne s’étende pas au delà des choses qui sont de son service ; que la dureté de leur sort ne conduise pas les esclaves à la sédition ; que le droit de tuer son esclave ou de lui infliger des mauvais traitements soit dénié au maître ; qu’on prenne garde de ne pas les armer, surtout en république ; que l’on procède aux affranchissements avec générosité, mais aussi avec prudence.
36Longuement développées par l’auteur, « les précautions à prendre dans le gouvernement modéré » esquissent, de la sorte, un véritable code de conduite esclavagiste : ce que Montesquieu offre à notre réflexion, en définitive, c’est une entreprise de rationalisation et non un projet d’abolition. Il est étrange, au demeurant, que l’auteur s’attarde sur les mesures qu’il convient de prendre sous un gouvernement tempéré : ne nous a-t-il pas indiqué, auparavant, que l’esclavage s’accordait tout particulièrement avec le despotisme ?
37Sans doute faut-il se garder d’une interprétation hâtive, mais rien n’interdit de penser que ce texte fasse allusion à l’esclavagisme moderne. Montesquieu, dans cette hypothèse, feindrait de nous parler de Rome ou de la Grèce pour nous entretenir des aménagements qu’il convient d’apporter au régime colonial. En témoigne, par exemple, la leçon qu’il donne à propos des affranchissements : l’important en la matière, c’est d’éviter toute précipitation susceptible de mettre en péril l’ordre social : « Il ne faut pas faire et tout à coup par une loi générale un nombre considérable d’affranchis. » Si Montesquieu paraît avoir ébranlé la légitimité de l’esclavage moderne, il n’a nullement poussé l’audace jusqu’à proposer son abolition. Qu’importe : la postérité retiendra l’ironie anti-esclavagiste et fera l’impasse sur ce qui la vide de sa substance deux pages plus loin.
A l’ombre des Lumières
38Parce qu’il est situé à la périphérie du monde civilisé, le scandale de la plantation esclavagiste, il est vrai, ne renvoie en Occident qu’un écho très assourdi. On peut sans doute y voir une obscure complaisance à l’égard d’une domination qui présente le double avantage d’être lointaine et profitable : elle repose sur l’exploitation d’individus dont on ne sait, au fond, s’ils sont vraiment des hommes. Mais il est sûr que Montesquieu écrit à une époque où la traite négrière bat son plein et où l’esclavagisme colonial est en plein essor ; où l’information des milieux cultivés auxquels il appartient ne souffre aucune lacune sur le sujet ; où la cruauté de telles pratiques n’est ignorée de personne, quoiqu’elle ne suscite, à cette date, aucune protestation notable.
39Situant L’Esprit des lois dans l’atmosphère intellectuelle des Lumières (sans nier ce qu’il faut bien considérer comme leur part obscure), Jean Lacouture rappelle, à juste titre, que D’Alembert, par exemple, a repris mot pour mot l’argument de Montesquieu en faveur de l’esclavage sous les latitudes tropicales :
Ce bienveillant démarquage du texte de Montesquieu, écrit-il, prend l’allure, sous la plume du co-fondateur de l’Encyclopédie, bréviaire de la « Philosophie », d’une bénédiction donnée au relativisme climatique vers lequel penche parfois le juriste bordelais.
41La théorie de l’esclavage s’épanouirait-elle, ainsi, à l’ombre des Lumières ?
42Reste que l’on peut se demander pour qui l’auteur écrit ce qu’il écrit ; quel est le destinataire de cette œuvre de pensée ; quelle est la finalité d’une entreprise visant à définir l’esprit de la servitude. La question du sens de l’œuvre, d’ailleurs, a-t-elle encore un sens ? A voir Montesquieu osciller entre des positions contradictoires, mettre en doute les acquis de sa propre démarche, pratiquer l’ellipse à profusion, on avouera sa perplexité devant une indétermination que l’élégance du style vient conforter, généralement, plutôt qu’elle ne la dissipe.
Les paradoxes du relativisme
43Pouvons-nous seulement répondre, aujourd’hui, à une question aussi simple que celle-ci : Montesquieu était-il esclavagiste ou anti-esclavagiste ? Le doute nous saisit chaque fois que, suivant l’argument sinueux de l’auteur, il nous mène à une destination différente de celle que nous espérions. L’aversion qu’il éprouve ainsi pour le despotisme ne va pas jusqu’à le convaincre de la monstruosité de l’esclavagisme moderne. Ce régime sans lois, soumis aux caprices instantanés du despote, lui fournissait pourtant le modèle-repoussoir d’une domination illimitée. Est-ce à dire que le phénomène esclavagiste revêt les traits, à ses yeux, d’une forme sociale parmi d’autres ? Maniant alternativement l’ironie mordante et le conseil au prince, le philosophe prend acte de l’existence présente, passée et probablement future d’un mode de domination sur lequel il ne semble formuler, en définitive, aucun jugement de valeur.
44Le phénomène est-il marginal pour autant à l’échelle de l’histoire humaine ? On veut pour preuve du contraire les dix-neuf chapitres de ce long livre XV que Montesquieu lui consacre dans L’Esprit des lois. Tout au long de ces lignes, il multiplie exemples et contre-exemples, pèse le pour et le contre, nuance ses appréciations successives en laissant le lecteur seul juge, in fine, de la pertinence relative de ses différents arguments. Ultime hésitation du philosophe au moment où il doit enfin exercer sa faculté de juger ? A le lire attentivement, on acquiert plutôt la certitude que Montesquieu veut nous convaincre de la profonde banalité de l’esclavage : celui-ci n’est-il pas le cas particulier d’une servitude universellement répandue ? C’est pourquoi il s’efforce d’identifier un noyau rationnel qui explique la permanence de l’institution, tout en portant condamnation de ses abus ; s’il cherche à définir l’esprit de la servitude, c’est faute d’en blâmer catégoriquement le principe.
45Tout se passe comme si l’auteur s’employait à déjouer chez son lecteur la tentation d’une opinion tranchée, que celle-ci se prévale du jugement moral pour condamner l’esclavage, ou bien postule sa conformité à la nature des choses pour en justifier l’existence :
Je n’écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes.
47En se faisant l’écho d’opinions manifestement différentes, en faisant droit à l’expression de points de vue dont il n’ignore pas qu’ils sont antagonistes, Montesquieu paraît se situer à égale distance intellectuelle de l’esclavagisme et de l’anti-esclavagisme. Son relativisme lui permet, alors, de proscrire l’oppression « parmi nous », tout en la justifiant chez les autres ; et de n’accepter les affres de l’esclavage que dans les marges lointaines d’une Europe lancée à la conquête du monde.
Les deux faces de Montesquieu
48Sur cette redoutable question de l’esclavage, Jean Lacouture reconnaît, lui aussi, qu’il y a bien « deux faces » chez Montesquieu. Mais il répugne à admettre, toutefois, que le gentilhomme gascon savait tout des horreurs du commerce triangulaire :
Le beau musée d’Aquitaine est riche en documents révélateurs de l’activité négrière de la cité au temps de Montesquieu. Jougs et harnais à hommes, terrifiants appareils à prévenir le suicide en mangeant de la terre… On sait bien que notre président ignorait tout cela. Mais cet ensemble s’intégrait à une culture bordelaise dont il était la gloire.
50Faut-il vraiment supposer une telle ignorance ? Montesquieu savait l’essentiel, et il a tenté de penser ce qu’il savait. C’est déjà beaucoup, quand tant d’autres ont gardé le silence en feignant d’ignorer ce qu’ils savaient eux aussi. Citant les remontrances épistolaires qu’adressa le baron Helvétius à l’auteur de L’Esprit des lois, Jean Lacouture livre d’ailleurs un ultime paradoxe :
Vous connaissez le reproche que j’ai toujours fait à vos principes… Je convenais qu’ils s’appliquaient à l’état actuel, mais qu’un écrivain qui voulait être utile aux hommes devait plus s’occuper de maximes vraies dans un meilleur ordre de choses à venir.
52En somme, observe justement Jean Lacouture, Helvétius reproche à Montesquieu de ne pas être Rousseau. Ce même Rousseau dont la condamnation de l’esclavage paraît bien abstraite en regard des pages lumineuses et contradictoires que lui a consacrées le maître de La Brède.