Rubens délivre un message simple à l’Europe : soyez heureux
1Les célébrations de Lille 2004, capitale européenne de la culture, sont l’occasion d’un hommage franco-belge – à Lille, Anvers et Arras – au plus fastueux et au plus célèbre des peintres du xviie siècle, si mal-aimé aujourd’hui, Pierre-Paul Rubens, artiste, collectionneur humaniste, notable et diplomate.
2Jamais un peintre n’a été aussi attaché à sa ville que Rubens à Anvers. Jamais un peintre n’a autant sillonné l’Europe, du Nord au Sud, de cours en palais, pour faire fructifier son œuvre, mais aussi pour jouer un rôle actif dans la vie politique et diplomatique. Rubens naît en Allemagne, le 28 juin 1577, où sa famille a fui au hasard des conflits de religions et des guerres qui traversent l’Europe. Il revient à Anvers en 1589 avec sa mère, après la mort de son père. Il y apprend la peinture dans les ateliers des artistes de la grande cité, qui perd peu à peu de sa puissance et une partie de ses habitants à cause du blocus de l’Escaut. A l’âge de 23 ans, Rubens s’en va en Italie, comme beaucoup de peintres de son temps. Il y vit de 1600 à 1608 ; réside à Mantoue, au service de Vincent Ier Gonzague, voit les œuvres des grands maîtres, admire Titien par-dessus tout. Puis il retourne dans sa ville, et ne la quitte plus que pour les aventures du commerce de l’art et de la politique. Il devient influent et respecté ; il tient le plus grand atelier de production de peinture de son temps, et peut-être de tous les temps.
3Rubens collectionneur d’Antiques, de livres et de tableaux ; diplomate au service d’une seule cause, celle de sa cité qu’il veut sortir du marasme où l’enferment les guerres et les alliances. Rubens courtisan, et anobli. Rubens peintre des puissants, des riches, dégoulinants de dorures. Il déploie les vertiges mystiques des martyrs, les élévations et les descentes de Croix, les cortèges amicaux et déférents des rois-mages aux pieds du Divin Enfant. Rubens de la Contre-Réforme. Ses 2 500 tableaux, ses commandes fabuleuses, en France, en Espagne, en Angleterre, avec les gravures de ses œuvres qui circulent sur tout le continent et assurent sa notoriété. Rubens malade, avec la goutte qui le taraude, le cloue, lui prend les mains et les paralyse. Il meurt dans sa maison somptueuse d’Anvers, en 1640. Ce Rubens-là est-il le vrai Rubens ?
4Regardez cette femme nue accroupie sur un éclatant tissu rouge, la peau laiteuse, tête appuyée sur sa main droite, bouche entrouverte, corps opulent, fesses, bras épais, ventre abondant. Devant elle un amour, aussi nu et replié sur lui-même, tente de s’abriter sous un voile transparent. A l’arrière, un satyre lubrique les guette, les nargue, les tente, et tient une corne d’abondance avec des raisins et du blé. Le paysage au fond est sombre, battu semble-t-il par l’air glacial. C’est Vénus. Sine Cerere et Libero, friget Venus – sans Cérès (déesse du blé) et Liber (Bacchus, dieu du vin), Vénus a froid. En clair : l’amour ne résiste pas à la faim et à la soif. La beauté va-t-elle se dégeler et plonger dans la luxure, ou repousser le charme pour s’élever à la plus haute maîtrise de soi ? Rubens peint ce tableau en 1614, il a 37 ans. C’est déjà un peintre célèbre, dont l’atelier travaille sans répit. L’œuvre a été prêtée par les musées d’Anvers au Palais des Beaux-Arts de Lille pour une grande rétrospective qui donne à peine la mesure de ce qu’était Rubens en son temps.
5Cent soixante œuvres. Des tableaux de toutes tailles ; des esquisses fines et mouvementées que l’artiste exécutait avec une virtuosité hallucinante ; des dessins, des tapisseries. Une petite exposition pour une œuvre aussi proliférante, sans quelques-uns de ses plus puissants tableaux, comme les scènes de la crucifixion de la cathédrale d’Anvers, ou la série en l’honneur de Marie de Médicis qui occupe une immense salle du Louvre et livre une histoire apologétique avec morceaux de bravoure, éclairages spectaculaires et science toute hollywoodienne du spectacle. Cette « petite » exposition exige pourtant un solide appétit qu’il convient d’encourager. Car Rubens, omniprésent dans les grands musées des grandes capitales, est le moins regardé des grands peintres. Il agace. Il est « trop ». On préfère les méditatifs : Rembrandt, la tragédie de l’humanité ; Vermeer et l’intimité des lumières intérieures. On préfère le drame, comme chez Caravage (qu’il aimait). Rubens exagère.
6Voyez Samson broyant les mâchoires du lion, une grande toile de 1628. Le héros – tous muscles dehors, œil hagard (légèrement tourné vers le spectateur), son gros pied appuyé sur le dos de l’animal qu’il tord – écarte les mâchoires à la langue écarlate. Voyez ses portraits : des gens très satisfaits, vêtus de luxe, contents d’être au monde et au pouvoir. Voyez ses scènes religieuses poignantes, ses pyramides et ses volutes de saints. Rubens suit les conseils du concile de Trente (1545-1563). La peinture religieuse doit être à la portée de tous, élever l’âme et l’émouvoir. Il participe au combat des images, non seulement pour l’Eglise catholique, mais aussi pour ceux qu’il sert, et pour les causes qu’il pense servir en les servant. Ce Rubens-là est-il le vrai Rubens ?
7Dans cette exposition, comme dans d’autres ou dans certains ouvrages qui lui sont consacrés, les guides et les experts entraînent parfois le visiteur vers un portrait d’Isabelle Brant (sa première épouse) et d’Hélène Fourment (la seconde), ou vers un petit paysage. Ils disent : ces tableaux, Rubens les a peints pour lui-même, débarrassé des obligations du succès et de la représentation ; c’est un Rubens intime, réservé, sensible. Le vrai Rubens ? Comme s’il fallait avoir honte de se laisser prendre par le spectacle des grandes machines qui ont fait le succès de son entreprise de peinture. Car c’était cela, Rubens : l’art comme entreprise au sens le plus moderne du terme. On s’en rend mieux compte à Anvers, en visitant sa maison qui a prêté plusieurs œuvres au musée de Lille et a saisi cette occasion pour reconstituer dans ses murs la collection personnelle du peintre grâce à des emprunts obtenus d’institutions du monde entier. On voit son atelier, une très grande salle (immense, comparée aux espaces dans lesquels la plupart des artistes travaillaient alors) avec une antichambre cossue réservée au travail du dessin et des esquisses. On mesure la puissance économique de l’atelier Rubens. Avec ses apprentis, ses maîtres qui assistaient le Maître, des spécialistes en fleurs, en fruits, en animaux… L’entreprise Rubens a réussi parce qu’elle avait un message simple à livrer. La Foi est belle et utile. L’émotion soutient les pauvres et n’empêche pas les puissants de vivre. Soyez heureux. Soyez heureux d’être riches si vous avez la chance de n’être pas pauvres. Le bonheur est une chose formidable.
8Et quand un tableau ne lui paraissait pas tout à fait équilibré, pas tout à fait réussi, plutôt que de s’arracher les cheveux et de douter de tout, Rubens saisissait un pinceau et le trempait dans la couleur. Il traçait d’une main décidée, d’un geste rapide et précis, par exemple un brin de paille et un épi de blé tombant de la crèche où le Christ regarde affectueusement un roi mage (il s’agit d’une Adoration de 1626-1627). L’œil est captivé par l’éclat du trait doré, entraîné par le mouvement de la paille qui vole. Il oublie les imperfections du tableau, les quelques approximations de son exécution. Rubens dresse le plat grâce à ce détail qui change tout. On l’imagine, lui qui n’était passé à l’atelier que pour surveiller le travail en cours, se retournant au moment de sortir et saluant son personnel : maintenant, c’est un Rubens !
9• Rubens. Palais des Beaux-Arts. Place de la République, 59000 Lille-France. Informations : 03 20 06 78 00. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 19 h (le vendredi, de 11 h à 21 h). Jusqu’au 14 juin.
10• Une maison d’art. Rubens collectionneur. Rubenshuis. Wapper 9-11, 2000 Anvers-Belgique. Informations : 00 32 3 201 15 66. Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 10 h à 17 h. Jusqu’au 13 juin.
11• Rubens contre Poussin. La querelle du coloris dans la peinture française à la fin du xviie siècle. Musée des Beaux-Arts. Abbaye Saint-Vaast, 22 rue Paul Doumer, 62000 Arras. Informations : 03 71 26 43. Ouvert tous les jours, de 9 h 30 à 12 h et de 14 h à 17 h 30 (le jeudi, journée continue). Jusqu’au 14 juin.
12• Une passion pour les livres. Rubens et sa bibliothèque. Musée Plantin-Moretus. Vrijdagmarkt 22, 2000 Anvers-Belgique. Informations : 00 32 3 221 14 89. Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 10 h à 17 h. Jusqu’au 13 juin.
13• De Delacroix à Courbet. Rubens en discussion. Musée Royal des Beaux-Arts. De Waelplaats, 2000 Anvers-Belgique. Informations : 00 32 3 237 75 09. Jusqu’au 13 juin.
14• En outre, la ville d’Anvers propose des visites-promenades dans les rues, dans les monuments et dans les églises pour voir des œuvres majeures de l’artiste. Informations : 00 32 70 233 799.
15• Sites Internet : www. ExpoRubens. com et www. rubens2004. be