Notes
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Au temps de Noël, le Père Didier Rimaud, jésuite, a fermé définitivement les yeux sur les réalités visibles longuement contemplées dans la prière et célébrées dans sa langue de poète nourrie de la sève divine. Sollicité, en décembre dernier, pour participer à ces « Figures libres », il nous a confié ce triptyque, repris de Grâce à Dieu, aux éditions Saint-Augustin. Avant nous, ce veilleur des nuits et cet éveilleur des jours est entré dans le « grand mystère de Dieu ». A lui s’applique hautement ce qu’il a tenu à nous transmettre comme une offrande dernière : « Le grand mystère de Dieu n’est pas qu’il habite l’inaccessible lumière, mais qu’il s’enfonce lui-même où l’homme n’a pas d’autre compagne que la ténèbre. » H. M.
« Mon Dieu, tu n’es pas un Dieu triste,ta nuit brûle de joie. »
Triptyque
Les violettes
6Jean Grosjean
7Hier soir on a mis au tombeau le corps d’un supplicié. Il a été haï, moqué, détruit corps et âme, fibre à fibre. Mais nous habitions en lui, c’est du moins ce que nous imaginions. Ah, l’interminable hiver du monde, la germination de la conscience dans le premier jardin, puis les pousses de confiance dans l’obscurité des cœurs. Enfin celui-là, le Fils. Il regarde la beauté et il entend la misère.
8On ne l’apprivoise pas. Sauveur sauvage il se tient à distance des faussetés. Ses ironies tracent des sentiers à travers les puissances du néant. Même leurs fêtes il les troublait. Sa vraie fête serait aujourd’hui, jour ouvrable. C’est lui que Dieu avait chargé de fonder l’univers et de travailler le temps pour que peu à peu on finisse par entrer dans la familiarité qu’il y a en Dieu, entre Dieu et sa Parole, comme on disait pour dire : entre le Père absolu et le Fils unique, même devenu homme. Et le Fils déployait en nous non seulement l’évidence de Dieu, mais une présence de ce Très-Haut si proche qu’on se croyait dans les parvis éternels.
9Un jour pourtant nous avons remarqué de l’usure sur son visage. C’est avec une lassitude d’ouvrier en fin de semaine que ce vivant indomptable a dit : « Mon ami, que me veux-tu ? » Et tout a mal tourné.
10Et c’est pire qu’avant. Oui, on vivait comme des empotés, guidés par des lumignons de projets ou par les soudaines soifs qui nous en détournent. Mais avec lui le ciel avait été là. Tout le ciel était en lui. On tremblait à son froncement de sourcils mais on se sentait d’accord avec son blâme, d’autant qu’on y devinait l’esquisse d’un sourire, presque une connivence qu’il cachait en détournant la tête, car son autorité restait sans faille, mais imprévisible. Il allait jusqu’à se faire notre valet pour nous imposer une conduite. On s’y perdait, mais c’était vivre.
11Et maintenant l’immense vide. Rien n’a de sens. Il n’y a plus personne qui puisse être quelqu’un. On ne fait plus que des semblants de gestes. Nos paroles sont ce murmure des cadavres qui se défont. D’ailleurs au petit jour les matineuses n’y tiennent plus. Elles vont au tombeau, dernier vestige de la catastrophe. Elles veulent parfumer les décombres d’une vie que Dieu a abandonnée.
12Or en arrivant, elles sont surprises que le tombeau soit rouvert. Pire, il est vide. Elles n’ont jamais été saisies d’un si brusque effroi. L’une dans son désarroi court prévenir deux camarades, puis elle repart errer. Elle aperçoit au pied de la potence une insolite fleuraison de violettes comme en rêvent les grognards en demi-solde.
13Et justement voilà le jardinier. « Où as-tu mis le corps ? », dit-elle. Il répond : « Maria », avec son accent de province. C’était lui. Elle se jette. « Ne me retiens pas », dit-il.
14Une joie folle mais étrange. Non pas l’étonnement. Cette présence plus que toute autre est un à présent qui fait un peu oublier le temps et les circonstances. Sous la lune pâlissante, au point du jour de Pâques cette rencontre est un commencement au moins aussi capital que la création du monde.
15Les rapports personnels avec Dieu, on en a vu apparaître la profondeur chez Abraham, mais avec Job on en a mesuré le déséquilibre. Or notre Maria reconnaît aujourd’hui la seule personne dont le rapport avec Dieu (son Dieu et Père) est véritable puisque sa différence de rôle est intérieure à leur commune nature. C’est par Jésus redivivus que la vie d’Abraham semble une ébauche et non une imposture.
16La filialité du Fils, son attention au Père, cette insurpassable admiration, cette obéissance aimante, cette confiance, même désespérée, telle est sa luminosité et elle inonde notre matin. Sa mort ? Oui, mais elle est d’avance la nôtre aussi et, de l’autre côté d’elle, il est vivant.
17Il vient nous chercher ? Maintenant donc l’ovation, l’hosanna. Pas si vite, dit-il, pas si bruyamment; je ne prendrai tout à fait place qu’après avoir frappé à chaque porte, soufflé dans chaque entrebâillement des jours de chaque vie humaine.
18Il dit : « Ne me retiens pas, je vais à Dieu. » Mais il ajoute : « Dis-leur de retourner en Galilée, je les y attends. » Or nous venons de voir la compacité hostile du monde, l’imbrication des pouvoirs militaire, populaire et religieux et nous restons enfermés craintifs dans le cénacle.
19Ceux qui dépités repartent dans le nulle part de quelque Emmaüs, il les rattrape en route et il leur explique l’Ecriture. Elle ne parle plus que de lui. Nous, il nous trouve après le dîner dans notre claustration. Il mange des restes de repas devant nous. On voit ses cicatrices. Il nous insuffle sa respiration et nous envoie par les chemins. On est heureux mais comme en songe. On y croit mais on a peur de se réveiller.
20Une semaine plus tard on est toujours calfeutré et, portes closes, il est là de nouveau. Cette récurrence nous renvoie au pays confronter cette vie d’après sa mort avec notre ancienne vie quotidienne. Le monde est toujours le même et pourtant tout autre. Le Christ ressuscité, dès qu’on y pense c’est presque comme s’il était là, mais la moindre de nos occupations semble l’effacer. Un souci, une honte, une douleur et on est perdu. Ce qu’on sait de lui c’est comme un cénacle où on se réfugie mais sans lui. Et ce qu’on sait aussi c’est qu’il peut soudain être là, qu’il est même plus réel que quand il marchait sur l’eau du lac, la nuit de la tempête. Or ce compagnon de nos vies humaines qui les a expérimentées et en porte les marques, il est tout ce que Dieu a à nous dire et son seul resplendissement.
21Les souvenirs de sa vie galiléenne nous reviennent, tantôt l’un, tantôt l’autre. Comment les concilier avec les vues courtes de nos jours périmés ? Quand on s’éveillait à la vie elle paraissait prometteuse à travers ses rudesses. Notre jeunesse ne cessait d’échapper à des naufrages pour finir par s’échouer au bord d’une lueur mourante. Maintenant nos pauvres vieux espoirs sont bien dépassés par le comportement du Nazaréen qui est le visage de Dieu. Et le dépaysement est tel qu’on se trouve d’abord un peu désœuvré.
22Et si un soir l’un de nous dit : « Je vais à la pêche », on y va avec lui. Mais on n’a plus la main. De toute la nuit on n’a rien pu prendre, on va rentrer. Quelqu’un depuis le rivage nous crie, par moquerie, une indication. Pourquoi pas ? à tout hasard. Et alors on ramène une pêche comme jamais. L’inconnu nous attend et nous grille du poisson pour qu’on déjeune. On n’a plus à demander qui c’est.
Se relever de la mort
23Jean-Louis Chrétien
24La résurrection du Christ est la victoire de Dieu, dans l’humanité par lui assumée, sur la mort, et sur tout ce dont la mort est la figure sans visage : le silence au lieu de la parole, l’impersonnel au lieu du personnel, la séparation au lieu de la communauté, l’impuissance au lieu de l’agir. Il a vaincu pour nous, pour que nous puissions entrer dans cette victoire comme dans l’aurore d’un jour neuf, et en vivre nous aussi, et non pas pour que nous n’ayons plus jamais à combattre. Car une victoire ne demeure comme victoire que là où elle continue de savoir, au plus intime d’elle-même, la réalité et la puissance de ce qui est vaincu. Qui mieux que le marin sait la tempête ? Et s’il l’emporte sur elle, ce n’est pas parce qu’il pensait ne pouvoir faire naufrage, mais parce qu’il mesurait dans l’océan, dans les vents, dans son navire et en lui-même tout ce qui pouvait y conduire. Là où la mort est oubliée, là où elle est puérilement niée, là où l’on ne veut pas la savoir dans sa gravité, on a cessé aussi de savoir ce qu’est la résurrection, et ce qu’elle peut être dans notre vie et notre mort. Et donc elle commence de vaincre. Car ce que nous ignorons nous ignore d’autant moins, et ce que nous ne voulons pas savoir nous sait par cœur.
25Qu’on ne puisse espérer fermement dans la résurrection que là où notre regard a su affronter les yeux vides de la mort et des morts, la Parole de Dieu le confirme largement. Que le Christ soit ressuscité ne nous est rien, si cet événement ne concerne que lui-même, et si nous ne pouvons pas y participer nous aussi, en nous jetant dans le Oui sans faille de l’Amour plus fort que la mort. Mais cette participation, que nous donne gratuitement le baptême, requiert comme sa condition une participation à la mort du Christ, sacramentellement marquée par l’immersion (ou l’aspersion), pour que nous puissions vivre d’une vie plus vive, c’est-à-dire plus forte — le baptême ne nous fait ressusciter avec le Christ qu’en nous faisant mourir avec lui. Et nous aurons nous aussi, plusieurs fois peut-être, notre Jardin des Oliviers, à cette différence que le Christ Jésus, qui nous y a précédés, continue, lui, d’y veiller avec nous, invisiblement. La foi en la résurrection n’est ni une consolation, ni un anxiolytique, ni un opium face à la mort, elle ouvre un chemin en elle et par-delà.
26Car si celui qui ignore la mort ignore à proportion la résurrection, inversement, il y a quelque chose de la mort que la résurrection seulement nous apprend. Quoi ? Que l’infranchissable se fait voie, que l’instant le plus solitaire bruit de commune offrande, et qu’il n’est de lieu si effondré ni si obscur qui ne puisse devenir un sol où recevoir et se recevoir. A peine ce chemin s’entrouvre-t-il qu’il devient mille chemins, car il peut y avoir autant de résurrections que nous avons de morts, c’est-à-dire beaucoup. L’unique événement de la résurrection du Christ, dont la « bienheureuse nuit » de Pâques fut seule témoin, tel l’éclat d’un cri partout répercuté, et la conflagration d’une vie autre que celle que nous connaissions, ne cesse d’allumer des événements neufs, qui ne font pas nombre avec lui, et n’en sont que la radiation continuée. Qu’est-ce à dire ?
27La résurrection n’est pas seulement celle des corps que nous espérons dans l’avenir eschatologique, il y a aussi cette « première résurrection » dont parle souvent saint Augustin, qui coïncide avec notre conversion. Elle est « première » par distinction avec la seconde, mais la dramatique de l’existence humaine fait qu’elle n’est pas nécessairement unique. Chaque fois que nous nous arrachons à cette mort qu’est le désespoir, la haine de l’autre et de soi, l’endurcissement dans nos diverses et multiples prédations de personnes ou de choses, en un mot le péché (lequel, lui aussi, règne d’autant plus qu’on ne veut pas le voir ni le savoir), notre gorge se desserre pour pousser le cri silencieux des ressuscités. Ce qui nous permet seulement de garder ferme, au milieu des épreuves, l’espérance en la résurrection ultime, c’est que nous ne la portons pas en quelque sorte à bout de bras, mais qu’elle nous porte et nous donne souffle (le latin médiéval prenait respirare au sens de ressusciter). Nous en avons ici et maintenant des gages, dans les autres comme en nous, et ce sont nos résurrections. Cet événement inimaginable et qui se soustrait à toute représentation adéquate est déjà à l’œuvre dans nos vies. Car nous sommes déjà devenus des « vivants à partir des morts » que nous étions (Rom. VI, 13).
28Pas plus que la résurrection des corps ne sera un retour à la vie d’ici, pas plus que la résurrection du baptême ne nous reconduit à la même vie qu’avant le péché, nos résurrections éventuellement quotidiennes ne sont une manière de revenir en arrière, et de faire comme si de rien n’avait été de nos injustices et de nos chutes. Le désir d’amnésie n’est qu’une fausse cure de jouvence, une jouvence à la Dorian Gray. Car un recommencement ne peut que partir de ce qui a entravé un élan premier, et l’on ne se relève (sens premier du mot résurrection) que du lieu même où l’on s’est affaissé, comme saint Augustin aime à le répéter. Le paradoxe chrétien, et paulinien, est que les ressuscités que nous sommes demeurent aussi des morts. Mais des morts en un tout autre sens. « Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Co1. III, 3 ; cf. Rom. VI, 11). C’est la seconde leçon que porte la résurrection sur la mort. Comment l’entendre ?
29Une nouvelle dimension de la mort apparaît, disjointe de la mort « physique », et où se produit un travail de mort qui ne va pas vers la mort, mais vers la vie, car il forme un travail de libération. Ce mourir est relatif : il est un mourir à… Le langage populaire dit que partir, c’est mourir un peu, et il est vrai que toute séparation d’un lieu, d’une habitude, d’une activité, d’un être humain, quand elle se veut définitive, est une mort à cela que nous quittons. Comment le mot Dieu pourrait-il avoir sur nos lèvres la moindre force si elles ne savaient dire adieu ? C’est en disant adieu au vieil homme, et à toutes ses vieilleries qui nous sont si chères, que nous apprenons à devenir neufs et libres, à ressusciter. Il n’y a pas de résurrection sans l’acceptation d’une essentielle précarité (mot où s’entend la racine de la prière). Abraham ressuscite quand il part sans savoir où il va. La vie de ressuscité ne peut pas être une résidence secondaire où nous allons de temps en temps chercher un supplément d’âme et d’air frais, sûrs de pouvoir revenir à notre vieille résidence principale, et à tout ce qui s’y entasse depuis toujours.
30A la différence de l’immortalité de l’âme ou de la réincarnation pour ceux qui les professent, la résurrection des corps ne relève pas d’une loi de nature ni d’une propriété substantielle, mais de la liberté de Dieu se promettant. La seule façon de la faire nôtre est de nous faire siens, en entrant de plus en plus chaque jour dans sa radicale nouveauté. Jésus lui-même, dans son humanité, ne s’est pas ressuscité par une sienne action, il l’a été « par la gloire du Père » (Rom. VI, 4 ; cf. saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, III P., q. 53, art. 4). Rien de nous n’est plus fort que la mort, pas même ce que nous appelons notre amour, rien de nous n’échappe à ses prises, et elle a plus d’intelligences dans la place que nous ne le pensons. Croire en la résurrection, ce n’est pas se réfugier, au plus intime de soi, dans un abri à toute épreuve, dans un sanctuaire indestructible, mais pouvoir s’arracher à celui que nous étions, sur la seule promesse de Dieu, afin de laisser l’Esprit saint faire de nous une nouvelle créature. Mais, comme le Christ Jésus porte pour l’éternité les stigmates de la Passion, l’être neuf que nous devenons et sommes appelés à devenir, porte en lui à jamais, corps et âme, les bienheureuses cicatrices de la vie temporelle. Il n’y a pas d’avenir pour un homme sans passé. Le levain de l’éternité ne détruit pas la pâte du temps, il la transforme. Comme c’est bien nous qui ressuscitons ici déjà, ce sera nous encore qui ressusciterons, avec le poids entier de notre histoire.
Exultet !
31Claude Flipo
32Anna était assise devant la porte à surveiller la route par où viendrait son fils. Tobie et son compagnon Raphaël, au terme de leur long voyage, marchaient ensemble. Et le chien qui les suivait, tout à coup, se mit à courir vers la maison devant eux et, « survenant comme un messager, il montrait sa joie en agitant la queue ». La joie est bonne messagère, elle pressent, elle annonce la rencontre si attendue. A l’inverse de l’angoisse qui étreint, elle dilate. Elle ouvre, disait Descartes, « les écluses du cœur » et libère la parole de bénédiction.
33Elle est la première. Et c’est pourquoi elle survient toujours comme une surprise, un cadeau du ciel. Tel est le paradoxe de la joie, qu’elle est nécessaire à la vie qui, sans elle, serait comme un jour sans soleil, mais qu’on ne peut se la donner. Ce n’est pas le chant du coq qui fait lever le soleil. C’est, réalité bien plus merveilleuse, le soleil qui, dès les premiers rayons de l’aube, éveilla Chantecler. Messagère, elle jaillit comme un cri de victoire, la marque indubitable que la vie a gagné sur les forces de mort, la clarté sur les ténèbres et l’amour sur la séparation. Bergson l’a finement analysé : « La joie annonce toujours que la vie a réussi… Toute grande joie a un accent triomphal. » Et elle l’annonce avant même que la raison, plus méthodique et toujours quelque peu soupçonneuse, puisse le démontrer.
34Ainsi de la joie des disciples au matin de Pâques. Elle les surprend à ce point que, littéralement, ils n’en croient pas leurs yeux : « Dans leur joie, ils ne croyaient pas encore et demeuraient stupéfaits. » Saint Luc remarque, en bon psychologue, que la joie précède la foi, qu’elle l’anticipe en quelque sorte : alors même que la foi doute encore et que la raison vacille, elle témoigne de façon indubitable de l’événement.
35Et qu’affirme-t-elle ? Que Jésus est vivant, là devant eux, et qu’en lui la mort est vaincue et la dette remise. Quand deux personnes se réconcilient sur la terre, disait Ingmar Bergman, il se produit dans le ciel quelque chose de plus important que toutes les trompettes du paradis. C’est bien sur la terre que Jésus ressuscité essuie les larmes et réconcilie les hommes avec son Père, après avoir abattu sur la croix le mur de la haine, cette méfiance sournoise et mortifère qui privait l’homme des sources de la vie. Ne fallait-il pas que l’Amour prenne sur soi jusqu’au refus de l’amour ? Il avait tout pris sur lui. Mais ils n’avaient rien compris à ce langage.
36Maintenant que sonnaient les trompettes du paradis, la joie du ciel débordait sur eux et rendait leur cœur tout brûlant, alors que leurs yeux commençaient à s’ouvrir. Si la joie devance la foi, c’est qu’elle l’enveloppe en quelque sorte comme sa matrice, qu’elle prépare le cœur à comprendre. Elle est plus intuitive que la raison qui veut voir et toucher. Sur le chemin du tombeau vide, le disciple, plus rapide que Pierre, le distança et arriva le premier.
37Bergson parle de la joie naturelle : par ce signe précis, dit-il, « la nature nous avertit que notre destination est atteinte ». Joie d’en bas en quelque sorte, qui signe la réussite des créations humaines ! Que dire alors de la joie d’en haut, celle du premier de cordée qui, ayant franchi l’obstacle impossible selon la nature, communique son cri de victoire à ceux qu’il assure depuis le sommet, les tirant à lui dans la brèche obscure jusqu’à ce qu’ils débouchent dans la lumière ?
38Ce n’est plus la nature ici, mais la grâce qui nous avertit que la vie a gagné et que l’amour a le dernier mot. Son signe est l’allégresse, vive et légère, plus alerte et plus contagieuse encore que la joie. C’est elle qui appelle et attire aux réalités d’en haut, elle qui, debout aux côtés du cierge pascal, clame l’Exultet. Et sa voix convoque le ciel et la terre en cette nuit de vrai bonheur : « Exultez de joie, multitude des anges ! Sois heureuse aussi, notre terre ! Réjouis-toi, mère Eglise, qui entend vibrer l’acclamation de tout un peuple ! »
39L’Exultet remonte à la nuit des temps. Cette hymne, l’une des premières de la liturgie chrétienne, était à l’origine improvisée par le diacre qui devait la chanter par cœur, avant qu’elle ne trouve sa forme définitive. Improvisée, parce qu’il est de la nature de la joie pascale de ne pouvoir être contenue par des mots. Elle qui devance l’intelligence, déborde aussi les paroles qui l’expriment. Saint Augustin a fort bien décrit cette surabondance : « Chanter pour Dieu, c’est chanter en jubilant, car les mots ne peuvent traduire le chant quand c’est le cœur qui chante. » Et il chante avec le psalmiste : « Yahvé, tu as mis en mon cœur plus de joie qu’aux jours où leur froment, leur vin nouveau débordent. » Sous l’empire d’une joie trop abondante pour se dire en paroles, il se met à jubiler. Et, comme les mots sont impuissants à enclore un si grand mystère, c’est la création qui est convoquée pour prêter sa voix à cette exultation : « Les masses de la mer mugissent,/La campagne tout entière est en fête,/Les arbres des forêts dansent de joie/Devant la face du Seigneur, car il vient ! » (Ps 95).
40Mais cette exultation, comme l’éclair qui dans la nuit illumine le paysage, ne dure que le temps d’un Exultet. Si la joie du « déjà-là » demeure au fond de l’âme, son exubérance se voit bientôt dérivée, canalisée vers le « pas encore ». Car la Création continue de gémir dans les douleurs de l’enfantement, dans l’attente de la gloire des fils de Dieu. Aussi la joie pascale s’investit-elle dans l’activité de l’intelligence pour comprendre et du vouloir pour aimer. La foi et la raison se réconcilient, et l’amour trouve dans l’action son vrai repos. Teilhard, dans ses derniers écrits, en témoignait ainsi : « Plus j’avance dans la vie, plus je sens que le vrai repos consiste à admettre résolument que cela n’a aucune importance d’être heureux ou malheureux, au sens courant de ces mots. Seule vaut l’action fidèle, pour le Monde, en Dieu. » Il sentait grandir cette sorte de désintérêt pour lui-même à mesure que croissait le goût profond pour tout ce qui est réel au fond du réel. Quelle liberté pour travailler et pour aimer ! disait-il. Le Père Teilhard de Chardin est mort le jour de Pâques. Il savait que le point Omega vers lequel tout converge est une personne : le Christ ressuscité attire tout à lui.
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Au temps de Noël, le Père Didier Rimaud, jésuite, a fermé définitivement les yeux sur les réalités visibles longuement contemplées dans la prière et célébrées dans sa langue de poète nourrie de la sève divine. Sollicité, en décembre dernier, pour participer à ces « Figures libres », il nous a confié ce triptyque, repris de Grâce à Dieu, aux éditions Saint-Augustin. Avant nous, ce veilleur des nuits et cet éveilleur des jours est entré dans le « grand mystère de Dieu ». A lui s’applique hautement ce qu’il a tenu à nous transmettre comme une offrande dernière : « Le grand mystère de Dieu n’est pas qu’il habite l’inaccessible lumière, mais qu’il s’enfonce lui-même où l’homme n’a pas d’autre compagne que la ténèbre. » H. M.