Études 2004/4 Tome 400

Couverture de ETU_004

Article de revue

L'école Sainte-Geneviève

150 ans d'histoire

Pages 477 à 487

Notes

  • [1]
    Intervention de Christian Baudelot, colloque de l’ENS, 16-17 mai 2003, Démocratie, classes préparatoires et grandes écoles (http:// www. prepas. org/ colloquedemocratie/ ).
  • [2]
    Le père Bernard Pardonnat, jésuite, recteur de l’école Sainte-Geneviève de 1973 à 1984, a présenté une esquisse passionnante de l’histoire de l’Institution de 1854 à 1984. Nous reprenons ici des extraits significatifs de son travail, en y ajoutant d’autres événements qui éclairent cette évolution contrastée. Cf. B. Pardonnat, « Ebauche d’une histoire de l’Ecole » (1854-1984), Servir, 1984, n° 115. Cf. aussi Pierre Vallin, « Etvdes ». Histoire d’une revue, numéro spécial Etvdes (14, rue d’Assas - 75006 Paris).
  • [3]
    Encyclopédie Etablissements des jésuites en France depuis quatre siècles, sous la responsabilité du P. Delattre, vol. 5, fascicule 13, p. 1356. Henri du Passage : « L’école Sainte-Geneviève », p. 1352-1374.
  • [4]
    Ibidem. p. 1365-1366.
  • [5]
    Père du Lac, « Jésuites », p. 261, cité dans Etablissements des jésuites de France, vol. 5, p. 1368.
  • [6]
    Le 26 mai, le père de Bengy, professeur, ainsi que les pères Olivaint et Caubert, de la résidence de la rue de Sèvres, sont exécutés rue Haxo.
  • [7]
    Une trentaine de prêtres diocésains est envoyée par plusieurs évêques ; tous les surveillants sont des prêtres.
  • [8]
    En 1909, un livret édité à l’usage des nouveaux surveillants (Quelques avis. Principes et pratiques de surveillance) formule ces recommandations, toujours d’actualité : « Messieurs les Surveillants s’attacheront d’abord à étudier la mentalité un peu spéciale des élèves de l’Ecole, et en particulier celle des sections qu’ils auront à diriger. Ils pourront s’en inspirer ensuite dans leur manière d’agir. » Ou encore : « Ne pas croire qu’un élève fait à son Surveillant une injure personnelle quand il manque au règlement. Si par impossible l’offense semble évidente, ne pas en paraître atteint. »
  • [9]
    L’école Sainte Geneviève, une « prépa pour la vie », 1854-2004.
  • [10]
    Ibidem.
  • [11]
    Ibidem.
  • [12]
    Cf. Jean-Yves Calvez, « Le Ratio, charte de la pédagogie des jésuites », Etvdes, septembre 2001.
  • [13]
    Elève élu par ses camarades en début d’année pour les activités religieuses.
  • [14]
    Plusieurs anciens élèves, sortis de l’Ecole depuis les années 80, ont été interrogés en vue de la rédaction de cet article.
  • [15]
    Dans le travail, déclare l’un d’entre eux, un véritable esprit d’entraide était favorisé et vécu. Ainsi, en première année, des groupes de travail étaient constitués – les trinômes –, rassemblant un élève fort et deux autres plus faibles. Chacun avait évidemment de l’intérêt dans ce type de fonctionnement : les plus faibles pour mieux comprendre le cours et les plus forts pour apprendre à expliquer et à se faire comprendre.
English version

1L’école Sainte-Geneviève est l’institution la plus emblématique parmi les établissements d’enseignement que les jésuites continuent d’animer sur le territoire français. Son histoire est parallèle à celle de la revue Etvdes, fondée en 1856. Créée en 1854, « Ginette » célèbre cette année son 150e anniversaire après un parcours mouvementé : déménagement de Paris à Versailles ; affrontement aux querelles virulentes de la laïcité de combat ; trois guerres successives ; croissance accélérée des effectifs de l’Education Nationale ; évolution régulière de ses « manières de procéder ».

2L’originalité de l’école Sainte-Geneviève tient à l’objectif qu’elle poursuit depuis les origines : former, dans un environnement chrétien, des cadres de haut niveau scientifique. Cette école fait partie de l’enseignement secondaire ; mais elle est directement tournée vers le niveau supérieur, puisqu’elle rassemble des classes préparatoires aux grandes écoles qui sont, depuis l’origine, un lieu d’excellence recherché.

3Ce système d’enseignement supérieur — grandes écoles et classes préparatoires — est particulier à la France. En mai 2003, l’Ecole Normale Supérieure avait organisé un colloque sur le sujet. Grâce aux travaux de Bruno Belhoste, nous connaissons mieux les origines historiques d’un tel système :

4

Le caractère duel de notre enseignement supérieur et les classes préparatoires participent de cette exception française qu’il est si difficile d’expliquer simplement à l’étranger… Et pour cause, puisque ce fer de lance de l’école laïque et républicaine est le fruit de l’Eglise et de l’armée ! Héritage composite qui réunit des aspects empruntés aux collèges des jésuites, à la formation des officiers des corps techniques des armées de l’Ancien Régime et de l’Empire, à la recherche démocratique des talents inspirée par la Convention, à la volonté des entreprises et de l’Etat de sélectionner et de former les cadres dont ils ont besoin[1].

5Que dire alors de l’Université ? Elle a d’autres fonctions : celle de former les « clercs », intellectuels, savants et hommes de culture. La tâche des classes préparatoires et des grandes écoles sera de former les cadres scientifiques et techniques dont l’Etat et les entreprises ont besoin.

Une fondation audacieuse

6En 1850, la loi Falloux avait autorisé l’ouverture d’établissements scolaires « libres [2] ». La Compagnie de Jésus aurait désiré ouvrir des établissements d’enseignement supérieur, mais la loi ne le permettait pas. Tenant compte du fait que les classes de préparation aux grandes écoles relèvent juridiquement de l’Enseignement Secondaire, l’autorisation est demandée de fonder un établissement qui n’aurait que des classes de Mathématiques Elémentaires (dernière année du bac) et des classes préparatoires. Malgré les réserves du Supérieur Général des jésuites, l’Ecole est fondée rue des Postes (rue Lhomond depuis 1859), au Quartier Latin, dans une maison de formation des jeunes jésuites où se trouvent les premiers collaborateurs de la revue Etvdes, qui vient de naître. Ceux-ci sont alors transférés au 33-35, rue de Sèvres, là où sont actuellement l’église Saint-Ignace et le Centre Sèvres.

7Jusqu’aux lois de 1880, les jésuites assurent la direction et presque tout l’enseignement. Jusqu’en 1861, les Math’ Elem’ sont majoritaires. Mais les effectifs augmentent rapidement : dix ans après la fondation, il y a plus de 300 élèves ; et les résultats suivent : le premier élève reçu à Polytechnique, en 1857, a droit à un Te Deum à la chapelle !

8Les jésuites poursuivent un double objectif : rechristianiser la société française à partir de ses élites, en se tournant vers les milieux de l’armée (il est certain que l’Ecole fut d’abord à orientation militaire, on le verra en 1870), puis vers les ingénieurs, quand progresse l’industrialisation du pays. Un siècle plus tard, la formation des officiers aura pratiquement disparu. L’effort se poursuivra en direction des cadres commerciaux et des gestionnaires d’entreprise. Les effets de cette politique spirituelle sont plutôt positifs. On ne peut oublier que, au sortir du tumulte de la Révolution française et de la geste napoléonienne, l’anticléricalisme était à l’honneur et perdura sous la Restauration. L’Eglise, réfugiée dans une semi-clandestinité, voyait l’esprit voltairien imprégner les mentalités des dirigeants. Qu’on en juge par un épisode significatif.

9Léon Turquand, devenu recteur de l’Ecole en 1857, fut admis vers 1830 à l’école Polytechnique. Le positivisme n’avait sans doute pas eu le temps d’y pénétrer sous forme explicite, mais l’irréligion y trouvait, dans le respect humain, assez de complicités pour y imposer sa loi. Au temps où il était à Polytechnique, un dimanche matin, on le vit entrer dans une église. Pareille démarche parut mériter un blâme public. On fit donc monter le délinquant sur une table devant les deux promotions réunies : « Tu es accusé d’être entré hier en uniforme dans une église et d’avoir ainsi déshonoré le bouton de l’Ecole. » L’accusé bondit sous l’insulte et sa réplique cinglante laissa l’auditoire interdit. Et le mémorialiste de conclure, non sans grandiloquence : « De tels épisodes montraient quel travail s’imposerait aux “Postards” et aux jeunes chrétiens de même trempe pour ouvrir de larges brèches dans cette lourde atmosphère [3]. » Mêmes échos à Saint-Cyr, lorsque Albert de Mun y était élève, en 1860 : nul n’osait communier en public, bien que la messe fût célébrée dans la chapelle tous les dimanches. Pour lui montrer les progrès accomplis en quatorze ans d’efforts, le père du Lac écrivait à ce chrétien social, en 1874 :

10

Nos Saint-Cyriens sont venus et m’ont raconté qu’ils étaient, à Pâques, 183 à la Sainte Table. Lorsqu’ils sont rentrés au réfectoire après les autres, on a commencé à les huer. Mais un ancien cavalier, qui n’était pas des 183, s’est levé et a crié : « Nous devrions au moins nous taire. » Tout a fini aussitôt[4].

11La méthode appliquée à Sainte-Geneviève avait déjà fait ses preuves ailleurs. Elle combine le souci de la foi des élèves, la compétence technique des jésuites enseignants et un savoir-faire pédagogique :

12

Notre conviction absolue, écrit le père du Lac, est que le bien fait à nos élèves eût été impossible si ceux d’entre nous qui leur expliquent chaque dimanche le catéchisme n’étaient précisément les mêmes qui, durant la semaine, leur ont exposé les théorèmes ou les problèmes les plus compliqués des mathématiques ou de la physique[5].

Morts et exils

13Pendant la guerre de 1870, l’Ecole est transformée en service ambulancier. Puis, très vite, c’est le soulèvement de la Commune. Dans la nuit du 3 au 4 avril 1871, la maison est cernée par un bataillon de Fédérés. Ils arrêtent le recteur, le père Marie-Léon Ducoudray, sept professeurs jésuites, quatre frères jésuites et sept employés. Le 24 mai, les pères Ducoudray et Clerc sont fusillés sur le chemin de ronde, avec l’archevêque de Paris, Mgr Darboy [6].

14La fin du siècle est agitée : les Pères, expulsés de l’Ecole en 1880 en conséquence des décrets de Jules Ferry, tentent d’y revenir à partir de 1887. Mais la loi de Juillet 1901 interdisant l’enseignement aux membres d’une congrégation non autorisée, les derniers jésuites quittent la rue Lhomond. Le directeur laïc est en fait le préfet des études, M. Alfred Mativet, aidé de « l’abbé » Fouet, professeur de mathématiques, qui se charge des admissions. Ce dernier, jésuite, vécut toutes ces années à l’Ecole comme s’il était prêtre séculier [7]. Le règlement est très strict, mais pas plus que celui des lycées publics d’alors : pas question de chambres, tous les élèves sont en étude et en dortoir. Alfred Mativet maintient le règlement, mais « en y mettant de l’huile afin de faire aimer la maison ». La sortie du mercredi est transférée au jeudi, afin de faciliter la participation des élèves aux œuvres sociales et apostoliques. Sont organisées aussi des conférences faites par des personnalités marquantes. Cette double dimension sociale et culturelle restera une constante jusqu’à aujourd’hui.

15En 1905, nouvelle alerte : par suite de la Loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’Ecole est menacée de perdre ses meubles et immeubles. Mais le dynamisme ne se dément pas. Est créée, en 1907, la préparation à l’Institut National Agronomique. La même année est fondé l’Institut Economique, qui fermera en juillet 1913 et dont la relève sera assurée sous le nom d’ESSEC à l’Institut Catholique de Paris [8].

L’installation à Versailles

16Le 21 août 1913, après plusieurs procès, l’Ecole de « la rue des Postes » est confisquée. Le 1er octobre suivant, à Versailles, dans une propriété construite par les Sœurs du Cénacle, est installée la « Nouvelle Ecole Sainte-Geneviève, ancienne rue des Postes ». A la suite de l’action de la DRAC (Droits des Religieux Anciens Combattants), les lois de 1901 s’assouplissent : en 1931, le père Gabriel de Boissieu devient le premier recteur jésuite à Versailles.

17Les deux guerres mondiales se traduisent par de grandes perturbations. En 1914, l’Ecole est réquisitionnée. Pendant la guerre de 1939, l’Ecole est occupée par un hôpital militaire, puis par une unité sanitaire allemande. Une partie des élèves loge en ville. Le pain est rationné, une basse-cour installée, les pelouses transformées en potager… Dès la rentrée, en 1945, est reprise la tradition des conférences sur les problèmes économiques, sociaux, civiques, politiques. Mgr Roncalli, futur Jean XXIII, sera un des tout premiers conférenciers ; avant Lattre, Teilhard…

La question des inégalités scolaires

18En 1960, un contrat d’Association est signé avec l’Etat, en application de la loi Debré — que les Etvdes ont soutenue contre de farouches oppositions en milieu catholique. La laïcité se fait plus accommodante. L’égalité entre enfants progresse, mais elle s’accompagne d’une grande inégalité des chances, selon leur origine sociale. En 1964, dans Les Héritiers, ouvrage de sociologie signé de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, on dénonce dans les chances d’accéder à l’enseignement supérieur « le résultat d’une sélection qui, tout au long du parcours scolaire, s’exerce avec une rigueur très inégale selon l’origine sociale des sujets ; en fait, pour les classes les plus défavorisées, il s’agit purement et simplement d’élimination » (p. 14). L’école Sainte-Geneviève a-t-elle été sensible à cette analyse qui démontrait l’aristocratisme de son recrutement ? Pas vraiment. Le livre ne fut guère étudié par les cadres de Sainte-Geneviève. Ce qui retient surtout l’attention des éducateurs, ce n’est pas tant le programme enseigné que le développement de la personnalité, la prise en charge du jeune par lui-même, ses relations avec l’enseignant et l’attitude de son entourage.

19Néanmoins, trois professeurs de français, trois de maths, trois de physique, un d’histoire et de géographie économiques, deux surveillants généraux, se réunissent plusieurs fois au cours de l’année 1973-1974, pour mesurer l’impact de cette analyse sur l’Ecole. Leur Rapport relevait une question grave dès les premières pages :

20

En ce qui concerne les grandes orientations scientifiques, les seules dont nous parlons ici, on peut dire que la sélection qui s’opère tout au long des cycles élémentaire, primaire et secondaire, s’opère en fonction des grandes écoles, qu’on le dise ou non. Il y a même quelque chose d’anormal à ce qu’on le dise si peu, comme s’il y avait quelque chose à cacher.

21La question était pertinente, mais elle suscita des esquives et provoqua une levée de boucliers, surtout parmi les anciens élèves.

22Aujourd’hui, pour les 795 élèves — venant du privé et aussi du public —, le paysage institutionnel a beaucoup changé, mais la difficulté d’accès à l’entrée ne se dément pas. Le poste de recteur est maintenant entre les mains d’une femme, Isabel Jubin, qui connaît bien ce métier après l’avoir exercé longuement ailleurs. Une association réunit laïcs et jésuites pour une œuvre commune inspirée par la tradition de la spiritualité ignatienne, avec la présence sur place d’une communauté jésuite jeune et inventive. Reste que, dans une période de pénurie des effectifs de la Compagnie de Jésus en France, le vieillissement du corps se fait sentir et la disponibilité pour occuper des postes décisifs devient préoccupante. C’est pourquoi il convient de saluer, dans les toutes dernières années, l’arrivée d’un jeune jésuite comme professeur de mathématiques et la nomination d’un jésuite comme l’un des préfets de l’Ecole.

Mixité et fin du bizutage

23L’arrivée des jeunes filles dans la dernière période a contribué à transformer le climat de l’Ecole.

A plus de trente années de distance, déclare le père Jean Sainclair, recteur de 1967 à 1973, cela apparaît comme une décision d’importance. En réalité, bien moins qu’on ne l’imagine aujourd’hui. Les garçons qui venaient dans les années 1970 provenaient déjà, pour la plupart, de lycées mixtes […] pourtant, dire que les élèves eux-mêmes ont poussé à prendre cette décision serait une grave erreur ! Les garçons ont reçu les jeunes filles comme des concurrents redoutables aux concours et, qui plus est, elles risquaient d’introduire dans les murs des problèmes de cœur dont on était satisfait d’être débarrassés en dehors des week-ends et des vacances ! L’introduction de la mixité n’a pas été une révolution[9].
Mais les jeunes filles ont souffert, au début, d’un climat pensé uniquement pour et par des hommes. Bien que minoritaires, elles introduisent de la civilité, de l’altérité et une émulation qui déborde le champ directement scolaire. Leur présence (plus de 30 % aujourd’hui) a certainement poussé à repenser ce rite de passage qu’était le bizutage, qui a défrayé la chronique dans les années 1990. Selon le père Patrice de la Salle, recteur de 1992 à 2000, « les élèves eux-mêmes devenaient de moins en moins maîtres de ce rituel qui avait tendance à se durcir » et allait à l’encontre de l’esprit recherché par l’Ecole. D’où la décision, en septembre 1995, d’interdire purement et simplement le bizutage, un virage d’ailleurs entériné ensuite par l’Education Nationale pour l’ensemble des établissements scolaires et supérieurs. Désormais, l’entrée en prépa expérimente de nouveaux rituels propres à souder au plus vite la communauté nouvelle grâce à l’apport de chacun [10]. L’administration s’est investie dans la création de procédures d’accueil et de connaissances mutuelles nouvelles, sans oublier la dimension ludique. Elle a instauré une évaluation quotidienne des « journées d’intégration », prenant davantage conscience des chances et risques offerts dans l’ouverture d’une telle aventure scolaire de haut niveau académique, humain et spirituel. Davantage de temps a été donné pour le débat, la création et l’évaluation, ainsi que davantage de maîtrise du sens, des paroles et des gestes échangés pour ces premiers jours de vie en commun.

La formation de personnalités

24Ce changement de cap fait écho aux paroles du père Sainclair, dans le climat de mai 1968 :

Osez, disait-il aux étudiants, une école qui soit un lieu de créativité et de partage pour vous y préparer. Acceptez de ne pas vivre seul. L’isolement, la fermeture, le repliement sur soi peuvent au premier abord vous apparaître comme un gain de temps, de disponibilité pour le travail, de concentration de vos énergies en vue du but poursuivi. Cette impression est illusoire. Bien sûr, il faut éviter la dispersion. Il ne faut pas se répandre et se dissoudre. Mais, pour se concentrer il faut d’abord exister[11].
Cette inspiration remonte loin : à l’aube de leur histoire, dès 1599, les jésuites ont produit un document intitulé Ratio studiorum[12], valable pour toutes les expériences pédagogiques dans la Compagnie. Plusieurs fois explicitée et adaptée aux cultures spécifiques, cette charte est une sorte de « discours de la méthode éducative ». L’inspiration qui anime ce document pluricentenaire vient des Exercices spirituels de saint Ignace. Il insiste sur la réserve où doit se tenir l’accompagnateur. Poussant le jeune à agir par lui-même, il l’incite à intérioriser les choses, à ne pas se laisser écraser par la matière et les contenus, à demeurer attentif aux mouvements de son affectivité, sans privilégier avec excès les fonctionnements de l’intelligence. C’est une pédagogie tournée vers la vie, une propédeutique pour mieux faire les choix qui précèdent l’action. C’est par ce mouvement que peut se reconnaître l’action de Dieu en soi et dans le monde, et se construire une image de Dieu libérante. Dans l’école, ce sont les professeurs, les administratifs, mais surtout les aumôniers jésuites qui ont en charge, non sans conflits récurrents, cette œuvre de construction de la personnalité de chacun.

La liberté religieuse en débat

25Survient la crise de 68, avec toutes les conséquences qu’elle devait avoir sur le monde de l’éducation, notamment. Le père Etienne Garin, qui était aumônier pendant cette période, a résumé son expérience et relaté les étapes parcourues. En 1965, il allait de soi que tout élève bénéficiait de la formation chrétienne offerte par l’Ecole. Celle-ci avait plusieurs volets : la possibilité de rencontrer personnellement l’aumônier ; l’obligation de participer à l’heure d’instruction religieuse programmée dans l’emploi du temps ; l’obligation de se rendre à la chapelle chaque soir, au terme de la récréation qui suivait le dîner. Cette prière était préparée (en général très bien) par les prépa à tour de rôle, autour de l’aumônier et du Rabbin[13] ; la possibilité de participer à une messe de prépa un matin, chaque semaine ; un pèlerinage à Chartres en fin d’année.

26Cette organisation se vivait apparemment assez bien. Seules les deux activités obligatoires suscitaient des mécontentements. Les élèves non chrétiens (notamment dix à quinze musulmans venant pour la plupart du Maghreb) en étaient dispensés. Pour les cours d’instruction religieuse, les aumôniers n’arguaient pas du caractère obligatoire, si bien que nombre d’élèves s’en dispensaient sans être inquiétés. Pour la prière du soir, les surveillants et les préfets avaient ordre de faire chaque soir le tour des chambres et autres lieux pour diriger vers la chapelle les élèves récalcitrants. Aux yeux de bon nombre, ce comportement était odieux et ne respectait pas les consciences.

27Dès 1966-67, la réforme de l’Ecole fut radicale : les élèves étaient déclarés responsables de leur travail et non plus soumis à une surveillance permanente. De collégiens, ils devenaient étudiants. Les surveillants n’étaient chargés que de veiller aux exigences de la vie commune. Leur nombre se réduisait à quelques-uns. Cette réforme rendit insupportables les obligations religieuses. Aussi le père Sainclair, nouveau directeur de l’Ecole, prit-il la décision, au printemps 1968, de supprimer le caractère obligatoire de la prière du soir et des cours d’instruction religieuse. Les réunions autour des aumôniers furent maintenues, mais les sujets de réflexion ne concernaient pas souvent la vie chrétienne. Ce n’est qu’en 1971 que deux élèves prirent l’initiative de proposer à leurs camarades un temps de prière, le soir, à la crypte. Et, peu à peu, chaque prépa établit une telle prière pour ceux qui le souhaitaient. Assez rapidement, les réunions autour des aumôniers se transformèrent en « forums », animés par des professeurs qui proposaient un thème de réflexion — d’ordre culturel pour la plupart. L’aumônerie avait pris une autre coloration.

28La réforme de 1966-1967, faisant passer les élèves du statut de collégien à celui d’étudiant, se fit malgré la résistance des familles. Les réunions de parents et les lettres qu’ils adressèrent aux préfets et au directeur furent parfois injurieuses. La liberté religieuse, pour beaucoup, faisait figure de lâcheté. Mais elle s’installa finalement dans une pratique quotidienne originale et féconde, que le père Nicolas Rousselot (actuellement aumônier) décrit ainsi :

29

Statutairement, l’aumônier rencontre tous les élèves, quels qu’ils soient, confessants ou non… Jamais de ma vie je n’avais vu un établissement se dotant d’une équipe de cinq aumôniers, dont deux ministres ordonnés. Jamais je n’avais vu une équipe d’aumônerie recevoir une si grande responsabilité, notamment sur le plan pédagogique (en binôme avec les préfets)… Le fait de pouvoir nouer des contacts quotidiens sur une durée longue me renvoie à un principe d’évangélisation emprunté… au Petit Prince : rester à distance respectueuse ; revenir à intervalles réguliers ; ajuster la distance aux uns et aux autres, en restant proches des uns et en respectant l’éloignement des autres.

30Cette coexistence de longue durée, cette « culture en vivier », porte des fruits : elle fait tomber les peurs, les préjugés que beaucoup ont, consciemment ou inconsciemment, à l’égard des religieux, et permet aux jeunes d’échanger et de réfléchir dans une période-charnière. Beaucoup se posent la question (sans forcément la formuler clairement) : « Vais-je continuer à vivre comme mes parents, ou bien vais-je vivre autrement ? » Pour beaucoup, leur séjour à l’Ecole coïncidera avec une nouvelle naissance.

31Lors de ces entretiens, revient souvent le thème de l’ascèse, du fait du travail intellectuel intense que fournissent les élèves. Dès les premières semaines, ils sont poussés au delà de leurs limites. Sans cesse, ils ont à prendre sur eux, à agir contre le sensible. Cette ascèse contraignante, ils y sont obligés. Comment, jusqu’où l’ont-ils choisie ? Comment l’acceptent-ils intérieurement et, avec elle, le changement profond qu’elle provoque ? C’est ce qui fait de cette période vouée à un travail acharné une expérience spirituelle. L’enjeu sera de ne pas vivre cette période difficile et déstabilisante comme une aliénation, de ne pas subir cette période d’intégration comme un moment de désintégration. C’est à cet endroit précis que la rencontre entre l’élève et l’aumônier se situe.

32Ce qui frappe tout d’abord, en arrivant à Ginette, c’est la dimension fortement structurée de la vie quotidienne. A chacune des étapes du calendrier, tout n’est que rites et traditions, comme dans un petit village de montagne. On vit vraiment en corps. La religion fait partie intégrante de ce corps. Et si l’élève se reconnaît peu ou prou dans cette dernière, il ne nie pas pour autant son appartenance au corps. Pour lui, la dimension catholique sera vue comme un label de solidité, à partir d’une tradition qui a traversé les siècles en sachant allier les contraires : la rigueur avec l’épanouissement, la vie personnelle avec la cohésion du groupe. Cette tension est périlleuse et rencontre comme principale difficulté de tenir l’équilibre entre le projet ignatien et l’esprit de compétition propre au système scolaire français. Que faire pour que, dans cette ambiance de prépa, les élèves apprennent à sentir et goûter intérieurement ?

33Les anciens élèves [14] disent volontiers l’importance du brassage à l’intérieur de l’Ecole, la découverte d’une certaine solidarité à travers des épreuves communes surmontées, le rôle bénéfique du sport (qui fait ressembler Ginette à un collège anglais), le souci de l’entraide mutuelle sur le plan du travail [15], le partage des responsabilités jusque dans l’animation des classes, des activités culturelles, des échanges spirituels et des célébrations religieuses — sans oublier le passage par des activités sociales qui existent depuis l’origine ; sans sous-estimer non plus le côté éprouvant du travail à fournir :

34

C’était fatigant. Le travail, les horaires, les solitudes et les craintes, être ou ne pas être à la hauteur. Mais on vivait avec cela, on l’oubliait même. Sauf au moment des vacances, où le sommeil emportait des nuits et parfois des jours.

35* * *

36Les générations d’étudiants se succèdent à vive allure et gardent de ce temps fort des appréciations diverses, comme il se doit. Mais les observateurs notent les liens qui perdurent entre elles dans les écoles qu’ils intègrent dans des proportions significatives, les relations d’amitié forgées pour toujours. C’est un exploit permanent pour les éducateurs de se retrouver chaque année en présence de plusieurs centaines d’entrants, vivant pour la plupart en internat.

37Au terme de cette immersion dans le temps et l’espace, comment ne pas songer au chiffre des 1 500 000 élèves des jésuites dans le monde, dont les 795 élèves de l’école Sainte-Geneviève ne sont qu’une infime portion ? C’est le moment de se rappeler la formule enthousiaste d’un jésuite du xviie siècle, ce temps des commencements. Juan de Bonifacio affirmait : Puerilis institutio est renovatio mundi : la tâche d’éducation auprès des jeunes a pour ambition de changer le monde.

Notes

  • [1]
    Intervention de Christian Baudelot, colloque de l’ENS, 16-17 mai 2003, Démocratie, classes préparatoires et grandes écoles (http:// www. prepas. org/ colloquedemocratie/ ).
  • [2]
    Le père Bernard Pardonnat, jésuite, recteur de l’école Sainte-Geneviève de 1973 à 1984, a présenté une esquisse passionnante de l’histoire de l’Institution de 1854 à 1984. Nous reprenons ici des extraits significatifs de son travail, en y ajoutant d’autres événements qui éclairent cette évolution contrastée. Cf. B. Pardonnat, « Ebauche d’une histoire de l’Ecole » (1854-1984), Servir, 1984, n° 115. Cf. aussi Pierre Vallin, « Etvdes ». Histoire d’une revue, numéro spécial Etvdes (14, rue d’Assas - 75006 Paris).
  • [3]
    Encyclopédie Etablissements des jésuites en France depuis quatre siècles, sous la responsabilité du P. Delattre, vol. 5, fascicule 13, p. 1356. Henri du Passage : « L’école Sainte-Geneviève », p. 1352-1374.
  • [4]
    Ibidem. p. 1365-1366.
  • [5]
    Père du Lac, « Jésuites », p. 261, cité dans Etablissements des jésuites de France, vol. 5, p. 1368.
  • [6]
    Le 26 mai, le père de Bengy, professeur, ainsi que les pères Olivaint et Caubert, de la résidence de la rue de Sèvres, sont exécutés rue Haxo.
  • [7]
    Une trentaine de prêtres diocésains est envoyée par plusieurs évêques ; tous les surveillants sont des prêtres.
  • [8]
    En 1909, un livret édité à l’usage des nouveaux surveillants (Quelques avis. Principes et pratiques de surveillance) formule ces recommandations, toujours d’actualité : « Messieurs les Surveillants s’attacheront d’abord à étudier la mentalité un peu spéciale des élèves de l’Ecole, et en particulier celle des sections qu’ils auront à diriger. Ils pourront s’en inspirer ensuite dans leur manière d’agir. » Ou encore : « Ne pas croire qu’un élève fait à son Surveillant une injure personnelle quand il manque au règlement. Si par impossible l’offense semble évidente, ne pas en paraître atteint. »
  • [9]
    L’école Sainte Geneviève, une « prépa pour la vie », 1854-2004.
  • [10]
    Ibidem.
  • [11]
    Ibidem.
  • [12]
    Cf. Jean-Yves Calvez, « Le Ratio, charte de la pédagogie des jésuites », Etvdes, septembre 2001.
  • [13]
    Elève élu par ses camarades en début d’année pour les activités religieuses.
  • [14]
    Plusieurs anciens élèves, sortis de l’Ecole depuis les années 80, ont été interrogés en vue de la rédaction de cet article.
  • [15]
    Dans le travail, déclare l’un d’entre eux, un véritable esprit d’entraide était favorisé et vécu. Ainsi, en première année, des groupes de travail étaient constitués – les trinômes –, rassemblant un élève fort et deux autres plus faibles. Chacun avait évidemment de l’intérêt dans ce type de fonctionnement : les plus faibles pour mieux comprendre le cours et les plus forts pour apprendre à expliquer et à se faire comprendre.
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