Notes
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[1]
3 % de 2001 à 2005, puis 2,6 % de 2006 à 2010, et 1,3 à 1,5 % ensuite, cette baisse étant due à la diminution de la population active à partir de 2011.
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[2]
Et même l’augmenter de 9 ans si l’on voulait rétablir le ratio pension/ salaire à son niveau actuel de 0,78 %.
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[3]
Si l’on voulait, en outre, ramener le ratio pension/ salaire au niveau actuel, il faudrait alors augmenter les cotisations de 15 points.
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[4]
S’est ainsi peu à peu accréditée l’idée que le retour à 37,5 années de cotisation pour tous était une hypothèse normale. Or, elle ressemble au comportement d’une personne fatiguée qui, ayant six étages à gravir, commencerait par descendre à la cave pour se refaire une santé avant l’effort, mais aurait finalement sept étages à monter sans avoir vraiment récupéré.
1La réforme des retraites, si attendue et si délicate, a été votée il y a plus de six mois et entre peu à peu en application. Le moment est venu de s’interroger sur le type de problématique auquel elle a entendu faire face, de revenir sur ses grands axes et d’en tirer des enseignements pour l’avenir.
Une problématique particulière
2Le ratio retraités/actifs, qui était de 0,44 en 2000, atteindra 0,83 en 2040, soit un quasi-doublement. Comment ce choc démographique pourra-t-il être absorbé par la croissance économique ? Pour prendre la mesure des problèmes à résoudre, le Conseil d’Orientation des Retraites avait construit un scénario de référence, qui n’était en rien une prévision, ainsi que des variantes, en partant de la réglementation antérieure à la Loi du 21 août 2003. Assez optimiste puisqu’il reposait sur un abaissement du taux de chômage à 4,5 % en 2010 et sur une croissance économique régulière [1], il faisait apparaître deux phénomènes fondamentaux : d’une part, une diminution, à réglementation inchangée, du rapport entre la pension moyenne et le salaire moyen net, qui passe de 0,78 % à 0,64 % ; d’autre part, malgré cette baisse du taux de remplacement, un déficit de 4 points de PIB en 2040 de l’ensemble des régimes. Chiffre important si l’on se réfère au niveau actuel des prélèvements obligatoires et aux autres besoins collectifs à satisfaire. Chiffre qui doit aussi être mis en perspective : au cours des vingt-cinq dernières années, notre pays a consacré 4 points de PIB de prélèvements obligatoires supplémentaires à nos retraites.
3Comment redresser cette situation ? Aucun des trois paramètres classiques d’ajustement ne pouvait à lui seul résoudre le déficit. Il aurait fallu en effet pour cela : soit réduire encore plus le ratio pension moyenne/salaire moyen net, qui tomberait non plus à 0,64 % en 2040, mais à 0,42 % ; soit augmenter de 6 ans l’âge de cessation d’activité et de départ à la retraite [2] ; soit relever les cotisations de 10 points (+ 40 à 50 %), ce qui les porterait de 20 à 25 % du salaire à 30 ou 40 % [3].
4Dans ces conditions, la vraie question est, d’une part le poids respectif réservé à chacun de ces paramètres, d’autre part leur ordre d’utilisation dans le temps. Comme aucun de ces paramètres n’est plaisant, beaucoup sont tentés d’en chercher un quatrième qui n’aurait pas les mêmes inconvénients. Par exemple : accroître la part des salaires dans la valeur ajoutée. Mais, si c’était si simple, les salariés l’auraient obtenu depuis longtemps grâce à une augmentation de leur salaire direct. Si un « trésor caché » existait, il y a longtemps qu’il aurait été trouvé et utilisé ! Surtout, il ne faut pas confondre réduction des inégalités et financement des retraites. Les mesures à prendre pour réduire les inégalités ne sont, hélas, que très partiellement des mesures de financement des retraites. Ainsi, l’Impôt de Solidarité sur la Fortune ne rapporte que trois quarts de point de cotisation de retraite. Est-il sérieusement envisageable d’en multiplier le rendement par 10 ou par 15 d’ici 2040 ?
Le contexte de la réforme
5Il faut, pour bien comprendre la réforme du 21 août dernier, la resituer dans son contexte historique. Le régime mis en place en 1946 et amélioré en 1970 avait pour but de relever progressivement le niveau des pensions afin qu’elles se rapprochent des revenus d’activité. On partait de très bas, tous les systèmes de capitalisation antérieure s’étant effondrés du fait de la guerre et de l’inflation. Ce rattrapage s’est effectué par l’augmentation du nombre des carrières complètes, mais surtout par l’indexation sur l’augmentation annuelle du salaire moyen, d’une part des salaires portés aux comptes (et servant de base de calcul pour la liquidation de la 1ère pension), d’autre part des pensions elles-mêmes. De ce fait, dans le courant des années 1990, la parité des niveaux de vie retraités/actifs a été globalement atteinte si l’on tient compte des revenus du patrimoine. Mais, pour y parvenir, de fortes hausses de cotisation ont été nécessaires qui ont pu accroître le chômage. Et surtout, un phénomène nouveau est apparu avec l’augmentation régulière de l’espérance de vie, évaluée actuellement à deux mois par an : le régime des retraites finance désormais une augmentation automatique de la durée de la retraite. C’était un régime de droits croissants ; comment supporterait-il, en plus, une baisse du nombre des cotisants ?
6La réforme de 1993 a rendu permanent, dans le seul secteur privé, ce qui était devenu une pratique annuelle : l’indexation sur les prix. La pension, une fois liquidée, ne suit plus l’évolution générale du niveau de vie, sauf en cas de coups de pouce. La valeur de la première pension augmente moins vite que les salaires, ce qui aboutit à une baisse du taux de remplacement du dernier salaire par la pension — surtout si l’on ajoute que la pension est désormais calculée sur la base des salaires des vingt-cinq meilleures années (contre dix auparavant). Il en est résulté, sans hausse de cotisation, un léger excédent du régime de base des salariés du secteur privé, en principe versé au Fonds de réserve. Quant à l’augmentation de la durée de cotisation pour obtenir une retraite à taux plein dans le secteur privé, portée progressivement de 37,5 à 40 ans, elle produira surtout ses effets à l’avenir : de nombreux salariés partant actuellement à la retraite ont commencé à travailler tôt et remplissent déjà cette condition.
Une réforme à tiroirs
7Par rapport à cette situation, la réforme comporte au moins six tiroirs principaux, qui posent chacun des problèmes différents : ces tiroirs sont dissymétriques et parfois vides, ce qui rend la réforme peu lisible.
8Tiroir 1 : application à la fonction publique de certains aspects de la réforme de 1993 concernant le secteur privé. – Le déficit en 2020 étant imputable principalement au secteur public, resté à l’écart de la réforme de 1993, il était urgent et nécessaire d’agir dans ce domaine. Des efforts incontestables sont demandés aux fonctionnaires, du moins à ceux qui ne relèvent pas des régimes spéciaux. Cependant, ils maintiennent globalement leur avantage comparatif par rapport au secteur privé. Si, en effet, on leur demande de cotiser plus longtemps (2 ans et demi), si leurs pensions sont indexées sur les prix (et non sur le point de la fonction publique), ils gardent l’avantage considérable d’une pension égale à 75 % du traitement des six derniers mois ; ainsi, ils évitent la baisse du taux de remplacement de la première pension liquidée, qui frappe de plein fouet le secteur privé. Ils vont, en outre, bénéficier progressivement d’un régime complémentaire basé sur la partie de leurs primes qui est inférieure à 20 % de leur traitement.
9Comment se fait-il que cet ajustement partiel, finalement assez favorable aux agents publics, n’ait pas été perçu comme tel ? D’abord, la réforme de 1993, mise en œuvre sans négociation, n’a pas été vraiment intégrée par la société française. D’où la revendication parfois émise — mais absente de la plate-forme intersyndicale de début 2003 — de revenir à 37,5 années de cotisation dans le secteur privé, en annulant la réforme de 1993 [4] : c’était contester l’idée même d’un rattrapage. Il faut tenir compte aussi du fait que le mouvement syndical est beaucoup plus puissant dans le secteur public que dans le secteur privé, comme on l’a bien vu en 1995, et que la réforme est mise en œuvre plus rapidement qu’elle ne l’a été dans le secteur privé. Elle comporte, enfin, des dispositions qui heurtent assez profondément la culture existante : ainsi la décote qui, en 2015, pourra progressivement atteindre 25 % de la retraite s’il manque cinq années de cotisations ; cette disposition rompt avec le principe antérieur : « une année en moins = 2% de pension en moins ».
10Tiroir 2 : correction partielle dans le secteur privé de la réforme de 1993. – Le débat sur le tiroir 1, générateur d’économies, a diminué la visibilité du deuxième tiroir, générateur, à l’inverse, de dépenses supplémentaires pour les régimes du secteur privé. Cinq dispositions sont à cet égard essentielles : l’assurance que le taux de remplacement pour une carrière complète au SMIG ne sera pas inférieur à 85 % en 2008 ; l’abaissement de l’âge de la retraite au-dessous de 60 ans pour les salariés ayant commencé à travailler à 14, 15 et 16 ans et ayant 41 ou 42 ans de cotisation (soit environ 300 000 personnes) ; la réduction de moitié de la décote, actuellement de 10 % par année manquante, ce qui est très élevé ; la prise en compte de la pénibilité, au terme de négociations non encore engagées à l’heure actuelle ; l’amélioration sensible du régime, très défavorable jusqu’ici, des poly-pensionnés.
11Pourquoi ces dispositions, plutôt avantageuses, ont-elles été aussi absentes du jugement porté sur la réforme ? Les deux premières ont été largement arrachées par la CFDT, et les autres syndicats n’ont donc pas intérêt à les mettre en valeur, pas plus que le gouvernement qui les a concédées mais non programmées. Mais elles sont aussi jugées insuffisantes, en particulier en ce qui concerne une garantie globale sur le taux de remplacement, garantie souhaitée par toutes les organisations syndicales.
12Tiroir 3 : augmentation progressive à partir de 2008 d’un trimestre par an de la durée de cotisation donnant droit à la retraite à taux plein, et ce pour l’ensemble des salariés (41 ans en 2012, 42 ans en 2018). – Ces dispositions ont incontestablement donné la tonalité de la réforme et effacé les autres. La réalité est plus nuancée : le gouvernement peut y renoncer au vu de l’évolution de la situation de l’emploi ou de celle des régimes de retraite. Et un principe d’équilibre entre la durée de cotisation et l’espérance de vie après la retraite a été posé, en vue de maintenir le ratio actuel (2 ans de cotisation pour 1 an de retraite). Afin de porter la durée de cotisation à 42 ans en 2018, il faut donc que l’espérance de vie actuelle ait augmenté de 3 ans d’ici là, ce qui n’est pas assuré. Mais l’absence de mesure claire de financement a réduit la portée de ces précautions et donné le sentiment que l’orientation prise vers l’augmentation de la durée de cotisation était irréversible. En fait, tout dépendra du contexte. Aujourd’hui, qui peut sérieusement savoir dans quelle situation nous serons en 2007 — et, a fortiori, en 2016 ou 2018, prochaines étapes ?
13Tiroir 4 : mesures favorisant l’extension de l’activité. – Pour que les salariés cotisent plus longtemps, il convient qu’ils puissent maintenir leur activité. D’où le report de 60 à 65 de l’âge à partir duquel un employeur peut mettre à la retraite d’office un salarié, sauf si un accord collectif en décide autrement ; d’où une modification de la réglementation des cumuls — un salarié du secteur privé pouvant plus facilement cumuler sa retraite et un salaire, à condition que l’ensemble de ses revenus d’activité et de pension ne dépasse pas son dernier salaire ; d’où des engagements de concertation entre partenaires sociaux pour relever le taux d’activité des personnes de plus de 50 ans, engagements à vrai dire assez vagues. Parallèlement, l’accès aux préretraites est restreint et fait l’objet d’une taxe. Il y a là un vrai changement juridique et culturel. La difficulté est qu’il tombe à contre-conjoncture, le chômage étant en phase ascendante.
14Tiroir 5 : l’épargne-retraite. – La nouvelle Loi offre à tout citoyen la possibilité d’accéder à un ou plusieurs produits d’épargne réservés à la retraite, c’est-à-dire donnant lieu, lors du départ à la retraite, au versement d’une rente (et non d’un capital). L’assurance-vie fait déjà l’objet d’un engouement considérable, les primes représentant plus de la moitié des cotisations de retraite. Les Français complètent la répartition par la capitalisation depuis longtemps — notamment les cadres, qui ont un taux de remplacement plus bas et un taux d’épargne plus élevé. La loi ajoute l’obligation de sortie en rente, un meilleur contrôle de la gestion et de nouvelles exonérations en termes d’impôt sur le revenu. L’épargne-retraite est-elle le cheval de Troie des systèmes par répartition, amorçant une évolution vers un système à l’américaine ? Rien ne le prouve, du moins à ce stade, car les versements faits ne sont pas exonérés de cotisations sociales et ne « sapent » donc pas les régimes par répartition (comme le faisait la loi Thomas sur les fonds de pension). Il s’agit bien d’un « complément » (article 108), conformément à l’article 1 qui « réaffirme solennellement le choix de la retraite par répartition au cœur du pacte social qui unit les générations ».
15Tiroir 6 : le tiroir vide du financement. – L’ensemble de ces mesures ne règle qu’environ la moitié des problèmes de financement prévisibles à l’horizon 2020. Leur « bouclage » repose sur le pari que la diminution de moitié du chômage permettra de transférer sur les retraites les cotisations de chômage qui ne seront plus nécessaires. Ce pari n’est pas illégitime : c’est toujours, en définitive, le travail associé au capital — donc l’emploi — qui finance les retraites, et le retournement démographique devrait faciliter les choses, sauf que nous ne sommes pas à l’abri d’une croissance plus lente. Que se passera-t-il si le pari n’est pas tenu ? A cette question, la loi ne répond rien. Le tiroir-caisse est vide ! La réforme n’a pas de garant.
16Là est sans doute la grande lacune de la réforme — source d’inquiétude, d’incompréhension, de procès d’intention. Beaucoup ont pu craindre de bonne foi que, en cas de déficit maintenu, l’on réduise les prestations ou que l’on augmente à nouveau la durée de cotisation, malgré le chômage, enfermant ainsi une partie de la population dans un dilemme impossible à surmonter : il faut travailler plus, mais il n’y a pas de travail.
Enseignements à tirer
17Nos méthodes de travail se sont améliorées, une réforme est passée — mais sans véritable consensus ; et cela laissera des traces. Bonne occasion pour examiner les divers dysfonctionnements qui sont apparus au cours de ce processus et pour se poser quelques questions.
18Permanence de l’inaptitude française à la réforme ? – Notre pays ne souffre d’aucune inaptitude congénitale à la réforme. Lorsque le sens est clair, lorsque la classe dirigeante s’engage et lorsque la nécessité de la réforme est forte et ressentie comme telle, le pays accepte, de plus ou moins bon gré, les réformes. Pourtant, ce qui a fonctionné à peu près correctement en matière économique et financière à plusieurs reprises, ne marche pas bien pour les réformes sociales. Ce domaine n’est pas irréformable par nature, mais ces trois conditions sont rarement réunies. Elles ne l’ont été que partiellement dans le cas des retraites, car, si la nécessité d’une réforme était clairement ressentie (condition 3), ni le sens de la réforme (condition 1) ni l’engagement de l’ensemble de la classe dirigeante (droite, gauche et corps intermédiaire confondus, condition 2) n’étaient clairement au rendez-vous.
19Notre capacité de réforme est fragile. Elle a besoin, plus qu’ailleurs, d’être étayée par un certain leadership. Notre difficulté à trouver des compromis d’intérêt sur des bases simples et concrètes rend la France différente à la fois des pays anglo-saxons et des pays d’Europe du Centre ou du Nord. Ceux-ci parviennent à trouver plus facilement, les premiers des compromis entre individus, les seconds des compromis collectifs. Notre société me paraît très fortement marquée par un étrange mélange de forte affirmation de soi et de peur de l’autre. Les Français, comme tous les hommes, sont fragiles mais n’aiment pas se l’avouer ; et, comme ils le ressentent au fond d’eux-mêmes, ils se barricadent derrière des murailles juridiques, institutionnelles ou idéologiques qui sont autant de divisions et de rigidités.
20La modernité et le marché n’y ont rien changé, tant les traits culturels fondamentaux sont résistants. La France reste une société de méfiance, qui fonctionne grâce à la connivence. Mais ces connivences compensatrices sont, elles aussi, fragiles et n’aiment pas être bousculées. C’est pourquoi le social est si difficile à réformer en France. Il touche au cœur de notre déficit psychique. La densité renforcée de nos institutions sociales n’a pas remédié au phénomène et l’a plutôt aggravé : on aurait pu penser que l’accroissement de sécurité qu’elle donnait délégitimerait la crainte de l’autre. En fait, elle a plutôt légitimé la distance à l’égard de l’autre, tout en accroissant les potentialités d’affirmation de soi. Injecter des doses de marché dans cette sociologie ne constitue en rien une solution : cela ne fait qu’accroître le sentiment que l’autre est une menace tout en érodant la confiance en soi, ce qui provoque refus et révolte.
21D’où le caractère particulier du cycle de la réforme à la française : lenteur à identifier la question à résoudre, impatience croissante de l’opinion, postures audacieusement réformatrices, puis décisions hâtives, peu ou trop vite négociées, donc mal comprises et acceptées. Les conditions sont alors réunies pour qu’une agrégation des refus provoque un mouvement social qui balaie la réforme. Cela aurait pu se produire en 2003 et différer d’une législature de plus l’adaptation de notre système de retraites.
22Une chaîne de décisions particulièrement complexe. – Le processus de réforme des retraites, comme la plupart des grands dossiers collectifs, met en jeu quatre types de personnages en quête de rôle.
23Il y a d’abord les experts, indispensables sur des sujets aussi difficiles. Ils ne sont pas très nombreux (deux ou trois par grandes institutions, pas plus) et ils sont longs à former (au moins cinq ans). Comment ce pôle d’expertise se constitue-t-il ? Est-il suffisamment pluraliste et transparent ? Comment écoute-t-il la demande sociale et diffuse-t-il un savoir aussi objectif que possible sans l’accaparer ?
24Face à la question des retraites, les partenaires sociaux sont en position délicate. Ils sont divisés : les positions du MEDEF et de l’UPA ne coïncident pas ; les représentants des salariés sont, tantôt réformateurs, tantôt partisans de l’abolition de la réforme de 1993, tantôt désireux à la fois de signer un accord et ne pas se couper du mouvement social. En outre, les partenaires sociaux sont placés dans une situation d’étrange responsabilité : ils gèrent les régimes complémentaires, mais, là comme ailleurs, il suffit d’un accord avec un seul syndicat représentatif pour que l’Etat lui donne force obligatoire ; et ces régimes ne peuvent pas négliger l’évolution des régimes de base où, de fait, l’Etat fait la loi. Dans un tel contexte, chacun est amené à peser au trébuchet si et jusqu’où il a intérêt à s’engager.
25A la surenchère entre partenaires sociaux s’ajoute celle venant du « mouvement social » qui, tous les deux ans à peu près, se lève à l’encontre d’une réforme. Notre société, où les corps intermédiaires sont affaiblis et où le désengagement est assez net, a, comme par contrecoup, une réelle capacité de mobilisation à court terme sur des enjeux bien définis, où se retrouvent des citoyens non engagés, des militants syndicaux plus ou moins dissidents et des agitateurs professionnels. Cette effervescence apparaît dès que les éléments fondateurs du pacte social et du sacré républicain semblent mis en cause. Cette tradition française de la révolte potentielle exerce une pression permanente sur les leaders syndicaux ou politiques. Or, le risque du mouvement social, c’est de conjuguer un discours radical, voire utopique, avec un immobilisme de fait bien ancré et ainsi légitimé. Il y a mouvement pour que rien ne bouge, au moment où tout bouge ! Pourtant, ce mouvement social latent révèle un réel malaise. On ne doit par conséquent ni le nier ni s’aligner sur lui, mais dialoguer — ce qui demande temps et énergie.
26Surtout lorsque, aux multiples divisions du social, s’ajoute la division politique même. La question des retraites est l’un des terrains favoris de la compétition politique : l’opposition du moment reproche au pouvoir du moment soit de ne pas assez réformer, soit de mal réformer. La culture partisane risque sans cesse de fonctionner aux dépens de l’intérêt général : on a reproché, à tort, au gouvernement Jospin de ne pas faire la réforme des retraites, alors qu’elle n’était pas mûre ; à l’inverse, à son congrès de Dijon au printemps 2003, le PS a pris le risque d’attiser le mouvement social et d’alimenter ainsi un report sine die de la réforme qui eût été grave pour notre pays et dont il aurait lui-même été la première victime en cas de retour au pouvoir. Le type de dialogue, voire de consensus, qui doit se nouer entre un parti réformiste et le mouvement social reste à inventer en France, comme celui qui doit se nouer entre la majorité et l’opposition sur les sujets majeurs.
27Ces difficultés, inhérentes à une démocratie vivante, atteignent dans notre pays un niveau manifestement disproportionné. Comment progresser ?
28Approfondir l’éthique de la discussion. – Le développement de l’éthique de la discussion constitue l’un des moyens de pallier la mauvaise gouvernance collective française. Nous avons besoin d’espaces de communication où, sans enjeu immédiat, l’expertise peut être diffusée et partagée et des scénarios cohérents bâtis, à partir desquels, ensuite, le processus décisionnel peut s’engager sur des bases claires et assainies. Les travaux du COR, les groupes de travail mis en place par le gouvernement au tout début de 2003, ont assez bien correspondu à ce schéma, mais à l’échelle restreinte des principaux décideurs et sans que le citoyen de base soit véritablement informé et touché. Ensuite, le processus s’est accéléré. Il semble admis aujourd’hui que la CFDT et la CGC ont signé trop vite, sans avoir suffisamment consulté leurs partenaires. Un travail d’explication auprès de l’opinion, pendant quelques mois, des grandes lignes de la réforme, suivi d’une ultime négociation, n’aurait-il pas permis de recueillir un consensus plus large et de recréer cette confiance sociale, ce courant de sympathie, ce lien politique entre dirigeants et dirigés qui font si largement défaut actuellement ? A mon avis, le jeu en valait la chandelle. L’adhésion à une réforme est aussi importante que la réforme elle-même.
29Réforme et réduction des inégalités. – La réforme du printemps 2003 a été largement parasitée par une série d’annonces contre-productives : la baisse de l’impôt sur le revenu, au moment même où le principe d’une hausse de cotisation était refusée ; l’interruption du programme des emplois-jeunes ; l’annonce qu’un nouveau contrat de travail à coût très allégé serait mis à la disposition des entreprises (le CI-RMA) sans que les salariés cotisent pleinement pour leur retraite ; la réduction des indemnités de chômage de l’UNEDIC ou de l’ASS. Tout cela dans un contexte d’explosion vers le haut des rémunérations des dirigeants d’entreprise. Or, plus une réforme sociale suppose des efforts nouveaux de la part de ceux qu’elle concerne, plus elle doit être accompagnée d’un véritable effort de réduction des inégalités environnantes.
30Réforme et emploi. – L’incapacité de la société française à se réorganiser pour retrouver le plein-emploi est un autre facteur de perturbation du processus de réforme à la française. Le chômage accroît le déficit des régimes sociaux, alors que ces régimes ont déjà tendance à s’emballer. Une situation de plein-emploi ne supprimerait pas le besoin de réformes, mais les rendrait plus comestibles. Le « bon emploi des réformes » reste à inventer et la préférence pour l’emploi à instituer, ce qui implique qu’elle bénéficie d’une vraie priorité dans la redistribution sociale. On ne peut pas tout faire à la fois, et le bon sens, c’est de commencer par l’emploi. Car c’est le travail qui finalement finance la santé, les retraites, la restauration de l’environnement… S’il y a du travail socialement organisé, il y aura des ressources pour les autres fonctions collectives. Si on prélève trop et trop vite au profit des fonctions collectives et aux dépens de l’emploi, il y aura moins d’emploi d’abord et une dégradation des fonctions collectives ensuite. La synergie de l’évolution d’ici 2040 des différentes fonctions collectives reste d’ailleurs à étudier et à organiser. Ce serait un beau sujet pour un vrai projet.
Notes
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[1]
3 % de 2001 à 2005, puis 2,6 % de 2006 à 2010, et 1,3 à 1,5 % ensuite, cette baisse étant due à la diminution de la population active à partir de 2011.
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[2]
Et même l’augmenter de 9 ans si l’on voulait rétablir le ratio pension/ salaire à son niveau actuel de 0,78 %.
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[3]
Si l’on voulait, en outre, ramener le ratio pension/ salaire au niveau actuel, il faudrait alors augmenter les cotisations de 15 points.
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[4]
S’est ainsi peu à peu accréditée l’idée que le retour à 37,5 années de cotisation pour tous était une hypothèse normale. Or, elle ressemble au comportement d’une personne fatiguée qui, ayant six étages à gravir, commencerait par descendre à la cave pour se refaire une santé avant l’effort, mais aurait finalement sept étages à monter sans avoir vraiment récupéré.