Notes
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Il y a une famille de cinéastes autour de Cédric Kahn et de ce film : Gilles Marchand, scénariste aussi de Harry, un ami qui vous veut du bien, de Dominique Moll. Bien des traits rapprochent ces deux films et celui réalisé par Gilles Marchand, Qui a tué Bambi ? (cf. Etvdes, janvier 2004). Enfin, Laurence Ferreira-Barbosa a collaboré aussi au scénario de Feux rouges.
Feux rouges, de Cédric Kahn
1La route. Prendre la route. Partir en vacances. Partir à deux en amoureux. Le dernier film de Cédric Kahn (après Bar des rails, 1992, L’Ennui, 1998, Roberto Succo, 2001, etc.) semble naître de cette somme de désirs simples. Avant de quitter son bureau à La Défense, Jean-Pierre Daroussin note sur l’ordinateur une brève déclaration d’amour, brûlante et naïve. Temps mort, temps fort. Dans un instant, à cinq heures, sa femme le rejoindra au café où il va l’attendre. Mais, aussi simples que ces désirs, les bons récits déploient une route semée d’obstacles, de contrariétés, d’embouteillages, de « feux rouges ». Au cinéma, pas de route sans dé-route, pas de désir sans interdit, pas d’élan sans angoisse.
2Ce qui nous émerveille, dès les premiers plans de ce beau film, c’est de voir se déployer sous nos yeux la matière la plus commune, la plus humble, pour assister à sa mise à feu jusqu’à la plus vive incandescence. Et ce qui nous comble, peu à peu, c’est la révélation d’une richesse infinie à partir d’une si pauvre matière. Ces désirs élémentaires vont nous acheminer vers le fantastique le plus pur. Mieux, le fantastique prend sa source dans cette banalité même. Il ne tombe pas du ciel ; pas de deus ex machina, pas de rupture : dans l’extraordinaire, il y a bel et bien l’ordinaire. Le fantastique était à l’œuvre déjà dans le réel sans éclat. Alors, la seule question qui va nous harceler, nous captiver délicieusement durant les cent cinq minutes du film, c’est : Et maintenant, et après, comment sortir de ce mauvais pas ? Comment aller plus loin ?
3On aura compris, bien sûr, qu’il ne faut pas raconter l’histoire, car elle a du « policier », du « thriller » les caractères fondamentaux, mais portés à leur plus haut point de jubilation : suspense, ivresse du jeu, saveur de l’intelligence. Voilà qui peut réconcilier tous les publics avec le cinéma, le bonheur du cinéma.
4Film surprenant dans une production française qui s’obstine trop souvent à cultiver l’ennui comme l’un des beaux-arts, le dernier-né de Cédric Kahn renoue avec le courant d’un cinéma qui se veut d’abord ludique, pensé, travaillé pour le spectateur, pour jouer avec lui et non pour tenter de s’imposer à lui sans lui – quand ce n’est pas contre lui.
5Film pour le spectateur, mais sans démagogie. L’amour du cinéma se manifeste à chaque plan, à chaque trouvaille du scénario, à chaque déplacement des acteurs, à chaque réplique, à chaque apparition de la musique (un Nocturne de Debussy d’une inquiétante beauté). On sait le goût de Cédric Kahn pour les plans fixes, majestueux, bien cadrés, le regard qui ne tremble pas, la caméra qui s’ouvre à l’espace le plus large avec une sérénité en contrepoint de l’angoisse des personnages. Film surprenant, disais-je, mais dont la maîtrise, le professionnalisme nous rappellent quelque chose : Hitchcock évidemment (chacun reconnaîtra une séquence qui se réfère avec humour à celle de l’avion dans La Mort aux trousses – sauf qu’il n’y a pas d’avion ici). Au delà de Hitchcock, le style très personnel de Cédric Kahn révèle une greffe parfaitement réussie entre la rigueur du cinéma classique américain et la liberté du jeune cinéma français [*]. Ce road-movie bien de chez nous marie avec élégance le sens des grands espaces hollywoodiens (n’oublions pas que le roman de Simenon qui a inspiré le scénario se situe aux Etats-Unis) et le noir mystère des forêts françaises (jamais on n’a aussi bien filmé la tendre et terrible fascination de nos futaies sous le soleil cru ou dans l’épaisseur de la nuit).
6Film de personnages aussi, incarnés par deux acteurs magnifiques : Jean-Pierre Daroussin, qui porte le film d’un bout à l’autre, et Carole Bouquet, si présente, si forte en une poignée de séquences, qu’elle va hanter toutes les scènes dont elle est absente. Film de personnages qui bougent et n’en finissent pas de nous surprendre : au suspense des situations (que va-t-il se produire ?) se superpose un suspense des personnages (qui sont-ils vraiment ?).
7Film sur un couple, donc : une femme lucide et un homme fragile, dévoré par la peur. Deux êtres loin, très loin l’un de l’autre, aussi éloignés que peuvent le paraître les deux acteurs si bien choisis. La trajectoire du récit peut être vue comme la parabole de cet éloignement, la projection sur les routes et la campagne françaises, des forces qui les attirent l’un vers l’autre (nul doute qu’ils s’aiment) et la peur qui les sépare, la lâcheté qui produit le mensonge pour les dérouter – ici, au sens propre – de ce qui aurait dû les retenir ensemble.
8« Tout grand film est abstrait », disait Jean Renoir, si « réaliste » pourtant. Le bonheur que procure Feux rouges tient peut-être à l’équilibre entre la précision documentaire, l’exactitude hyper-réaliste du détail (les bars, l’hôpital à la fin) et l’épure du scénario (la logique implacable des situations, des événements). J’avais déjà beaucoup aimé le film précédent de Cédric Kahn, Roberto Succo. Aujourd’hui, un grand cinéaste est né.
9Jean Collet
Père et fils, de Alexandre Sokourov
10« - Cette ville est curieuse. – Où m’as-tu emmené ? – Dans un passé… » Dialogue étrange, à l’image d’un film dont la logique pourrait échapper au spectateur non prévenu. C’est que Sokourov a une façon bien à lui de comprendre le cinéma. Contrairement à nombre de ses confrères pour qui filmer, c’est proposer une représentation plausible d’une action perçue au présent, Alexandre Sokourov rêve ses films, de telle façon que les repères spatio-temporels s’effritent au profit d’un autre monde. C’est cet autre monde que ses films proposent. Non pas un monde arbitraire : ceux qui taxent Sokourov de formaliste s’arrêtent à la splendeur, indéniable, de l’apparence ; la beauté des images en clair-obscur ocre et des multiples sons tressés n’est pas signe de virtuosité vaine, mais bien de nécessité vitale. C’est toute la différence entre le maniériste et le maniéré. Le maniériste est l’héritier conscient d’un passé qu’il réinvente à sa façon, afin de forger son identité paradoxale, quand le maniéré recycle non sans cynisme des formes vidées de leur contenu, afin de plaire à bon compte. Notre époque orpheline abonde en maniérés dont il ne restera rien. Plus rare, la mélancolie aristocratique du maniériste résiste au temps, dans tous les sens du terme : elle dure parce qu’elle met au point des stratégies de contournement du flux temporel destructeur.
11Dans le cas de Sokourov, le geste maniériste de la dilatation, manifeste dans les légères déformations optiques et dans la réorchestration discrète des motifs musicaux, a justement pour but d’anesthésier le temps, de l’engourdir afin de le neutraliser. Il s’agit pour le Russe d’échapper à la malédiction d’une durée qui ne mènerait qu’au néant ; l’art est conçu, sinon comme une transcendance, du moins comme une promesse d’éternité. Conception religieuse, sans doute. A ce titre, le rapport à Tarkovski n’est pas usurpé.
12L’argument de Père et fils est encore plus ténu que celui de Mère et fils, qui avait fait connaître Sokourov en Occident. De nouveau, un fils aimant tente de dissiper l’ombre de la maladie, mais les rapports humains semblent plus abstraits, à tel point que les corps- à-corps font penser à des toiles de Bacon. C’est qu’il s’agit, cette fois, d’un univers exclusivement masculin, qui tient les femmes à distance. Nouvelle atteinte au pacte de réalisme : à cette absence de mixité s’ajoute le faible écart des générations, père et fils semblant frères. C’est que les temps sont mêlés pour réduire les distances : un poste de radio d’avant-guerre diffuse des lambeaux nostalgiques de Tchaïkovski, dans une pièce aux papiers peints 1900, et un poste moderne impose aux voisins la bêtise binaire d’un rythme actuel. De même, un avion contemporain vole au-dessus d’une ville sillonnée de tramways antiques ; ville imaginaire, entre studio russe enneigé et vues portuaires portugaises : comme les temps, les espaces s’annulent.
13La logique secrète de ces divers courts-circuits perceptifs ? Un sens aigu de la représentation de ce qui aurait pu être. Le conditionnel érigé en mode d’être. Ce qui est montré n’est pas tant ce qui est, ni ce qui a été, que ce qui aurait pu – ou dû – être. Cinéma intensément nostalgique en ce qu’il invente sans cesse un temps passé qui n’a pas tout à fait été. Les effusions du fils ne visent-elles pas un père défunt ? Une telle hypothèse s’impose et justifie l’aspect fantomal de ces personnages en apesanteur. On comprend mieux la figure récurrente, musicale, de la ritournelle : dans les films de Sokourov flottent des lambeaux obsédants de mélodies défuntes qui tournent sur elles-mêmes ; elles hantent la mémoire de qui reconstruit sans relâche dans sa conscience des situations fondatrices. Ces fantômes sont des fantasmes.
14Un dernier point : la distribution française nomme bizarrement le film « Père, fils », en contradiction avec le titre original, lui-même écho de Mère et fils. Il convient de rétablir le seul énoncé possible.
15Philippe Roger
S 21, la machine de mort khmère rouge, de Rithy Panh
16Dans les premiers plans de S 21, bouleversant documentaire coproduit par l’INA et Arte, un homme aux yeux battus s’occupe de son nouveau-né avec sa femme et sa mère. On le suppose miraculeusement survivant de la « machine de mort » khmère (le parti communiste du Kampuchéa démocratique tua 2 millions de Cambodgiens de 1975 à 1979). A sa mère, il se plaint de maux de tête, lui dit qu’il aurait préféré mourir au front, alors, mais qu’on ne l’avait pas laissé partir. La vieille femme rétorque : « Tu aurais préféré mourir, alors dis la vérité […]. Peu importe qui tuait qui. Tu as tué. » Houy fut en effet adjoint à la sécurité au centre de détention S 21, où furent torturés puis exécutés 17 000 prisonniers.
17Comment faire se rencontrer victimes (seules trois sont encore vivantes) et bourreaux sur les lieux de leurs crimes sans faire du documentaire un indécent rituel expiatoire ? Confronté à ses anciens gardiens, Vann Nath, peintre mais aussi auteur d’un livre sur l’année qu’il a passée au centre S 21, s’assure que ceux qui n’ont pas (encore) été jugés pour leurs crimes, et qui évoquent volontiers leur « endoctrinement » passé, n’aient pas l’impression de se laver de leurs crimes sous l’œil complaisant de la caméra. D’ailleurs, précise-t-il, pourquoi parlerait-on de pardon puisque « personne n’a reconnu de faute » ? Les nombreuses réflexions du peintre sont le fruit d’un long processus de remémoration et de deuil que les bourreaux, eux, n’ont qu’à peine entamé grâce au film. Manipulant avec une connaissance certaine les archives du lieu désormais musée du génocide de Tuol Sleng, Nath se réfère aux documents (photos, rapports, cahiers d’aveux) pour opposer aux justifications de ses anciens geôliers les preuves de leurs actes.
18La prolifération de la preuve est un trait crucial de l’organisation du génocide khmer : la machine ne pouvait « détruire » (un mot que le Parti préférait à « tuer ») que parce qu’elle produisait dans le même temps des preuves de la culpabilité d’innocents. Chaque individu arrêté était transformé en document vivant, pressuré pour qu’en sortent noms, phrases, histoires. Tout aveu, à S 21, était donc purement fictif : le système et son attribut bureaucratique, la machine à écrire, engendraient de fausses autobiographies, de faux aveux de prisonniers ignorant en fait la raison de leur arrestation. Terrifiant paradoxe que ces assassinats en masse qui photographient pourtant chaque visage, notent les circonstances de chaque mort et précisent dans les instructions aux tortionnaires que les aveux doivent être rédigés de la main du prisonnier – et dans ses propres termes.
19A cet affolement bureaucratique – rationalisation dérisoire de la barbarie – le film et son dispositif opposent de multiples traces. La peinture très figurative de Nath, d’abord, ses grandes toiles peintes d’après les souvenirs de ses tortures, qui sans grands discours mettent en doute la thèse de l’irreprésentabilité de l’horreur. Les traces de la vie quotidienne atroce à S 21, intactes dans la mémoire de l’un des geôliers. Celui-ci, âgé de quatorze ans à l’époque, refait devant la caméra ce qu’il faisait tous les jours, apportant le seau à urine, frappant un détenu, arrachant sa chemise à celui qui aurait tenté de se pendre avec. Si les mots des bourreaux manquent pour préciser leur responsabilité exacte (ils s’en réfèrent à « l’Organisation », à « l’ennemi »), leurs corps, eux, se souviennent, au geste près, des fonctions qu’ils occupèrent. Traces, enfin, de ce que l’entreprise de destruction n’a pu anéantir totalement : Nath fouille longtemps un tas de cendres et de gravats pour y trouver, recueilli… un bouton. La grandeur de ce documentaire, d’une force et d’une retenue inégalées, est d’interdire que le poignant face-à-face se transforme en catharsis. S 21, tendu entre « machine » et « mémoire », rappelle enfin que la mémoire d’un génocide, c’est aussi celle des bourreaux, à leur corps défendant : au lieu de dédier son film « à la mémoire de… », il l’adresse, plus profondément, « à la mémoire ».
Sang et or, de Jafar Panahi
20Les coups de feu sont rares dans le cinéma iranien. Ceux des premiers plans de Sang et or signent la mort d’un protagoniste qu’on a à peine eu le temps de détailler : ce jeune homme au physique d’ours, Hussein, braque sans succès une bijouterie avant de retourner l’arme contre lui. Banalité du fait divers, qui pourrait faire croire à un « film social » traitant laborieusement de la jeunesse désœuvrée à Téhéran. On imagine, en effet, que le même fait divers, adapté par le Britannique Ken Loach, mettrait en branle la machine bien huilée mais trop familière du drame social compassionnel ; heureusement, il n’en est rien : le troisième film de Jafar Panahi, après Le Ballon blanc et Le Cercle, trouve la bonne distance : ni éloignement de l’explication sociologique du crime, ni empathie psychologisante tout aussi réductrice. Au fil des arrêts de ce Taxi driver iranien livreur de pizzas (l’équivalent paupérisé du chauffeur de taxi puisque pas même à son propre compte), on délaisse les vignettes de chaque rencontre pour laisser s’infiltrer en nous la dépression chronique de Hussein. Depuis la guerre Iran-Irak, il prend tant de cortisone qu’il « ne se reconnaît plus ». Etrangeté à soi et aux autres que le réalisateur capture dans le cadre, loin de l’esthétisme appuyé d’un certain cinéma iranien (celui de Samira Makhmalbaf, récemment).
21C’est que, pour faire vivre son personnage au delà du type sociologique, Panahi avait un scénariste inspiré, Abbas Kiarostami, garant d’une maîtrise narrative inégalée. Si le lieu du drame – la petite bijouterie – est au cœur du récit, c’est moins parce que Hussein choisit de mourir derrière ses barreaux qui l’apparentent à une prison, que parce que le héros a déjà essayé plusieurs fois d’y entrer. Son ami pickpocket, Ali, a beau avoir entre les mains le ticket de retrait d’une chaîne en or trouvé dans un sac volé, les apparences sociales seront plus fortes que ce reçu miraculeux. Lieu de partage social marqué, la bijouterie est d’abord interdite aux deux compères, trop mal vêtus, puis s’ouvre à leurs efforts vestimentaires, mais pour mieux les renvoyer à leur pauvreté : le bijoutier préfère les orienter vers le bazar d’un quartier pauvre… Le constat d’un clivage de classe infranchissable conclut le portrait à charge d’une société dans laquelle même la classe moyenne est en voie de disparition, détrônée par les nouveaux riches et opprimée par la « police des mœurs », bras armé de la domination masculine.
22Charlotte Garson
Notes
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Il y a une famille de cinéastes autour de Cédric Kahn et de ce film : Gilles Marchand, scénariste aussi de Harry, un ami qui vous veut du bien, de Dominique Moll. Bien des traits rapprochent ces deux films et celui réalisé par Gilles Marchand, Qui a tué Bambi ? (cf. Etvdes, janvier 2004). Enfin, Laurence Ferreira-Barbosa a collaboré aussi au scénario de Feux rouges.