Notes
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[1]
Dominique Schnapper, La Démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Gallimard, « nrf/essais », 2002.
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[2]
Charles Taylor, « Politics of recognition », dans Amy Gutman, Multiculturalism : examining the politics of recognition, Princeton University Press, 1994.
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[3]
Voir, par exemple, Sylvie Mesure, Alain Renaut, Alter ego. Les paradoxes de l’identité démocratique, Aubier, 1999.
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[4]
Dominique Schnapper, La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Gallimard, « nrf/essais », 1994, rééd. « Folio », 2003.
1La société française a une tradition d’intégration spécifique, liée à son histoire nationale. C’est ce qu’on appelle dans la vie publique le « modèle républicain ». Ce que désigne cette expression, c’est l’intégration autour d’un projet politique, né des valeurs incarnées par la Révolution, fondé sur le principe et, jusqu’à un certain point, sur les pratiques de la citoyenneté individuelle. La tradition nationale est fondée sur l’intégration individuelle, et non collective ou communautaire. Cette politique, qu’on a qualifiée jusqu’il y a vingt ans de politique d’assimilation, n’impliquait pas que fussent supprimées toutes les spécificités des populations progressivement intégrées dans la nation française. Ce n’est d’ailleurs ni possible, ni souhaitable. Elle impliquait que ces spécificités se maintiennent exclusivement dans l’ordre du privé et que les individus se conforment à la logique de l’intégration « à la française » dans l’ordre du public. La politique d’assimilation, qu’on nomme aujourd’hui politique d’intégration, n’a jamais interdit le « multiculturalisme » dans la vie sociale, qui est un fait ; elle impliquait que celui-ci ne se manifestât pas dans l’ordre politique, au sens large du terme.
Le « modèle républicain »
2L’idée du communautarisme fait peur aux Républicains français parce que l’intégration de la société nationale a toujours concerné les individus et non les collectivités. Les institutions nationales, de l’école républicaine à l’armée, ont transformé les enfants d’immigrés commes les enfants des paysans de toutes les régions en citoyens. Il n’est que de considérer l’intégration des immigrés polonais ou italiens en France et aux Etats-Unis pour apprécier la différence. Il n’a jamais existé une communauté italo-française ou franco-polonaise comme il existe des « Italo-Américains » ou des « Polono-Américains ». Les Français ont un récit national de l’enracinement, alors que l’immigration fait partie du récit national des Américains. Jusqu’à une date récente, même les statistiques nationales ignoraient volontairement l’origine nationale et religieuse des Français. Les chercheurs pouvaient regretter de ne pas disposer des instruments nécessaires pour analyser les processus de l’intégration des diverses populations. Mais cette cécité voulue et organisée renforçait l’utopie créatrice de la conception individuelle de la citoyenneté, de l’égalité de tous les citoyens, indépendamment de leurs origines.
3Ce modèle d’intégration est lié à certaines des caractéristiques de l’histoire de la nation : la France est un pays d’immigration depuis près de deux siècles. La tradition démocratique repose sur l’idée du citoyen, né symboliquement avec la Révolution. La citoyenneté est un tout indivisible ; sa légitimité s’exprime dans un rapport direct avec l’Etat, en excluant les corps intermédiaires. La nation française, enfin, est le produit d’une longue histoire : la République a hérité du travail séculaire par lequel la monarchie a constitué la nation en imposant en même temps unité politique et unité culturelle. La politique d’intégration — qui concerne non seulement les immigrés, mais encore l’ensemble de la population — ne peut être comprise qu’à la lumière de cette longue tradition. Elle fut d’ailleurs consciemment organisée par les Républicains des années 1880. L’école de Jules Ferry et l’armée furent chargées d’une mission proprement civique. D’autres instances — l’Eglise, les syndicats et les partis de gauche — ont contribué, de leur côté, à l’intégration des populations d’origine étrangère, c’est-à-dire à la transformation des étrangers en citoyens.
4Cet universalisme républicain légué par la tradition est actuellement battu en brèche sous l’influence diffuse des Etats-Unis, dont les modèles sociaux et intellectuels tendent à s’étendre, sous l’effet direct de la politique européenne et, plus profondément, de l’évolution démocratique.
L’influence diffuse des Etats-Unis
5En s’interrogeant sur la manière dont se constituait leur société nationale, les Américains ont consacré une énergie intellectuelle considérable à étudier les relations entre les groupes définis par leurs origines et à gérer leur cohabitation à l’intérieur de la société américaine. C’est au sein de cette réflexion qu’est intervenue la législation de l’affirmative action, destinée à compenser les handicaps historiques dont certaines populations, essentiellement les Afro-Américains, avaient été victimes. Si justifiée que fût l’intention de compenser la manière dont les Afro-Américains avaient été traités, les critiques ont fait remarquer que cette politique avait eu pour effet inévitable de cristalliser l’existence même de ces groupes et de « racialiser » ou d’« ethniciser » les relations sociales. En donnant des droits particuliers — même justifiés — à certains groupes, on réaffirmait l’« appartenance » à un groupe particulier, aux dépens de la conscience de l’appartenance au collectif. Et pourtant, cette politique a été encadrée par la Cour suprême, pour que la reconnaissance des divers groupes dans l’espace public se conciliât avec le principe fondateur de l’ordre social, celui de l’égalité de tous les citoyens devant la loi.
6La politique des institutions européennes, de son côté, pose des problèmes directs à la « tradition républicaine ». La Charte européenne des langues régionales et minoritaires et la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, par exemple, ont consacré juridiquement, donc socialement, l’existence même de minorités. Les autorités françaises ont ratifié ces textes en formulant des réserves sur les articles qui ne s’appliquent pas à la République ; celle-ci « ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français, sans distinction d’origine, de race ou de religion », ce qui s’oppose « à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance ».
De l’égalité « formelle » à l’égalité « réelle »
7L’évolution qu’on observe depuis quelques années est d’autant plus frappante. L’affaiblissement des institutions nationales n’est pas seule en cause. La chose paraît s’imposer comme une évidence : il faut lutter contre le racisme, les discriminations — et l’invocation de l’universalisme républicain ne servirait qu’à masquer ces réalités. Or, il va de soi qu’« on ne traite bien que ce que l’on nomme ». La fiction juridique de l’égalité de tous les citoyens est donc dénoncée comme un moyen d’occulter la vérité du racisme. Au nom de l’efficacité de l’action publique, il importe de connaître ceux qui sont les victimes des discriminations, donc de les classer dans des catégories. Une large enquête — publiée en 1995, patronnée par les plus grandes institutions de recherche nationales (INED et INSEE) — portait sur les « jeunes issus de l’immigration ». D’ailleurs, la politique publique prend des mesures en leur faveur. Le ministre républicain par excellence, Jean-Pierre Chevènement, n’a-t-il pas lui-même affirmé, dans un discours à la réunion des préfets, le 15 février 1999, qu’« il convenait que la Police nationale soit à l’image de la population ». Il a donc invité les préfets, « sans qu’il puisse être question de quotas », à « diversifier les recrutements » et à « permettre l’accueil, au sein des services de police des jeunes issus de l’immigration ». La RATP ou les responsables de la politique de la Ville recrutent certains de leurs agents précisément parce qu’ils sont issus des populations des « quartiers sensibles » : ils pourront ainsi être plus efficaces ; ce sont les premiers « métiers ethniques ». Les moyens supplémentaires accordés aux établissements situés dans les ZEP aboutissent souvent, de fait, à accorder davantage aux populations issues de l’immigration, majoritaires dans les ZEP. On pense aussi à « corsifier » les emplois publics dans « l’Ile de beauté ». Et pourtant, la République « ne connaît que le peuple français »…
8La prise en compte croissante des particularités des divers groupes ne conduit pas immédiatement et nécessairement à ce que l’on désigne avec effroi comme le « communautarisme », c’est-à-dire à l’enfermement des personnes dans un groupe particulier, aux dépens de leur conscience commune et de leurs relations, au delà de leur groupe, avec les membres de la société plus large. Mais il est vrai qu’elle ne favorise pas la conscience commune. La revendication des particularismes ne comporte par elle-même aucune limite ; ce sont les échanges qui devraient être soutenus par l’organisation sociale. L’enfermement dans son groupe est naturel ; c’est l’ouverture des groupes les uns aux autres qui devrait être encouragée par les institutions communes.
L’évolution récente de la démocratie
9Comment cette nouvelle attitude a-t-elle pu se diffuser avec une telle rapidité dans un pays où elle est aussi contraire à la tradition politique ? C’est là qu’il faut évoquer l’évolution récente de la démocratie, qui se donne pour légitimité d’assurer non pas seulement l’égalité « formelle » de tous les citoyens — c’est-à-dire l’égalité civile, juridique et politique —, mais aussi l’égalité « réelle » — pour reprendre une vieille opposition consacrée de la pensée marxiste. Pour ce faire, l’Etat providentiel tend inévitablement à intervenir dans tous les domaines de la vie sociale. Il a d’abord protégé les enfants, les vieillards, les malades et les chômeurs, afin d’assurer à tous les conditions décentes d’existence, qui nous apparaissent, à nous hommes démocratiques, comme la condition nécessaire d’une véritable citoyenneté. Mais la dynamique démocratique exige toujours davantage. Si l’on vise à assurer l’égalité réelle de tous les citoyens, l’Etat doit intervenir dans l’enseignement, la culture, les activités sportives, pour que le bien-être de l’individu soit assuré dans toutes ses dimensions. Mais il devrait aussi intervenir dans l’ordre « ethnique », en assurant à certaines populations des « droits culturels » si ces derniers sont indispensables pour assurer aux individus leur pleine « authenticité ». Si l’on considère que l’identité personnelle n’est pas séparable d’une culture collective, l’Etat doit reconnaître les cultures particulières et lutter contre les discriminations dont certains ont été ou continuent d’être les victimes, à cause de leur participation à cette culture. Le bien-être de l’individu ne comporte pas de limites, et l’Etat de la démocratie providentielle doit répondre à toutes les demandes qui visent à l’améliorer [1]. Mais cette politique d’intervention, légitime selon les valeurs démocratiques, comporte le danger de fragmenter le corps social. La société démocratique est menacée d’être formée d’une simple juxtaposition de groupes particuliers, dont chacun défend ses intérêts matériels et moraux sans prendre en compte ceux de la collectivité.
Les faux débats
10Aujourd’hui, on affirme volontiers que le « modèle républicain » est en crise, qu’il est désormais inefficace pour intégrer les nouveaux immigrés et leurs enfants dans la société française. Il existe un débat entre des « intégrationnistes » — qui souhaitent qu’on continue à privilégier le modèle traditionnel, en soulignant que les problèmes d’intégration sont davantage des problèmes sociaux que des problèmes ethniques — et des « communautaristes » — qui jugent à la fois nécessaire et souhaitable de renouveler les formes de l’intégration. Je voudrais éclairer les termes du débat et essayer de préciser quels sont les véritables enjeux.
11Première réflexion : il ne faut pas idéaliser rétrospectivement ce que fut concrètement le « modèle républicain » dans le passé et comparer les réalités concrètes actuelles à ce qui ne fut jamais une réalité concrète, mais un modèle ou un idéal. Dans les années 1880, les immigrés italiens récemment arrivés et installés dans les vieux quartiers du centre de Marseille n’étaient certainement pas moins pauvres et plus intégrés que les immigrés d’origine maghrébine qui habitent actuellement les tours de la banlieue-nord. Cela ne les a pas empêchés d’être intégrés en deux générations à la société française. Il ne faut pas confondre un principe régulateur avec les réalités concrètes. En d’autres termes, le « modèle républicain » ne marchait peut-être pas dans le passé aussi bien que nous l’imaginons rétrospectivement, et il ne marche peut-être pas aujourd’hui aussi mal que les sociologues l’affirment, en comparant la réalité actuelle avec une idée ou un idéal. Le « modèle républicain » n’a jamais décrit la réalité concrète.
12Mais il ne faut pas entretenir de faux débats. Ni les « intégrationnistes » ni les « communautaristes » ne remettent en cause l’égalité civique et la citoyenneté individuelle. Ni les uns ni les autres ne sous-estiment les difficultés sociales des banlieues où sévit le chômage. Les « intégrationnistes » ne songent pas non plus à empêcher les populations d’origine étrangère d’entretenir dans le privé toutes les formes d’identités, de références culturelles et de fidélités particulières qu’ils entendent maintenir. Encore une fois, ce n’est ni possible — les libertés publiques sont garantes de cette liberté —, ni souhaitable : la démocratie repose sur la distinction entre le privé, laissé à la liberté de chacun, et le public. La vraie discussion porte — ou devrait porter — sur la question de savoir jusqu’à quel point les identités, les références culturelles et les fidélités particulières peuvent ou doivent être reconnues dans la vie publique. Pour être très concret, dans quelle mesure leur expression doit-elle être organisée par les pouvoirs publics et soutenue par des fonds publics ? Cette interrogation s’inscrit dans une interrogation plus large : comment concilier la liberté et l’égalité individuelles de tous les citoyens — principe que personne ne remet plus en cause — et la reconnaissance publique de leurs spécificités culturelles qui sont collectives ?
Le communautarisme. Aspirations et risques
13Les penseurs favorables au communautarisme jugent que la gestion « classique » de la diversité par la citoyenneté est devenue inopérante. Elle ne reconnaît pas, selon eux, le besoin des hommes de voir respecter leur dignité non seulement en tant que citoyens abstraits, mais aussi en tant qu’individus concrets, porteurs d’une histoire et d’une culture singulières. Il faut, selon les termes de Charles Taylor, instaurer une politique de la « reconnaissance [2] ». L’intégration sociale et politique par l’unité/égalité/universalité du domaine public — lieu de formation et d’exercice de la citoyenneté — aurait trop longtemps marginalisé et, à long terme, détruit les fidélités religieuses ou historiques particulières.
14L’affirmation de droits particuliers comporte, toutefois, des risques qu’on résume par le terme de « communautarisme ». Le premier est d’être contradictoire avec la liberté des individus. Affirmer l’existence de droits particuliers risque d’enfermer les individus dans leur particularisme, de les assigner à un groupe, à l’encontre de leur liberté personnelle et de leur possibilité d’échanges avec les autres. Appartenir par sa naissance à un groupe reconnu par la législation est contradictoire avec la liberté de l’homme démocratique. Celui-ci n’« appartient » pas à un groupe réel, isolé des autres ; il se réfère et s’identifie à des collectivités historiques diverses. Reconnaître des droits particuliers par des dispositions législatives viendrait contredire cette caractéristique profonde de la société individualiste.
15Le second risque concerne l’intégration sociale. La reconnaissance publique des groupes particuliers risque de consacrer et cristalliser les particularismes aux dépens de ce qui unit les citoyens, à organiser les replis des individus sur leur communauté d’origine au lieu de leur donner les moyens de la dépasser et d’entrer en relation avec les autres. Les groupes culturels ne sont pas donnés une fois pour toutes, ils sont le produit d’une construction historique. En leur accordant à un moment donné des droits particuliers, la reconnaissance publique contribue à les faire exister de manière permanente. Elle risque de conduire à la fragmentation sociale en juxtaposant des « communautés » fermées les unes aux autres, sans échange entre elles. Comment, enfin, assurer l’égalité des divers groupes si on leur donne des formes de citoyenneté différenciées ? La différence reconnue des droits ne conduit-elle pas nécessairement à des droits différents ? Comment inscrire à la fois l’égalité du citoyen et la reconnaissance de la diversité des droits des cultures dans des institutions politiques ?
Un communautarisme modéré
16Les penseurs d’un communautarisme modéré tiennent compte de ces risques [3]. Ils posent des conditions à la mise en œuvre d’une politique multiculturelle. La première est que les individus ne devraient pas être autoritairement assignés à faire partie d’un groupe particulier ; ils devraient être libres d’y entrer ou d’en sortir. La seconde condition est qu’on ne devrait reconnaître que des cultures qui ne comportent pas de traits incompatibles avec les droits de l’homme. On ne devrait pas admettre, par exemple, au nom du relativisme culturel absolu que prônent certains multiculturalistes américains extrêmes, que la tradition culturelle fût invoquée pour justifier l’inégalité statutaire des hommes et des femmes, l’excision des fillettes ou le droit des maris à battre leur femme. Enfin, il importe que les divers groupes soient égaux. La reconnaissance des droits des minorités ne doit pas aboutir à ce qu’un groupe se trouve dans la situation de dominer les autres. Sans égalité entre les groupes, on risque de retrouver la situation de l’apartheid.
17On ne peut que souscrire aux aspirations des penseurs multiculturalistes modérés, directement inspirées par les valeurs de l’individualisme démocratique. Comment nier que l’ordre démocratique se donne pour légitimité d’offrir à chacun les moyens de développer toutes ses capacités, de se révéler à lui-même et aux autres dans sa pure authenticité ? Comment nier que la société démocratique doive conjuguer l’égalité politique du citoyen avec les aspirations de l’individu enraciné dans une histoire et une culture particulières ? Mais le problème ne devrait pas être traité en termes purement philosophiques ou sentimentaux : il s’agit de s’interroger sur les possibilités d’organiser la reconnaissance institutionnelle de ces droits culturels.
Les droits culturels. La langue
18Quel peut être le contenu des « droits culturels » ? La neutralité religieuse de l’Etat, partie intégrante de la citoyenneté, organise déjà la liberté religieuse ; mieux, elle constitue une protection des religions minoritaires. Les bouddhistes en France prospèrent depuis quelques années à l’abri des règles de la laïcité. Les pratiques intellectuelles sont libres pour tous. Chacun est libre de respecter des fêtes particulières, de fonder des associations culturelles et d’adopter les formes de la vie collective — à condition qu’elles ne soient pas contradictoires avec les valeurs communes.
19Reste le problème de la langue. Si chacun, cela va de soi, parle la langue qu’il veut chez lui ou avec ses amis, doit-il aussi avoir le droit de la parler dans l’école, dans l’hôpital, devant la Justice, dans les instances politiques ? Jusqu’à quel point un espace public commun peut-il être organisé sans que les citoyens communiquent par une langue commune ? La reconnaissance de droits culturels pourrait-elle aboutir, par exemple, à ce que tous les textes officiels — dont on s’accorde à constater l’inflation depuis les dernières décennies — soient traduits dans les vingt-sept langues qui, en France, selon le rapport de B. Cerquiglini, pourraient légitimement revendiquer d’être reconnues au titre de la Charte européenne de protection des « langues régionales et minoritaires » ? On peut se demander si cela n’aboutirait pas, dans quelques décennies, à adopter l’anglais comme langue commune (comme c’est actuellement le cas dans la Péninsule indienne). L’école commune, où s’apprend la langue et le langage de la citoyenneté, peut-elle ne pas rester, avant tout, le lieu de l’apprentissage des valeurs et des pratiques démocratiques qui permettent de « faire société » ? Bien entendu, cela n’est pas en contradiction avec le projet, justifié par les valeurs collectives, de reconnaître pleinement la présence des populations minoritaires, de souligner leur contribution à la vie collective, de leur permettre plus libéralement d’apprendre leur langue d’origine s’ils le souhaitent et, plus généralement, de leur faire toute la place qui n’est pas en opposition avec les valeurs communes.
20La réinterprétation « démocratique », c’est-à-dire plus souple et plus tolérante, des principes de la citoyenneté ne serait-elle pas suffisante pour que les groupes particuliers aient le sentiment que leur dignité collective est reconnue ? Les écoles juives, qui appliquent les programmes de l’Education Nationale en les complétant par l’enseignement de la tradition juive, fournissent un exemple de l’articulation possible entre culture commune et culture particulière. Il s’agit, dans tous les cas, d’adopter ce qu’on pourrait appeler une forme de « libéralisme modéré » dans le vocabulaire anglophone — ou, en termes français, de « républicanisme tolérant » —, sensible aux conditions culturelles et sociales de la vie politique, mieux adaptée à la démocratie moderne que le libéralisme ou le républicanisme traditionnels, proposant des modes d’intégration plus souples et plus attentifs aux besoins des populations particulières.
Vers un républicanisme tolérant
21Toute reconnaissance juridique des particularismes comporte, en effet, le risque d’entraîner dans une logique de revendications sans fin. Au nom de quoi reconnaître l’arabe ou le berbère et pas le chinois, l’une des branches du breton et pas les autres ? Pourquoi donner des droits collectifs à certains groupes, historiques ou culturels, et pas à d’autres ? Au nom de quels critères de justice choisir de reconnaître les uns plutôt que les autres ? La logique du particularisme a pour fin ultime l’individu. S’il est consacré par l’institution de « droits culturels » — donc politiques — spécifiques, le pluralisme de la vie sociale, inévitable et souhaitable, risque de déboucher sur l’inégalité des statuts politiques. Le danger existe d’accentuer plutôt que d’affaiblir la fragmentation sociale, alors même que la logique économique et marchande, dans les sociétés démocratiques d’aujourd’hui, s’impose toujours davantage aux dépens des liens civiques. Jusqu’à présent, nous ne connaissons pas d’exemple de société moderne dans laquelle la reconnaissance institutionnelle du pluralisme culturel n’a pas conduit au pluralisme social et politique.
22Si l’on respecte les conditions justement posées à l’instauration de droits culturels par les théoriciens du multiculturalisme modéré, comme Sylvie Mesure et Alain Renaut, on parvient à une politique proche de ce qu’on peut aussi appeler un « républicanisme tolérant », adapté aux valeurs collectives de la société démocratique. La citoyenneté n’est pas une essence, définie une fois pour toutes : elle n’a cessé de se redéfinir en fonction des sociétés et de leur évolution. Il faut donc prolonger son histoire et réélaborer de manière plus « démocratique » les pratiques de la citoyenneté, avant de cristalliser par le droit des différences culturelles qui, elles aussi, ne cessent de se modifier.
23* * *
24Le sens d’une politique multiculturelle varie d’un pays à l’autre. La garantie des droits des minorités peut être une solution à la coexistence de peuples différents dans les pays balkaniques, où la tradition démocratique est faible. Le multiculturalisme du Canada, avec les peuples autochtones, les deux « peuples fondateurs » et les communautés d’immigrés, n’est pas de même nature qu’un « multiculturalisme » dans une nation unitaire comme la France. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si deux des principaux philosophes qui réfléchissent sur des modalités de multiculturalisme, Charles Taylor et Will Kymlicka, sont canadiens. On ne peut négliger l’histoire de la formation de la nation et de la légitimité de l’ordre politique pour adopter des politiques de reconnaissance des droits culturels.
25Le rôle premier de l’Etat reste d’organiser l’unité de l’espace politique commun, qui permet d’intégrer par l’abstraction et l’égalité formelle de la citoyenneté tous les individus, quelles que soient leurs origines sociales, religieuses, régionales ou nationales [4]. S’il fait partie de l’ambition démocratique qu’il réponde aux demandes particulières qui lui seraient adressées par des populations particulières — plutôt que de les refuser systématiquement, comme il a pu le faire dans le passé —, ce n’est pas son rôle que d’organiser et de subventionner les particularismes. Son abstention doit s’appliquer à l’égard des cultures particulières comme à l’égard des religions. La fonction première est de donner à chacun les moyens de participer à la vie commune. Une société démocratique implique que, par delà ses fidélités particulières légitimes, chacun puisse aussi rencontrer et reconnaître l’Autre, au nom des valeurs universelles de la citoyenneté. Le « communautarisme » devrait rester laissé à la liberté et à l’initiative des individus, encouragé par une application souple de la citoyenneté républicaine. Cela est conforme à la fois à la tradition de l’intégration française et à la légitimité des sociétés modernes, qui reposent sur l’universalité des droits du citoyen et de la protection de l’Etat-providence.
Notes
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[1]
Dominique Schnapper, La Démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Gallimard, « nrf/essais », 2002.
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[2]
Charles Taylor, « Politics of recognition », dans Amy Gutman, Multiculturalism : examining the politics of recognition, Princeton University Press, 1994.
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[3]
Voir, par exemple, Sylvie Mesure, Alain Renaut, Alter ego. Les paradoxes de l’identité démocratique, Aubier, 1999.
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[4]
Dominique Schnapper, La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Gallimard, « nrf/essais », 1994, rééd. « Folio », 2003.