Notes
-
[1]
Pierre Jouvanceau, Le film de silhouettes, Genova, Le Manni, 2004, p. 192.
-
[2]
Noël Burch, « Construire l’espace habitable », in La lucarne de l’infini. Naissance du langage cinématographique, Paris, L’Harmattan, 2007 (1991), coll. « Champs visuels », p. 175.
-
[3]
Pierre Jouvanceau, op. cit., p. 175.
-
[4]
Jacques Aumont, L’œil interminable, Paris, Séguier, 1995 (1989), coll. « Les Essais », p. 120.
-
[5]
Lotte Reiniger, Les Aventures du Prince Ahmed, Allemagne, 1926, 00 : 21 : 15 min.
-
[6]
Idem, 00 : 18 : 53 min.
-
[7]
Idem, 00 : 05 : 37 min.
-
[8]
Idem, 00 : 02 : 23 min.
-
[9]
Nous ne considérons pas ici la notion de « réalité » de l’espace représenté en tant que tel, nous considérons la convention de réalité. On croit à la réalité des figures représentées, bien qu’elles ne soient pas vivantes.
-
[10]
André Bazin, « Peinture et cinéma », in Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « 7Ème Art », 1985.
-
[11]
Les Aventures du Prince Ahmed, op. cit., 00 : 03 : 05 min.
-
[12]
Noël Burch, op. cit., p. 175
-
[13]
Ibidem, p. 178.
-
[14]
Selon l’expression consacrée de l’historien du cinéma Georges Sadoul.
-
[15]
Noël Burch, op. cit., p. 178.
-
[16]
Pour plus d’informations à ce sujet, voir « les secrets de fabrication », dans le film « Les trésors cachés de Michel Ocelot », 2008.
-
[17]
Noël Burch, op. cit., 179.
-
[18]
Pierre Jouvanceau, op. cit.
-
[19]
Noël Burch, op. cit., p. 181.
-
[20]
Roland Barthes, « La querelle du rideau », in Écrits sur le théâtre, Paris, Éditions du Seuil, 2015, coll. Points, p. 180.
-
[21]
Idem.
-
[22]
Idem.
-
[23]
Idem.
-
[24]
Hervé Joubert-Laurencin, La Lettre volante, quatre essais sur le cinéma d’animation, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, coll. « L’œil vivant », 1997, p. 211.
-
[25]
Mais on peut considérer qu’il est, en quelque sorte, représenté par le surcadrage de présentation, procédé éminemment théâtral.
1C’est en 1926 que s’ouvrirait l’histoire du long-métrage d’animation, avec un film de silhouettes réalisé par Lotte Reiniger, Les Aventures du Prince Ahmed. Comme s’il ne suffisait pas que l’animation se situe d’emblée à la croisée des arts, complexifiant sa définition (quelle serait la tradition prégnante, celle du cinéma ou de la peinture ?), son arrivée dans la catégorie du long-métrage met en jeu une nouvelle dialectique : cinéma ou théâtre ? Cette sempiternelle interrogation trouve son origine dans le théâtre d’ombres européen, qui consiste en la projection, sur un écran, d’ombres produites par des marionnettes interposées entre cet écran et une source de lumière. Les ombres évoluent dans l’espace circonscrit de la toile, qui souvent se présente bordée d’un castelet.
2Héritier de cette tradition, le film de silhouettes est d’emblée doté de solides fondations théâtrales, et a conservé de ce patrimoine plusieurs règles importantes. À la tête de celles-ci, il y a la stratification de l’espace en deux zones distinctes : l’avant-plan des silhouettes, et l’arrière-plan du décor. Il en résulte que la silhouette filmée ne pénètre pas la profondeur ; par essence en deux dimensions – il s’agit de figures en papier découpé –, la silhouette demeure confinée dans l’avant-plan qui lui est réservé, et ne communique pas avec l’arrière-plan. Dans le film de silhouettes, comme au théâtre, l’angle de vue ne change pas, la frontalité et la centralité restent de mise, ce qui implique que le cadrage tend à représenter cet univers comme une « réalité tranchée, une coupe transversale » [1]. Le spectateur n’y accède pas de l’intérieur, l’observation est voyeuriste et implique l’absence de connivence entre l’observateur et le sujet observé : c’est le quatrième mur théâtral. L’autre règle élémentaire héritée du théâtre d’ombres est la nécessité d’assurer la stabilité des silhouettes et la cohésion entre les deux zones de l’image par la présence quasi immuable d’une bande noire qui redouble le bord inférieur du cadre, que Pierre Jouvanceau appelle le « sol tranché ». Conserver ce sol à vue est nécessaire pour assurer la pesanteur des figures, gage de l’incarnation de celles-ci, et c’est la raison pour laquelle les films de silhouettes utilisent le plan moyen – ou plan en pied, celui qui présente les personnages en entier –comme standard.
3Les Aventures du Prince Ahmed, emblématique si pas fondateur du genre, illustre ces règles. Certaines nuances peuvent toutefois être observées par rapport à ces grandes lignes, permettant d’envisager un rapport plus complexe à l’espace théâtral, qui serait déclenché par l’empreinte du passage des silhouettes à l’écran. Sans pour autant nier la dimension scénique qui est sa source et son origine historique, le Prince Ahmed présente une relation ambivalente au cadre de scène, et à l’espace scénique en général : à la fois prison et lieu de créativité débridée, l’espace de représentation passe d’un régime d’image à un autre, empruntant tant au théâtre qu’au cinéma.
4Il est intéressant de replacer cette dualité des modes de représentation dans le contexte historique où le film a été élaboré : 1926 marque la toute fin du cinéma muet, les premiers longs-métrages parlants imposeront bientôt leurs normes (The Jazz Singer date de 1927) et ouvriront une nouvelle ère pour l’histoire du cinéma, tant d’un point de vue esthétique qu’industriel. Un film se situant aussi proche d’un tel bouleversement ne peut que porter en lui l’ébauche des problématiques à venir. L’avènement du parlant marque, en quelque sorte, l’incursion du cinéma sur le territoire du théâtre ; il est légitime que surviennent des interrogations sur les particularités de l’un et l’autre médiums, la parole accordée au cinéma brouillant la frontière qui le sépare du théâtre. En cela, la dualité des moyens de représentation rencontrée dans le film de silhouettes semble annonciatrice. À une époque charnière de l’histoire du cinéma, la question qui se pose au film de Reiniger est celle de la construction d’un nouvel « espace habitable » [2] pour les silhouettes, issues du théâtre et évoluant, désormais, à l’écran.
Ambivalence du cadre de scène
5Les films de Lotte Reiniger témoignent d’une conscience aiguë du cadre de scène. Bien que leurs fonctions soient fluctuantes, chaque bord est convoqué, à un moment ou un autre. Cette conscience du cadre se manifeste, avant tout, par son redoublement : le surcadrage est un procédé familier du film de silhouettes, il est un moyen de représenter une certaine profondeur [3]. Ce procédé est employé dès le générique du Prince Ahmed où les personnages jaillissent du néant, entourés d’un cadre et posés sur un socle. Cette genèse a cela d’intéressant qu’elle explicite une caractéristique première du film de silhouettes : nées de la même matière, scène et figures sont sur un pied d’égalité. Le cadre (la scène) fait partie intégrante de la matière de l’image ; composées du même noir, scène et figures sont l’extension l’une de l’autre. D’autre part, générer une scène d’entrée de jeu est à la fois démonstratif de la reconnaissance accordée au cadre en tant qu’instrument de représentation de l’espace, et de l’attachement à la scène théâtrale et à ses codes de représentation.
6On repère cet attachement dans la manière dont s’effectuent les entrées et sorties de scène, à savoir, latéralement, dans la lignée du théâtre d’ombres, où les bords latéraux font figure de seuil lorsque cela sert la diégèse. Considérant le cadre de scène comme un castelet, le bord supérieur n’est pas franchissable. Quant au bord inférieur, la limite visuelle visible lorsque l’échelle de plan y est ajustée, sa fonction est d’assurer la pesanteur de la silhouette – étant son extension, le « sol tranché » est aisément compris comme le socle de la figure. Globalement, on peut dire que le cadre agit comme limite, à la manière d’un cadre pictural [4] : il montre un bord inférieur distinct, un plafond fermé, et des bords latéraux au statut plus trouble, mais qui, à première vue, ne se muent en seuils que dans deux cas précis (les entrées et sorties de scène).
7On observe toutefois différentes interactions entre les personnages et le cadre de scène. Certaines sont plus passives que d’autres, mais modifient tout de même le statut des bords latéraux : seuils potentiels, ils deviennent des limites lorsque les personnages s’y appuient, voire des barrières infranchissables. Dans de tels cas, les bords latéraux ont une fonction active d’emprisonnement de la figure. La séquence la plus exemplative de ce type d’interaction est celle de l’emprisonnement du sorcier [5] dans le deuxième acte du film, où la prison est tout simplement constituée des bords du cadre. La même idée est à l’œuvre lorsque le Prince Ahmed poursuit Pari Banu dans la forêt [6] ; la poursuite se conclut lorsque la fée se retrouve piégée par l’espace, acculée contre le bord gauche de la vignette constituée du même noir que le sol, présentant l’espace comme une sorte d’aquarium. Les figures sont entrées dans cet espace par la droite, mais il leur est visiblement impossible d’en sortir par la gauche, bien que rien n’indique une différence entre bords droit et gauche du cadre.
8De telles situations semblent confirmer la matérialité des bords du cadre – qu’il s’agisse des bords latéraux, supérieur ou inférieur –, tel que le veut la tradition du théâtre d’ombres. Dans cette optique, Reiniger affiche une disposition, consciente ou non, à restreindre quasi systématiquement les mouvements des figures à l’intérieur du cadre. On observe nettement cette tendance dans la séquence des saltimbanques [7], où les figures montent les unes sur les autres par le biais de divers saltos et cumulets, marchent sur la bande de sol noire, et ne dépassent jamais le bord supérieur du cadre, qui agit comme limite : le saltimbanque le plus haut perché replie ses jambes lorsqu’il arrive au sommet, il touche le bord sans le dépasser, et ce n’est que lorsque l’une des figures porteuses plie les genoux qu’il se permet d’étendre les jambes, occupant ainsi tout l’espace disponible, sans franchir la limite supérieure.
9La séquence d’introduction du premier acte du film apparaît plus problématique. Malgré le traditionnel statut de limite des bords, il arrive que le cadre coupe les figures, lorsque cela sert la mise en scène : l’un des premiers panneaux indique que « les pouvoirs du mage africain étaient immenses » [8], le sorcier est alors filmé en buste, il surgit du bas de l’image sous la forme d’une masse noire qui se déploie en tête et bras, remplissant le cadre de son corps. Étrangement, il semble prendre appui sur ce même bord inférieur, comme s’il tendait maintenant à se hisser hors du cadre, dont il vient pourtant de nier le statut de bord matériel en en surgissant. Les gros plans échapperaient-ils à la logique théâtrale ? Ce serait cohérent, car ils participent d’une logique de morcellement typiquement cinématographique, incompatible avec la logique du théâtre d’ombres. Mais cette explication n’est pas suffisante, comme le démontre la suite de la séquence : alors que l’image ne se présente plus en gros plan, mais en plan d’ensemble, il n’y a ni sol ni scène, la figure apparaît flottante au milieu de formes abstraites qu’elle manipule. Les images en gros plan ne sont donc pas les seules à témoigner d’un cadre aux fonctions ambivalentes. Plus loin encore, l’espace entier devient taches de couleur mouvantes autour de la figure, jusqu’à ce que celle-ci se recroqueville dans le coin inférieur gauche de l’image par l’action d’une grande tache noire progressivement matérialisée : les bords du cadre, inopérants durant toute la séquence de manipulation de la matière, récupèrent soudainement leur fonction de limite, telle qu’observée dans la poursuite de Pari Banu.
10En figurant aussi bien un seuil qu’une barrière, le statut du cadre du film de silhouettes est double, il se situe entre le cinéma et le théâtre. Pour reprendre les termes d’André Bazin, le cadre serait à la fois centrifuge et centripète : il fonctionne comme un cache vis-à-vis de l’espace représenté [9], et comme un cadre au sens pictural lorsqu’il referme l’image sur l’espace de sa propre matière [10]. La fonction de limite du cadre pictural s’applique avec bonheur au théâtre d’ombres, en ce que le bord inférieur est une limite infranchissable sur laquelle repose la représentation, et les bords latéraux sont potentiellement des seuils, mais sont surtout doublés par la limite matérielle visible que constitue le cadre de scène en lui-même. Les personnages étant parfois coupés par le cadre, et les bords se muant à l’envi en véritables seuils, le cadre-cache typiquement cinématographique a également sa place dans le film de silhouettes.
Ambivalence du point de vue
11On constate cependant que le cadre n’est pas le seul acteur de cette nouvelle configuration. L’ouverture et la fermeture qu’induisent les deux fonctions du cadre font écho au couple formé par le régime de surface et le régime de perspective, tous deux liés au point de vue selon lequel la scène est présentée.
12Revenons au générique de présentation, au surcadrage. Sur un fond noir, apparaît une forme abstraite bleu clair. C’est une vague verticale, qui oscille un temps avant d’être traversée de bas en haut par une ligne noire mouvante. Par l’introduction de cette ligne au centre de l’image, de la même couleur que ce qui apparaissait être simplement l’arrière-plan, la vague claire, sujet a priori, acquiert le statut d’ouverture. Elle n’est alors plus sujet, mais percée dans la noirceur, partie constitutive du décor et de l’arrière-plan. La ligne noire traversant cette ouverture éclate soudain et donne naissance, du même coup, à un cadre rond posé sur un socle et à la figure du sorcier repliée en son centre. On peut en conclure que le noir jouit d’un double statut : d’abord arrière-plan, il est aussi avant-plan, car il constitue les éléments appartenant à la zone avant de l’image. Le film s’ouvre ainsi sur une animation que l’on peut qualifier d’expérimentale, qui joue sur l’altération de la perception de la surface et de la perspective, deux régimes d’image que l’on peut respectivement (bien que grossièrement) appliquer au théâtre (point de vue frontal et centré, figures cantonnées à l’avant-plan) et au cinéma (tel que représenté par les frères Lumière).
13Cette altération se trouve encore plus clairement mise en scène dans la séquence où le sorcier manipule la matière [11]. Après quelques secondes d’un régime de surface, qui montre la silhouette, de face, s’agiter en gros plan sur un fond clair, le régime de l’image change du tout au tout avec l’introduction d’une forme abstraite en arrière-plan, formant une percée dans la couleur homogène. La présence d’une action en arrière-plan provoque la division de l’image, jusqu’alors uniforme (un seul plan), en deux zones (deux plans). La distance instaurée par l’introduction du deuxième sujet a pour conséquence de ramener la figure d’avant-plan à une extrême platitude, de l’écraser sur le 4e mur.
14Mais les deux plans se mêlent pourtant, lorsque le sorcier se met à sculpter la forme abstraite pour en fabriquer un ersatz de cheval, ce qui perturbe à nouveau les codes de représentation établis. Régime de surface et régime de perspective entrent en collision, tel qu’on l’observe, différemment mis en scène, dans la suite de la séquence du sorcier emprisonné. Celui-ci fait apparaître entre ses mains un cadre, mais il ne s’agit pas seulement d’un surcadre situé sur le même plan que le sorcier, car on y voit Pari Banu et Ahmed parler sur les rochers, là où les a laissés le chapitre précédent. C’est un écran, illustration exemplaire de la métaphore faisant du cinéma une fenêtre sur le monde. Cette incursion de la perspective dans la surface ne dure qu’un instant ; le sorcier anéantit rapidement l’écran entre ses mains, et se libère de ses chaînes. La figure ouvre l’espace comme elle le referme, démontrant le potentiel d’approfondissement de l’image. Le sorcier se transforme ensuite en une chauve-souris de la taille d’un homme qui semble progressivement diminuer de taille. Mais on remarque alors des taches plus claires dans l’arrière-plan bleu, il y a une trouée, c’est une fenêtre ; la chauve-souris ne devient pas plus petite, elle s’éloigne dans l’image pour rejoindre l’échappée, inexistante une minute plus tôt. Le spectateur se trouve à nouveau confronté à l’altération de sa perception de l’image, déjà convoquée dans la séquence d’introduction.
15Ce va-et-vient entre la surface et la profondeur, ces brusques incursions d’un régime d’image dans l’autre posent question. On peut éclairer cet imbroglio de représentations spatiales à la lumière du système de perspective du « premier cinéma (celui d’avant 1906) » [12], et en particulier à celle du rapport qu’entretient George Méliès avec le dispositif cinématographique. Ce que Méliès considère « naturel » [13] dans la mise en scène cinématographique, est l’extériorité du sujet-spectateur, que l’on peut résumer en « point de vue du monsieur de l’orchestre » [14], un point de vue typiquement théâtral. Méliès perçoit le travelling « non comme déplacement du point de vue du spectateur, mais comme celui du champ pro-filmique, et un gros plan comme un grossissement d’un objet filmé et non comme le rapprochement du regard » [15]. Cette conception se trouve véritablement actualisée par le film de silhouettes : les silhouettes que l’on voit en gros plan ne sont pas le résultat d’un zoom de la caméra, mais celui de la fabrication et de la photographie d’une plus grande silhouette [16]. C’est ce dont témoigne la scène de la chauve-souris : il n’est pas question d’un éloignement du point de vue (celui de la caméra), mais d’un éloignement du sujet. Cette conception purement théâtrale vaut à Méliès, et au film de silhouettes de Reiniger qui illustre une réflexion similaire, de considérer le spectateur de cinéma comme assis à une place fixe devant un écran-surface. Or, « la transposition rigide à l’écran de l’unicité du point de vue théâtral » [17], qui consiste en l’adoption d’une frontalité rigoureuse et centrée, « augmente considérablement l’effet de platitude visuelle et le sentiment d’extériorité du spectateur ». Cette caractéristique du film de silhouettes est acquise, démontrée [18], il n’y a pas de réelle profondeur et l’image est divisée en deux zones qui ne communiquent pas. Cette platitude est chère au cinéma des premiers temps, et à Méliès en particulier qui montre un refus de la perspective en présentant dans ses œuvres un jeu sur la surface exprimé par la toile de fond peinte, dont l’ambiguïté est manifeste, « tant par sa stylisation que par sa fixité, par la manière surtout dont elle divise l’espace pro-filmique entre une étroite aire de jeu au premier plan (qui “latéralise” les évolutions des acteurs) et une aire interdite aux personnages, mais censée s’étendre derrière eux » [19].
16Ceci correspond en plein à ce que l’on observe dans le film de silhouettes, qui se voit confronté à une problématique intrinsèquement liée au changement de dispositif : le passage à l’écran d’une mise en scène assimilée comme théâtrale. C’est ce passage qu’illustre le jeu d’altération de la perception spatiale. L’espace habitable est, en continu, une source potentielle d’ouverture, plus encore dans les séquences qui ne semblent présenter qu’un espace tout en surface. Tout comme le cadre se révèle un instrument de surgissement, du fait de son opacité fondamentale, la surface, dans le film de silhouettes de Reiniger, se révèle génératrice de perspectives potentielles.
Construction d’un espace habitable
17Le film de Reiniger mettrait donc en scène des enjeux auxquels le premier cinéma s’est trouvé confronté, mêlant deux modes de représentation spatiale pour introduire le changement de dispositif. Mais ces deux modes de représentation font plus que se partager la vedette à l’écran, ils se mêlent parfois jusqu’à la confusion, confusion qui s’exprime dans des scènes où la représentation spatiale ne semble plus tenir ni du régime de surface théâtral (ou du cinéma vu par Méliès), ni du régime de perspective cinématographique (vu par les frères Lumière). Il s’agit une conception née précisément de la rencontre d’un moyen de représentation avec l’autre, de l’alliance de deux dispositifs.
18Là où le théâtre d’ombres offre la vue frontale de personnages posés à la verticale sur une scène (ou placés derrière cette scène, mais qui, par illusion d’optique, semblent situés dessus), le film de silhouettes construit différemment la représentation : au moment de la mise en scène, les éléments se trouvent à plat, posés sur une surface qui n’est présentée de face verticalement qu’à la projection. Cette construction de l’espace, propre au film de silhouettes, entraîne une forme d’absence de pesanteur qui autorise la présence d’éléments flottants (sans artifices ni ficelles) et de scènes qui sortent totalement du registre théâtral, et ce, même en plan moyen, contredisant l’impératif de sol scénique précédemment évoqué (et nuancé).
19Ce type de représentation s’observe dès le premier acte, lorsque les gardes se mettent en place pour l’arrivée du Sultan. Deux files de figures sortent du palais, qui se situe dans le tiers supérieur de l’image, et se disposent en deux lignes obliques, tandis que d’autres gardes sortent des bords latéraux, dans la partie inférieure de l’image. L’ensemble des figures constitue un triangle quasi équilatéral : il n’y a pas de distorsion provoquée par une éventuelle perspective, les figures sont tout bonnement disposées les unes au-dessus des autres, leur taille demeure identique, quelle que soit leur position dans l’image. Dans cette séquence, il n’y a pas de scène, pas de bande de sol noire, mais il y a une muraille noire devant le palais, qui coupe l’image aux 3/4 et de laquelle surgissent les premières figures. La représentation traditionnelle de l’espace, composée de deux plans, l’avant des silhouettes (noir) et l’arrière du décor (coloré), est toujours mobilisée. Mais il y a une différence, qui tient à cette disposition préalable des éléments à plat : l’avant-plan ne redouble plus le cadre de scène, il est reculé – en l’occurrence remonté – dans l’espace.
20L’image se présente comme une surface, tout en déployant une perspective qui lui est propre, ce qui témoigne du développement d’une logique interne au film de silhouettes, inenvisageable dans le théâtre d’ombres et dans les standards cinématographiques. Cette image n’appartient pas non plus à ce que l’on a observé précédemment. Il s’agit, certes, d’une surface, mais elle ne témoigne pas de la radicalisation du point de vue théâtral précédemment évoquée, car il y a ici une volonté, une intention de perspective. Cet espace, propre au film de silhouettes, est rendu possible par le passage à l’écran, et il implique donc la disparition de la scène théâtrale. La perspective est rendue non pas par le changement de proportion des personnages et leur disposition en fonction de lignes de fuite, mais en modifiant la disposition de l’espace traditionnel : c’est dans l’espace que s’exprime le changement de dispositif.
21Tout comme le statut changeant des bords du cadre, l’affirmation de la surface couplée à une perspective atypique (au détriment du système perspective à l’œuvre dans les séquences précédemment décrites) engage à se questionner sur l’unité esthétique du film de silhouettes. En créant ses propres modalités de représentation spatiale, le film de silhouettes serait-il condamné à se définir comme un genre composite, oscillant entre théâtre et cinéma ?
Du morcellement à l’unité
22Cette absence d’unité a priori peut facilement être associée au bouleversement le plus évident engendré par le passage à l’écran : le morcellement de la représentation. Intrinsèquement lié au cinéma, le morcellement est une problématique qui touche toutes les captations. Le film de silhouettes a résolu la question du point de vue en choisissant de radicaliser celui envisagé comme théâtral, mais il ne s’agit pas là du seul élément touché par cette marque du passage à l’écran. La représentation théâtrale est donnée comme un tout, comme une continuité : pas de découpage de l’action en plans, pas de morcellement de l’image, les personnages ne sont ni rapprochés, ni éloignés. Le film de silhouettes présente pourtant des séquences découpées en différents plans, et, plus souvent qu’on ne le pense, des gros plans – cas le plus patent de morcellement de l’image. Malgré les fondations théâtrales du genre, le morcellement de l’image est inéluctable, et engagerait à nier la dimension scénique de la représentation.
23Il s’avère toutefois que les propos de Roland Barthes au sujet de la fonction du rideau dans le théâtre classique [20] apportent un autre éclairage sur cette situation. L’instauration du rideau dans le théâtre classique date du XVIe siècle italien en même temps que l’application de la perspective dans le décor. La scène devient un « tableau scénique » [21] dont le rideau vient parfaire l’illusion, il est un « signe de rêve » [22] qui marque le passage à un autre temps, celui de la poésie. Le rideau permet de faire apparaître la scène magiquement, et il n’est pas baissé aux entractes pour que les changements de décor puissent s’effectuer, à vue, tout aussi magiquement. Cette continuité visuelle était alors une exigence du public, qui exclut « le morcellement de l’illusion [car] l’unité visuelle de la représentation entraîne son unité logique » [23].
24Le côté magique de la transformation à vue se retrouve dans le film de silhouettes, grâce à sa caractéristique première : le noir, constitutif des éléments d’avant-plan. L’opacité des éléments provoque une grande fluidité dans la métamorphose, par le biais du surgissement qu’elle autorise. On observe en effet une propension à utiliser le noir comme ressource dans l’image pour faire apparaître divers éléments, dont les métamorphoses sont la démonstration la plus évidente. L’animation en général est fréquemment caractérisée par son aptitude à la métamorphose. Selon Hervé Joubert-Laurencin, elle serait même « la forme du cinéma d’animation […] le passage d’une forme à une autre, le changement de forme, aurait tout aussi bien pu devenir sa définition canonique » [24]. Les silhouettes ont la particularité d’effectuer une métamorphose qu’on peut qualifier de directe, grâce à la fluidité autorisée par les formes noires. On n’y distingue pas les différents éléments composant le corps, qui peuvent dès lors s’assembler et se désassembler sous les yeux du spectateur pour composer une forme nouvelle, en un flux continu. On le voit notamment lorsque le sorcier se transforme en chauve-souris : accroupie, la figure colle ses coudes contre son torse, faisant de son corps une grosse masse noire, et replie ensuite ses genoux contre ses bras en même temps qu’elle rentre la tête dans ses épaules (au sens propre) ; ne dépassent plus que ses mains, qui sont alors recouvertes d’un voile noir pour devenir les oreilles de la chauve-souris. Ce qu’il reste des bras et jambes repliés change alors de contour et se mue en membranes, formant les ailes, et deux grands yeux s’ouvrent là où se trouvaient la tête et les épaules.
25Ceci nous ramène à Barthes, et à l’exigence de continuité de l’illusion : tout comme les décors se devaient d’être modifiés à la vue du public, le film de silhouettes présente en direct les différentes étapes de transformation de la figure qui n’a pas besoin de faire disparaître la matière pour changer de contours, elle revient simplement en elle-même, à sa source : le noir. D’autre part, il est intéressant de noter que l’introduction du rideau transformerait la scène en « tableau scénique », ce qui fait écho à la dimension picturale observée précédemment et se retrouve dans l’expression d’un cadre centripète, faisant voir des bords-limites. Bien qu’il ne soit pas introduit en tant que tel dès le début du film [25], le rideau est effectivement présent dans le Prince Ahmed. Il est là pour clôturer la représentation, ce qui produit un sens nouveau, à la lumière des propos de Roland Barthes. Tout comme le découpage en actes, la transformation à vue, la récurrence de la scène et le « point de vue Méliès », le rideau assure l’unité de la représentation, autant visuelle que symbolique.
26Le caractère hétéroclite de la coexistence de deux régimes d’image trouve ainsi ses racines dans le contexte d’élaboration du film, époque charnière de l’histoire du cinéma, en rejouant des enjeux auxquels le cinéma des tout premiers temps a été confronté. La dimension scénique de la représentation apparaît, de prime abord, incompatible avec le passage à l’écran, mais se révèle soutenue par une véritable dynamique d’unicité qui s’exprime au travers des éléments participant à la construction de l’espace. Le respect des fondements du théâtre et l’introduction d’une perspective typiquement cinématographique fonctionnent en symbiose, vers un but commun : construire un espace habitable pour les silhouettes, dans lequel l’illusion visuelle de la représentation serait assurée.
27Tout en affirmant les spécificités de l’un et l’autre médium, Reiniger établit entre eux une continuité en construisant cet espace de représentation propre au film de silhouettes qui déterminera les fondations du genre jusqu’à aujourd’hui.
Notes
-
[1]
Pierre Jouvanceau, Le film de silhouettes, Genova, Le Manni, 2004, p. 192.
-
[2]
Noël Burch, « Construire l’espace habitable », in La lucarne de l’infini. Naissance du langage cinématographique, Paris, L’Harmattan, 2007 (1991), coll. « Champs visuels », p. 175.
-
[3]
Pierre Jouvanceau, op. cit., p. 175.
-
[4]
Jacques Aumont, L’œil interminable, Paris, Séguier, 1995 (1989), coll. « Les Essais », p. 120.
-
[5]
Lotte Reiniger, Les Aventures du Prince Ahmed, Allemagne, 1926, 00 : 21 : 15 min.
-
[6]
Idem, 00 : 18 : 53 min.
-
[7]
Idem, 00 : 05 : 37 min.
-
[8]
Idem, 00 : 02 : 23 min.
-
[9]
Nous ne considérons pas ici la notion de « réalité » de l’espace représenté en tant que tel, nous considérons la convention de réalité. On croit à la réalité des figures représentées, bien qu’elles ne soient pas vivantes.
-
[10]
André Bazin, « Peinture et cinéma », in Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « 7Ème Art », 1985.
-
[11]
Les Aventures du Prince Ahmed, op. cit., 00 : 03 : 05 min.
-
[12]
Noël Burch, op. cit., p. 175
-
[13]
Ibidem, p. 178.
-
[14]
Selon l’expression consacrée de l’historien du cinéma Georges Sadoul.
-
[15]
Noël Burch, op. cit., p. 178.
-
[16]
Pour plus d’informations à ce sujet, voir « les secrets de fabrication », dans le film « Les trésors cachés de Michel Ocelot », 2008.
-
[17]
Noël Burch, op. cit., 179.
-
[18]
Pierre Jouvanceau, op. cit.
-
[19]
Noël Burch, op. cit., p. 181.
-
[20]
Roland Barthes, « La querelle du rideau », in Écrits sur le théâtre, Paris, Éditions du Seuil, 2015, coll. Points, p. 180.
-
[21]
Idem.
-
[22]
Idem.
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[23]
Idem.
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[24]
Hervé Joubert-Laurencin, La Lettre volante, quatre essais sur le cinéma d’animation, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, coll. « L’œil vivant », 1997, p. 211.
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Mais on peut considérer qu’il est, en quelque sorte, représenté par le surcadrage de présentation, procédé éminemment théâtral.