Notes
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[1]
La question des « centri sociali » est évidemment plus complexe que cela. Donnons un simple exemple : ils sont souvent accusés de représenter une sorte de concurrence déloyale, car il arrive que le lieu ne puisse pas respecter les normes de sécurité ou ne demande pas de licence pour vendre des boissons alcoolisées.
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[2]
Dans les années 1990, la coopération entre théâtre expérimental et espaces occupés est devenue une voie de survie. Cependant, d’autres exemples de cette relation avaient déjà existé, quoique de manière moins fournie. Dario Fo, juste pour donner un exemple célèbre, avait développé un circuit culturel alternatif à Milan, grâce à l’occupation, en 1974, d’un bâtiment connu sous le nom de « Palazzina Liberty ».
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[3]
Le Prix Ubu est la plus importante récompense théâtrale en Italie. La remise des prix a lieu chaque année depuis 1977 et salue les meilleurs spectacles et productions.
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[4]
Les trois prix étaient : meilleure nouveauté italienne, meilleure comédienne dans un premier rôle pour Daria Deflorian et meilleure comédienne dans un second rôle pour Federica Santoro. Avec Origine del mondo, Calamaro a aussi obtenu une certaine popularité en France, surtout grâce au Théâtre de la Colline de Paris où le spectacle a été représenté en octobre 2015.
-
[5]
Lucia Calamaro, entretien personnel, 27 novembre 2015.
-
[6]
Graziano Graziani, « Angelo Mai. Ultimo atto di una desertificazione culturale », in blog Minima&Moralia, 6 octobre 2012, <http://www.minimaetmoralia.it/wp/angelo-mai-ultimo-atto-di-una-desertificazione-culturale/>, consulté le 15 mai 2017.
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[7]
Lucia Calamaro, entretien personnel, 27 novembre 2015.
-
[8]
Graziano Graziani, entretien personnel, 27 novembre 2015.
-
[9]
Franco Cordelli, « Grande requiem senza lacrime », in journal Corriere della Sera, 4 mai 2008, p. 40.
-
[10]
La « province » est le deuxième niveau territorial en Italie, c’est l’équivalent du « département » en France.
-
[11]
Samantha Marenzi, « Teatro, occupazioni e istituzioni. Geografia romana di un decennio », in revue « Teatro e Storia », 34/2013, p. 237-238.
-
[12]
C’est notamment au théâtre Valle qu’a été mis en scène pour la première fois, le 10 mai 1921, Six personnages en quête d’auteur de Pirandello.
-
[13]
De nombreuses personnalités du monde du théâtre se sont rendues au Valle occupé et ont organisé des rencontres ou des ateliers avec les occupants. On peut citer Judith Malina, Peter Brook, Anatoly Vasiliev, Rafael Spregelburd, Peter Stein, Pippo Delbono, Emma Dante, Giorgio Agamben, Andrea Camilleri. D’autres ont exprimé leur soutien par des lettres ou des vidéos : Thomas Ostermeier, Ariane Mnouchkine, Dario Fo, Roberto Benigni, Toni Servillo. Le 12 février 2012, Georges Banu a envoyé une lettre de soutien au nom de l’Union des théâtres d’Europe.
-
[14]
La loi italienne prévoit que tout citoyen peut demander un référendum abrogatif d’une loi à condition de recueillir 500 000 signatures de personnes inscrites sur les listes électorales. Entre 2009 et 2010, le Forum italien des mouvements pour l’eau en a recueilli plus du double.
-
[15]
Pour que le résultat d’un référendum soit accepté, il faut une participation d’au moins 50 % des inscrits. C’est ce qui rend très difficile la victoire d’un référendum : en Italie, cela faisait 14 ans que le quorum n’avait été atteint.
-
[16]
James Boyle, « Foreword : The Opposite of Property ? » in revue Law and Contemporary Problems, n. 66, 2003, vol. 1-2, p. 1-32.
-
[17]
Dans la perspective de la somme nulle, le « monde des choses » serait parfaitement réparti entre propriété privée et propriété de l’État, ce qui excluerait l’existence d’objets ou de groupes d’objets placés en dehors du droit de propriété, ou dont la propriété ne serait ni publique ni privée.
-
[18]
Le débat sur les biens communs existe depuis longtemps, mais il s’impose en 2009, quand l’économiste états-unienne Elinor Ostrom reçoit le prix Nobel d’économie pour ses recherches sur les commons, entamées dans son ouvrage La gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles [« Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action »], Commission Université Palais, 2010.
-
[19]
Ugo Mattei, Beni comuni. Un manifesto, Roma-Bari, Editori Laterza, 2011, p. VII.
-
[20]
Ugo Mattei, Beni comuni, op. cit., p. VIII.
-
[21]
Ugo Mattei, Beni comuni, op. cit., p. X.
-
[22]
Ugo Mattei, Beni comuni, op. cit., p. XVI.
-
[23]
« Le commun n’est pas seulement un objet (un cours d’eau, une forêt, un glacier), mais aussi une catégorie de l’existant, du respect, de l’inclusion et de la qualité. C’est une catégorie authentiquement relationnelle, faite de la relation entre individus, communauté, contexte et milieu », Ugo Mattei, Beni comuni, op. cit., p. 62.
-
[24]
Stefano Rodotà, Il diritto di avere diritti, Roma-Bari, Editori Laterza, 2012, p. 108.
-
[25]
Cf. Lidia Cirillo, Lotta di classe sul palcoscenico. I teatri occupati si raccontano, Roma, Edizioni Alegre, 2014.
1En Italie, les financements publics pour le spectacle vivant ont progressivement diminué à partir des années 1990. Si, au cours des années précédentes, l’Italie avait connu un moment de fort soutien financier aux activités théâtrales (à la production de spectacles, mais aussi aux activités de formation des artistes), l’arrivée au pouvoir de Berlusconi a inexorablement inversé la courbe d’investissement de l’État. On a ainsi assisté à une réduction progressive des espaces de production et de représentation soutenus par l’argent public. Cela a conduit les grands théâtres à adopter une attitude assez prudente consistant à comprimer, dans leur programmation, l’espace consacré aux formes esthétiques les plus ambitieuses et expérimentales.
2Si, sur l’ensemble du territoire national, tout cela s’est traduit par un appauvrissement général de l’offre, on a assisté, dans les plus grandes villes, à la création systématique d’un circuit artistique complètement indépendant et autonome, autofinancé grâce aux activités réalisées dans les squats ou dans les « centri sociali ». Ces derniers sont une particularité typique des grosses villes italiennes. Ce sont généralement des endroits inhabités depuis longtemps (ex-usines, ex-écoles, etc.), rouverts et occupés par des activistes politiques pour être remis à disposition des citoyens. Quoique les modalités d’occupation soient généralement non légales, ces endroits sont parfois tolérés par les institutions. La raison en est très simple : dans une dynamique de coupes des subventions publiques, les « centri sociali » garantissent des espaces d’interaction sociale et culturelle à disposition de tous les citoyens, qui ne requièrent aucun effort financier de l’État [1].
3C’est ainsi que dans de grandes villes comme Rome, Milan, Bologne, Palerme et bien d’autres, s’est développé une culture théâtrale extrêmement vivace et innovante qui a lancé la carrière de certains noms emblématiques du théâtre italien contemporain comme Romeo Castellucci ou la compagnie Motus. [2]
4L’importance de ces espaces pour le développement des cultures performatives est donc indéniable, mais on oublie parfois l’importance que les cultures théâtrales ont eue dans le développement de l’idée d’une production et d’une jouissance participatives, auto-organisées et indépendantes de la culture, en dehors des logiques du marché. Il s’agit, en fait, d’un dispositif très complexe qui fait interagir – et de façon parfois conflictuelle – cultures performatives, « centri sociali » et institutions municipales.
5Je voudrais, dans cet article, donner un aperçu de ces mécanismes grâce à deux exemples. Dans un premier temps nous analyserons comment une artiste aujourd’hui très connue en Italie et à l’étranger, Lucia Calamaro, a pu conquérir une maturité artistique dans le cadre d’un « centro sociale » romain spécialisé dans les arts de la scène, le Rialto Santambrogio. Nous aborderons ensuite l’occupation du Teatro Valle qui, entre 2011 et 2014, a représenté un laboratoire d’organisation alternative d’une institution culturelle.
Lucia Calamaro et le Rialto Santambrogio
6Dramaturge, metteuse en scène et actrice, Lucia Calamaro fait partie des artistes italiens les plus importants de ces dernières années. Ses premiers spectacles datent de 2004, mais c’est en 2012 que Lucia Calamaro a obtenu sa consécration dans le panorama culturel italien grâce aux trois Prix Ubu [3] gagnés avec son spectacle Origine del mondo. Ritratto di un interno [4].
7C’est surtout le contexte de production du spectacle qui nous intéresse ici. Origine a été créé dans le « centro sociale » Rialto Santambrogio. Occupé en 1999, le centre a été reconnu comme association culturelle par la Mairie de Rome, qui a décidé de lui accorder la gestion des locaux d’une ex-école inutilisée au cœur de la ville, dans le quartier de l’ancien ghetto juif.
Le Rialto Santambrogio a été, et est encore aujourd’hui, ma maison. Origine c’est un spectacle que j’ai répété vraiment beaucoup, cinq ou six mois, un temps impensable sans la disponibilité du Rialto, qui me donnait non seulement la possibilité de répéter le spectacle, mais aussi la possibilité essentielle de « ne pas répéter aujourd’hui, car je n’ai rien à répéter ». [5]
9En fait le Rialto et d’autres lieux occupés ou autogérés, ont tout d’abord représenté une solution à l’une des plus grandes contradictions des politiques culturelles italiennes : le financement de structures spécifiquement destinées à la représentation de spectacles expérimentaux alors qu’il n’existe aucun dispositif pour leur création et leur production. Comme si un spectacle pouvait naître de rien : « Les institutions culturelles en Italie sont conçues comme une grande vitrine d’excellence, elles ne sont jamais des lieux “vécus” par les artistes » [6], écrit Graziano Graziani, qui a longtemps été le directeur artistique du Rialto. Ce sont donc les espaces indépendants qui ont comblé ce vide.
10Au niveau esthétique cette situation a conduit à une forte contamination parmi des artistes de disciplines et de cultures performatives assez différentes. Le partage du même espace par différents artistes a favorisé un décloisonnement esthétique sans précédent :
« La rencontre avec les autres artistes était très importante. Au Rialto j’ai vu des spectacles que je ne serais jamais allée voir dans d’autres situations, car ils ne correspondaient pas du tout à mes goûts. Mais comme il arrivait, entre une pause et l’autre, de bavarder avec la personne qui était en train de répéter son spectacle dans la salle à côté de la tienne, alors tu allais voir son spectacle aussi. » [7]
12Ces rencontres étaient aussi favorisées par des dynamiques temporelles de production complètement distinctes par rapport aux temporalités du système officiel. La politique du lieu, par exemple, offrait une opportunité essentielle pour les jeunes générations : la possibilité de se tromper.
La logique du lieu n’était pas celle du « in or out », du beau ou moche normaux : même si le premier spectacle d’une compagnie était assez médiocre, on lui demandait d’en présenter un deuxième. C’est aussi grâce à ça que pas mal de jeunes compagnies ont pris confiance en elles-mêmes et sont aujourd’hui des artistes très reconnus. Il en existe beaucoup d’exemples, on pourrait évoquer celui de la compagnie MutaImago, mais aussi celui de Lucia [Calamaro]. [8]
14En fait, le premier spectacle que Lucia Calamaro a présenté au Rialto (Cattivi Maestri) en 2005 n’avait pas suscité un grand enthousiasme. Mais c’est justement grâce à la disponibilité du Rialto qu’elle a pu en présenter un deuxième, l’année suivante : Tumore. Uno spettacolo desolato. Ce spectacle a eu tellement de succès que l’un des plus importants critiques de l’époque, Franco Cordelli, l’a défini « le plus beau spectacle en langue italienne depuis des années » [9].
15Cette anecdote, désormais très connue, est emblématique du fait que l’autonomie des circuits alternatifs ne les empêchait pas d’avoir une grande visibilité à l’échelle nationale. Il existait, en fait, une circularité très fructueuse d’artistes et de critiques entre le niveau officiel et le niveau indépendant, malgré l’écart important des conditions de production.
16Mais il ne faut pas penser aux « centri sociali » comme une sorte d’étape « précédente » ou « préparatoire » au théâtre officiel. Au contraire, jouer dans les gros théâtres traditionnels n’était pas du tout le désir des artistes qui travaillaient au Rialto. Ce qui primait c’était l’envie de garder et de défendre les modèles de production et de diffusion alternatifs pratiqués dans les espaces occupés. Les endroits comme le Rialto suscitaient un « contrat » entre artistes et public qui n’était pas fondé exclusivement sur des logiques d’offre et de demande. Au Rialto le public était d’abord complice des activités des artistes, solidaire d’un projet de lieu culturel collaboratif et auto-organisé.
17L’enjeu n’était pas non plus, toutefois, de tourner le dos aux financements publics, à condition qu’ils ne remettent pas en cause le projet commun. Le travail sur le spectacle Origine del mondo, par exemple, a démarré grâce à un petit financement de la Province de Rome [10] dans le cadre du projet « Zone Teatrali Libere » qui fédérait quatre espaces occupés pour produire les créations de jeunes artistes. L’objectif de ce projet était donc de sortir du clivage entre espaces légaux et espaces illégaux, afin de soutenir les processus de création. Le résultat de cette opération est visible de tous : Origine est aujourd’hui un spectacle très célèbre, en Italie comme à l’étranger.
18Dans le panorama très polymorphe des activités – artistiques et politiques – qui animaient les « centri sociali » romains, les arts de la scène représentaient donc un modèle incroyablement efficace d’interaction entre espaces occupés et institutions :
« Le théâtre est l’espace qui existe entre occupations et institutions, entre protestation et proposition, et, tout en se manifestant sous la forme du spectacle, il révèle la nécessité de conditions créatives et de contextes productifs. Mais, au-delà de l’activité scénique, c’est l’idée même de ville et de participation à ces ressources (économiques et structurelles) [qui doit être remis] en question. » [11]
20Le point fondamental c’est que l’objectif des théâtres des espaces auto-organisés allait bien au-delà du niveau esthétique. Sans être forcément un « théâtre politique » dans sa forme et son contenu, il était « politique » dans ses procédures, car il témoignait d’une manière radicalement alternative de produire et de vivre les arts de la scène. Pour aller plus loin encore, ces espaces montraient une autre modalité d’accès aux lieux communs et aux biens publics. Ce n’est donc pas par hasard que, au mois de juin 2011, à 500 mètres du Rialto, le Théâtre Valle a été occupé, démarrant ainsi la construction la plus ambitieuse d’un modèle d’organisation participative fondé sur la notion de « bien commun ».
L’occupation du Théâtre Valle
21Le Teatro Valle de Rome est un des plus anciens et des plus importants théâtres à l’italienne d’Europe. Construit en 1727, il a accueilli sur ses planches les plus grands artistes européens au cours de ses 290 années d’activité [12]. Sa situation dans la ville est très symbolique, en plein centre de Rome, c’est le théâtre le plus proche des centres de pouvoir : il se trouve à 300 mètres du Palazzo Madama (siège du Sénat de la République), à 700 mètres de la place du Parlement et à 750 mètres de Palazzo Chigi, siège du gouvernement italien.
22Il appartenait à un organisme public de gestion du théâtre italien (Ente Teatrale Italiano) et il a interrompu brusquement ses activités en mai 2011, suite à la décision du gouvernement de supprimer cet organisme pour faire face à la crise économique. Dès lors, la rumeur a circulé que le théâtre allait être rapidement vendu à un groupe d’entrepreneurs ayant pour projet d’en faire une sorte de restaurant de luxe. Mais un groupe de travailleurs du spectacle a refusé le chantage et a occupé le théâtre le 14 juin 2011 pour créer un modèle d’autogestion qui a duré pendant plus de trois ans. De grands noms du théâtre italien et international ont exprimé tout de suite leur soutien et leur solidarité [13]. L’occupation, née pour empêcher la vente des murs du théâtre, s’est transformée bientôt en laboratoire pour expérimenter une nouvelle façon de gérer une institution théâtrale, basée sur le modèle juridique des « biens communs ».
23Avant d’aborder cette notion, il est essentiel de resituer historiquement les événements qui ont préparé le terrain à cette occupation. Au printemps 2011, le « berlusconisme » est à son apogée et occupe la majeure partie des postes institutionnels. La mairie de Rome, la région du Latium et le pays entier sont gouvernés par la droite. L’année précédente, la Coordination nationale des collectivités locales pour l’eau publique avait vu le jour après une assemblée publique. Cette coordination rassemblait des collectivités (des petites communes, mais aussi de grandes villes) opposées au décret ministériel dit « Decreto Ronchi » qui proposait de privatiser la gestion de l’eau et donc de la céder aux grandes multinationales. En avril 2010, cette coalition avait lancé une campagne de recueil de signatures, afin d’obtenir un référendum sur l’abolition du décret en question [14] Malgré le désintérêt évident et l’opportunisme mal camouflé des partis politiques institutionnels, les mouvements sociaux et la gauche extraparlementaire organisent une coalition sans précédent pour défendre l’eau publique. Un an plus tard à peine, les 12 et 13 juin 2011, plus de 54 % des électeurs se rendent aux urnes, et 95 % d’entre eux votent pour l’abolition du décret, soit pour soustraire l’eau au marché privé et pour exiger une gestion en dehors du profit. [15] Le lendemain, le théâtre Valle est occupé. Sur sa façade flotte une grande banderole où il est écrit : « Comme l’eau, comme l’air, reprenons le Valle ». La victoire au référendum avait donné de la légitimité à la détermination citoyenne de protéger des aléas du marché certains biens nécessaires à la survie et au développement de l’individu, l’eau par exemple. Le but des occupants d’un théâtre qui risque d’être vendu est de le protéger du même danger.
Les « biens communs »
24James Boyle, chercheur états-unien, définit le bien commun comme « l’opposé de la propriété » [16]. Cette notion qui réémerge au cours des vingt dernières années se présente comme une véritable reformulation de nos systèmes juridiques, car elle dépasse l’idée de « relation à somme nulle » [17] entre propriété publique et propriété privée [18]. Notion centrale de la bataille pour le référendum entre 2010 et 2011, son utilisation se répand rapidement en Italie, au point qu’elle devient un étendard pour les mouvements sociaux.
25Toutefois, la notion de bien commun ne se résume pas à une critique du marché et de la logique économique des privatisations. Ce n’est pas seulement une demande de sauvegarde des biens de la collectivité. Les biens communs ont « une autonomie juridique et structurelle nettement différente de la propriété privée et de la propriété publique (entendue comme domaine et/ou patrimoine d’État et des autres formes d’organisation politique formelle) » [19]. En ce sens, la proposition des biens communs implique de repenser la structure juridique occidentale dans son ensemble. On peut résumer ainsi la logique qui la sous-tend : dans un contexte où les marchés globaux décident, de fait, de la stabilité ou de la mort d’un gouvernement national, l’État ne peut plus garantir la sauvegarde des intérêts collectifs, car il doit sans cesse faire face aux caprices des marchés et payer les dettes et les crises qu’ils ont créées. Pour y parvenir, la solution la plus fréquente et, de fait, la plus facilement acceptée par la population est de dilapider les biens collectifs (non seulement l’eau et les forêts, mais aussi les infrastructures ou les lieux de sociabilité) et de confier leur gestion aux sujets économiques transnationaux (multinationales, banques, corporations, etc.) qui décident du cours du marché : « Bien souvent […] les vrais ennemis des biens communs sont justement ces États qui devraient en être les fidèles gardiens » [20]. La dichotomie entre propriété publique et propriété privée est donc beaucoup moins nette que ce que l’état actuel du droit voudrait le faire apparaître. L’idée est donc que « la catégorie des biens communs doit justement jouer ce rôle constitutionnel nouveau, indispensable dans une époque de globalisation économique : protéger ce qui est public autant de l’État que du pouvoir privé » [21].
26Le fondement de l’illusion juridique si répandue que tout peut être réparti entre propriété privée et propriété étatique est la logique analytique : celle-ci procède par séparation et ne parvient pas à tenir compte de l’interaction entre différents éléments. Selon cette logique, le monde des « biens matériels » est nettement séparable du monde du vivant, ce qui nie une évidence : certains biens, l’eau étant peut-être l’exemple le plus évident, « prennent de la valeur parce qu’ils sont liés à la vie » [22]. Selon les théoriciens des biens communs, quand l’État concède à des entreprises privées des biens nécessaires à la vie (l’eau, l’air, la terre, les forêts, les glaciers) ou au développement des individus (les lieux de rencontre, de relation ou d’accès à la connaissance), il opère une expropriation qui devrait être considérée comme une violation des droits fondamentaux de l’être humain. La définition de bien commun comme catégorie « authentiquement relationnelle » [23] implique donc un glissement de la logique de « qui possède telle chose » à celle de « qui peut avoir accès à telle chose ». Comme le souligne le juriste Stefano Rodotà : « Accès et propriété se présentent comme des catégories autonomes qui, dans différentes situations, sont potentiellement ou effectivement en conflit » [24]. La question des biens communs ne concerne donc pas la reconnaissance du droit à « posséder », même de façon collective, quelque chose, mais la reconnaissance du droit d’accès à ces ressources ou à ces lieux réels ou virtuels nécessaires à un développement digne de l’individu. En ce sens, les biens communs s’étendent aussi au domaine de la connaissance. L’accès au savoir (entendu comme lieu réel ou virtuel d’échange, de confrontation et de relation entre individus) serait donc considéré comme un droit inaliénable.
Conclusion
27Pendant trois ans donc le Théâtre Valle a été un exemple de gestion d’une institution culturelle selon une logique opposée à celle du marché, qui se fondait sur l’auto-organisation et la participation active des citoyens. L’espace manque ici pour traiter dans le détail de cette expérience et de son déroulement dans le temps. On renvoie pour cela aux nombreuses études réalisées sur le sujet. Exactement comme dans le cas du Rialto – fermé par la police en 2012, ce n’est pas la continuité de l’occupation qui atteste de la réussite du projet. C’est le témoignage des deux expériences qui a permis à de nouveaux collectifs de citoyens de se lancer dans des formes alternatives et innovantes de gestion des structures culturelles et des biens publics. Aujourd’hui la pratique d’occupation de théâtres et de cinémas est largement répandue partout en Italie [25]. Cela représente un formidable réseau d’échange et de contamination parmi les artistes. Pourtant, les études théâtrales se montrent trop souvent aveugles face aux productions qui sortent du cadre traditionnel des gros festivals et des saisons des théâtres les plus importants. Le développement de nouveaux outils épistémologiques pour analyser les formes d’autogestion et d’auto-organisation des systèmes productifs du spectacle vivant semble aujourd’hui une tâche nécessaire.
Notes
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[1]
La question des « centri sociali » est évidemment plus complexe que cela. Donnons un simple exemple : ils sont souvent accusés de représenter une sorte de concurrence déloyale, car il arrive que le lieu ne puisse pas respecter les normes de sécurité ou ne demande pas de licence pour vendre des boissons alcoolisées.
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[2]
Dans les années 1990, la coopération entre théâtre expérimental et espaces occupés est devenue une voie de survie. Cependant, d’autres exemples de cette relation avaient déjà existé, quoique de manière moins fournie. Dario Fo, juste pour donner un exemple célèbre, avait développé un circuit culturel alternatif à Milan, grâce à l’occupation, en 1974, d’un bâtiment connu sous le nom de « Palazzina Liberty ».
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[3]
Le Prix Ubu est la plus importante récompense théâtrale en Italie. La remise des prix a lieu chaque année depuis 1977 et salue les meilleurs spectacles et productions.
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[4]
Les trois prix étaient : meilleure nouveauté italienne, meilleure comédienne dans un premier rôle pour Daria Deflorian et meilleure comédienne dans un second rôle pour Federica Santoro. Avec Origine del mondo, Calamaro a aussi obtenu une certaine popularité en France, surtout grâce au Théâtre de la Colline de Paris où le spectacle a été représenté en octobre 2015.
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[5]
Lucia Calamaro, entretien personnel, 27 novembre 2015.
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[6]
Graziano Graziani, « Angelo Mai. Ultimo atto di una desertificazione culturale », in blog Minima&Moralia, 6 octobre 2012, <http://www.minimaetmoralia.it/wp/angelo-mai-ultimo-atto-di-una-desertificazione-culturale/>, consulté le 15 mai 2017.
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[7]
Lucia Calamaro, entretien personnel, 27 novembre 2015.
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[8]
Graziano Graziani, entretien personnel, 27 novembre 2015.
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[9]
Franco Cordelli, « Grande requiem senza lacrime », in journal Corriere della Sera, 4 mai 2008, p. 40.
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[10]
La « province » est le deuxième niveau territorial en Italie, c’est l’équivalent du « département » en France.
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[11]
Samantha Marenzi, « Teatro, occupazioni e istituzioni. Geografia romana di un decennio », in revue « Teatro e Storia », 34/2013, p. 237-238.
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[12]
C’est notamment au théâtre Valle qu’a été mis en scène pour la première fois, le 10 mai 1921, Six personnages en quête d’auteur de Pirandello.
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[13]
De nombreuses personnalités du monde du théâtre se sont rendues au Valle occupé et ont organisé des rencontres ou des ateliers avec les occupants. On peut citer Judith Malina, Peter Brook, Anatoly Vasiliev, Rafael Spregelburd, Peter Stein, Pippo Delbono, Emma Dante, Giorgio Agamben, Andrea Camilleri. D’autres ont exprimé leur soutien par des lettres ou des vidéos : Thomas Ostermeier, Ariane Mnouchkine, Dario Fo, Roberto Benigni, Toni Servillo. Le 12 février 2012, Georges Banu a envoyé une lettre de soutien au nom de l’Union des théâtres d’Europe.
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[14]
La loi italienne prévoit que tout citoyen peut demander un référendum abrogatif d’une loi à condition de recueillir 500 000 signatures de personnes inscrites sur les listes électorales. Entre 2009 et 2010, le Forum italien des mouvements pour l’eau en a recueilli plus du double.
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[15]
Pour que le résultat d’un référendum soit accepté, il faut une participation d’au moins 50 % des inscrits. C’est ce qui rend très difficile la victoire d’un référendum : en Italie, cela faisait 14 ans que le quorum n’avait été atteint.
-
[16]
James Boyle, « Foreword : The Opposite of Property ? » in revue Law and Contemporary Problems, n. 66, 2003, vol. 1-2, p. 1-32.
-
[17]
Dans la perspective de la somme nulle, le « monde des choses » serait parfaitement réparti entre propriété privée et propriété de l’État, ce qui excluerait l’existence d’objets ou de groupes d’objets placés en dehors du droit de propriété, ou dont la propriété ne serait ni publique ni privée.
-
[18]
Le débat sur les biens communs existe depuis longtemps, mais il s’impose en 2009, quand l’économiste états-unienne Elinor Ostrom reçoit le prix Nobel d’économie pour ses recherches sur les commons, entamées dans son ouvrage La gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles [« Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action »], Commission Université Palais, 2010.
-
[19]
Ugo Mattei, Beni comuni. Un manifesto, Roma-Bari, Editori Laterza, 2011, p. VII.
-
[20]
Ugo Mattei, Beni comuni, op. cit., p. VIII.
-
[21]
Ugo Mattei, Beni comuni, op. cit., p. X.
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[22]
Ugo Mattei, Beni comuni, op. cit., p. XVI.
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[23]
« Le commun n’est pas seulement un objet (un cours d’eau, une forêt, un glacier), mais aussi une catégorie de l’existant, du respect, de l’inclusion et de la qualité. C’est une catégorie authentiquement relationnelle, faite de la relation entre individus, communauté, contexte et milieu », Ugo Mattei, Beni comuni, op. cit., p. 62.
-
[24]
Stefano Rodotà, Il diritto di avere diritti, Roma-Bari, Editori Laterza, 2012, p. 108.
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[25]
Cf. Lidia Cirillo, Lotta di classe sul palcoscenico. I teatri occupati si raccontano, Roma, Edizioni Alegre, 2014.