Couverture de ETTH_066

Article de revue

Introduction

Pages 9 à 12

Notes

  • [1]
    Alfredo Zenoni, Le corps de l’être parlant. De l’évolutionnisme à la psychanalyse, préface de Léon Cassiers, Bruxelles, De Boeck – Université, coll. « Oxalis », 1991.

1 Penser le corps constitue, à n’en pas douter, un défi majeur de la littérature et du théâtre (mais aussi du cinéma et des arts) contemporains. Sans doute en a-t-il toujours été ainsi, tant cette question conditionne fondamentalement l’existence humaine. Mais elle irrigue aujourd’hui les démarches esthétiques avec une constance et une complexité qui donnent à penser et qui ne sont sans doute pas sans rapport avec la redéfinition fondamentale du corps et de son statut à laquelle conduisent les discours contemporains et, en particulier, le discours de la science. Telle est l’hypothèse que le présent volume entend explorer.

2 Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, il faut affronter une difficulté théorique majeure : comment, en effet, penser le corps alors qu’il s’impose à nous le plus souvent dans l’évidence de son être-là, massif, incontestable, asémantique ? Spontanément, nous concevons le corps comme un support matériel ou une enveloppe, un « donné » neutre sur lequel de la signification (psychologique, sociale, etc.) vient s’inscrire – via la parure, le costume, le maquillage, etc. Mais alors, que dire du corps lui-même ? Pour orienter la réflexion, une distinction nous a parue opératoire, qui donne son titre au colloque : celle du corps parlant et du corps vivant.

3 Dans Le Corps de l’être parlant. De l’évolutionnisme à la psychanalyse[1], Alfredo Zenoni a montré que Freud, tout en s’inscrivant dans le sillage du darwinisme, s’en est inéluctablement séparé, l’invention de la psychanalyse imposant de repenser la relation de l’homme au langage. Dans le paradigme évolutionniste, le langage est appréhendé comme une fonction cognitive supplémentaire, qui s’ajoute aux fonctions acquises par le biais de l’évolution – et la culture se conçoit alors elle-même comme un supplément, qui se superpose au substrat naturel, biologique. Le paradigme freudien considère, au contraire, que le langage est, plus qu’une fonction, une structure qui détermine l’humain jusque dans ses besoins élémentaires comme l’alimentation ou la sexualité – ce qui revient à dire que l’homme est dénaturé dès lors qu’il est un être parlant, culturel. Le paradigme évolutionniste conduit à considérer le corps comme une donnée biologique sur laquelle viennent s’ajouter des significations culturelles (parures, vêtements, fards, tatouages, scarifications, rites tels que la circoncision, etc.), ce qui rend le corps comme tel impensable : qu’en dire ? À l’opposé, une perspective « culturaliste » abordera le corps comme une réalité propre à l’être parlant : déterminé par l’ordre symbolique, le corps humain subsume l’organisme, jusqu’à le « remplacer ». C’est ce corps culturalisé, signifiant, que l’art met en scène et qu’il s’agit de penser. Le paradigme freudien ouvre une troisième voie dès lors qu’il considère que si l’humain est exilé de sa base organique, il ne s’en détache pas pour autant, d’où la nécessité de penser, en même temps que ce corps culturel, un autre corps, biologique, qui se manifeste dans certaines pathologies ou dans le mouvement des pulsions. Il nous conduit ainsi à prendre en compte la dialectique de l’organisme et du corps, du corps vivant et du corps parlant.

4 Le corps parlant, c’est le corps pris dans les filets du symbolique et inscrit dans l’espace social et culturel. C’est le corps qui représente le sujet : il dit à la fois son appartenance culturelle, sa place dans la communauté et son identité singulière. Nu, vêtu, paré, scarifié, déformé, prolongé, le corps humain est toujours un corps parlant, qui demande à être déchiffré. Le corps vivant, c’est plutôt un sac d’organes : sans intention ni signification, il résiste à l’interprétation et à l’identification. Ces deux corps ne se recouvrent pas ; ils obéissent à des lois et à des temporalités différentes. Le corps parlant échappe, partiellement au moins, au déterminisme naturel, comme en atteste la sépulture des morts (qui est une constante anthropologique) : il s’agit bien de faire survivre le corps à la mort de l’organisme. De la même manière, le corps vivant échappe, mais autrement, à la mortalité individuelle. Songeons à la méditation matérialiste de Diderot dans Le Rêve de d’Alembert : il y distingue le corps individuel mortel du tas de molécules éternel, montrant que la vie déborde le corps, que l’organisme survit à la mort du corps.

5 La complexité du concept de corps tient – notamment – à cette dualité : parce qu’il subvertit l’opposition nature-culture, le définir implique de prendre position quant au rapport qui s’établit (ou qui ne s’établit pas) entre ces deux corps, parlant et vivant. D’où l’historicité du concept, qui se voit constamment réajusté, repensé, retravaillé, cela en fonction des discours du temps. C’est là un enjeu majeur de la médecine, de la philosophie et des sciences humaines, de la religion et de la politique parfois – et bien entendu des arts.

6 La littérature et le théâtre, en particulier, n’ont cessé d’interroger les discours sur le corps. En première analyse, leur domaine d’élection est celui du corps culturel : c’est même une définition possible du personnage, corps signifiant, chiffré, interprétable. Mais, plus fondamentalement, c’est la dialectique du corps parlant et du corps vivant que les écrivains, les poètes, les comédiens, les metteurs en scène questionnent à leur façon. Ainsi, la modernité littéraire et théâtrale s’est notamment construite sur l’utopie d’un corps vivant, elle-même condition d’un art vivant : de la dénonciation des codifications imposées aux expériences les plus transgressives, il s’agissait de rendre l’humain à sa vie et à son corps perdus. Plus largement, on peut affirmer que la littérature et le théâtre ont toujours appréhendé le corps dans toute sa complexité, pensant l’articulation des corps pulsionnel, signifiant et imaginaire.

7 Ils l’ont fait à leur façon, c’est-à-dire en conjoignant pensée et travail du corps. Les arts radiographient les discours sur le corps, les relations qu’ils instaurent entre corps parlant et corps vivant (fussent-elles d’exclusion), mais ils mettent aussi les corps au travail, faisant de l’expérience un vecteur de la création.

8 Or, la société contemporaine, marquée notamment par la domination du discours de la science, a conduit à une redéfinition fondamentale du corps en touchant à la corrélation des deux corps parlant et vivant. Le discours de la science dissocie, en somme, les deux corps, au profit du corps biologique. La greffe d’organe et le clonage en livrent deux exemples frappants, qui impliquent d’autonomiser le corps vivant, de le soustraire à l’identité et à la temporalité que le corps parlant lui imposait en le « subsumant », dans un mouvement de dissociation parfois spectaculaire (si l’on songe par exemple au projet de clonage à partir de cellules prélevées sur la dépouille d’un Homme de Néandertal !)

9 La relation de l’humain à son corps s’en trouve modifiée : elle n’est plus rapportée au registre de l’être, mais à celui de l’avoir. Le corps est un capital à gérer au mieux ; il doit être fonctionnel et source de bien-être ; il est démontable et réparable par morceaux (greffes, prothèses…) ; autonome (à l’égard du sujet qui le « possède »), il est connaissable, non plus au travers du ressenti du sujet (du patient), mais via quelque appareillage technique (imagerie médicale…). Nous naissons « dotés » d’un corps (dotation qui ne va pas sans arbitraire), mais ce corps, désormais, on en dispose et on peut le modifier. On peut même prétendre à réfuter l’arbitraire le plus fondamental, celui de la différence sexuelle, loi biologique longtemps indépassable (autrement que par le truchement du corps parlant). D’où l’avènement d’un nouveau narcissisme : non plus celui qui, au travers du fameux « stade du miroir », me faisait être mon corps, mais celui qui met à ma disposition une image de moi dont je peux jouer, que je peux modifier (jusqu’à son attribution sexuelle), objet virtuel dont je me pare.

10 Ces mutations contemporaines du corps se comprennent, on le voit, comme autant d’effets émanant des discours : du discours de la science, on l’a vu, mais aussi du discours capitaliste, par exemple. Comment cette dialectique du corps et des discours se noue-t-elle d’époque en époque ? Comment le théâtre et la littérature en rendent-ils compte ? C’est à cerner ce tissu de relations que se sont attelés des intervenants issus d’horizons différents lors d’un colloque qui a eu lieu du 15 au 17 mai 2014.

11 Le présent volume est divisé en quatre mouvements, constitués a posteriori pour permettre au lecteur de suivre un fil conducteur où sont nommés différents états de ce corps au travail, pris dans la tension du symbolique et de l’organique, dans le jeu du discours et de la pulsion. La plupart des textes, mêlant des regards issus de champs disciplinaires variés, auraient bien sûr pu trouver place dans plusieurs de ces parties, tant les questions soulevées sont liées. Néanmoins, ces quatre étapes révèlent les grands axes développés dans cette réflexion commune et mettent en lumière un mouvement dialectique sensible dans chacune des interventions : le corps devient, en définitive, un terrain de contestation des idéologies où s’élabore une singularité discursive, émancipée des systématismes.

12 Comment le corps se constitue-t-il ? Comment le sujet s’approprie-t-il son corps ? La partie « Corps subjectif » revient sur ces interrogations en convoquant notamment le concept d’identification. Cette notion problématique, qui se situe au confluent des théories psychanalytique, littéraire et anthropologique, permet d’observer des mécanismes de subjectivation originaux qui sont autant de réfutations des modèles conformistes. Personnages aux genres sexuels troublés, expériences de plateau qui convoquent le fantasme et la maladie mentale, le corps se subjective en décloisonnant les normes du raisonnable et de l’acceptable.

13 Ce phénomène témoigne d’une lutte contre les effets des discours sur le sujet, en premier lieu ceux de la science et du capitalisme. La section « Corps aliéné » examine ces pratiques discursives dominantes et leurs conséquences sur la perception d’un organisme qu’elles réifient et considèrent comme une marchandise. Mais si les logomachies qui émanent du monde extérieur aliènent l’individu, la sphère intime est aussi un territoire de souffrance. Tentant de se départir des stéréotypes véhiculés par la doctrine néo-libérale, le sujet se trouve également aux prises avec des figures familiales qui menacent de le détruire en le réduisant au silence. La mère, en tant qu’instance symbolique, revient ainsi en leitmotiv dans plusieurs textes qui étudient son rôle ambigu. Nécessaire au processus identificatoire, son emprise abusive peut entraver le développement organique et psychique du sujet.

14 « Le corps subversif », troisième mouvement de l’ouvrage, reprend une question, commune à l’ensemble des analyses proposées : de quelles manières et avec quels outils les artistes jouent-ils la carte du corps pour proposer des significations alternatives ? Comment expriment-ils dans un dispositif esthétique ce corps pathologique, réceptacle des malaises familiaux ou sociétaux ? Comment ces représentations d’un corps malade, ligoté par ses pulsions ou sa culpabilité, peuvent-elles offrir d’autres voies face au nivellement, à la normalisation et permettre l’émergence d’un discours dissident ?

15 Fort des développements précédents, le dernier temps du volume, « Théâtre, corps et texte », s’organise en une série de prises de position sur la question du corps en scène. Ces points de vue permettent de mettre en perspective et de nuancer l’opposition entre langage scénique et langage dramatique qui a fondé le théâtre moderne et continue de diviser aujourd’hui. Le corps est, au-delà des antagonismes, le lieu privilégié des utopies artistiques où se cristallisent les désirs de renouvellement de la forme théâtrale.

16 Chacun en a l’intuition, la question du corps est en pleine mutation ; mutation qui suscite les jugements de valeur les plus variés. Les sciences humaines et la philosophie tentent d’appréhender cette mutation dans toute sa complexité. Il en va de même pour la littérature et le théâtre : la question du corps et le travail des corps irriguent les démarches, aussi diverses soient-elles, des écrivains et des artistes, qui répondent chacun singulièrement à la prise du discours de la science sur les corps contemporains, soulignant aussi bien ses effets créateurs que ses dérives aliénantes. C’est à comprendre et situer ces démarches et leurs enjeux que ce volume, par le dialogue fécond entre artistes et théoriciens, entend contribuer.

Notes

  • [1]
    Alfredo Zenoni, Le corps de l’être parlant. De l’évolutionnisme à la psychanalyse, préface de Léon Cassiers, Bruxelles, De Boeck – Université, coll. « Oxalis », 1991.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions