Couverture de ETTH_065

Article de revue

Pathogenèse du regard et genèse du pathos dans le mélodrame du XIXe siècle

Pages 111 à 134

Notes

  • [1]
    Cf. notamment Jonathan Crary, L’Art de l’observateur : vision et modernité au XIXe siècle (trad. Frédéric Maurin), Nîmes, J. Chambon, 1994 (réédition : Techniques de l’observateur, Éditions Dehors, Bellevaux, 2016) ; Jonathan Crary, Suspensions of Perception. Attention, Spectacle, and Modern Culture, Cambridge MA, London, MIT Press, 2000 ; Ulrike Hick, Geschichte der optischen Medien, München, Fink, 1996 ; Wolfgang Müller-Funk, Ulrich Reck (dir.), Inszenierte Imagination. Beiträge zu einer historischen Anthropologie der Medien, Wien, New York, Springer, 1996.
  • [2]
    Cf. notamment Erika Fischer-Lichte, « Theatre and Civilizing Process. An Approach to the History of Acting », in Thomas Posteleweit, Bruce MacConachie (dir.), Interpreting the Theatrical Past, Iowa City, University of Iowa Press, 1989 ; Hilde Haider-Pregler, Des sittlichen Bürgers Abendschule, Wien, München, Jugend & Volk, 1980 ; Roger Bauer, Jürgen Wertheimer (dir.), Das Ende des Stegreifspiels. Die Geburt des Nationaltheaters, München, W. Fink, 1983 ; Wolfgang Bender (dir.), Die Aufführungspraxis der Schauspielkunst des 18. Jahrhunderts, Stuttgart, Steiner, 1992 ; Roland Krebs, L’Idée de « Théâtre National » dans l’Allemagne des Lumières. Théories et Réalisations, Wolfenbütteler Forschungen, vol. 28, Wiesbaden, O. Harassowitz, 1985. Un ouvrage fait exception : Johannes Friedrich Lehmann, Der Blick durch die Wand. Zur Geschichte des Theaterzuschauers und des Visuellen bei Diderot und Lessing, Freiburg i. Br., Rombach, 2000.
  • [3]
    La vision théâtrale est au cœur de certaines recherches récentes, cf. Ulrike Haß, Das Drama des Sehens. Auge, Blick und Bühnenform, München, W. Fink, 2005 ; Alexander Jackob, Theater und Bilderfahrung. In den Augen der Zuschauer, Bielefeld, Aisthesis, 2014.
  • [4]
    Davis Michael Levin, Modernity and the Hegemony of Vision, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1993.
  • [5]
    « Der Sinn des Gesichts ist, wenn gleich nicht unentbehrlicher als der des Gehörs, doch der edelste. Weil er sich unter anderem am meisten von dem der Betastung, als der eingeschränktesten Bedingung von Wahrnehmung, entfernt, und nicht allein die größte Sphäre derselben im Raum enthält, sondern auch sein Organ am wenigsten affiziert fühlt (weil es sonst nicht bloßes Sehen sein würde), hiermit also einer reinen Anschauung (der mittelbaren Vorstellung des gegebenen Objekts ohne beigemischte merkliche Empfindung) näher kommt ». Cf. Emmanuel Kant, Anthropologie au point de vue pragmatique [1798] (traduit par Michel Foucault), Paris, Vrin, 2008, p. 114.
  • [6]
    Hans Jonas, « The Nobility of Sight : A Study in the Phenomenology of the Senses », in Philosophy and Phenomenological Research 14, n. 4, juin 1954, p. 507-519.
  • [7]
    Maurice Merleau-Ponty, Le Cinéma et la nouvelle psychologie, Paris, Gallimard, 2009.
  • [8]
    « Schon zwischen der alltäglichen, sinnlichen Wahrnehmung und der emphatischen Anschauung, in der sich hohe und höchste Ansprüche formulierten (z. B. innerhalb der romantischen Systemtheorie), bildeten sich erkennbare Unterschiede aus. Sie kehren innerhalb des Anschauungsbegriffs wieder, wenn sinnliche und intellektuelle Anschauung gegeneinander treten. […] Seit frühesten Anfängen bildete sich eine Distinktionskunst aus, welche das Gefälle zwischen einer höheren und einer niedrigeren, einer reinen und einer sinnlichen Wahrnehmung zum Kennzeichen europäischen Denkens werden ließ. Die Tätigkeit des Sehens und seine Welt erscheinen gespalten. In eine erkenntnisträchtige Sphäre, in der sich das Auge nobilitiert, und in eine sinnliche, in der es seinen Lastern nachgeht ». Cf. Gottfried Boehm, « Sehen. Hermeneutische Reflexionen », in Ralf Konersmann (dir.), Kritik des Sehens, Leipzig, Reclam, 1997, p. 272. Les citations sont traduites de l’allemand et de l’anglais par Sarah Neelsen, sauf quand le nom d’un autre traducteur est indiqué.
  • [9]
    Cf. également Joachim Fiebach, « Theatralitätsstudien unter kulturhistorisch-komparatistischen Aspekten », in Joachim Fiebach (dir.), Spektakel der Moderne. Bausteine zu einer Kulturgeschichte der Medien und des darstellenden Verhaltens, Berlin, Vistas, 1996, p. 9-68.
  • [10]
    Un exemple emblématique à cet égard est l’ouvrage de Peggy Phelan, Unmarked. The Politics of Performance, London, Routledge, 1993.
  • [11]
    « Je mehr wir sehen, desto mehr müssen wir hinzu denken können. Je mehr wir dazu denken, desto mehr müssen wir zu sehen glauben ». Cf. Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon (trad. A. Courtin), Paris, Hermann, 1990, p. 56.
  • [12]
    « Dasjenige aber nur allein ist fruchtbar, was der Einbildungskraft freies Spiel lässt », id.
  • [13]
    « […] ce que nous trouvons beau dans une œuvre d’art, ce n’est pas grâce à nos yeux mais grâce à notre imagination, par l’intermédiaire de nos yeux » (« […] denn was wir in einem Kunstwerke schön finden, das findet nicht nur unser Auge, sondern unsere Einbildungskraft, durch das Auge, schön »), ibid., p. 78.
  • [14]
    « Geistigkeit ihrer Bilder, die in größter Menge und Mannigfaltigkeit nebeneinander stehen können, ohne dass eines das andere deckt oder schändet », id.
  • [15]
    Cf. Kati Röttger, « What do I see? The order of looking in Lessing’s Emilia Galotti », in Caroline van Eck, Stijn Bussels (dir.), Theatricality in Early Modern Art and Architecture, London, Wiley-Blackwill, 2011, p. 179-187.
  • [16]
    « […] the ‘logos’ (the words, ideas, discourse, or science) of ‘icons’ (images, pictures, or likeness) ». Cf. W.J.T. Mitchell, Iconologie : image, texte, idéologie, trad. Maxime Boidy et Stéphane Roth, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2009, p. 33.
  • [17]
    « It attempts to understand the traditional answers to these questions in relation to the human interest that give them urgency in particular situations. […] What is at stake in marking off or erasing the differences between images and words? What are the systems of power canons of value – that is, the ideologies – that transform our answers to these questions and make them matters of polemical dispute rather than purely theoretical interest ? », id.
  • [18]
    En comparant poésie et prose, Locke faisait déjà la différence entre images (idées) intellectuelles ou mentales et images picturales, qu’il qualifiait de l’adjectif dépréciatif « barbare ». À sa suite, Burke tenta de prolonger la notion d’« image mentale » (idée) pour désigner l’écriture : « De là vient que les hommes sont naturellement beaucoup plus enclins à la confiance qu’à l’incrédulité. Et c’est selon ce principe que les nations les plus ignorantes et les plus barbares ont souvent excellé dans les similitudes, les comparaisons, les métaphores et les allégories, alors qu’elles montraient de la faiblesse et de la lenteur à distinguer et mettre en ordre leurs idées. C’est aussi pour une raison de ce genre que si Homère et les auteurs orientaux aiment les comparaisons et en inventent de vraiment admirables, ils veillent rarement à leur exactitude : ils saisissent la ressemblance générale, la peignent avec force et ne tiennent pas compte des différences entre les choses comparées » (« Hence it is, that men are much more naturally inclined to belief than to incredulity. And it is upon this principle that the most ignorant and barbarous nations have frequently excelled in similitudes, comparisons, metaphors, and allegories, who have been weak in distinguishing and sorting their ideas. And it is for a reason of this kind that Homer and the oriental writers, though very fond of similitudes, and though they often strike out such are truly admirable, they seldom take care to have them exact. That is, they are taken with the general resemblance, they paint it strongly, and they take no notice of the difference which may be found between the things compared »). Cf. Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad. Baldine Saint-Girons, Paris, J. Vrin, 1990, p. 73.
  • [19]
    Cf. sur ce point Derrick de Kerckhove, « Eine Mediengeschichte des Theaters. Vom Schrifttheater zum globalen Theater », in Martina Leeker (dir.), Maschinen, Medien, Performances. Theater an der Schnittstelle zu digitalen Welten, Berlin, Alexander, 2001, p. 501-525, ici p. 504 : « La famille de mots the-in, à laquelle appartiennent les mots thea-tron, theo-ría et thea-mai […], désigne le processus par lequel des apparitions deviennent spectaculaires ».
  • [20]
    À une exception près : Nic Leonhardt, Piktoral-Dramaturgie. Visuelle Kultur und Theater im 19. Jahrhundert (1869-1899), Bielefeld, transcript, 2007.
  • [21]
    Reinhart Koselleck, Le Règne de la critique, trad. Hans Hildenbrand, Paris, Minuit, 1979.
  • [22]
    Les reproductions présentées ici ne coïncident pas nécessairement avec les mises en scène originales ou le contexte visuel initial.
  • [23]
    Thomas Holcroft, A Tale of Mystery, 1802, adaptation de la pièce de Charles de Pixérécourt, Coelina ou L’Enfant du mystère, 1800.
  • [24]
    Charles Desnoyer, Naufrage de la Méduse, 1839.
  • [25]
    Dion Boucicault, The Phantom, 1856.
  • [26]
    Benjamin Pollock, The Miller and his Men, 1813.
  • [27]
    Martin Meisel est le premier, en dehors de la sphère francophone, à noter la dimension visuelle – et en particulier iconographique – du mélodrame à cette époque : « L’effet pictural le plus prononcé était atteint dans les moments considérés comme les plus “dramatiques” – notamment au regard de la situation des personnages : une scène d’acmé complexe montrant un revirement dramatique dans la pièce. Ces situations pouvaient comprendre des tableaux silencieux (souvent appelés “réalisations”, reproduisant sur scène une image ou un tableau célèbres) ou bien une prouesse technique (bâtiments en feu, naufrages, etc.). À partir des années 1860, critiques et mécènes appelaient ces effets “scènes à sensations”, une expression qui traduit bien combien l’expérience pouvait être intense, voire extrême » (« Such pictorialism was strongest in what were regarded as its most ‘dramatic’ gestures - in particular, the situation : an elaborate, climatic scene depicting a dramatic turn of events within a play. Situations variously comprised silent tableaux (often called “realizations”, especially when a famous illustration or painting was recreated on stage) or technological triumphs (such as burning buildings, sinking ships, and the like). By the 1860s, critics and patrons began to call these elaborate theatrical effects “sensation scenes”, a phrase alluding to the particularly intense, even overwhelming experience that they provided »). Cf. Martin Meisel, Realizations : Narrative, Pictorial and Theatrical Arts in Nineteenth-Century England, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. 39. Pour ce qui est des recherches en langue française sur la dimension visuelle du mélodrame, voir entre autres : Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame sur les scènes parisiennes, de Coelino (1800) à l’Auberge des Adrets (1823), Université de Lille, Service de reproductions des thèses, Lille, 1974 ; Jean-Marie Thomasseau, Mélodramatiques, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2009 ; Hassan el Nouty, Théâtre et pré-cinéma : essai sur la problématique du spectacle au XIXe siècle, Paris, Nizet, 1978 ; Roxane Martin, L’Émergence de la notion de mise en scène dans le paysage théâtral français (1789-1914), Paris, Classiques Garnier, 2013.
  • [28]
    C’est la thèse de Maren Butte dans son ouvrage Bilder des Gefühls. Zum Melodramatischen im Wechsel der Medien, München, Fink, 2014, p. 146.
  • [29]
    Cf. « Le pathos résulte […] d’une prise de conscience (les personnages découvrant ce que le spectateur sait déjà) qui intervient trop tard ou presque trop tard (juste à temps). […] Tout le temps que dure ce retardement de la découverte (où le spectateur se demande si le personnage va découvrir ce que lui sait déjà), le spectateur ne peut intervenir. Ses larmes viennent, en partie, de son impuissance » (« Pathos results […] from a realization (characters discovering what the spectator already knows) that comes too late or almost too late (that is, just in the nick of time). […] Throughout the period of delay (whilst the spectator waits to see if the character will discover what they already know), the spectator is unable to intervene. Tears result, in part, of this powerlessness »), in John Mercer, Martin Shingler, Melodrama : Genre, Style, Sensibility, London & New York, Wallflower, 2004, p. 96.
  • [30]
    Christine Gledhill, « Dialogue : Christine Gledhill on Stella Dallas and Feminist Film Theory », in Cinema Journal 25, n. 4, 1986, p. 46.
  • [31]
    Maren Butte, Bilder des Gefühls, op. cit., p. 140.
  • [32]
    La liste des brevets délivrés dans le domaine du théâtre en Grande-Bretagne entre 1801 et 1900 contient par exemple plusieurs milliers d’inventions et de dispositifs techniques, allant du rideau pare-feu au tapis roulant en passant par la trappe. On trouve notamment une installation scénique permettant de faire défiler des images, comme au cinéma, grâce à la combinaison de tapis roulants et de projections, particulièrement utilisée dans le théâtre de Dion Boucicault, afin de créer un flux d’images variées. L’introduction de dispositifs toujours nouveaux, bouleversant ceux en place et contrecarrant les attentes des spectateurs, eut aussi pour effet que le spectaculaire finit par renvoyer à lui-même. Cf. Richard Daniel Altick, The Shows of London. A Panoramic History of Exhibitions, 1699-1862, Cambridge (MA) & London, Harvard University Press, 1978.
  • [33]
    Cf. sur la crise de l’attention au XIXe siècle, Jonathan Crary, Suspensions of Perception, op. cit.
  • [34]
    Cf. Reinhart Koselleck, Le Règne de la critique, op. cit.
  • [35]
    Charles Nodier, « Introduction », in René-Charles Guilbert de Pixérécourt, Théâtre choisi de G. de Pixérécourt, précédé d’une introduction par Ch. Nodier, et illustré des notices littéraires dues à ses amis, et autres hommes de lettres, tome 1, Paris, Tresse, 1841, p. ii.
  • [36]
    Par souci de concision, je ne développerai pas ici en détail le rapport à Rousseau, inventeur du mélodrame dans son Pygmalion, scène lyrique.
  • [37]
    « […] eine historische Erkenntniskategorie […], die die spezifische Verfassung der neuzeitlichen Temporalität beschreibt ; die Krise der Moderne entspricht [somit] nicht nur der Wiederholung [der Revolutionen im 19. Jahrhundert], sondern auch der Beschleunigung und Verkürzung der Erfahrungsrhythmen [der bürgerlichen Individuen] ». Cf. Gernaro Imbriano, « ’Krise’ und ‚Pathogenese’ in Reinhart Kosellecks Diagnose der modernen Welt », in Forum Interdisziplinäre Begriffsgeschichte, E-Journal, 2. Jg., 2013, p. 46.
  • [38]
    Dieter Grob, Michael Kempe, Franz Mauelshagen (dir.), Naturkatastrophen. Beiträge zu ihrer Deutung, Wahrnehmung und Darstellung, Tübingen, Gunter Narr, 2003.
  • [39]
    Reinhart Koselleck, « Über Krisenerfahrung und Kritik. Ein Gespräch aus dem Nachlass von Reinhart Koselleck », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 13.01.2010, p. 4.
  • [40]
    Il faut souligner ici que le drame bourgeois ne coïncide pas non plus avec l’ethos de la tragédie attique. La question de savoir si on peut pour autant le rapprocher du mélodrame reste ouverte. Nous ne développerons pas ce point ici, faute de place.
  • [41]
    Erika Fischer-Lichte, Kurze Geschichte des deutschen Theaters, Tübingen, Basel, Francke, 1993, chapitre 2.
  • [42]
    Peter Bexte, « Nachwort », in William Hogarth, Analyse der Schönheit, Leipzig, Fundus, 2008, p. 212.
  • [43]
    Comme l’a montré Martin Meisel, Hogarth eut une grande influence sur la pratique scénique mélodramatique en France et en Angleterre à partir du début du XIXe siècle.
  • [44]
    William Hogarth, Analyse de la beauté destinée à fixer les idées vagues qu’on a du goût [1753], trad. De Jansen révisée par Serge Chauvin, Paris, ENSBA, 1991, p. 179-180.
  • [45]
    Martin Meisel, Realizations, op. cit., p. 99.
  • [46]
    Au sujet de cette formule, qui a été très usitée dans la querelle esthétique des XVIIe et XVIIIe siècles en Europe pour désigner l’indétermination de la beauté caractérisée par la grâce, cf. Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne. De la raison classique à l’imagination créatrice 1680-1814, Paris, Albin Michel, 1994.
  • [47]
    William Hogarth, Analyse de la beauté, op. cit., p. 79.
  • [48]
    La citation provient d’Antoine et Cléopâtre, II, 1.
  • [49]
    William Hogarth, Analyse de la beauté, op. cit., p. 39.
  • [50]
    Peter Bexte, « Nachwort », op. cit., p. 225.
  • [51]
    Cette gravure rassemble les figures les plus célèbres qui servirent de modèle aux théoriciens de l’art du XVIIIe siècle pour l’élaboration de leurs concepts.
  • [52]
    William Hogarth, Analyse de la beauté, op. cit., p. 50.
  • [53]
    Ibid., p. 51.
  • [54]
    Ibid., p. 169.
  • [55]
    Ibid., p. 171.
  • [56]
    Ibid., p. 172.
  • [57]
    Ibid., p. 69.
  • [58]
    Prologue à J.F. von Götz, Lenardo und Blandine, ein Melodram nach Bürger in 160 leidenschaftlichen Entwürfen. <http://konkykru.com/e.goez.1783.lenardo.und.blandine.1.html>, page consultée le 30 juin 2015.
  • [59]
    William Collins, Henry Siddons, Leman Thomas Rede, etc. Cf. Maren Butte, Bilder des Gefühls, op. cit., p. 142-143.

1Jusqu’à présent, les ouvrages s’intéressant à l’histoire de la vision et de ses médias ont toujours négligé le théâtre, alors qu’il constituait aux XVIIIe et XIXe siècles le média dominant du regard [1]. Il en est de même d’ailleurs de la recherche en histoire du théâtre, qui s’en tient généralement aux fonctions sociales, politiques, éducatives, anthropologiques, esthétiques ou littéraires du théâtre et des scènes officielles [2]. La façon dont le théâtre régule ces fonctions en tant qu’institution visuelle de premier plan (notamment grâce à sa portée collective) et dont il instaure certaines pratiques visuelles n’est évoquée qu’à la marge, tout au plus [3]. Nous souhaiterions par conséquent mettre en évidence, dans le cadre de cet article, l’influence qu’ont pu avoir des pratiques scéniques propres au mélodrame sur l’apparition de certaines modalités de la vision et du regard, à partir de la fin du XVIIIe siècle en Europe occidentale. Nous nous intéresserons tout particulièrement à la dramaturgie du regard engendrée par le mélodrame. Nous montrerons comment, tout au long du XIXe siècle, cette dramaturgie a eu recours à un répertoire d’images du pathos, qui relevaient du registre symbolique, tout en dépendant aussi de la technique, et qui ont ému et (littéralement) touché les spectateurs par le biais du regard.

Le paradoxe du regard théâtral

2Pour analyser ces pratiques visuelles et mesurer l’impact du mélodrame à partir de la fin du XVIIIe siècle, il nous faut aborder les violentes controverses de l’époque sur la hiérarchie des sens, la différence entre la vue, le toucher et l’ouïe, ainsi que leur mise en relation avec les différentes pratiques artistiques. Dans la plupart des ouvrages sur l’histoire des arts et des médias, c’est l’œil qui, aujourd’hui encore, se taille la part du lion [4]. De fait, la domination du visuel s’est imposée au cours du siècle des Lumières, et est manifeste dans la théorie kantienne de la perception :

3

« Le sens de la vue a beau n’être pas plus indispensable que l’ouïe, il est plus noble : de tous les sens, il s’éloigne le plus du tact, qui forme la condition la plus limitée de la perception ; il n’enveloppe pas seulement le plus grand domaine de perception, mais c’est lui dont l’organe est senti comme le moins affecté (autrement ce serait voir) ; il s’approche plus que les autres d’une intuition pure (d’une représentation immédiate de l’objet donné, sans que s’y mêle une impression qu’on puisse remarquer). » [5]

4Or il ne s’agit pas d’oublier que l’« hégémonie de la vue » implique, depuis Platon, la séparation de l’œil des autres sens. L’œil n’occupe une position privilégiée que dans la mesure où il est une instance de contrôle comparable à la raison [6]. Nous ne favorisons la vue qu’à partir du moment où la perception qu’elle nous offre est traduite en termes logiques grâce à l’intervention de l’« intelligence » ou de la pensée dans le processus de la vision [7], si bien que la vue serait alors à rapprocher de l’intuition pure. Comme le souligne le spécialiste en études visuelles Gottfried Boehm, la valorisation de la vue va de pair avec la dépréciation du sensible et de l’immédiatement visible :

5

« Des différences importantes étaient déjà apparues entre la perception quotidienne du sensible et l’intuition véritable, lieu des aspirations les plus hautes (par exemple dans la pensée romantique). On les retrouve au cœur de la notion d’intuition quand l’intuition intellectuelle se heurte à l’intuition sensible. […] Dès son origine, la pensée européenne se caractérise par la distinction qu’elle opère entre perception noble et perception triviale, entre perception pure et perception sensible. La vision et le monde sont séparés. Il y a la sphère de la connaissance d’une part, dans laquelle l’œil accomplit de nobles fonctions, et, de l’autre, la sphère du sensible, où il s’adonne au vice. » [8]

6Le discours sur le théâtre connaît le même dilemme. La dimension visuelle du théâtre est tout au plus tacitement admise comme une évidence dans l’histoire occidentale du théâtre. Alors que le théâtre (theatron) connote explicitement la vision (le lieu d’où l’on voit), l’opsis a toujours été, depuis La Poétique d’Aristote, jugée moins importante que le logos et la poeisis. Une hiérarchie entre l’ouïe et la vue, entre le texte et l’image, s’est mise en place, conférant au théâtre, des siècles durant, ses lettres de noblesse. La poétique du drame (donc le texte, la parole et l’ouïe) s’est imposée contre les pratiques visuelles (sensibles) du théâtre, faisant régner ses règles invisibles sur les terres mêmes du « spectacle » [9]. Ou pour le dire autrement : la réception et l’esthétique du théâtre sont marquées, aujourd’hui encore, par le paradoxe que constitue la séparation entre une vision intellectuelle et une vision sensible. C’est pourquoi l’on continue à donner le plus souvent la préférence à une poétique du discours plutôt qu’à une poétique du visible [10].

7Au XVIIIe siècle, pareille conception est manifeste dans les écrits sur la poétique et l’esthétique du théâtre de Gottsched, Lessing et Schiller notamment. Il est dit chez Lessing, au sujet des œuvres d’art qui invitent à la contemplation (peinture ou sculpture) : « Plus nous voyons de choses dans une œuvre d’art, plus elle doit faire naître d’idées ; plus elle fait naître d’idées, plus nous devons nous figurer y voir de choses » [11]. C’est ce qui doit suivre l’« instant fécond », si l’on veut satisfaire aux critères esthétiques de la beauté : « Or, cela seul est fécond qui laisse un champ libre à l’imagination » [12].

8L’« instant fécond » est l’instant de la perception : selon Lessing, il se caractérise par l’intervention de l’imagination, s’ajoutant à la vision par le corps [13]. La « vision mentale », prenant le relais de la vision « sensible », décide de la beauté d’une œuvre, car « l’immatérialité des images, qui peuvent voisiner en un nombre et une variété infinis sans s’obscurcir ou empiéter l’une sur l’autre » [14], libère l’imagination. La peinture se situe pour cette raison, d’après Lessing, à un niveau inférieur, si on la compare à la poésie, qui laisse une plus grande liberté à l’imagination. En recourant à des signes arbitraires, cette dernière libère son lecteur du joug des phénomènes. Cela vaut aussi pour le visible au théâtre. Seule la poésie permet à l’imagination d’embrasser l’invisible, elle seule permet l’aperception du visible par l’esprit [15].

9En s’appuyant sur le terme d’« iconologie », W. J. T. Mitchell qualifie la distinction entre mots et images, à laquelle nous avons affaire ici, de « logos (mots, idées, discours, ou “science”) des icônes (images, représentations ou ressemblances) » [16]. Il étudie la différence entre textes et images à la lumière de traités d’esthétique du XVIIIe siècle :

10

« [Ce livre] s’attache à comprendre les réponses traditionnelles à ces questions en les rapportant aux intérêts humains qui, dans des situations spécifiques, leur confèrent une forme d’urgence. […] Quel intérêt y a-t-il à accentuer ou à gommer les différences entre mots et images ? Quels sont les systèmes de pouvoir et les échelles de valeur – autrement dit, quelles sont les idéologies – qui nourrissent les réponses à ces questions et en font des sujets de polémique plutôt que d’enjeux purement théoriques ? » [17]

11La polémique et l’intérêt théorique pour ce sujet ont marqué le XVIIIe siècle comme aucun autre [18]. Le débat ne concernait en effet pas seulement la révision du principe de l’ut pictura poesis, mais surtout le problème de l’imitation de la nature (et de la nature de l’homme), qui était indissociablement lié à la question de la capacité d’imitation des différents médias, comme Lessing, entre autres, en fit la démonstration. Parallèlement à cette première évolution, une distinction particulièrement importante pour la thèse que nous voudrions soutenir ici a été opérée : celle entre théorie et spectacle ; elle a reporté sur la scène le clivage caractéristique de la pensée européenne entre « perception noble et perception triviale, entre perception pure et perception sensible », tel que le relève Gottfried Boehm dans la citation précédemment mentionnée. Or les notions de théorie et de spectacle recoupent, comme on sait, les concepts de vision et de théâtre [19]. Cette distinction aura ainsi des conséquences majeures sur l’idée qu’on se fait, ou l’image qu’on peut avoir, des fonctions de l’art théâtral. Car la différence entre représentation (Spektakularisierung) et théorisation rejoue le clivage entre aisthesis et esthétique, perception sensible et perception intellectuelle (au théâtre). Et on la retrouve aussi dans la séparation entre théâtre populaire spectaculaire et théâtre élitiste intellectuel, laquelle anticipe la canonisation du théâtre littéraire dans les ouvrages d’histoire du théâtre, au détriment de ce qu’on a appelé le spectacle vivant, progressivement marginalisé [20].

Le regard affecté lors des représentations du mélodrame : pathos et répertoire iconographique de la catastrophe

12Dans notre analyse de la pathogenèse du regard et de la genèse du pathos dans le mélodrame du XIXe siècle, nous ne voudrions pas seulement remettre en question la distinction entre théorie et spectacle. Nous souhaiterions aussi mettre en évidence la manière dont le mélodrame a pu affecter le regard, sans que la recherche universitaire s’y intéresse pour l’instant. Ce « regard affecté » relève d’un toucher du regard, lors duquel le sens du toucher et celui de la vue forment une symbiose, ce qui a été théorisé, comme nous allons le montrer, par William Hogarth. À l’origine du regard affecté, il y a un entraînement au pathos, qu’on peut lire comme une mise en condition face à la crise de la modernité. Sans que la recherche en ait pris jusqu’ici la mesure, le regard affecté participe de la « pathogenèse de la bourgeoisie moderne », telle qu’elle apparaît dès le XVIIIe siècle [21]. C’est pourquoi le mélodrame mérite qu’on reconnaisse son rôle dans l’apparition d’une culture bourgeoise à partir de la fin du XVIIIe siècle.

13Pour illustrer cette thèse, nous aimerions donner un aperçu de ce qu’on identifie généralement comme l’esthétique du mélodrame [22] (ill. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12). Il s’agit d’un choix de scènes, de poses et de tableaux vivants qui sont extraits de mélodrames du XIXe siècle et que l’on peut considérer comme représentatifs de leur époque.

Ill. 1

Thomas Holcroft, A Tale of Mystery, mélodrame en deux actes, Londres (1850), frontispice de Robert Cruikshank

Ill. 1

Thomas Holcroft, A Tale of Mystery, mélodrame en deux actes, Londres (1850), frontispice de Robert Cruikshank

Ill. 2

Vivian Vavasour, The melodramatic actor (1916)

Ill. 2

Vivian Vavasour, The melodramatic actor (1916)

Ill. 3

Francois Delsarte, System of Expression (1891)

Ill. 3

Francois Delsarte, System of Expression (1891)

Ill. 4

Honoré Daumier, Dans le théâtre (1860-64)

Ill. 4

Honoré Daumier, Dans le théâtre (1860-64)

Ill. 5

Charles de Pixérecourt (1773-1844), Le Chien de Montargis ou la Forêt de Bondy, mélodrame historique en trois actes et à grand spectacle (1814), au Théâtre de la Gaîté sur le Boulevard du Temple

Ill. 5

Charles de Pixérecourt (1773-1844), Le Chien de Montargis ou la Forêt de Bondy, mélodrame historique en trois actes et à grand spectacle (1814), au Théâtre de la Gaîté sur le Boulevard du Temple

Ill. 6

Adaptation anglaise du Chien de Montargis ou la Forêt de Bondy par William Barrymore (1874)

Ill. 6

Adaptation anglaise du Chien de Montargis ou la Forêt de Bondy par William Barrymore (1874)

Ill. 7

Isaac Pocock, The Miller and his Men (1813), frontispice

Ill. 7

Isaac Pocock, The Miller and his Men (1813), frontispice

Ill. 8

Dion Boucicault, The Corsican Brothers (1852). Adaptation du roman d’Alexandre Dumas sur une commande de Charles Kean

Ill. 8

Dion Boucicault, The Corsican Brothers (1852). Adaptation du roman d’Alexandre Dumas sur une commande de Charles Kean

Princess Theatre, 1852
Ill. 9

The Corsican Brothers, peinture de Henry Corbould représentant une scène de The Corsican Brothers dans l’adaptation londonienne de 1852

Ill. 9

The Corsican Brothers, peinture de Henry Corbould représentant une scène de The Corsican Brothers dans l’adaptation londonienne de 1852

Ill. 10

Dion Boucicault, The Phantom, illustration de la couverture

Ill. 10

Dion Boucicault, The Phantom, illustration de la couverture

Ill. 11

Charles Desnoyer, Naufrage de la Méduse, Théâtre de l’Ambigu-Comique (1839)

Ill. 11

Charles Desnoyer, Naufrage de la Méduse, Théâtre de l’Ambigu-Comique (1839)

Ill. 12

Dion Boucicault, After Dark : A Tale of London Life (1868)

Ill. 12

Dion Boucicault, After Dark : A Tale of London Life (1868)

14La comparaison de ces illustrations les unes avec les autres permet de mettre en évidence un motif principal, celui de l’événement catastrophique décliné sous plusieurs formes : tantôt un dangereux duel (A Tale of Mystery, 1802) [23], tantôt un péril en mer (Naufrage de la Méduse, 1839) [24], une catastrophe naturelle (The Phantom, 1856) [25], ou encore une catastrophe technique (The Miller and his Men, 1813) [26]. Sur les images, on voit à chaque fois le moment dramatique qui précède la catastrophe ou qui coïncide avec elle. Le cours de la représentation est alors interrompu par un tableau ou une scène figés [27] : les acteurs sont regroupés en compositions picturales, obtenues tantôt par la brusque interruption de tout mouvement, tantôt au terme d’une préparation minutieuse derrière le rideau de scène. Sur chacune des reproductions, quelle que soit la scène représentée, on retrouve les mêmes mouvements, celui d’une chute ou bien une pose allongée, ainsi que les bras et les mains levés en signe de douleur. Pareille composition permet de suggérer, grâce à un jeu de lignes et de courbes, une dynamique de conflit, un moment de crise intense, une menace de mort, provoqués par une soudaine éruption de violence. Ces motifs qui reviennent constamment dans toutes les représentations stéréotypées de la souffrance et du pathos ne convoquent pas seulement une dimension atemporelle [28] : le pathos de ces pièces moralisantes et sentimentales met également en mouvement le spectateur, il l’émeut. Les recherches sur le mélodrame définissent le pathos en premier lieu comme un effet de l’émotion que suscitent l’histoire – parfois mal comprise – ou les actions des protagonistes [29], et qui peut aller jusqu’aux larmes. Or Christine Gledhill a montré que cet effet repose sur un paradoxe puisqu’en l’absence de vraisemblance psychologique et donc de logique interne dans le comportement des personnages, ceux-ci expriment leurs sentiments exclusivement par des signes extérieurs, tels que le mouvement, les gestes, la lumière, etc. [30] Tandis que Gledhill ne développe pas ce constat, Maren Butte insiste quant à elle dans Bilder des Gefühls. Zum Melodramatischen im Wechsel der Medien (Images du sentiment. Aspects mélodramatiques dans différents médias, 2014) sur la surenchère expressive des gestes éloquents et des postures en contrapposto qui caractérise les représentations de mélodrame [31].

15Avec son goût prononcé pour le pathos, le répertoire catastrophiste du mélodrame atteint par ailleurs une efficacité quasi mécanique, parvenant à susciter une attention sans cesse renouvelée. L’enchaînement d’événements catastrophiques, qui se répètent dans la variation, se caractérise par une double surenchère du pathétique : surenchère d’attitudes expressives d’une part, dont la gamme de gestes éloquents et variés se trouve surlignée par la musique et les exclamations, surenchère technique d’autre part, l’éventail de poses expressives et rythmées étant complété par des dispositifs visuels d’intensification de l’attention et des installations spectaculaires [32].

16On obtient ainsi ce que nous avons qualifié précédemment de « regard affecté » chez le spectateur de mélodrame. Mais, pour qu’ils affectent le regard, les effets mélodramatiques doivent faire appel à un entraînement au pathétique, lequel repose sur une formation visuelle du spectateur : d’un côté, ce dernier s’approprie visuellement le répertoire d’attitudes pathétiques du mélodrame, dont l’enchaînement exprime la souffrance individuelle et collective ; de l’autre, il assimile, toujours par la vue, des techniques modernes qui décuplent le pouvoir de fascination des images grâce à leur animation mécanique, avant même l’invention du cinéma. Le spectateur est ainsi préparé non seulement à la vision animée, mais aussi aux crises modernes de l’attention [33].

17Cette formation par le regard n’était pas seulement source de pathétique au sens d’une émotion naïve, comme le pense Christine Gledhill, mais aussi un entraînement à reconnaître les souffrances qu’engendre la crise de la modernité. Dans son célèbre ouvrage Le Règne de la critique, l’historien Reinhart Koselleck analyse cette crise comme un signe de la « pathogenèse du monde bourgeois » [34], qui serait devenue manifeste au moment de la Révolution française. On pourrait expliquer par le même contexte, à notre avis, la genèse du mélodrame, « le seul genre que la Révolution française ait vu naître » [35]. Koselleck emprunte la métaphore de la pathogenèse au fondateur de l’anthropologie médicale, Viktor von Weizsäcker. Elle lui permet de décrire la naissance du monde bourgeois (depuis Rousseau) comme l’apparition d’une maladie correspondant à la crise qu’auraient provoquée les utopies de la philosophie de l’histoire [36]. Pour Koselleck, la nouvelle ère inaugurée par la fin de la monarchie absolue n’est pas celle du progrès, mais un espace de conflits, qu’il qualifie de pathologiques. La dimension temporelle que connote le terme pathogenèse est essentielle pour saisir la nature de cette crise. Elle permet d’élever la notion de pathogenèse au rang de « catégorie épistémologique de l’historiographie […], décrivant la temporalité spécifique de la modernité ; plutôt qu’une répétition [des révolutions du XIXe siècle], la crise de la modernité est aussi une accélération et un raccourcissement des rythmes de l’expérience [de l’individu bourgeois] » [37].

18Si l’on pense à présent ensemble la pathogenèse de la bourgeoisie ainsi décrite et la naissance du mélodrame à la fin du XVIIIe siècle, le lien du genre mélodramatique avec la crise de la modernité apparaît clairement. En effet, le mélodrame génère, comme nous l’avons vu, un répertoire d’images particulier, les représentations de différentes catastrophes sociales, naturelles ou liées au progrès technique, par le biais desquelles il fait directement référence à l’expérience historique de la crise. Pour autant, la réception de ce répertoire ne s’opère pas nécessairement sur le mode de la souffrance passive du spectateur. C’est ce que suggère un déplacement sémantique du terme de « catastrophe » au début du XIXe siècle, au moment où il quitte la théorie dramatique pour entrer dans le langage courant et désigner non plus seulement le drame et la souffrance humaine en général, mais aussi un malheur qui s’est déjà produit, renvoyant à la perte des perspectives d’avenir jadis entrevues. Le terme acquiert alors aussi une signification préventive, puisque l’expérience de la catastrophe doit faire naître une sensibilité aux dangers à venir et avec elle, une vigilance particulière [38]. Le répertoire d’images spectaculaires du mélodrame prend appui sur une conscience historique nouvelle, apparue avec la modernité et l’expérience des révolutions politiques et industrielles : on est désormais conscient que les hommes ont la faculté de déclencher à l’avenir des catastrophes, étant donné l’arsenal technique soudainement mis à leur disposition. Tout au long du XIXe siècle, les représentations de mélodrame ne cessent de s’approcher du point critique où leurs images à sensation posent la question même de la survie de l’espèce humaine. Comme la tragédie, le mélodrame touche à la vie et à la mort, en montrant « les dimensions transcendantales et anthropologiques des couples d’opposition ami/ennemi, devoir mourir/donner la mort et leur rôle moteur dans l’histoire » [39] – à la différence près, cependant, que l’ethos tragique ne peut être réduit au pathos des situations mélodramatiques au centre desquelles se trouvent des personnages qu’un désastre ou une perte mettent à terre [40]. Le mélodrame rend donc sensible à la catastrophe en même temps que, dans un esprit comparable aux Lumières, il forme le regard. Cela s’explique par le contexte, en particulier par le rôle incombant alors à l’éducation. La visée éducative est considérée en général comme une fonction propre aux scènes nationales bourgeoises [41], alors qu’on omet de l’envisager dans le cadre du théâtre spectaculaire, dont relève le mélodrame.

« Voir de ses propres yeux » – Regard en mouvement et regard haptique d’après William Hogarth

19Nous souhaiterions montrer à présent comment la fonction éducative du mélodrame peut être mise en relation avec les écrits de William Hogarth sur la vision. Hogarth publie en 1753, sous le titre L’Analyse de la beauté (The Analysis of Beauty), une « théorie de la vision » [42], dont les principes ont directement influencé les représentations du mélodrame [43]. Hogarth s’en prend en première ligne aux critiques d’art. Pour s’opposer à leur jugement, il incite le spectateur ordinaire, c’est-à-dire le spectateur bourgeois, à « voir de ses propres yeux », injonction peu courante à l’époque. Ses séries de tableaux, notamment celle réalisée en 1731, « La Carrière d’une prostituée » (A Harlot’s Progress) (ill. 13), sont fortement inspirées par son intérêt pour le théâtre, et en particulier pour Shakespeare (ill.14). Il conçoit son art et compose ses toiles dans une perspective théâtrale, et les spectateurs ont à considérer ses tableaux comme une composition scénique : « Ma toile était une scène et mes personnages des acteurs, figurant par leurs actions et expressions un spectacle muet » [44]. Selon Martin Meisel, son art sériel doit néanmoins attendre le XIXe siècle avant d’être « pleinement mis en pratique » et finalement transposé sur la scène en images animées par Dion Boucicault, par exemple dans Les Frères corses (The Corsican Brothers) [45]. Boucicault conçoit pour sa part la scène comme un tableau, au sein duquel s’instaure une continuité scénique, conformément à la fluidité du mouvement exigée par l’idéal hogarthien, par le biais d’une composition mélodramatique qui repose sur les gestes et « un jeu d’acteur physique », fondé sur l’émotion et le rapport à la décoration scénique.

Ill. 13

William Hogarth, A Harlot’s Progress (1731), (un tableau de la série)

Ill. 13

William Hogarth, A Harlot’s Progress (1731), (un tableau de la série)

Ill. 14

William Hogarth, David Garrick as Richard III (1745)

Ill. 14

William Hogarth, David Garrick as Richard III (1745)

20L’intérêt tout particulier d’Hogarth pour les interactions entre peinture et théâtre tient d’une part à sa critique de l’ut pictura poesis. Contrairement à nombre de ses contemporains, notamment Lessing, il cherche à démontrer l’équivalence de l’image et du texte. D’autre part, il apporte une contribution déterminante au débat de l’époque portant sur « l’unité dans la diversité », cherchant à élucider si la grâce était à considérer comme une expression de la beauté dans le monde sensible et s’il était possible de l’imiter par les moyens de l’art. Hogarth ne partage pas l’idée couramment répandue du je ne sais quoi[46] propre à la grâce, impossible à saisir par des règles et accessible seulement au génie. Il est convaincu, au contraire, qu’une analyse de différentes images lui permettrait d’obtenir une combinaison de formes à même de représenter la beauté. Son attention se porte surtout sur l’analyse du mouvement. Selon lui, la beauté du corps humain tient à ce qu’il forme une ligne courbe, appelée aussi ligne serpentine ou ondulée. En observant cette ligne, l’œil suit en effet « la variété continue » [47] et en tire le plus grand plaisir. À la question de l’unité dans la diversité, Hogarth répond donc que le changement permanent des formes et des mouvements est régi par un principe unique : la ligne de la beauté et de la grâce (the Line of Beauty and Grace), la ligne serpentine. En créant un « accord pathétique », elle peut atteindre l’harmonie de chacun des membres avec le corps (ill. 15). Hogarth emprunte l’idée de la continuité de la variété, que réalise la diversité dans la beauté, à Antoine et Cléopâtre de Shakespeare. « Son infinie variété » [48] lui fournit « la clef de la connaissance de la variété, tant dans les formes que dans les mouvements » [49]. Il est en outre important de savoir qu’Hogarth développe son Analyse de la beauté à partir de deux panneaux de gravure sur cuivre (ill. 16 et 17), qui permettent une « éducation à la perception des procédés de visualisation des structures invisibles de l’apparence » [50] et parviennent à être décryptés grâce à une connaissance des formes, ainsi qu’à une conscience du travail du regard. La gravure en question rappelle un atelier de sculpture et ressemble en même temps à un catalogue, du fait de la numérotation des figures. Le caractère systématique que revêt la représentation de toutes les variations de la ligne serpentine et de leurs combinaisons est frappant, notamment en raison de la tension qui s’instaure à cet égard entre le cadre de l’image et la scène représentée. L’horizontale sert à la classification analytique, tandis que la verticale montre les expressions physionomiques de la vie de l’âme, autrement dit des figurations psychologisantes [51]. Celui qui regarde la gravure est conduit à se figurer les corps en mouvement et en trois dimensions, à la manière d’une scène de théâtre : il est incité à adopter un regard haptique, ainsi qu’un regard qui se meut et s’émeut. Au lieu de concevoir les lignes comme étant dessinées sur une surface plane, il s’agit, selon Hogarth, « de se former une idée aussi exacte que possible de l’intérieur des surfaces » [52]. Cette stratégie permet de représenter un objet pour lequel l’intérieur et l’extérieur coïncident, telles une coupe ou une sphère. Il en résulte pour l’œil les conséquences suivantes : il peut tout d’abord pour ainsi dire s’adapter à la forme de l’objet. Il parcourt l’objet, le palpe en quelque sorte, grâce aux rayons qui le constituent : « ainsi donc, la manière de nous former la plus parfaite idée d’une sphère est de concevoir un nombre infini de rayons droits de longueur égale, qui, partant tous d’un centre commun, comme de la prunelle de l’œil, divergent en tous sens » [53]. L’œil n’en retire alors pas seulement une idée des contours de la figure, mais aussi de ses possibles variations, étant donné qu’il parcourt régulièrement le tour de la sphère et est donc à même de suivre d’éventuels mouvements des corps. Hogarth écrit explicitement que « les corps en mouvement dessinent toujours, dans l’air, une ligne » [54]. Cette idée est d’autant plus intéressante qu’elle peut être mise en relation avec le mouvement du corps de l’acteur sur la scène : « Les mouvements gracieux en ligne serpentine […] sont l’ornement du geste » et « sont toujours le résultat d’une certaine étude » [55]. Si le mouvement suit un rythme lent, il « laiss[e] à l’œil le temps de discerner avec avantage la ligne de la grâce, comme on le voit sur la scène, quand le héros s’adresse à quelque personnage important » [56]. D’un mouvement plus rapide, tel que celui d’« une danseuse émérite dans toutes les sinuosités des figures d’une contredanse », on peut alors « dire avec quelque vérité, qu’[il] conduit l’œil à une espèce de chasse ou de poursuite » [57]. La conception du regard en mouvement élaborée par Hogarth est intimement liée à sa théorie des émotions, dont on peut relever la trace dans ses séries de tableaux et qui a été influencée par Le Brun. Cette théorie des émotions trouve quant à elle son prolongement dans l’un des premiers mélodrames allemands, Lenardo et Blandine, un mélodrame d’après Bürger (1783) (Lenardo und Blandine. Ein Melodram nach Bürger), qui est signé de Joseph Franz Freiherr von Götz, dit le « Hogarth allemand », et a été conçu à partir d’une succession de cent soixante gravures (ill. 18) montrant « l’échelle des passions » [58] (ill. 19). Et les règles d’expressivité qui en découlèrent, autrement dit la théorie du corps pathétique, ont nourri les manuels d’acteurs du XIXe siècle [59]. On peut ainsi établir un lien direct entre, d’une part, l’iconographie de la théorie des émotions et la théorie du corps pathétique, telles qu’elles ont été reprises dans les manuels de théâtre et dans les représentations de mélodrame, et d’autre part, l’injonction d’Hogarth à adopter un regard haptique. On conclura alors que le mélodrame est parvenu à générer, à travers sa configuration particulière de corps et de regards en mouvement, un répertoire visuel de la catastrophe, qui, en affectant le regard, l’a formé au pathétique et préparé à la crise de la modernité. Voilà qui implique au demeurant qu’on ne conçoive pas le corps comme un phénomène isolé mais comme une construction sociale ancrée dans une époque particulière.

Ill. 15

William Hogarth, The Analysis of Beauty

Ill. 15

William Hogarth, The Analysis of Beauty

Ill. 16

William Hogarth, Panneau I

Ill. 16

William Hogarth, Panneau I

Ill. 17

William Hogarth, Panneau II

Ill. 17

William Hogarth, Panneau II

Ill. 18

Lenardo und Blandine, illustré par Joseph Franz von Goez (1783)

Ill. 18

Lenardo und Blandine, illustré par Joseph Franz von Goez (1783)

Ill. 19

J. F. von Götz, Esquisse d’une échelle des passions pour des amis sensibles de l’art et du théâtre

Ill. 19

J. F. von Götz, Esquisse d’une échelle des passions pour des amis sensibles de l’art et du théâtre

Notes

  • [1]
    Cf. notamment Jonathan Crary, L’Art de l’observateur : vision et modernité au XIXe siècle (trad. Frédéric Maurin), Nîmes, J. Chambon, 1994 (réédition : Techniques de l’observateur, Éditions Dehors, Bellevaux, 2016) ; Jonathan Crary, Suspensions of Perception. Attention, Spectacle, and Modern Culture, Cambridge MA, London, MIT Press, 2000 ; Ulrike Hick, Geschichte der optischen Medien, München, Fink, 1996 ; Wolfgang Müller-Funk, Ulrich Reck (dir.), Inszenierte Imagination. Beiträge zu einer historischen Anthropologie der Medien, Wien, New York, Springer, 1996.
  • [2]
    Cf. notamment Erika Fischer-Lichte, « Theatre and Civilizing Process. An Approach to the History of Acting », in Thomas Posteleweit, Bruce MacConachie (dir.), Interpreting the Theatrical Past, Iowa City, University of Iowa Press, 1989 ; Hilde Haider-Pregler, Des sittlichen Bürgers Abendschule, Wien, München, Jugend & Volk, 1980 ; Roger Bauer, Jürgen Wertheimer (dir.), Das Ende des Stegreifspiels. Die Geburt des Nationaltheaters, München, W. Fink, 1983 ; Wolfgang Bender (dir.), Die Aufführungspraxis der Schauspielkunst des 18. Jahrhunderts, Stuttgart, Steiner, 1992 ; Roland Krebs, L’Idée de « Théâtre National » dans l’Allemagne des Lumières. Théories et Réalisations, Wolfenbütteler Forschungen, vol. 28, Wiesbaden, O. Harassowitz, 1985. Un ouvrage fait exception : Johannes Friedrich Lehmann, Der Blick durch die Wand. Zur Geschichte des Theaterzuschauers und des Visuellen bei Diderot und Lessing, Freiburg i. Br., Rombach, 2000.
  • [3]
    La vision théâtrale est au cœur de certaines recherches récentes, cf. Ulrike Haß, Das Drama des Sehens. Auge, Blick und Bühnenform, München, W. Fink, 2005 ; Alexander Jackob, Theater und Bilderfahrung. In den Augen der Zuschauer, Bielefeld, Aisthesis, 2014.
  • [4]
    Davis Michael Levin, Modernity and the Hegemony of Vision, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1993.
  • [5]
    « Der Sinn des Gesichts ist, wenn gleich nicht unentbehrlicher als der des Gehörs, doch der edelste. Weil er sich unter anderem am meisten von dem der Betastung, als der eingeschränktesten Bedingung von Wahrnehmung, entfernt, und nicht allein die größte Sphäre derselben im Raum enthält, sondern auch sein Organ am wenigsten affiziert fühlt (weil es sonst nicht bloßes Sehen sein würde), hiermit also einer reinen Anschauung (der mittelbaren Vorstellung des gegebenen Objekts ohne beigemischte merkliche Empfindung) näher kommt ». Cf. Emmanuel Kant, Anthropologie au point de vue pragmatique [1798] (traduit par Michel Foucault), Paris, Vrin, 2008, p. 114.
  • [6]
    Hans Jonas, « The Nobility of Sight : A Study in the Phenomenology of the Senses », in Philosophy and Phenomenological Research 14, n. 4, juin 1954, p. 507-519.
  • [7]
    Maurice Merleau-Ponty, Le Cinéma et la nouvelle psychologie, Paris, Gallimard, 2009.
  • [8]
    « Schon zwischen der alltäglichen, sinnlichen Wahrnehmung und der emphatischen Anschauung, in der sich hohe und höchste Ansprüche formulierten (z. B. innerhalb der romantischen Systemtheorie), bildeten sich erkennbare Unterschiede aus. Sie kehren innerhalb des Anschauungsbegriffs wieder, wenn sinnliche und intellektuelle Anschauung gegeneinander treten. […] Seit frühesten Anfängen bildete sich eine Distinktionskunst aus, welche das Gefälle zwischen einer höheren und einer niedrigeren, einer reinen und einer sinnlichen Wahrnehmung zum Kennzeichen europäischen Denkens werden ließ. Die Tätigkeit des Sehens und seine Welt erscheinen gespalten. In eine erkenntnisträchtige Sphäre, in der sich das Auge nobilitiert, und in eine sinnliche, in der es seinen Lastern nachgeht ». Cf. Gottfried Boehm, « Sehen. Hermeneutische Reflexionen », in Ralf Konersmann (dir.), Kritik des Sehens, Leipzig, Reclam, 1997, p. 272. Les citations sont traduites de l’allemand et de l’anglais par Sarah Neelsen, sauf quand le nom d’un autre traducteur est indiqué.
  • [9]
    Cf. également Joachim Fiebach, « Theatralitätsstudien unter kulturhistorisch-komparatistischen Aspekten », in Joachim Fiebach (dir.), Spektakel der Moderne. Bausteine zu einer Kulturgeschichte der Medien und des darstellenden Verhaltens, Berlin, Vistas, 1996, p. 9-68.
  • [10]
    Un exemple emblématique à cet égard est l’ouvrage de Peggy Phelan, Unmarked. The Politics of Performance, London, Routledge, 1993.
  • [11]
    « Je mehr wir sehen, desto mehr müssen wir hinzu denken können. Je mehr wir dazu denken, desto mehr müssen wir zu sehen glauben ». Cf. Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon (trad. A. Courtin), Paris, Hermann, 1990, p. 56.
  • [12]
    « Dasjenige aber nur allein ist fruchtbar, was der Einbildungskraft freies Spiel lässt », id.
  • [13]
    « […] ce que nous trouvons beau dans une œuvre d’art, ce n’est pas grâce à nos yeux mais grâce à notre imagination, par l’intermédiaire de nos yeux » (« […] denn was wir in einem Kunstwerke schön finden, das findet nicht nur unser Auge, sondern unsere Einbildungskraft, durch das Auge, schön »), ibid., p. 78.
  • [14]
    « Geistigkeit ihrer Bilder, die in größter Menge und Mannigfaltigkeit nebeneinander stehen können, ohne dass eines das andere deckt oder schändet », id.
  • [15]
    Cf. Kati Röttger, « What do I see? The order of looking in Lessing’s Emilia Galotti », in Caroline van Eck, Stijn Bussels (dir.), Theatricality in Early Modern Art and Architecture, London, Wiley-Blackwill, 2011, p. 179-187.
  • [16]
    « […] the ‘logos’ (the words, ideas, discourse, or science) of ‘icons’ (images, pictures, or likeness) ». Cf. W.J.T. Mitchell, Iconologie : image, texte, idéologie, trad. Maxime Boidy et Stéphane Roth, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2009, p. 33.
  • [17]
    « It attempts to understand the traditional answers to these questions in relation to the human interest that give them urgency in particular situations. […] What is at stake in marking off or erasing the differences between images and words? What are the systems of power canons of value – that is, the ideologies – that transform our answers to these questions and make them matters of polemical dispute rather than purely theoretical interest ? », id.
  • [18]
    En comparant poésie et prose, Locke faisait déjà la différence entre images (idées) intellectuelles ou mentales et images picturales, qu’il qualifiait de l’adjectif dépréciatif « barbare ». À sa suite, Burke tenta de prolonger la notion d’« image mentale » (idée) pour désigner l’écriture : « De là vient que les hommes sont naturellement beaucoup plus enclins à la confiance qu’à l’incrédulité. Et c’est selon ce principe que les nations les plus ignorantes et les plus barbares ont souvent excellé dans les similitudes, les comparaisons, les métaphores et les allégories, alors qu’elles montraient de la faiblesse et de la lenteur à distinguer et mettre en ordre leurs idées. C’est aussi pour une raison de ce genre que si Homère et les auteurs orientaux aiment les comparaisons et en inventent de vraiment admirables, ils veillent rarement à leur exactitude : ils saisissent la ressemblance générale, la peignent avec force et ne tiennent pas compte des différences entre les choses comparées » (« Hence it is, that men are much more naturally inclined to belief than to incredulity. And it is upon this principle that the most ignorant and barbarous nations have frequently excelled in similitudes, comparisons, metaphors, and allegories, who have been weak in distinguishing and sorting their ideas. And it is for a reason of this kind that Homer and the oriental writers, though very fond of similitudes, and though they often strike out such are truly admirable, they seldom take care to have them exact. That is, they are taken with the general resemblance, they paint it strongly, and they take no notice of the difference which may be found between the things compared »). Cf. Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad. Baldine Saint-Girons, Paris, J. Vrin, 1990, p. 73.
  • [19]
    Cf. sur ce point Derrick de Kerckhove, « Eine Mediengeschichte des Theaters. Vom Schrifttheater zum globalen Theater », in Martina Leeker (dir.), Maschinen, Medien, Performances. Theater an der Schnittstelle zu digitalen Welten, Berlin, Alexander, 2001, p. 501-525, ici p. 504 : « La famille de mots the-in, à laquelle appartiennent les mots thea-tron, theo-ría et thea-mai […], désigne le processus par lequel des apparitions deviennent spectaculaires ».
  • [20]
    À une exception près : Nic Leonhardt, Piktoral-Dramaturgie. Visuelle Kultur und Theater im 19. Jahrhundert (1869-1899), Bielefeld, transcript, 2007.
  • [21]
    Reinhart Koselleck, Le Règne de la critique, trad. Hans Hildenbrand, Paris, Minuit, 1979.
  • [22]
    Les reproductions présentées ici ne coïncident pas nécessairement avec les mises en scène originales ou le contexte visuel initial.
  • [23]
    Thomas Holcroft, A Tale of Mystery, 1802, adaptation de la pièce de Charles de Pixérécourt, Coelina ou L’Enfant du mystère, 1800.
  • [24]
    Charles Desnoyer, Naufrage de la Méduse, 1839.
  • [25]
    Dion Boucicault, The Phantom, 1856.
  • [26]
    Benjamin Pollock, The Miller and his Men, 1813.
  • [27]
    Martin Meisel est le premier, en dehors de la sphère francophone, à noter la dimension visuelle – et en particulier iconographique – du mélodrame à cette époque : « L’effet pictural le plus prononcé était atteint dans les moments considérés comme les plus “dramatiques” – notamment au regard de la situation des personnages : une scène d’acmé complexe montrant un revirement dramatique dans la pièce. Ces situations pouvaient comprendre des tableaux silencieux (souvent appelés “réalisations”, reproduisant sur scène une image ou un tableau célèbres) ou bien une prouesse technique (bâtiments en feu, naufrages, etc.). À partir des années 1860, critiques et mécènes appelaient ces effets “scènes à sensations”, une expression qui traduit bien combien l’expérience pouvait être intense, voire extrême » (« Such pictorialism was strongest in what were regarded as its most ‘dramatic’ gestures - in particular, the situation : an elaborate, climatic scene depicting a dramatic turn of events within a play. Situations variously comprised silent tableaux (often called “realizations”, especially when a famous illustration or painting was recreated on stage) or technological triumphs (such as burning buildings, sinking ships, and the like). By the 1860s, critics and patrons began to call these elaborate theatrical effects “sensation scenes”, a phrase alluding to the particularly intense, even overwhelming experience that they provided »). Cf. Martin Meisel, Realizations : Narrative, Pictorial and Theatrical Arts in Nineteenth-Century England, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. 39. Pour ce qui est des recherches en langue française sur la dimension visuelle du mélodrame, voir entre autres : Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame sur les scènes parisiennes, de Coelino (1800) à l’Auberge des Adrets (1823), Université de Lille, Service de reproductions des thèses, Lille, 1974 ; Jean-Marie Thomasseau, Mélodramatiques, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2009 ; Hassan el Nouty, Théâtre et pré-cinéma : essai sur la problématique du spectacle au XIXe siècle, Paris, Nizet, 1978 ; Roxane Martin, L’Émergence de la notion de mise en scène dans le paysage théâtral français (1789-1914), Paris, Classiques Garnier, 2013.
  • [28]
    C’est la thèse de Maren Butte dans son ouvrage Bilder des Gefühls. Zum Melodramatischen im Wechsel der Medien, München, Fink, 2014, p. 146.
  • [29]
    Cf. « Le pathos résulte […] d’une prise de conscience (les personnages découvrant ce que le spectateur sait déjà) qui intervient trop tard ou presque trop tard (juste à temps). […] Tout le temps que dure ce retardement de la découverte (où le spectateur se demande si le personnage va découvrir ce que lui sait déjà), le spectateur ne peut intervenir. Ses larmes viennent, en partie, de son impuissance » (« Pathos results […] from a realization (characters discovering what the spectator already knows) that comes too late or almost too late (that is, just in the nick of time). […] Throughout the period of delay (whilst the spectator waits to see if the character will discover what they already know), the spectator is unable to intervene. Tears result, in part, of this powerlessness »), in John Mercer, Martin Shingler, Melodrama : Genre, Style, Sensibility, London & New York, Wallflower, 2004, p. 96.
  • [30]
    Christine Gledhill, « Dialogue : Christine Gledhill on Stella Dallas and Feminist Film Theory », in Cinema Journal 25, n. 4, 1986, p. 46.
  • [31]
    Maren Butte, Bilder des Gefühls, op. cit., p. 140.
  • [32]
    La liste des brevets délivrés dans le domaine du théâtre en Grande-Bretagne entre 1801 et 1900 contient par exemple plusieurs milliers d’inventions et de dispositifs techniques, allant du rideau pare-feu au tapis roulant en passant par la trappe. On trouve notamment une installation scénique permettant de faire défiler des images, comme au cinéma, grâce à la combinaison de tapis roulants et de projections, particulièrement utilisée dans le théâtre de Dion Boucicault, afin de créer un flux d’images variées. L’introduction de dispositifs toujours nouveaux, bouleversant ceux en place et contrecarrant les attentes des spectateurs, eut aussi pour effet que le spectaculaire finit par renvoyer à lui-même. Cf. Richard Daniel Altick, The Shows of London. A Panoramic History of Exhibitions, 1699-1862, Cambridge (MA) & London, Harvard University Press, 1978.
  • [33]
    Cf. sur la crise de l’attention au XIXe siècle, Jonathan Crary, Suspensions of Perception, op. cit.
  • [34]
    Cf. Reinhart Koselleck, Le Règne de la critique, op. cit.
  • [35]
    Charles Nodier, « Introduction », in René-Charles Guilbert de Pixérécourt, Théâtre choisi de G. de Pixérécourt, précédé d’une introduction par Ch. Nodier, et illustré des notices littéraires dues à ses amis, et autres hommes de lettres, tome 1, Paris, Tresse, 1841, p. ii.
  • [36]
    Par souci de concision, je ne développerai pas ici en détail le rapport à Rousseau, inventeur du mélodrame dans son Pygmalion, scène lyrique.
  • [37]
    « […] eine historische Erkenntniskategorie […], die die spezifische Verfassung der neuzeitlichen Temporalität beschreibt ; die Krise der Moderne entspricht [somit] nicht nur der Wiederholung [der Revolutionen im 19. Jahrhundert], sondern auch der Beschleunigung und Verkürzung der Erfahrungsrhythmen [der bürgerlichen Individuen] ». Cf. Gernaro Imbriano, « ’Krise’ und ‚Pathogenese’ in Reinhart Kosellecks Diagnose der modernen Welt », in Forum Interdisziplinäre Begriffsgeschichte, E-Journal, 2. Jg., 2013, p. 46.
  • [38]
    Dieter Grob, Michael Kempe, Franz Mauelshagen (dir.), Naturkatastrophen. Beiträge zu ihrer Deutung, Wahrnehmung und Darstellung, Tübingen, Gunter Narr, 2003.
  • [39]
    Reinhart Koselleck, « Über Krisenerfahrung und Kritik. Ein Gespräch aus dem Nachlass von Reinhart Koselleck », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 13.01.2010, p. 4.
  • [40]
    Il faut souligner ici que le drame bourgeois ne coïncide pas non plus avec l’ethos de la tragédie attique. La question de savoir si on peut pour autant le rapprocher du mélodrame reste ouverte. Nous ne développerons pas ce point ici, faute de place.
  • [41]
    Erika Fischer-Lichte, Kurze Geschichte des deutschen Theaters, Tübingen, Basel, Francke, 1993, chapitre 2.
  • [42]
    Peter Bexte, « Nachwort », in William Hogarth, Analyse der Schönheit, Leipzig, Fundus, 2008, p. 212.
  • [43]
    Comme l’a montré Martin Meisel, Hogarth eut une grande influence sur la pratique scénique mélodramatique en France et en Angleterre à partir du début du XIXe siècle.
  • [44]
    William Hogarth, Analyse de la beauté destinée à fixer les idées vagues qu’on a du goût [1753], trad. De Jansen révisée par Serge Chauvin, Paris, ENSBA, 1991, p. 179-180.
  • [45]
    Martin Meisel, Realizations, op. cit., p. 99.
  • [46]
    Au sujet de cette formule, qui a été très usitée dans la querelle esthétique des XVIIe et XVIIIe siècles en Europe pour désigner l’indétermination de la beauté caractérisée par la grâce, cf. Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne. De la raison classique à l’imagination créatrice 1680-1814, Paris, Albin Michel, 1994.
  • [47]
    William Hogarth, Analyse de la beauté, op. cit., p. 79.
  • [48]
    La citation provient d’Antoine et Cléopâtre, II, 1.
  • [49]
    William Hogarth, Analyse de la beauté, op. cit., p. 39.
  • [50]
    Peter Bexte, « Nachwort », op. cit., p. 225.
  • [51]
    Cette gravure rassemble les figures les plus célèbres qui servirent de modèle aux théoriciens de l’art du XVIIIe siècle pour l’élaboration de leurs concepts.
  • [52]
    William Hogarth, Analyse de la beauté, op. cit., p. 50.
  • [53]
    Ibid., p. 51.
  • [54]
    Ibid., p. 169.
  • [55]
    Ibid., p. 171.
  • [56]
    Ibid., p. 172.
  • [57]
    Ibid., p. 69.
  • [58]
    Prologue à J.F. von Götz, Lenardo und Blandine, ein Melodram nach Bürger in 160 leidenschaftlichen Entwürfen. <http://konkykru.com/e.goez.1783.lenardo.und.blandine.1.html>, page consultée le 30 juin 2015.
  • [59]
    William Collins, Henry Siddons, Leman Thomas Rede, etc. Cf. Maren Butte, Bilder des Gefühls, op. cit., p. 142-143.
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