Notes
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[1]
On pourrait en réalité, dès les premières pièces (The Countess Cathleen, Cathleen Ni Houlihan, ou Deirdre, par exemple), plutôt que de « cadre dans le cadre », parler de « dispositif », au sens où Stéphane Lojkine emploie le terme, relisant dans le contexte de l’art et de la littérature le concept développé initialement par Foucault. On mettrait alors en évidence, plutôt que sa mise en œuvre particulière par le jeu des portes et fenêtres, un principe de mise en scène du regard dont on va voir au fil de notre raisonnement comment Yeats le décline sous des occurrences variables d’un texte à l’autre, dépassant rapidement la forme concrète de la fenêtre comme cadre. Voir Stéphane Lojkine, La Scène de roman. Méthode d’analyse, Paris, Armand Colin, 2002, ou « Introduction à la scène comme dispositif : Paolo et Francesca », 2008, <halshs-00523381>. Voir également la thèse d’Anyssa Kapelusz, Usage du dispositif au théâtre : fabrique et expérience d’un art contemporain, sous la direction de J. Danan, Université Paris III, 2012.
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[2]
Variorum Edition of the Plays of W.B. Yeats, ed. Russell Alspach, London, Macmillan, 1989, p. 180 (« Through the door one can see the forest. It is night, but the moon or a late sunset glimmers through the trees and carries the eye far off into a vague, mysterious world » ; trad. Jacqueline Genet, Sept pièces, Paris, L’Arche, 1997, p. 64).
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[3]
Ibid., p. 155 (« The twilight has fallen and gradually darkens as the scene goes on. » ; trad. Jacqueline Genet, Sept pièces, p. 53).
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[4]
Ibid., p. 421 (« Through the door one can see low rocks which make the ground outside higher that it is within, and beyond the rocks a misty moon-lit sea » ; trad. Jacqueline Genet, Dix pièces, Paris, L’Arche, 2000, p. 23).
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[5]
« Acousmatique, n.m. (du grec Akousmatikos, habitué à écouter). Philos. Nom donné aux disciples de Pythagore qui, pendant cinq années, écoutaient ses leçons cachés derrière un rideau, sans le voir, et en observant le silence le plus rigoureux. Adj. Mus. Se dit d’une situation d’écoute où, pour l’auditeur, la source sonore est invisible ; se dit d’une musique élaborée pour cette situation. » Grand Larousse Universel, édition de 1995, art. ACOUSMATIQUE.
-
[6]
Sigmund Freud, « L’Inquiétante étrangeté » (Das Unheimliche), in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1976, p. 185-186 (traduit de l’allemand par Marie Bonaparte et Mme E. Marty, première édition française, Gallimard, 1933).
-
[7]
W. B. Yeats, Explorations, London, Macmillan, 1962, p. 87 (« For long periods the performers would merely stand and pose […] The whole scene had the nobility of Greek sculpture » ; trad. Jacqueline Genet, Explorations, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1981, p. 81).
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[8]
Ibid., p. 173 (« We would have preferred to be able to return […] to the old stage of statue making, of gesture » ; nous traduisons). Du reste, si c’est à la statuaire grecque que se réfère « officiellement » Yeats – et à l’« avatar » dans les pratiques scéniques de son temps qu’en constitue ni plus ni moins Sarah Bernhardt ! –, c’est aussi à une pratique plus proche de lui, mais dont il parle moins, qu’il faut penser : celle des « tableaux vivants » en vogue dans les milieux militants nationalistes irlandais au tournant des XIXe et XXe siècles. Voir sur ce point l’article de Maria Tymoczko, « Amateur political theatricals », in Yeats Annual, 10, London, Macmillan, 1993, p. 33-64. Elle y explique comment les associations militantes telles que la Ligue Gaélique, ou les « Inghinidhe na hEireann » (en anglais, Daughters of Ireland) popularisaient leurs actions par des moments de spectacle dans lesquels des chants ou de la musique venaient accompagner de courtes scènes jouées, voire, littéralement, des allégories sous forme de tableaux vivants silencieux. On voit là une nouvelle déclinaison du dispositif évoqué depuis le début de cette réflexion.
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[9]
Voir Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Les Cahiers du cinéma/Gallimard/Le Seuil, 1980. Roland Barthes, dans cette réflexion sur la photographie, et en particulier sur les rapports du récepteur à l’image, distingue les deux catégories que sont le studium et le punctum. Il définit le premier par « l’application à une chose, […] une sorte d’investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière » (p. 48). Quant au second, « c’est ce hasard qui, en elle [la photo], me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » (p. 49). Tandis que le studium relève du champ du savoir, et suscite simplement intérêt ou curiosité, le punctum interpelle l’affect du spectateur, et est la source d’un ébranlement, face à un détail latent que la photographie révèle, et qui échappe à toute interprétation rationnelle.
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[10]
Arnaud Rykner, « Changement d’optique : le regard naturalo-symboliste sur la scène », in revue Études théâtrales n. 15-16, 1999, p. 203 (repris dans Paroles perdues, chap. IX, Paris, Corti, 2000, p. 236). Dans son étude, Arnaud Rykner montre de quelle façon la mise en scène du regard dans le théâtre fin-de-siècle s’inscrit dans l’évolution des techniques visuelles, et dans un questionnement sur la relation entre visible et invisible. Plus les limites de l’optique sont repoussées, plus l’opacité du monde se renforce. Cette technique nouvelle de l’arrêt sur image justifie ainsi aussi bien la « tranche de vie » de l’esthétique naturaliste, que le « drame statique » des symbolistes. Le vocabulaire de Maeterlinck, nous signale encore Rykner, rappelle d’ailleurs les postulats expérimentaux naturalistes : « Un chimiste laisse tomber quelques gouttes mystérieuses dans un vase qui ne semble contenir que de l’eau claire et aussitôt un monde de cristaux s’élève jusqu’au bord et nous révèle ce qu’il y avait en suspens dans ce vase, où nos yeux incomplets n’avaient rien aperçu » (Maurice Maeterlinck, « Le Tragique quotidien », in Le Trésor des Humbles, Paris, Société du Mercure de France, 1896, p. 192). « La tranche de vie isole un morceau du réel », tandis que « le drame statique revendique clairement l’immobilisation du temps permise par l’arrêt sur image ». Le « voir en repos » tel que le rêve Maeterlinck, « c’est un voir tel qu’on ne l’a jamais vu au théâtre » (A. Rykner, op. cit, p. 196-197/222-223).
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[11]
W. B. Yeats, « Swedenborg, les Médiums et les lieux désolés » (1914), trad. Jacqueline Genet et Elisabeth Hellegouarc’h, in Explorations, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1981, p. 49 (en anglais : « The images are made of a substance drawn from the medium, who loses weight, and in a less degree from all present, and for this light must be extinguished or dimmed or shaded with red as in a photographer’s room. The image will begin outside the medium’s body as a luminous cloud, or in a sort of luminous mud forced from the body, out of the mouth it may be, from the side or from the lower parts of the body » ; “Svedenborg, Mediums and the Desolate Places” in Explorations, London, Macmillan, 1962, p. 54).
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[12]
Explorations, trad. Jacqueline Genet et Elisabeth Hellegouarc’h, op. cit., p. 50 (en anglais : « We are the spectators of a phantasmagoria that affects the photographic plate or leaves its moulded image in a preparation of paraffin », in Explorations, op. cit., p. 56).
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[13]
Arnaud Rykner, op. cit., p. 201/232.
-
[14]
Variorum Plays, op. cit., p. 167 (« The darkness is broken by a visionary light. The Peasants seem to be kneeling upon the rocky slope of a mountain, and vapour full of storm and ever-changing light is sweeping above them and behind them. Half in the light, half in the shadow, stand armed angels » ; trad. Jacqueline Genet, Sept pièces, p. 57-58).
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[15]
L’exposition « Yeats », présentée à la Bibliothèque Nationale de Dublin de 2005 à 2008, révèle l’existence d’un carnet offert par Maud Gonne à Yeats, en 1908, intitulé « PIAL Notebook » (du nom d’adepte de Maud, Per Ignem Ad Lucem), dans lequel il rapporte ses expériences occultes. Il s’agit d’un document de 124 feuillets non numérotés, courant de 1908 à 1917. Plusieurs séances sont décrites en détail, telles que celle du 28 juin 1912 chez W.T. Stead, mort peu de temps auparavant dans le naufrage du Titanic : « Voices. At one time there were three voices speaking one apparently without any trumpet close to my ear, one opposite and one at the extreme left, at the furthest distance from medium. One was low (that opposite) and too faint. I could not catch the words of the voice near me. I heard this (and another voice earlier) move to and sometimes coming from close to the head of the sitter next me and sometimes from in front of her ». [« Des voix. À un moment, il y a eu trois voix qui parlaient, l’une apparemment sans aucune trompette, près de mon oreille, une autre à l’opposé, et une complètement à gauche, très éloignée du médium. L’une était basse (celle qui était loin) et trop ténue. Je ne pouvais pas comprendre les mots prononcés par la voix près de moi. Je l’entendis (et, avant, une autre voix) qui se déplaçait vers un point à côté de la tête d’une convive assise près de moi, parfois se déplacer de ce point vers moi, et parfois aussi vers moi depuis un autre point devant elle ».] Les « trumpets » étaient des mégaphones, fréquemment utilisés pour amplifier le son très ténu des voix entendues par les participants. Dans un autre feuillet, Yeats parle d’un rêve dans lequel se manifeste une « machine à voix » : « I had some dream of an impersonal kind. A kind of talking machine […] ». Voir aussi, sur cette question des voix dans les activités occultes de Yeats, l’excellent article de Christopher Blake, « Ghosts in the Machine : Yeats and the Metallic Homunculus, with Transcripts of reports by W. B. Yeats and E. Dulac », in Yeats Annual n. 15, ed. by W.K. Chapman and W. Gould, New York, Palgrave Macmillan, 2002, p. 69-99.
-
[16]
On voit ainsi comment le dispositif évoqué plus haut se développe « en son principe » si l’on peut dire, puisque désormais le jeu de cadre dans le cadre n’est plus mobilisé – mais reste présent de façon implicite, comme fantomatique.
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[17]
Var. Pl., op. cit., p. 399 (« a man climbing up to a place / The salt sea wind has swept bare » ; trad. F.X. Jaujard, Au puits de l’épervier suivi de Le Songe des squelettes, Paris, La Délirante, p. 17).
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[18]
Ibid., p. 403 (« Young man, who has entered through the audience during the last speech » ; trad. F.X. Jaujard, op. cit., p. 21).
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[19]
Ibid., p. 412 (« During the singing and while hidden by the cloth the old man goes out » ; trad. F.X. Jaujard, op. cit., p. 31).
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[20]
Ibid., p. 775 (« While it is unfolded the Young Man leaves the stage » ; trad. F.X. Jaujard, op. cit., p. 57).
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[21]
Ibid., p. 565 (« When the cloth is folded again the stage is bare » – nous traduisons).
-
[22]
W. B. Yeats, Essays and Introductions, London, Macmillan, 1961, p. 230-231. (« The interest is not in the human form but in the rhythm to which it moves, and the triumph of their art is to express the rhythm in its intensity » – nous traduisons).
-
[23]
Ibid., p. 235 (« We only believe in those thoughts which have been conceived not in the brain but in the whole body » – nous traduisons).
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[24]
Michael Sidnell, Yeats’s Poetry and Poetics, London, Macmillan, 1996, p. 15 (« Yeats’s focus on the non-verbal arts and his appropriations of their images are by no means at the expense of the auditory effects of poetry. On the contrary, his privileging of speech and song in his poetics is entirely congruent with this focus. For the images of painting and sculpture disclose the art of their makers in the handling of the pigment or marble, and of this artistic materiality of image-making the only equivalent in poetry is sound »).
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[25]
Monique Borie, Le Fantôme ou le théâtre qui doute, Paris, Actes Sud, coll. « Le Temps du théâtre », 1997, p. 96.
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[26]
W. B. Yeats, Essays and Introductions, op. cit., p. 99 (« Our art of the stage is the art of making a succession of pictures »). Signalons au passage que Yeats connaît Rodin depuis l’un de ses voyages à Paris, en 1899.
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[27]
Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 25-31.
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[28]
Voir The Irish Drama of Europe from Yeats to Beckett, London, The Athlone Press, 1978, p. 175. On retrouve cette même attention dans The Resurrection, le tableau imaginaire construit par le discours de l’Hébreu décrivant Pierre, ou du Grec décrivant les adorateurs de Dionysos. Par ailleurs, on sait aussi la fascination qu’exerça sur Yeats, comme sur beaucoup d’autres à son époque, Gustave Moreau, dont on retrouve évidemment des échos dans l’image construite pour The King of the Great Clock Tower et A Full Moon in March.
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[29]
Voir Essays and Introductions, introduction, p. vii. (« Where there are several figures engaged in some dramatic action ») – nous traduisons. De la même façon, les tableaux préraphaélites, avec leur réalisme poétique, sont envisagés par Yeats comme des « arrêts sur image » d’instants dramatiques.
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[30]
Jacqueline Genet, Le Théâtre de W. B. Yeats, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1995, p. 253.
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[31]
Var. Pl., op. cit., p. 567 : « Fighting the Waves is in itself nothing, a mere occasion for sculptor and dancer, for the exciting dramatic music of George Antheil » – nous traduisons.
-
[32]
C’est dans son essai Per Amica Silentia Lunae que Yeats développe ce concept, correspondant à une sorte d’inconscient collectif qui surgit par rémanence à travers les représentations de l’imagination poétique : « J’ai toujours cherché à rapprocher mon esprit de celui des poètes indiens et japonais, des vieilles femmes du Connaught, des médiums de Soho […], à l’immerger dans un esprit plus général, là où cet esprit est à peine dissociable de ce que nous avons commencé à nommer le subconscient […] et j’en suis venu à croire à une grande mémoire traversant le temps de génération en génération » [« I have always sought to bring my mind close to the mind of Indian and Japanese poets, old women in Connaught, mediums in Soho, […] to immerse it in the general mind where that mind is scarce separable from what we have begun to call the subconscious. […] I came to believe in a great memory passing on from generation to generation »] ; cf. Per Amica Silentia Lunae, in W. B. Yeats, Collected Works, volume V – Later Essays, edited by William H. O’Donnell, op. cit., p. 16-17 – nous traduisons.
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[33]
Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 25.
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[34]
Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 257.
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[35]
« Players and painted scene took all my love, / And not those things that they were emblems of » ; W.B. Yeats, « The Circus Animal Desertion », trad. Yves Bonnefoy « La Désertion des animaux du cirque », in Quarante-cinq poèmes, Paris, Poésie/Gallimard, p. 178-179.
1William Butler Yeats, jeune leader duCeltic Revival auteur d’une trentaine de pièces écrites des années 1890 aux années 1930, et cofondateur de l’Abbey Theatre, futur théâtre national d’Irlande, se projette en poète visionnaire dans un théâtre se démarquant conjointement de la mode du spectaculaire – qui domine les grandes scènes bourgeoises londoniennes et continentales – et de la veine du réalisme populaire de la « comédie rurale » en vogue dans les milieux indépendantistes. Dans ses premières pièces, marquées aussi bien par la matière légendaire gaélique que par la veine symboliste européenne, nombre de personnages ne cessent de regarder une altérité étrangement inquiétante à travers des fenêtres ou des rideaux qui sont autant de cadres dans le cadre et qui mettent en abyme le drame [1]. Plus tard, à partir des Pièces pour danseurs écrites à la fin des années 1910, ce jeu se complexifie : le geste des musiciens-narrateurs qui, sur le modèle du Nô, regardent, montrent et désignent – geste qui semble consacrer le principe d’opsis dans l’écriture – s’avère effectué en aveugle, les yeux fermés. Plus que le regard, c’est alors la parole qui fait apparaître et fait voir. À l’instar de la psychanalyse, le théâtre conditionne la révélation à l’invisibilité... sans pour autant que toute vision disparaisse ! Car c’est le pouvoir médiumnique des mots incarnés dans le rythme d’un corps parlant et chantant qui permet qu’apparaisse, à leur côté, le corps de l’acteur métamorphosé par la danse. Au demeurant, c’est à cette matérialité artistique des corps et des voix que se voue le dramaturge dans les dernières années de son parcours. De fait, Yeats, dans son utopie d’une « autre » poétique du théâtre, s’aventure dans des expériences d’écriture autant que de scène (en associant acteurs, musiciens, danseurs, masques) qui sont autant de signes avant-coureurs de pratiques très contemporaines. Ainsi est touché cet « autre » du visible qui n’est pourtant pas un invisible, ce « matérialisme de l’idée » dont parle Derrida, dans des moments privilégiés où l’exposition, but apparemment premier du spectacle, se mue en transfiguration.
Mise en scène du regard : entre épique et unheimlich
2Dans le premier théâtre de Yeats – celui dans lequel il reste attaché, même s’il en subvertit de l’intérieur les codes, à une dramaturgie fondée sur la mimèsis et sur la relation intersubjective entre les personnages –, la quasi-totalité des fables dramatiques a pour cadre une mise en relation paradoxale entre l’ordre de l’auditif et celui du visuel. D’un côté, l’usage systématique de l’obscurité s’accompagne de la « mise en scène », par le médium auditif, d’une présence-absence caractéristique de personnages venus du monde des morts ou des esprits légendaires. De l’autre, un dispositif également récurrent, et en réalité non contradictoire avec le précédent, consiste à mettre en scène l’apparition de ces mêmes figures par le jeu métathéâtral du cadre dans le cadre.
3Une grande part de ces pièces se déroule dans des ambiances nocturnes, où les corps se réduisent à des formes pâles, ou à de simples silhouettes. Ainsi dans La Terre du désir du cœur (The Land of Heart’s Desire, 1894), la didascalie d’ouverture précise : « Par la porte, on aperçoit la forêt. Il fait nuit, mais la lune ou un coucher de soleil tardif luit à travers les arbres et attire le regard au loin, dans un monde mystérieux et vague » [2]. Dans La Comtesse Cathleen (The Countess Cathleen, 1899, réécrite jusqu’en 1913) : « Le crépuscule est tombé et s’obscurcit peu à peu à mesure que se poursuit la scène. On entend au loin le grondement du tonnerre et le bruit de l’orage qui se lève » [3]. Les Eaux d’ombre (The Shadowy Waters, 1900, révisée jusqu’en 1911) tout comme Deirdre (commencée en 1904, éditée en 1906) s’ouvrent sur une atmosphère de contre-jour, la lumière étant à l’extérieur, et l’ombre à l’intérieur. Dans Le Heaume vert (The Green Helmet, 1910), la didascalie d’ouverture précise que « Par la porte, on peut voir des rochers bas qui rendent le sol à l’extérieur plus haut qu’à l’intérieur, et, au-delà des rochers une mer brumeuse, éclairée par la lune » [4] – c’est donc la nuit.
4Au cœur de cet espace clair-obscur les voix et les bruits se détachent comme venus d’ailleurs. Symptomatique de cette focalisation sur le signifiant sonore est, à cet égard, l’emploi fréquent, dans le dramatis personae qui ouvre les textes, ou dans les didascalies au fil du dialogue, de la « voix » en lieu et place de l’indication de personnages. Et cette fréquence est telle que l’effet de système qui en résulte semble trop manifeste pour que l’on puisse l’attribuer à un simple souci de réalisme. Cette dissociation entre le son et l’image dépasse au demeurant les épisodes d’entrée et de sortie de scène, et s’avère généralisée lorsqu’on observe, dans les didascalies, la relation entre les informations sonores et les détails visuels concernant la lumière.
5Sans qu’il soit nécessaire de revenir en détail sur de nombreux exemples de ce phénomène, on peut d’emblée l’associer aux théories ou aux expériences acousmatiques développées aussi bien par l’antiquité présocratique que par les musicologues contemporains. Rappelons que le concept même d’acousmate, dans son sens pythagoricien originel, désigne un son que l’on entend sans en déceler la source [5]. De fait, chez Yeats, le sonore donne corps à un visuel à mi-chemin entre hyperréalisme et surnaturel : fantasme, au sens littéral d’apparition, le monde matériel, représenté par son chaos sonore, y est en effet un monde où fréquemment le vent crie, où des animaux imaginaires sont humanisés (oiseaux à tête d’homme), où les humains sont animalisés (hommes à tête d’oiseau), bref, où les frontières entre éléments, monde animal et humanité sont abolies. Qui plus est, la voix qui précède ou qui suit le personnage, loin de n’en être qu’un simple signe métonymique, semble le déborder, et acquérir une forme d’autonomie : une sorte de double-jeu – ou de jeu-de-double ? – s’instaure entre le personnage et sa voix, et la fable devient comme « hantée » par son ombre. Cette présence spectrale, introduite « par la bande » à travers une focalisation insolite sur le médium vocal, ne substitue pas au personnage son fantôme, ni le mort au vivant, mais suggère leur contiguïté, et instille subtilement une part de spectralité dans le tissu ordinaire des personnages. Ce phénomène n’est pas sans rappeler la remarque de Freud, dans son texte L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche), sur les phénomènes de « redoublement du moi, scission du moi, substitution du moi », où « le signe algébrique du double […] devient un étrangement inquiétant signe avant-coureur de la mort » [6]. Ainsi une mémoire de cette étrangeté spectrale, de ce double fantomal du personnage, subsiste-t-elle, même lorsque celui-ci apparaît enfin, dans l’apparence tangible de son identité dramatique.
6On devine dès lors comment et pourquoi cette dramaturgie acousmatique ne nie en rien l’importance du visuel ; les acousmates ne sont qu’une part d’un protocole global de mise en scène d’un « outre monde », dans lequel le visuel a aussi sa part. Ainsi, de La Comtesse Cathleen au Heaume vert, selon des schémas de nouveau empruntés au modèle du symbolisme francophone et notamment à Maeterlinck, le motif de la fenêtre est placé au cœur d’un dispositif fondé sur le binôme intérieur/extérieur, espace de la maison/espace de la nature, où dans des ambiances claires-obscures la parole ne cesse de projeter ses commentaires et ses interprétations sur des images aperçues de l’autre côté. Ce « tiers objet » qu’est la porte ou la fenêtre cristallise l’organisation métathéâtrale de la mise en scène du regard dans un espace défini, où regardant et regardé se font face. On peut distinguer parmi ces visions deux catégories d’images. Dans La Comtesse Cathleen – une histoire de salut miraculeux, par une souveraine qui vend son âme au diable, d’un peuple écrasé par la famine –, les visions fantastiques du fils, même si elles sont perçues par la fenêtre, ne sont que rapportées par lui à sa mère. Visions incertaines, vues de lui seul, elles sont prémonitoires d’une catastrophe. Dans Cathleen ni Houlihan au contraire – qui évoque la révolte irlandaise de 1798, avec à sa tête une figure féminine emblématique de la patrie – une didascalie en bonne et due forme semble objectiver la vision de l’héroïne par la fenêtre avant qu’elle n’entre. De même, dans Sur le Rivage de Baile (On Baile’s Strand, 1904) ou dans Le Heaume vert (qui traitent toutes deux d’un épisode du héros légendaire celtique Cuchulain), Cuchulain et l’homme rouge apparaissent dans le cadre de la porte et s’y arrêtent un instant avant d’entrer. Enfin dans Deirdre (1906 – une histoire tristanienne d’amour à mort entre le personnage éponyme et son amant Naoise), les musiciennes désignent dans la pénombre le Roi Conchubar et ses hommes de main à l’extérieur avant qu’ils n’apparaissent clairement aux fenêtres.
7Plusieurs effets sont ainsi produits, séparément ou conjointement. D’un côté, le cadrage de l’image et la suspension du mouvement, ou l’arrêt sur image, valorisent une dimension épique de la fable et de la représentation. La parole est déictique, elle guide le regard : les personnages sont annoncés, puis vus par un cadre dans le cadre. Le théâtre dans le théâtre met en scène le procès de la vision ; on montre que l’on voit et ce que l’on voit. D’un autre côté, ces visions créent un effet d’étrangeté : qu’elles soient vues du public ou simplement évoquées, qu’elles soient distinctes ou incertaines, elles ont pour dénominateur commun de mettre en scène la faille, l’irruption de l’étrange, voire du menaçant, dans l’espace intérieur et domestique. Au demeurant, ce topos de la vision est de toute façon corollaire de son contraire : la visibilité est relative à l’opacité. Si la parole introduit une image vue par la fenêtre, il y a aussi un invisible, sinon un irreprésentable – il n’est pas exclu, même, que cette fenêtre serve précisément à désigner cet invisible, ce « hors cadre ». Dans Deirdre le rideau intérieur, contrepoint des fenêtres, est non transparent, il dissimule aux yeux de tous l’héroïne rejoignant son amant dans la mort. Autrement dit, la sidération par la vision à travers la fenêtre est le prélude à la fascination pour un invisible qu’on ne peut que verbaliser, mais pas toucher du regard. Il y a donc tension entre l’invisible et le révélé : l’invisible est une condition de la révélation.
8Plusieurs sources conjointes viennent éclairer les enjeux de cette dramaturgie articulant dialectiquement vision méta-théâtrale et focalisation sur l’auditif. Bien sûr, on connaît la familiarité précoce de Yeats avec les œuvres de Villiers ou Maeterlinck. Mais on doit y ajouter d’une part sa relecture d’une certaine esthétique tragique, et d’autre part et surtout, ses liens avec les pratiques occultes de son temps.
9Yeats, lors de ses séjours parisiens, est frappé par l’interprétation de Phèdre par Sarah Bernhardt, dont il remarque les pauses – voire les poses – prolongées durant ses longues répliques tragiques : « Pendant de longs moments, les acteurs restaient simplement immobiles […] toute la scène avait la noblesse d’une sculpture grecque […] » [7]. La lenteur des mouvements, qui confine par moment à l’immobilité, donne toute sa dimension apollinienne à la figure de l’héroïne, et l’allusion à la statuaire antique va de pair avec l’esthétique tragique : « Nous aurions préféré pouvoir revenir parfois au hiératisme de la sculpture, à la gestuelle d’antan » [8]. En même temps, le cadre que constituent portes et fenêtres met en évidence, pour reprendre l’expression d’Arnaud Rykner, « l’imaginaire photographique » qui sous-tend le premier théâtre de Yeats, comme celui de Maeterlinck. Se référant aux réflexions de Roland Barthes sur le « punctum » [9], il démontre comment l’« arrêt sur image » que constitue la photo permet de rendre visible ce qui sans elle serait emporté par le flux d’un réel fugace et insaisissable. « La photo devient le modèle inconscient d’une construction dramaturgique fondée sur le “vertige du voir” […] L’immobilité et le silence de la mort semblent atteints à travers l’immobilité et le silence de la photographie » [10]. Concernant Yeats, l’analogie est d’autant plus pertinente qu’il y fait explicitement allusion, lorsqu’il explique qu’une condition sine qua non de l’apparition d’une image occulte, lors de séances spirites, est de reproduire la lumière infrarouge de la chambre du photographe :
« Les images sont faites d’une substance issue du médium, qui perd du poids, et, à un degré moindre, de tous ceux qui sont présents, et pour cette raison, la lumière doit être éteinte, atténuée ou voilée de rouge, comme dans la chambre noire d’un photographe. L’image se forme d’abord autour du corps du médium comme un nuage lumineux, ou dans une sorte de boue lumineuse expulsée du corps par la bouche peut-être, par le côté, ou les parties inférieures du corps. On peut voir un vague nuage se condenser ou se réduire pour devenir une tête, un bras, toute la silhouette d’un homme, ou bien une forme animale […]. » [11]
11Quelques lignes plus loin, il précise que c’est sur une photographie que se révèle parfois le double spectral d’une personne photographiée :
« Nous assistons à une fantasmagorie qui impressionne la plaque photographique ou laisse son empreinte moulée sur une préparation de paraffine […]. » [12]
13Au centre de la vie des personnages, la présence spectrale se manifeste à des moments privilégiés, lorsque l’invisible devient visible « le temps d’une photo, tout en conservant l’étrangeté de l’invisible grâce à l’absence de tout fixateur » [13]. La puissance épiphanique de telles révélations est en effet proportionnelle à leur brièveté, et les éclairs ou les éclats de lumière qui les illuminent ont également la brièveté d’un flash photographique. Comme la clarté subite qui vient inonder le Roi et la Reine de La Princesse Maleine, révélant le crime et dénonçant les criminels, l’orage final de La Comtesse Cathleen révèle dans un éclair de lumière une scène littéralement apocalyptique.
« L’obscurité est brisée par une lumière visionnaire. Les paysans semblent s’agenouiller sur le flanc rocailleux d’une montagne, et une vapeur d’orage et de lumière changeante passe au-dessus d’eux et derrière eux. À moitié dans la lumière, à moitié dans l’ombre, se tiennent des anges armés. » [14]
15Or à ce dispositif visuel venu directement des pratiques spirites du poète peuvent aisément être articulées d’autres expérimentations de type acousmatique cette fois, tirées du même contexte. L’exposition « Yeats », présentée à la Bibliothèque Nationale de Dublin de 2005 à 2008, révèle ainsi l’existence d’un carnet dans lequel le poète rapporte ses expériences occultes. Il s’agit d’un document de 124 feuillets non numérotés, courant de 1908 à 1917. Plusieurs séances sont décrites en détail, telles que celle du 28 juin 1912 chez W.T. Stead, mort peu de temps auparavant dans le naufrage du Titanic, et durant laquelle des mégaphones étaient fréquemment utilisés pour amplifier le son très ténu des voix entendues par les participants. Dans un autre feuillet, Yeats parle d’un rêve dans lequel se manifeste une « machine à voix » [15].
16En somme, dans le contexte des expériences occultes du poète au sein des cercles théosophiques dont il est membre, voire qu’il dirige lui même, la multiplication de tels dispositifs de vision et d’écoute permet ainsi de révéler la présence des morts ou des esprits au cœur du vivant, qu’il s’agisse de les déceler au cœur de l’intime, ou d’en spectaculariser prophétiquement l’annonce et la venue, entre châtiment et résurrection.
Le regard aveugle de la parole : l’œil de l’esprit
17Plus tard, dans les Pièces pour danseurs (Four Plays for dancers, écrites entre 1916 et 1920, et publiées en 1921), Yeats poursuit son exploration des protocoles nécessaires à la mise en scène d’un invisible-devenu-visible. C’est le modèle du Nô qui constitue pour lui désormais un bain philosophique et esthétique naturel, compte tenu de la mission épiphanique dévolue par lui à la scène théâtrale. Car dans le Nô comme dans les Pièces pour danseurs, la danse et la musique de la parole, au cœur du drame, formalisent la transfiguration qui doit résulter du processus d’apparition.
18Chaque pièce représente donc une scène dans une scène, puisqu’à chaque fois des narrateurs musiciens nous présentent et commentent la fable. Ces fables, tirées pour la plupart de la matière orale irlandaise – en particulier les épisodes de la vie du héros Cuchulain –, permettent à Yeats de problématiser, via la légende, soit des histoires de mort et résurrection, soit des histoires de rapt amoureux (non sans rapport avec le thème précédent), soit même, parfois, des paraboles sociétales et politiques. De nouveau donc, les textes dissocient la parole narrative et lyrique (les musiciens) de l’action ou du geste (les personnages qu’ils présentent). On est apparemment encore dans une monstration épique ; les pièces sont toutes construites autour de la parole déictique du chœur, qui montre les fantômes respectifs que sont la gardienne d’un puits d’immortalité auquel Cuchulain veut boire (dans Au Puits de l’épervier – At the Hawk’s Well), le démon Bricriu qui veut l’arracher à la vie (dans La Seule Jalousie d’Emer – The Only Jealousy of Emer), ou les amants fantômes traîtres à la patrie venus du XIIe siècle, qui surgissent devant le jeune insurgé de Pâques 1916 (dans Le Songe des squelettes – The Dreaming of the Bones). En réalité, le dispositif est différent des pièces de la première période ; d’abord et simplement parce qu’il n’y a plus de fenêtre [16] : les musiciens désignent une scène qui se déroule à côté d’eux, et l’espace est celui du théâtre ; mais aussi, et surtout, parce que ce geste des musiciens, qui semble consacrer le principe d’opsis, est effectué en aveugle, les yeux fermés ! C’est le fameux « I call to the mind’s eye » (« je convoque devant l’œil de l’esprit » – nous traduisons) qui ouvre chacune des pièces dans la bouche des musiciens. C’est leur œil intérieur qui voit, non leur œil réel, et face au public, ils ne regardent jamais les personnages dont ils parlent.
19Or ce regard aveugle a une incidence sur le statut même à la fois de cette présentation, et de ce qui est « présenté ». Si l’on regarde les quatre protocoles d’ouverture des quatre pièces, il semble à première lecture que la parole fasse advenir narrativement le personnage. La narration est première, les musiciens introduisent les protagonistes, l’action est un prolongement de la parole. Mais après relecture, on s’aperçoit d’une relation de superposition plus que d’enchaînement linéaire entre les deux termes. Par exemple, dans Au puits de l’épervier, les musiciens, après leur formule rituelle « I call to the eye of the mind », font allusion au puits, et à la face d’ivoire de sa gardienne. Dans le même temps ils déplient un tissu, donc un écran, représentant un épervier. Une fois le tissu replié, on aperçoit, en fond de scène, un autre tissu avec une image du puits, et, devant celui-ci, le personnage de la gardienne. On ne l’a pas vue entrer : elle est là. Plus tard, une réplique didascalique des musiciens annonce, au présent, « un homme qui monte vers un lieu nu / Balayé par le vent salé de la mer » [17], et, peu après, une didascalie cette fois-ci nous signale, au « present perfect » : « Le jeune homme, qui est entré dans le public pendant la dernière réplique » [18]. Pour finir, la sortie du vieillard est une disparition derrière le rideau : « Pendant le chant et tandis qu’il est caché par l’étoffe le vieil homme sort » [19]. Autres exemples : dans Le Songe des squelettes, la sortie du jeune homme est également une disparition derrière le rideau : « Tandis qu’il est déplié le jeune homme quitte la scène » [20]. Il en est de même dansLa Seule Jalousie d’Emer : le rideau déplié puis replié dévoile Emer et les deux figures de Cuchulain, sans que leur entrée n’ait été ni signalée ni, a fortiori, aperçue. À la fin, elles disparaissent selon le même mode : « Lorsque le tissu est replié, la scène est vide » [21]. Enfin, dernier exemple, dans Le Calvaire (Calvary), qui nous présente Jésus confronté au discours critique de Judas et de Lazare juste avant la crucifixion, la modalisation de l’apparition du Christ est subtile. Les musiciens racontent, au présent, son ascension : « Il monte » (« he climbs up… ») puis « Le voilà qui se tient debout » (« now he stands »). Ensuite, une didascalie nous confirme sa présence physique sur scène : « Il est entré » (« He has entered »). Mais comme dans Au puits de l’épervier, l’emploi du « present perfect » nous signale l’action après coup : dans le texte en tout cas – et le metteur en scène est alors mis au défi de trouver une solution scénique adéquate – ce ne sont pas nos yeux qui ont vu cette entrée, c’est bien à travers la parole et le « regard aveugle » des musiciens qu’elle s’est produite. Il n’y a pas de rituel de rideau, mais le personnage du Christ n’en apparaît ainsi pas moins comme surgi de nulle part – ou de la parole.
20On voit donc comment ce « geste vocal » et discursif des musiciens se démarque des dispositifs symbolistes des premières pièces. D’une part, de façon récurrente, les répliques didascaliques, le plus souvent adossées au geste du rideau déplié et replié, font apparaître et disparaître les personnages, plutôt qu’entrer et sortir, et leur confèrent un statut qui procède plus d’un questionnement sur un « être-là », que d’un parcours fictionnel construit, doté d’un début et d’une fin. Le personnage n’est pas introduit, mais révélé/apparu. Les personnages sont plus des « étants » que des « actants », comme si la scène théâtrale était une perpétuelle réponse à la question : « Who’s there ? » – l’allusion à Shakespeare est ici volontaire. Par ailleurs, ce statut original dévolu à la présentation est corollaire d’une même originalité de l’objet de cette présentation. Si les « scènes » sont montrées « en aveugle », c’est en effet parce que l’apparition des personnages n’est que le symptôme d’une qualité extra-ordinaire, c’est-à-dire surnaturelle, de leur être. Et l’expression de cette qualité passe, dans l’écriture comme sur le plateau, par la conjonction entre la parole chantée et le corps, voire le mouvement ou la danse. Ainsi la voix ou l’image en mouvement sont, conjointement, le lieu d’une transfiguration. Yeats, dans ces pièces travaillées par le modèle du Nô, apporte en effet un souci extrême à une rythmique litanique, voire hypnotique, de la parole narrative ou dialoguée. Cette parole est armaturée et scandée à la fois de l’intérieur, par une grande rigueur dans la structuration syntaxique, et de l’extérieur, par la rythmique des instruments dont jouent les musiciens : percussions, flûte, et « zither », ou instrument à cordes. C’est aussi à cette scansion qu’obéissent les mouvements des personnages fantomatiques, le plus souvent masqués. Autrement dit, c’est l’un des paradoxes de ce théâtre que d’être fondé, non pas tant sur l’opsis, le spectacle – alors qu’il n’y est question que de vision –, que sur le rythme. Le rythme fédère le corps et la voix, le visuel et l’auditif, et réalise un troisième terme qui ne se résout pas en l’addition des deux autres. C’est dans le rythme que s’exprime, selon Yeats, l’intensité de l’émotion véhiculée par le corps, comme il le confirme dans un passage de son essai Certaines pièces nobles du Japon (Certain Noble Plays of Japan) commentant le travail du corps dans le Nô :
« Son intérêt ne réside pas dans la forme humaine, mais dans le rythme sur lequel il se meut, et le sommet de leur art est d’exprimer le rythme dans toute son intensité. » [22]
22Et quant à la parole, de la même façon, le logos a constamment maille à partir avec le corps, comme le suggère implicitement cet autre passage du même essai :
« Nous ne croyons que dans les pensées conçues non dans le cerveau, mais dans le corps tout entier. » [23]
24Que le mouvement soit amené par la parole et la prolonge, ou qu’il l’introduise, il en révèle, au sens quasi photographique du terme, la physicalité : la parole n’est qu’un état du corps parmi d’autres. C’est lorsque la danse de la parole atteint son point culminant qu’elle se résout en danse du corps ; ou inversement, c’est lorsque le mouvement atteint son paroxysme que la parole poétique peut surgir dans sa rythmique et sa musicalité propres. Au passage, c’est par cette matérialité commune du son et de la matière des corps que Michael Sidnell explique l’intérêt renouvelé de Yeats pour la peinture et la sculpture d’abord, pour la danse ensuite :
« L’intérêt de Yeats pour les arts non verbaux, et l’appropriation qu’il fait de leurs images, ne nuisent aucunement aux effets auditifs de la poésie. Au contraire, le fait qu’il privilégie la parole et le chant dans son art poétique est tout à fait en accord avec cet intérêt. Car les images propres à la peinture et à la sculpture démontrent l’art de leurs créateurs dans le maniement du pigment ou du marbre, et de cette matérialité artistique de la création d’images, le seul équivalent en poésie est le son. » [24]
26Le corps nouveau ainsi révélé par le rythme est un corps transfiguré, réel et surnaturel, ni définitivement incarné, ni désincarné ou absent. Le rythme, dans sa fonction fédératrice du voir et de la voix, permet l’apparition du spectre. Comme le dit Monique Borie, ce n’est que « dans l’accord parfait du chant et de la danse, du souffle et du mouvement, de ce qui se donne à voir et de ce qui se donne à entendre, du voir et de la voix », que cet art peut se réaliser. La danse et la voix ont pour racine commune le rythme et la maîtrise du souffle, et sont, par cette qualité, à l’origine de la matérialisation de l’invisible dans l’espace [25].
Théâtre pictural, écran de rêve
27C’est dès le début de son œuvre, en réalité, que Yeats s’intéresse ainsi à la composition des images autant qu’aux mots : « Notre art de la scène n’est que l’art de construire une succession d’images » [26]. Bien avant la théorisation du « mouvement suspendu » telle qu’elle apparaît dans Certaines pièces nobles du Japon, sous l’influence du Nô, et telle qu’elle sera appliquée dans les Pièces pour danseurs, on est déjà, avec cette mise en scène de corps au ralenti ou suspendu, en une immobilité dynamique, dans une esthétique où un corps silencieux fait irruption au milieu des mots, brisant de son altérité absolue le flux du temps et des choses, et rendant à la parole la relativité de son masque. Certes cette mise en perspective du théâtre, esquissant déjà la remise en question d’un drame clos sur lui-même ainsi qu’une ouverture sur l’immédiateté d’une présence et sur un potentiel non-sens de l’image, s’opère dans ces premières pièces d’une façon somme toute didactique, voire conventionnelle. Mais il reste qu’elle témoigne déjà d’une démarche ancrant son écriture dans une modernité qui s’affirmera dès les années 1910. C’est la raison pour laquelle il semble pertinent d’invoquer, à son propos, les réflexions de Georges Didi-Huberman sur ce qui, dans l’image, échappe au commentaire, et révèle un « écran de rêve », une visio dei, source d’expectative et de contemplation :
« […] Les images ne doivent pas leur efficacité à la seule transmission de savoirs – visibles, lisibles ou invisibles –, mais […] au contraire leur efficacité joue constamment dans l’entrelacs, voire l’imbroglio de savoirs transmis et disloqués, de non-savoirs produits et transformés. […] Quelque chose comme une attention flottante, une longue suspension du moment de conclure, où l’interprétation aurait le temps de s’éployer dans plusieurs dimensions, entre le visible saisi et l’épreuve vécue d’un dessaisissement. Il y aurait ainsi, dans cette alternative, l’étape dialectique […] consistant à ne pas se saisir de l’image, et à se laisser plutôt saisir par elle ; donc à se laisser dessaisir de son savoir sur elle. […] il y a donc un réel travail, une contrainte du non-savoir dans les grands systèmes théologiques eux-mêmes. Il y est nommé l’inconcevable, le mystère. Il se donne dans la pulsation d’un événement toujours singulier, toujours fulgurant : cette évidence fulgurante que Saint Thomas nomme ici une révélation. » [27]
29Cette « béance » sémantique de l’image qui semble à l’œuvre dans le théâtre de Yeats n’est pas sans conséquence radicale sur sa dramaturgie. Dans cette relation entre parole et image, qui met en scène le procès même de la vision et de la représentation, le regard du spectateur va et vient entre le sujet regardant et l’objet regardé, en quête d’une impossible clôture de la représentation. Les yeux ouverts sur l’intériorité, eyes wide shut, les musiciens narrateurs déroulent sur un mode hallucinatoire leur « jeu de rêve », leurs images mentales. Ce monodrame repensé est de ce fait le laboratoire d’une théâtralité nouvelle, travaillant les conditions mêmes de la représentation : car toute hiérarchie disparaît entre les deux scènes parallèles de la parole et de l’image. L’image est un inconscient du texte, et le texte est un non-dit de l’image. La dissociation entre parole et image permet paradoxalement d’effacer les frontières entre sujet et objet de la vision : les musiciens sont ce qu’ils voient. Un lien de contiguïté métonymique réciproque s’établit entre l’image et le texte : les jeux de voix enchâssées nourrissent, autant qu’ils sont nourris par la relation entre le voir et la voix, en des procédés oniriques qui s’apparentent à ce que propose aujourd’hui le théâtre de Bob Wilson, ou certains aspects du cinéma de Jean-Luc Godard : Passion, film sur le cinéma s’il en est, n’est qu’une longue interrogation sur la capacité de la caméra à capter le réel, et en particulier sa lumière, et à en tirer une œuvre d’art. De longues séquences montrent la quête impossible de reconstitution et d’analyse d’un tableau de Rembrandt ou de Delacroix, alternant avec de simples plans rendant hommage à la lumière se reflétant sur le lac de Genève, ou sur une comédienne.
30Cette façon de faire du cinéma le lieu d’un retour réflexif, et d’une interrogation métaphysique sur les relations entre l’art, le réel, et le sacré, éclaire rétrospectivement la démarche de Yeats. Faisant littéralement à parts égales œuvre de plasticien et de dramaturge, il invente un « théâtre d’images » avant l’heure. Si l’on revient par exemple sur Le Calvaire, on observe aisément comment le texte met en scène soit directement, dans le discours didascalique, soit indirectement, dans les répliques à valeur didascalique des musiciens, un tableau en trois dimensions qui s’apparente à un triptyque de la Passion : ouvrant et refermant le drame, le chemin de croix puis la crucifixion, et entre les deux, la descente de croix et la déploration des femmes. Une attention particulière est portée par le texte, dans la construction de ces tableaux, aux détails plastiques d’un bras abandonné, ou des cheveux des femmes, au point que l’on s’interroge sur les analogies possibles entre le tableau dramatique ainsi construit, et la douceur d’une « crucifixion » de Masaccio, les accents dramatiques d’une autre « crucifixion » du Tintoret, ou les clairs-obscurs de certaines toiles du Pérugin – c’est du moins ce que suggère Katharine Worth [28]. Il semble manifeste que le propos de ces pièces n’est autre que le mystère creusé ici par le hiatus entre la parole et l’image, et la réflexion sur l’éternité ou la transcendance qui s’associent à ce mystère. On connaît le débat intérieur qui agita longtemps Yeats face à l’esthétique de Manet, à qui il opposait avec obstination les modèles de la Renaissance. Employant pour Titien le même qualificatif (« passionné ») que pour lui-même, il soutenait que le peintre italien constituait le sommet d’un art pictural du portrait rassemblant dans une même unité corps et esprit, immanence et transcendance, faisant écho à ses propres représentations imaginaires de l’héroïsme tragique.
31Mais là où l’esthétique de Yeats se fait unique, croisant réellement les disciplines, c’est lorsque l’image, symétriquement, se fait théâtre, c’est-à-dire lorsque le dramaturge développe une perception théâtrale du tableau – comme en témoignent au demeurant ses réflexions sur la peinture de Rossetti, dont il analyse les tableaux en termes théâtraux : « [tableaux] dans lesquels plusieurs figures sont engagées dans une action dramatique » [29]. Certes la présence du Christ, comme une trouée dans le réel, n’est d’abord qu’un trait d’union entre la diegesis et la mimèsis, entre l’épique et le dramatique, entre ce qui est raconté et ce qui brusquement est là devant nous, dramatiquement. À cet égard, cette présence opère ce qu’une caméra opérerait dans un film : la scène n’est qu’un récit accompagné d’une forme de gros plan subjectif, de zoom sur un détail de la scène. Cela dit, un trouble s’installe bientôt quant à l’identité de l’énonciateur premier de la fable : le Christ est-il la vision des musiciens, ou n’est-ce pas lui qui est premier, et qui suscite leurs paroles ? Dans ce cas, le tableau est « vivant », et tout ce qui est dit n’en est que l’émanation. Ce trouble est renforcé lorsqu’on observe des confusions manifestement volontaires dans les jeux de personne, ou dans les jeux d’échos, à l’intérieur du texte des musiciens, ou entre leur texte et les didascalies, ou celui du Christ. Les musiciens parlent parfois à la troisième personne, et parfois à la première. Ils emploient des termes qu’une didascalie reprend. Bref, un jeu de double devient clair entre le narrateur premier (le didascale, ou le poète), les narrateurs seconds (les musiciens), et le personnage (le Christ). Par le jeu des discours enchâssés et des confusions grammaticales de personne, le discours des musiciens se confond avec celui du Christ et, plus secrètement, avec celui du didascale (du poète ?). Le Christ n’est-il donc pas le locuteur premier, lorsque c’est sa voix que l’on entend dans celle des musiciens ? Et les deux ne sont-ils pas la vision du didascale ?
Vers un « matérialisme de l’idée »
32Rien d’étonnant, en réalité, dans ce jeu de miroir, ce trouble installé entre sujet et objet du regard, puisque ce qui se joue est bien de se « dessaisir », de se laisser saisir par une image plus vivante, plus incarnée, que celui qui la regarde. Avec ces Pièces pour danseurs on se trouve en effet face à un dispositif dramaturgique qui, précisément parce qu’il est fondé sur un principe méta-théâtral de révélation médiatisée par l’œil et l’oreille, ne peut que valoriser ce qui, dans le spectacle ainsi mis en scène, se montre dans toute sa matérialité. On va voir comment un renversement spectaculaire – au sens littéral du terme – dans le parcours du dramaturge irlandais l’ancre radicalement dans une esthétique moderniste qui fait semble-t-il le deuil de ce protocole médiumnique : lorsqu’il renonce à une dramaturgie de la révélation fondée sur une dialectique entre le visible et l’invisible, au profit d’un matérialisme plus radical dans la conception et la construction de l’événement scénique.
33On peut en prendre pour preuve l’entreprise audacieuse de réécriture, en 1928-1929, de l’une de ses Pièces pour danseurs, La Seule Jalousie d’Emer, à l’intention de la chorégraphe Ninette de Valois, ex-danseuse des Ballets russes et future fondatrice du Ballet Royal britannique. Ainsi la création de Fighting the Waves – que nous traduirons par Battre les vagues – ne rassemble pas moins de vingt artistes sur le plateau, soit six danseurs, une danseuse soliste, dix musiciens, et trois comédiens. Le changement de format est spectaculaire, au regard de la confidentialité de l’écriture et des productions des pièces précédentes. On peut l’expliquer par un contexte soudainement nouveau qui vient relancer, tout en les transformant, les projets anciens de théâtre poétique pluridisciplinaire rêvés par Yeats. À la fin des années 1920, la renommée internationale croissante du poète, en même temps que sa rencontre avec la chorégraphe, ou avec le jeune compositeur américain Georges Antheil, puis l’ouverture d’une nouvelle salle au théâtre de l’Abbaye, l’incitent à repenser plus ambitieusement son cycle des Pièces pour danseurs, et à en initier, de ce fait, un second.
34Battre les vagues reprend donc la thématique de son texte source : le héros Cuchulain, brisé d’avoir involontairement assassiné son propre fils, s’est jeté dans une lutte insensée avec l’Océan. À demi-mort, il est capté par le démon Bricriu qui veut le ramener à ses chimères anciennes, en particulier la mère de son fils, une fée nommée Fand. Seule s’y oppose son épouse Emer, qui souhaite le ramener à la vie. Or dans cette nouvelle pièce, il ne reste plus du modèle du Nô que de faibles traces, puisqu’y est abandonné le « regard aveugle » des musiciens chantant et commentant la scène théâtrale. En guise de prologue, une chorégraphie sans paroles ouvre la pièce, avant que n’alternent scènes dialoguées, moments narratifs accompagnés ou non de musique, et fragments dansés, eux-mêmes portés également par la musique futuriste, pour ne pas dire bruitiste, de George Antheil. Comme le dit Jacqueline Genet, Battre les vagues n’existe que « pour l’œil et pour l’oreille » [30]. Du reste, ce n’est pas autrement que l’on peut entendre les paroles de Yeats lui-même : « Battre les vagues en soi n’est rien, juste un pur support pour le sculpteur et les danseurs, et pour la formidable musique de scène de George Antheil » [31].
35Que s’est-il donc passé ? Au premier abord, tout semble immanent, il n’y a plus d’ésotérisme. Pourtant, la contradiction avec les formes précédentes n’est qu’apparente. Désormais en effet, pour Yeats, c’est, résolument, une matérialité particulière du corps pneumatique, acoustique, plastique, qui permet de rendre perceptible l’immatériel. La danse transfigure le corps ; la densité du mouvement, en particulier lorsqu’il se suspend en une pause immobile, induit une qualité d’immanence qui le fait tendre vers l’auto-référentialité. Le propos n’est plus préalable, mais inhérent au mouvement : ce qui lui donne sens n’est pas indépendant de son développement matériel et physique. La danse se présente, plus qu’elle ne représente. Mais précisément, c’est ainsi que le corps échappe à la représentation et pour ainsi dire, « s’abstractive » – puisqu’il ne renvoie plus à aucun référent dans le monde réel – tout en préservant sa matérialité. En étant rythme, il perd son statut de signe. Il ne signifie rien d’autre que lui-même, parce qu’il n’est que rythme, il n’est ni esprit, ni corps représenté. La relation dialectique entre la danse et les mots réalise en quelque sorte l’utopie d’une réconciliation entre forme et contenu que Yeats, en disciple de Walter Pater, appelle de ses vœux. Ce faisant, et pour élargir le propos, il rejoint une qualité d’art « absolu » que Schopenhauer, Pater… ou Beckett attribuent de leur côté à la musique. Yeats, quant à lui, associe la voix poétique et le corps dansant dans l’expression de la « grande mémoire », l’anima mundi [32], et la scène devient le lieu intermédiaire idéal entre monde des morts et monde des vivants, lieu d’une « transcendance immanente ». Yeats, habité par une problématique de l’incarnation qui repose à la fois sur un rejet de la mimèsis et sur une exigence de visuel, est à la recherche d’un autre du visible qui ne soit pas l’invisible, lorsque « une vérité incarnée traverse l’aspect des choses » [33]. En l’occurrence, le rythme de la musique et du mouvement vient littéralement animer le corps apparu, comme la lumière, traversant le vitrail, anime l’image représentée : on est au cœur du mystère de l’incarnation, de l’association du Verbe et de la chair, et ce grâce à la conjonction entre la parole poétique et l’image du danseur.
36C’est ce statut intermédiaire entre représenté et non représenté qu’approche Derrida dans son analyse du texte « Mimique » de Mallarmé. Analysant le mimodrame Pierrot assassin de sa femme de Paul Margueritte, il suggère que « le Mime n’imite rien. Et d’abord il n’imite pas. Il n’y a rien avant l’écriture de ses gestes. […] Il n’y a plus de différence textuelle entre l’image et la chose, le signifiant vide et le signifié plein, l’imitant et l’imité, etc. ». Il dit encore du mime qu’« il n’obéit à aucun ordre verbal ». Il est
« un double qui ne redouble aucun simple, que rien ne prévient, rien qui ne soit en tout cas déjà un double. […] C’est pourquoi l’opération du mime fait allusion, mais allusion à rien, allusion sans briser la glace, sans au-delà du miroir. Ce “matérialisme de l’idée” n’est rien d’autre que la mise en scène, le théâtre, la visibilité de rien ou de soi […] qui n’illustre rien, qui illustre le rien, éclaire l’espace. » [34]
Conclusion
38À travers une telle œuvre-manifeste, Yeats s’inscrit franchement dans le modernisme anglophone des années 1920, celui que l’on retrouvera dans les expériences pluridisciplinaires du Group Theatre à Londres, animé par le poète Auden ou le chorégraphe Rupert Doone, et que fréquentera éphémèrement le vieux poète irlandais dans les dernières années de sa vie. Il ne s’agit plus alors, pour lui, de partir en quête d’un invisible ou d’un inouï occulte pour en capter les vibrations, mais bien plutôt de produire cet inouï, et, corollairement, de produire ce qui en serait l’équivalent visuel. Tous ses commentaires concernant Battre les vagues ont pour dénominateur commun une marque de jubilation à l’égard du « New art », ou nouvel art, qu’il lui semble ainsi inventer. Si Yeats, dans la majeure partie de son travail de dramaturge, s’est démarqué de toute tentation spectaculaire, son inscription dans la modernité de l’entre-deux-guerres se traduit donc par un dépassement des vieux dualismes corps-esprit caractéristiques de l’esthétique symboliste. Toute sa dramaturgie tend plutôt désormais à métamorphoser le visible en lui donnant une qualité qui inscrit, en quelque sorte, le sacré au cœur de la matérialité de l’événement scénique. C’est ce que condense en une formule un poème devenu, de fait, emblématique de cette période de la maturité :
Notes
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[1]
On pourrait en réalité, dès les premières pièces (The Countess Cathleen, Cathleen Ni Houlihan, ou Deirdre, par exemple), plutôt que de « cadre dans le cadre », parler de « dispositif », au sens où Stéphane Lojkine emploie le terme, relisant dans le contexte de l’art et de la littérature le concept développé initialement par Foucault. On mettrait alors en évidence, plutôt que sa mise en œuvre particulière par le jeu des portes et fenêtres, un principe de mise en scène du regard dont on va voir au fil de notre raisonnement comment Yeats le décline sous des occurrences variables d’un texte à l’autre, dépassant rapidement la forme concrète de la fenêtre comme cadre. Voir Stéphane Lojkine, La Scène de roman. Méthode d’analyse, Paris, Armand Colin, 2002, ou « Introduction à la scène comme dispositif : Paolo et Francesca », 2008, <halshs-00523381>. Voir également la thèse d’Anyssa Kapelusz, Usage du dispositif au théâtre : fabrique et expérience d’un art contemporain, sous la direction de J. Danan, Université Paris III, 2012.
-
[2]
Variorum Edition of the Plays of W.B. Yeats, ed. Russell Alspach, London, Macmillan, 1989, p. 180 (« Through the door one can see the forest. It is night, but the moon or a late sunset glimmers through the trees and carries the eye far off into a vague, mysterious world » ; trad. Jacqueline Genet, Sept pièces, Paris, L’Arche, 1997, p. 64).
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[3]
Ibid., p. 155 (« The twilight has fallen and gradually darkens as the scene goes on. » ; trad. Jacqueline Genet, Sept pièces, p. 53).
-
[4]
Ibid., p. 421 (« Through the door one can see low rocks which make the ground outside higher that it is within, and beyond the rocks a misty moon-lit sea » ; trad. Jacqueline Genet, Dix pièces, Paris, L’Arche, 2000, p. 23).
-
[5]
« Acousmatique, n.m. (du grec Akousmatikos, habitué à écouter). Philos. Nom donné aux disciples de Pythagore qui, pendant cinq années, écoutaient ses leçons cachés derrière un rideau, sans le voir, et en observant le silence le plus rigoureux. Adj. Mus. Se dit d’une situation d’écoute où, pour l’auditeur, la source sonore est invisible ; se dit d’une musique élaborée pour cette situation. » Grand Larousse Universel, édition de 1995, art. ACOUSMATIQUE.
-
[6]
Sigmund Freud, « L’Inquiétante étrangeté » (Das Unheimliche), in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1976, p. 185-186 (traduit de l’allemand par Marie Bonaparte et Mme E. Marty, première édition française, Gallimard, 1933).
-
[7]
W. B. Yeats, Explorations, London, Macmillan, 1962, p. 87 (« For long periods the performers would merely stand and pose […] The whole scene had the nobility of Greek sculpture » ; trad. Jacqueline Genet, Explorations, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1981, p. 81).
-
[8]
Ibid., p. 173 (« We would have preferred to be able to return […] to the old stage of statue making, of gesture » ; nous traduisons). Du reste, si c’est à la statuaire grecque que se réfère « officiellement » Yeats – et à l’« avatar » dans les pratiques scéniques de son temps qu’en constitue ni plus ni moins Sarah Bernhardt ! –, c’est aussi à une pratique plus proche de lui, mais dont il parle moins, qu’il faut penser : celle des « tableaux vivants » en vogue dans les milieux militants nationalistes irlandais au tournant des XIXe et XXe siècles. Voir sur ce point l’article de Maria Tymoczko, « Amateur political theatricals », in Yeats Annual, 10, London, Macmillan, 1993, p. 33-64. Elle y explique comment les associations militantes telles que la Ligue Gaélique, ou les « Inghinidhe na hEireann » (en anglais, Daughters of Ireland) popularisaient leurs actions par des moments de spectacle dans lesquels des chants ou de la musique venaient accompagner de courtes scènes jouées, voire, littéralement, des allégories sous forme de tableaux vivants silencieux. On voit là une nouvelle déclinaison du dispositif évoqué depuis le début de cette réflexion.
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[9]
Voir Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Les Cahiers du cinéma/Gallimard/Le Seuil, 1980. Roland Barthes, dans cette réflexion sur la photographie, et en particulier sur les rapports du récepteur à l’image, distingue les deux catégories que sont le studium et le punctum. Il définit le premier par « l’application à une chose, […] une sorte d’investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière » (p. 48). Quant au second, « c’est ce hasard qui, en elle [la photo], me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » (p. 49). Tandis que le studium relève du champ du savoir, et suscite simplement intérêt ou curiosité, le punctum interpelle l’affect du spectateur, et est la source d’un ébranlement, face à un détail latent que la photographie révèle, et qui échappe à toute interprétation rationnelle.
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[10]
Arnaud Rykner, « Changement d’optique : le regard naturalo-symboliste sur la scène », in revue Études théâtrales n. 15-16, 1999, p. 203 (repris dans Paroles perdues, chap. IX, Paris, Corti, 2000, p. 236). Dans son étude, Arnaud Rykner montre de quelle façon la mise en scène du regard dans le théâtre fin-de-siècle s’inscrit dans l’évolution des techniques visuelles, et dans un questionnement sur la relation entre visible et invisible. Plus les limites de l’optique sont repoussées, plus l’opacité du monde se renforce. Cette technique nouvelle de l’arrêt sur image justifie ainsi aussi bien la « tranche de vie » de l’esthétique naturaliste, que le « drame statique » des symbolistes. Le vocabulaire de Maeterlinck, nous signale encore Rykner, rappelle d’ailleurs les postulats expérimentaux naturalistes : « Un chimiste laisse tomber quelques gouttes mystérieuses dans un vase qui ne semble contenir que de l’eau claire et aussitôt un monde de cristaux s’élève jusqu’au bord et nous révèle ce qu’il y avait en suspens dans ce vase, où nos yeux incomplets n’avaient rien aperçu » (Maurice Maeterlinck, « Le Tragique quotidien », in Le Trésor des Humbles, Paris, Société du Mercure de France, 1896, p. 192). « La tranche de vie isole un morceau du réel », tandis que « le drame statique revendique clairement l’immobilisation du temps permise par l’arrêt sur image ». Le « voir en repos » tel que le rêve Maeterlinck, « c’est un voir tel qu’on ne l’a jamais vu au théâtre » (A. Rykner, op. cit, p. 196-197/222-223).
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[11]
W. B. Yeats, « Swedenborg, les Médiums et les lieux désolés » (1914), trad. Jacqueline Genet et Elisabeth Hellegouarc’h, in Explorations, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1981, p. 49 (en anglais : « The images are made of a substance drawn from the medium, who loses weight, and in a less degree from all present, and for this light must be extinguished or dimmed or shaded with red as in a photographer’s room. The image will begin outside the medium’s body as a luminous cloud, or in a sort of luminous mud forced from the body, out of the mouth it may be, from the side or from the lower parts of the body » ; “Svedenborg, Mediums and the Desolate Places” in Explorations, London, Macmillan, 1962, p. 54).
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[12]
Explorations, trad. Jacqueline Genet et Elisabeth Hellegouarc’h, op. cit., p. 50 (en anglais : « We are the spectators of a phantasmagoria that affects the photographic plate or leaves its moulded image in a preparation of paraffin », in Explorations, op. cit., p. 56).
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[13]
Arnaud Rykner, op. cit., p. 201/232.
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[14]
Variorum Plays, op. cit., p. 167 (« The darkness is broken by a visionary light. The Peasants seem to be kneeling upon the rocky slope of a mountain, and vapour full of storm and ever-changing light is sweeping above them and behind them. Half in the light, half in the shadow, stand armed angels » ; trad. Jacqueline Genet, Sept pièces, p. 57-58).
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[15]
L’exposition « Yeats », présentée à la Bibliothèque Nationale de Dublin de 2005 à 2008, révèle l’existence d’un carnet offert par Maud Gonne à Yeats, en 1908, intitulé « PIAL Notebook » (du nom d’adepte de Maud, Per Ignem Ad Lucem), dans lequel il rapporte ses expériences occultes. Il s’agit d’un document de 124 feuillets non numérotés, courant de 1908 à 1917. Plusieurs séances sont décrites en détail, telles que celle du 28 juin 1912 chez W.T. Stead, mort peu de temps auparavant dans le naufrage du Titanic : « Voices. At one time there were three voices speaking one apparently without any trumpet close to my ear, one opposite and one at the extreme left, at the furthest distance from medium. One was low (that opposite) and too faint. I could not catch the words of the voice near me. I heard this (and another voice earlier) move to and sometimes coming from close to the head of the sitter next me and sometimes from in front of her ». [« Des voix. À un moment, il y a eu trois voix qui parlaient, l’une apparemment sans aucune trompette, près de mon oreille, une autre à l’opposé, et une complètement à gauche, très éloignée du médium. L’une était basse (celle qui était loin) et trop ténue. Je ne pouvais pas comprendre les mots prononcés par la voix près de moi. Je l’entendis (et, avant, une autre voix) qui se déplaçait vers un point à côté de la tête d’une convive assise près de moi, parfois se déplacer de ce point vers moi, et parfois aussi vers moi depuis un autre point devant elle ».] Les « trumpets » étaient des mégaphones, fréquemment utilisés pour amplifier le son très ténu des voix entendues par les participants. Dans un autre feuillet, Yeats parle d’un rêve dans lequel se manifeste une « machine à voix » : « I had some dream of an impersonal kind. A kind of talking machine […] ». Voir aussi, sur cette question des voix dans les activités occultes de Yeats, l’excellent article de Christopher Blake, « Ghosts in the Machine : Yeats and the Metallic Homunculus, with Transcripts of reports by W. B. Yeats and E. Dulac », in Yeats Annual n. 15, ed. by W.K. Chapman and W. Gould, New York, Palgrave Macmillan, 2002, p. 69-99.
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[16]
On voit ainsi comment le dispositif évoqué plus haut se développe « en son principe » si l’on peut dire, puisque désormais le jeu de cadre dans le cadre n’est plus mobilisé – mais reste présent de façon implicite, comme fantomatique.
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[17]
Var. Pl., op. cit., p. 399 (« a man climbing up to a place / The salt sea wind has swept bare » ; trad. F.X. Jaujard, Au puits de l’épervier suivi de Le Songe des squelettes, Paris, La Délirante, p. 17).
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[18]
Ibid., p. 403 (« Young man, who has entered through the audience during the last speech » ; trad. F.X. Jaujard, op. cit., p. 21).
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[19]
Ibid., p. 412 (« During the singing and while hidden by the cloth the old man goes out » ; trad. F.X. Jaujard, op. cit., p. 31).
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[20]
Ibid., p. 775 (« While it is unfolded the Young Man leaves the stage » ; trad. F.X. Jaujard, op. cit., p. 57).
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[21]
Ibid., p. 565 (« When the cloth is folded again the stage is bare » – nous traduisons).
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[22]
W. B. Yeats, Essays and Introductions, London, Macmillan, 1961, p. 230-231. (« The interest is not in the human form but in the rhythm to which it moves, and the triumph of their art is to express the rhythm in its intensity » – nous traduisons).
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[23]
Ibid., p. 235 (« We only believe in those thoughts which have been conceived not in the brain but in the whole body » – nous traduisons).
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[24]
Michael Sidnell, Yeats’s Poetry and Poetics, London, Macmillan, 1996, p. 15 (« Yeats’s focus on the non-verbal arts and his appropriations of their images are by no means at the expense of the auditory effects of poetry. On the contrary, his privileging of speech and song in his poetics is entirely congruent with this focus. For the images of painting and sculpture disclose the art of their makers in the handling of the pigment or marble, and of this artistic materiality of image-making the only equivalent in poetry is sound »).
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[25]
Monique Borie, Le Fantôme ou le théâtre qui doute, Paris, Actes Sud, coll. « Le Temps du théâtre », 1997, p. 96.
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[26]
W. B. Yeats, Essays and Introductions, op. cit., p. 99 (« Our art of the stage is the art of making a succession of pictures »). Signalons au passage que Yeats connaît Rodin depuis l’un de ses voyages à Paris, en 1899.
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[27]
Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 25-31.
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[28]
Voir The Irish Drama of Europe from Yeats to Beckett, London, The Athlone Press, 1978, p. 175. On retrouve cette même attention dans The Resurrection, le tableau imaginaire construit par le discours de l’Hébreu décrivant Pierre, ou du Grec décrivant les adorateurs de Dionysos. Par ailleurs, on sait aussi la fascination qu’exerça sur Yeats, comme sur beaucoup d’autres à son époque, Gustave Moreau, dont on retrouve évidemment des échos dans l’image construite pour The King of the Great Clock Tower et A Full Moon in March.
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[29]
Voir Essays and Introductions, introduction, p. vii. (« Where there are several figures engaged in some dramatic action ») – nous traduisons. De la même façon, les tableaux préraphaélites, avec leur réalisme poétique, sont envisagés par Yeats comme des « arrêts sur image » d’instants dramatiques.
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[30]
Jacqueline Genet, Le Théâtre de W. B. Yeats, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1995, p. 253.
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[31]
Var. Pl., op. cit., p. 567 : « Fighting the Waves is in itself nothing, a mere occasion for sculptor and dancer, for the exciting dramatic music of George Antheil » – nous traduisons.
-
[32]
C’est dans son essai Per Amica Silentia Lunae que Yeats développe ce concept, correspondant à une sorte d’inconscient collectif qui surgit par rémanence à travers les représentations de l’imagination poétique : « J’ai toujours cherché à rapprocher mon esprit de celui des poètes indiens et japonais, des vieilles femmes du Connaught, des médiums de Soho […], à l’immerger dans un esprit plus général, là où cet esprit est à peine dissociable de ce que nous avons commencé à nommer le subconscient […] et j’en suis venu à croire à une grande mémoire traversant le temps de génération en génération » [« I have always sought to bring my mind close to the mind of Indian and Japanese poets, old women in Connaught, mediums in Soho, […] to immerse it in the general mind where that mind is scarce separable from what we have begun to call the subconscious. […] I came to believe in a great memory passing on from generation to generation »] ; cf. Per Amica Silentia Lunae, in W. B. Yeats, Collected Works, volume V – Later Essays, edited by William H. O’Donnell, op. cit., p. 16-17 – nous traduisons.
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[33]
Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 25.
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[34]
Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 257.
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[35]
« Players and painted scene took all my love, / And not those things that they were emblems of » ; W.B. Yeats, « The Circus Animal Desertion », trad. Yves Bonnefoy « La Désertion des animaux du cirque », in Quarante-cinq poèmes, Paris, Poésie/Gallimard, p. 178-179.