Notes
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Les chiffres cités dans ce texte peuvent être sujets à révision : ils renvoient en effet à la situation en 2011, mais le mouvement du théâtre ici décrit n’a fait depuis que se confirmer dans ses orientations générales.
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Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre : de l’utopie au désenchantement, Belfort, Circé, 2000.
1 Au sortir d’un siècle où le théâtre s’est de bout en bout préoccupé de sa propre définition, accumulant théories, mots d’ordre, thèses, analyses, injonctions, quelque chose s’est mis à bouger sur nos scènes, librement, hors de tout programme, à bas bruit pour commencer, puis de plus en plus évidemment de saison en saison. On peut certes noter que ce mouvement avait été esquissé de longue main, mais il était resté marginal, presque indistinct et en tout cas éparpillé entre divers arts de la scène, jusqu’ici arc-boutés sur leur autonomie.
2 Le long dédale qu’a parcouru l’art dramatique, éclairé de loin en loin par d’éclatantes heures de gloire, mais inéluctablement entraîné « de l’utopie au désenchantement », Jean-Pierre Sarrazac l’a décrit d’admirable manière dans un livre paru en 2000, qui mérite d’être relu aujourd’hui avec attention : son objet n’est rien de moins, comme l’indique son titre, qu’une Critique du théâtre [2], entendez : du théâtre en tant qu’art, doté entre tous les arts d’une ambition singulière qui l’a toujours mis en subtil rapport avec le monde. Pour conduire cette interrogation sur la nature et les pouvoirs du théâtre, en ciblant les conditions de son exercice, Sarrazac a réuni une dizaine de textes, où il se laisse guider d’abord par Roland Barthes et Bernard Dort, en qui il reconnaît ses deux maîtres. Ayant mis ses pas dans les leurs, en disciple, certes, mais aussi en libre successeur, il propose une série de fortes et fructueuses analyses sur le rapport entre théâtre et théâtralité, sur le rôle du spectateur, sur la fonction critique de la représentation, pour se heurter, ensuite et pas à pas, à des contradictions qui sont celles-là mêmes du théâtre dans notre société, en face d’une histoire dont le mouvement ne s’est pas arrêté, contrairement à ce qu’annonçaient quelques bons esprits. C’est ainsi que Sarrazac est conduit à soumettre la vulgate brechtienne à un libre examen et, renonçant aux utopies qui ont fait leur temps, à s’aventurer aux frontières du théâtre.
3 Arrivé là, force est de rejoindre le constat que faisait Émile Zola, pour qui le théâtre n’existait pas, tandis qu’en revanche tous les théâtres étaient aussi légitimes les uns que les autres. C’est le point de vue qu’a exposé Jacques Nichet en 2010, en ouverture de son cours au Collège de France, et c’est dans cette direction que Jean-Pierre Sarrazac va conclure son propos, en redécouvrant que « le possible est une dimension essentielle du théâtre ». Sans renoncer aux stratégies de transformation qui peuvent s’opérer à partir de la scène, il s’agit désormais de se situer dans le « jeu des possibles », en se mettant en dehors de tout jugement, et de toute entreprise de consolation aussi bien que de combat. Le chemin est désormais ouvert à ce que l’auteur nomme la « machine insomniaque ». Il ne s’agit pas, cependant, à partir de là, de chercher à construire une nouvelle théorie, qui figerait le mouvement amorcé.
4 Mon propos sera donc ici plus prosaïque. Le moment est venu, me semble-t-il, de dresser un état des lieux et de proposer une vue générale des changements advenus sur nos scènes depuis une vingtaine d’années, en sachant que le coup de boutoir le plus efficace a été donné par le « nouveau théâtre » des années cinquante et soixante, dans la mesure où il a suscité à son tour toute une série de petits et de grands séismes qui ont libéré beaucoup d’artistes de leurs timidités et contribué ainsi à remodeler une partie du paysage théâtral. Ce qu’il faut cependant remarquer d’entrée, c’est que la transformation a affecté la matérialité de la scène en tant que telle et qu’elle s’est faite en liaison ou, à tout le moins, en parallèle, avec ce que Brecht appelait les « arts-frères ». D’où un certain nombre de précautions à prendre avant d’annoncer urbi et orbi la mort du drame et la disqualification de la catégorie du dramatique.
5 On privilégiera donc dans ce qui suit l’observation des faits, des pratiques, des innovations, en se défiant de toute définition figée et dogmatique du théâtre, mais aussi de tout lyrisme excessif à l’égard des temps nouveaux. On se gardera bien, du même coup, de confondre art et technique, en se souvenant que la technologie est au service de l’art, par définition, et qu’elle ne possède aucune valeur esthétique en soi, tout comme la modernité n’est jamais un commencement absolu. C’est que l’histoire n’est pas linéaire, elle avance souvent par bonds, et le passé ne s’absente pas automatiquement du présent, mais inscrit ses traces dans le mouvement de la vie.
6 Ces vérités premières une fois réaffirmées, nous devrons inévitablement nous intéresser avant toute chose au statut et au développement des « arts-frères » du théâtre : il s’agit de la danse, du mime, de la marionnette, du cirque et de quelques autres pratiques récemment revivifiées (comme les arts de la rue). Il est frappant de constater que leur expansion est un phénomène européen et que, presque partout, leur appartenance au monde du théâtre est définitivement affirmée.
Les arts-frères aujourd’hui
7 Pour évaluer l’importance acquise par la danse contemporaine, voici quelques chiffres, qui concernent la France. Il y a aujourd’hui plus de six cents compagnies en activité – dont deux cents sont subventionnées – et dix-neuf centres chorégraphiques nationaux (qui, sur le modèle des CDN, sont chargés d’une mission de décentralisation). Il faut y ajouter six écoles nationales (qui viennent en complément à celle, universellement connue, de l’Opéra de Paris), et deux conservatoires nationaux. Plus spectaculaire encore, pour témoigner de cette surprenante expansion qui s’est accélérée depuis 1998, date à laquelle le ministère de la Culture a défini pour la première fois une politique de la danse : le vaste et quasi mythique Théâtre national de Chaillot est désormais dévolu à cet art, qui tient également une place importante dans la programmation du Théâtre de la Ville. Enfin, un Centre national de la Danse coiffe désormais toutes les activités de cet art, avec une dotation d’environ quatre-vingts millions d’euros et soixante-dix postes permanents. Il va sans dire, mais cela va mieux en le disant, que l’extraordinaire vitalité de cet art, qui adopte de plus en plus souvent une véritable dramaturgie dans l’élaboration de ses spectacles, ne serait pas compréhensible si l’on oubliait qu’elle s’est appuyée sur le prodigieux essor de la danse moderne aux États-Unis (de Merce Cunningham à Carolyn Carlson), puis en Europe et en France même, de Béjart à Maguy Marin, de Prejlocaj à Pietragalla et à tant d’autres qu’on ne peut citer, sans omettre ce qu’on pourrait appeler « la grande école flamande », qui est présente sur toutes les grandes scènes.
8 Le renouveau du mime remonte aux années 1930, notamment sous l’influence capitale de Maximilien Decroux : ses disciples, tels Jean-Louis Barrault et Marcel Marceau, ont donné à l’art du mime, dans les décennies suivantes, une force et un rayonnement spectaculaires ; mais il faut dire que l’innovation décisive qui a introduit cet art au cœur même de la dramaturgie sur les scènes du monde a été rendue possible par la pédagogie de Jacques Lecoq, qui a profondément marqué la formation de nombreux acteurs venus du monde entier fréquenter son école. Aujourd’hui, nombre de grands artistes ont réinventé le théâtre à partir des techniques du mime et de la marionnette, tels Philippe Genty et le dernier venu, James Thierrée, également formé par le cirque et le music-hall.
9 La marionnette est en effet le troisième des arts-frères dont l’essor s’est fortement accéléré depuis 1960, à partir des ambitions nouvelles qu’il a affichées quant à ses thèmes et à ses techniques. Jadis considérée comme un instrument de comique populaire et très souvent dédiée à l’enfance et à la prime jeunesse, la marionnette (et, plus généralement, le théâtre d’objets) a installé sur les scènes un univers insolite, issu de la cohabitation et de l’échange entre l’inerte et le vivant, entre l’image, le signe graphique et la figure abstraite, d’une part, et le monde profond de l’inconscient et l’envers de l’ordinaire réalité, d’autre part. De grandes troupes sont nées dans la deuxième moitié du siècle dernier, comme le Bread and Puppet de New York et la compagnie du Théâtre royal de Stockholm dirigée par Mickaël Meshke, faisant écho à une intense activité dans l’Est de l’Europe, puis donnant en France le signal d’un renouveau du récit et du langage scéniques. Fondée en 1986 à Charleville-Mézières, l’École nationale supérieure de la Marionnette a achevé de donner ses lettres de noblesse à un art désormais pratiqué par près de deux cents cinquante compagnies, souvent en résidence dans des théâtres ou des musées, et traité avec une considération grandissante par les metteurs en scène du théâtre public, à la suite d’Antoine Vitez.
10 Le théâtre de rue, le cirque. Le théâtre de rue prend l’espace urbain pour scène et trouve son public indistinctement dans la population qui passe, en plus des grands rendez-vous qu’il lui arrive de donner. Il s’agit d’une certaine manière d’un retour aux sources du théâtre européen et aux déambulations qui l’ont marqué depuis ses débuts : on peut penser aux cortèges bachiques, au théâtre médiéval sur la place, aux bateleurs du Pont-Neuf ou aux acteurs de la commedia dell’ arte. En 1999, on a recensé mille trois cent quatre-vingt-dix-sept intervenants professionnels et plusieurs centaines de compagnies, qui disposent aujourd’hui d’un important centre de ressources intitulé « HorsLesMurs » et qui se retrouvent dans plusieurs festivals spécialisés. Parmi elles, des entreprises importantes, comme Royal de Luxe, qui est doté d’importants moyens techniques, ou le Théâtre de l’Unité, coutumier d’interventions plus insolentes qui abordent de front la société où nous vivons.
11 Quant au cirque, il s’est fondamentalement transformé depuis une trentaine d’années, conforté par la fondation en 1984 d’un important Centre de création à Châlons-en-Champagne, qui a fortement élargi le recrutement des nouveaux circassiens et donné à cette pratique hautement populaire des ambitions artistiques de plus en plus affirmées. Le Centre, qui chapeaute des dizaines d’écoles petites ou grandes, est à la source de spectacles exigeants et novateurs, souvent assez forts pour durer toute une saison. Un signe qui ne trompe pas a été donné par Bartabas, qui a tenu à appeler « Théâtre équestre » son entreprise, comme pour mieux affirmer son appartenance à l’art dramatique et la hauteur de son ambition.
De nouveaux langages scéniques
12 Les changements survenus dans les arts-frères, avec les audaces et les révisions qu’ils ont autorisées, n’ont pas manqué de rejaillir sur le théâtre et d’en modifier quelques « tables de la loi », c’est-à-dire un certain nombre d’usages ou de règles communément reçus, à commencer par le rapport au public. Qu’il s’agisse des pratiques de déambulation dans la rue, qui laissent aux spectateurs la liberté de quitter à tout moment le spectacle, tout comme le permet le recours au zapping à la télévision, ou de la diversité des angles de vision proposés en plein air, mais aussi de plus en plus souvent dans des salles, leur effet est évident sur le public qui est conduit à considérer la scène comme un espace ouvert qui ne renvoie qu’à lui-même, avec cette conséquence que le sens peut n’être pas forcément univoque, mais constructible à partir de la perception de chacun.
13 Il s’établit ainsi un rapport différent entre la représentation et le monde. Une sorte d’abstraction, plus ou moins marquée selon les arts, s’impose sur la scène : il ne s’agit plus, ni de près ni de loin, de dupliquer le réel ou de se substituer à lui par défaut. Le corps du danseur, de l’acrobate, voire du bonimenteur, s’affranchit de la médiation du personnage, comme un signe irréfutable qui ne renvoie qu’à lui-même, dans l’espace aménagé autour de lui par le chorégraphe ou le metteur en scène. C’est bien un double du réel qui se construit sur le plateau, pour reprendre une formulation d’Artaud, avec des objectifs qui peuvent varier à l’infini selon la discipline en jeu. Dans cette perspective, le recours à des techniques inusitées dans le théâtre traditionnel est non seulement autorisé, mais largement introduit au service des nouvelles dramaturgies. De plus en plus couramment, la vidéo, les projections, les installations plastiques, la palette si large des jeux du son et de la lumière sont mis au service de la nouvelle « illusion comique ». Ajoutons que l’importance attachée à la notion de performance tend à donner parfois un caractère unique ou difficilement reproductible à la représentation (plus que jamais, pourtant, préparée par des répétitions et des mises au point extrêmement rigoureuses). Le metteur en scène, traditionnellement maître du langage scénique, de l’orchestration des images dans l’espace et du déploiement de l’action scénique, ne peut faire autrement que de réévaluer la place du texte dans l’ensemble qu’il lui revient de gouverner, soit qu’il le dilue et le détrône de sa place centrale, soit que, plus radicalement, il l’écarte du jeu, qui est pris en charge avec liberté par les interprètes.
14 Il va de soi que, de proche en proche, c’est l’image, avec l’ensemble des dispositifs mis à son service, qui impose ici sa prééminence. D’où, qu’on le veuille ou non, une prédominance de l’émotion sur l’intelligence et de la sensation sur la pensée. Précisons que, dans ce processus, l’art dramatique peut emprunter aux arts-frères sans s’imposer un fonctionnement contraire à sa nature, tandis que les autres arts de la scène revendiquent de plus en plus leurs accointances avec la théâtralité et se ressourcent à leur tour dans la fréquentation des pratiques théâtrales. Tout autant qu’ils permettent au théâtre d’élargir ses frontières et d’enrichir ses moyens d’expression, ils mettent à profit eux-mêmes des disciplines qu’ils acquièrent en se frottant à lui.
15 En résumé, le théâtre d’aujourd’hui est moins en compétition avec les autres arts scéniques qu’il ne les côtoie pour se revigorer à leur contact et retrouver ainsi quelque chose de la saveur inimitable de ses origines. Il a de toute évidence renoué par degrés, au bout d’une longue évolution ponctuée d’expériences et d’écrits théoriques, avec l’idée qu’il était aussi un art corporel, dont l’esthétique ne pouvait être seulement fondée sur le temps, mais aussi sur l’espace et le mouvement. Comment ne pas évoquer, à ce sujet, le long cheminement qui conduit de Jaques-Dalcroze à Edward Gordon Craig, puis à Meyerhold et à Artaud, en se gardant toutefois d’amalgamer ces idées et ces pratiques les unes aux autres ? Chacun de ces artistes a suivi sa propre logique, l’un rêvant d’un théâtre où l’acteur serait malléable à l’égal de la marionnette et l’autre le plaçant au centre le plus intime de l’alchimie théâtrale, tandis que le troisième mettait en œuvre un théâtre matérialiste, en opposition radicale à toute approche métaphysique. Ce qui les réunit, cependant, c’est la même intuition qu’il fallait rompre avec l’impérialisme du texte et avec la souveraineté de la raison dans l’univers de la scène.
16 Il n’en demeure pas moins que le rapport du théâtre au monde renvoie à des liens multiples et complexes, qui sont constitutifs de l’art dramatique, tandis que les arts mécaniques (cinéma, télévision, vidéo, etc.) ont repris en charge pour le grand public le nécessaire travail de narration qui a depuis toujours incombé aux arts de la représentation. Liées aux développements de la modernité en Occident d’abord, puis dans tout le village planétaire, ces formes ont investi l’espace public dans sa totalité, avec les graves inconvénients que l’on connaît.
17 C’est au théâtre, renouvelé par ses échanges et parfois son hybridation avec les autres arts de la scène, qu’il revient en premier de servir d’antidote à la banalisation et à l’uniformisation imposées par les nouveaux médias. Faut-il souligner qu’il ne s’est nullement agi d’une régression ou d’un affadissement du théâtre dans les dramaturgies révolutionnaires qui ont surgi dans la deuxième moitié du XXe siècle (Robert Wilson, Kantor, Grotowski, Pina Bausch, etc.) et qui ont été marquées par une connivence constante avec les arts-frères, qu’elles ont à leur tour si fortement influencés. Je ne parlerais pas de métissage, comme on le fait parfois, pour caractériser l’ensemble de ces processus. Ce qui est important, pour l’heure, c’est de saisir l’importance du phénomène et d’analyser ses modalités et ses conséquences, sans chercher à prophétiser trop vite au sujet de son avenir.
Notes
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Les chiffres cités dans ce texte peuvent être sujets à révision : ils renvoient en effet à la situation en 2011, mais le mouvement du théâtre ici décrit n’a fait depuis que se confirmer dans ses orientations générales.
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[2]
Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre : de l’utopie au désenchantement, Belfort, Circé, 2000.