Notes
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[1]
La notion d’art contemporain ainsi que son étendue ont été explicitées dans l’introduction de cet ouvrage.
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[2]
C’est Nathalie Franck, membre de l’équipe organisatrice de la Quadriennale et responsable de la communication internationale, qui qualifie ainsi cette exposition. In Alexis Rosenzweig « La Quadriennale de Prague, un des principaux événements culturels de l’année 2011 », entretien avec Nathalie Franck, 14 décembre 2010. <http://www.radio.cz/fr/rubrique/panorama/la-quadriennale-de-prague-un-des-principaux-evenements-culturels-de-lannee-2011>.
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[3]
Nathaniel Mellors, Ann Borralho et João Galante, Markus Schinwald, Mareunrol’s, Socìetas Raffaello Sanzio, Hooman Sharifi, Ilya et Emilia Kabakov, Monika Pormale, Hans Rosenström, Anna Viebrock, Josef Bolf, Josef Nadj, Guerra De La Paz, Terike Haapoja, Egon Tobiáš, Elevator Repair Service, Iona Mona Popovici, Ulla Von Brandenburg, Caroline Evans & Hansjorg Schmidt, Bohdan Holomíček, Abbey Theater, Harun Farocki, Dace Džerina, Paul Divjak, Dejan Kaludjerović. L’exposition est le cœur d’un projet développé de 2009 à 2012 dans seize autres villes européennes après Prague, projet qui comprend également des ateliers et des colloques. Le projet Intersection est né en 2010 à la suite d’une série de rencontres placées sous la thématique d’une scénographie élargie (Expanding Scenography) qui se sont tenues à Zurich, Riga, Amsterdam, Belgrade et Évora.
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[4]
Antonin Artaud, « Le théâtre d’après-guerre » in Messages révolutionnaires, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1971.
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[5]
Appels. Registres I. Gallimard, Paris, 1974. En cela, Copeau voulait s’opposer à « la solution décorative ». À bien des égards, le recours aux artistes conduisant à ce que nous nommons une scénographie arty, réhabilite en un sens la solution décorative.
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[6]
Cf. cette tribune parue dans le quotidien Libération le 29 juillet 2011, « À Avignon, la vidéo parasite le théâtre » publiée par Jean-Baptiste Barrière, dramaturge, Aleksi Barrière, metteur en scène. Ils s’élèvent contre le « mésemploi symptomatique dans le théâtre contemporain » de la vidéo « mal exploitée et esthétiquement dérisoire », ce qui a pour effet de phagocyter « toute possibilité de scénographie » : « Le théâtre serait-il en mal d’images ? Aurait-il besoin de ressembler à la télévision pour intéresser et plaire ? Où sont les enjeux artistiques, formels, esthétiques ? En quoi la vidéo sert-elle ici un propos et/ou à renouveler la création scénique ? La technologie semble dans ces deux cas(*) n’être devenue rien de moins que le moteur et la justification du spectacle. On n’a rien à dire et on le proclame en exhibant une certaine ‘maîtrise technologique’, dont le spectacle ne semble plus être que le seul objectif ».
(*) Il s’agit d’une part de Sang & Roses de Guy Cassiers, et d’autre part de Christine (d’après Mademoiselle Julie) de Katie Mitchell et Leo Warner présentés au festival d’Avignon 2011. -
[7]
Robert Bresson, Notes sur le Cinématographe, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1975.
1L’introduction du terme scénographie dans le langage courant, après sa résurgence dans les années 1960, engendre un épiphénomène, cinquante ans de pratique étant passés. Les signes de cet épiphénomène sont manifestes, comme l’atteste la tendance actuelle d’une scénographie arty en quête d’un air du temps présent. L’évolution de la Quadriennale de Prague en 2011 apparaît comme un symptôme significatif. Une des caractéristiques de cette tendance semble être sinon la tentation de délaisser le théâtre, en tout cas de se tourner vers l’art contemporain [1], souvent sous le couvert – du côté du théâtre – de l’avènement d’un théâtre postdramatique (Hans-Thies Lehmann, 1999) ou de la thèse d’une écriture de plateau (Bruno Tackels, 2005-2009) et - du côté de l’art - sous couvert de ce qui se nomme le théâtre sans le théâtre (Bernard Blistène et Yann Chateigné, 2007). Cette tendance relève de l’obsession du présent et de l’immédiateté qui caractérise notre époque, ce présent qui passe et devient de plus en plus vite du passé, tandis que l’on ne sait de quoi demain sera fait. Sodja Zupanc Lotker, dramaturge et directrice artistique de la Quadriennale de Prague 2011 rappelle que la PQ est depuis 1967 dédiée aux arts de la scène (théâtre, opéra, danse, marionnettes), au travail des scénographes associés aux metteurs en scène, chorégraphes et dramaturges. En 2011, le changement de nom de la PQ exprime une orientation – voire un virage – vers les arts visuels, la performance, l’installation ainsi que vers la mode, s’ouvrant à des projets au sein desquels des scénographes travaillent pour des espaces qui ne sont pas une scène de théâtre. Le projet conduit par l’architecte israélienne Oren Sagiv « Intersection : intimité et spectacle » traduit ce virage et cette attirance des arts de la scène à l’égard de la scène de l’art. Cette thématique « intimité et spectacle » participe de ce mouvement général qui met les dessous dessus, qui entend subvertir l’extériorité de l’espace par son intériorité, et réciproquement. Ce projet consiste notamment en une « exposition en extérieur, performative [2] (...) qui permet de réfléchir au travail sur l’espace, entre le théâtre et les arts visuels », présentée à Prague sur la piazzetta près du Théâtre national, dans une architecture moderniste temporaire de vingt-cinq boîtes blanches confiées à des artistes de différentes disciplines (artistes visuels, chorégraphes, designers, créateurs de mode, musiciens, cinéastes) [3] qui proposent à l’intérieur une installation ou une performance sur le thème de l’intimité et du spectacle, de l’espace privé et public, ouvert et fermé, du visible et de l’invisible. Sagiv définit la scénographie comme « une architecture éphémère ». Pour Sodja Lotker, la question centrale posée par cette exposition itinérante est : « qu’est la scénographie aujourd’hui ? », estimant dans une acception extensive de la scénographie que celle-ci devient son propre objet et sujet, son propre texte.
2Quelques réalités simples nécessitent d’être rappelées en raison de la confusion du relatif qui peut troubler les esprits sous prétexte d’une recherche effrénée de la contemporanéité corrélativement au désir d’immédiateté, considérées comme une exacerbation vitale du présent : il faut être à tout prix de son temps. En effaçant le terme de décoration, la scénographie ne s’est pas réinventée en 2002 ou en 2011 mais bien plus tôt en Europe. Dans les années 1950, les tchèques Frantisek Tröster et Josef Svoboda, le slovaque Ladislav Vychodil, parmi d’autres, ont redéfini le terme scénographie afin de qualifier une revalorisation du rôle de l’espace au sein de la représentation théâtrale, revalorisation liée à l’émergence de la mise en scène. La question-clé est celle de l’espace et non de l’image. Cette rénovation sémantique a succédé à ce qu’il est convenu d’appeler « les révolutions scéniques » qui se sont produites au début du XXe siècle et ont proclamé le renoncement au décor, aux toiles peintes jugées routinières, à une décoration gratuite et stéréotypée, et promu l’éclatement de la boîte scénique, l’importance de la relation avec le spectateur, afin de faire « parler l’espace » selon la formule d’Artaud [4]. Une poétique architectonique de la scène en est sortie, qui oscille entre machine à jouer et paysage mental, visibilité et invisibilité, localité exacte et localité métaphorique, figuration et abstraction. Le matériel scénique a été renouvelé et de nouvelles techniques ont facilité ces réformes esthétiques. En France dans les années 1960, André Acquart le constructeur, les polygraphes Michel Raffaëlli et René Allio, ont adopté le terme scénographe car mieux à même de caractériser leur travail. Denis Bablet l’a instauré en France dans le paysage des études théâtrales. Partout dans le monde, les années 1970 ont été les années de la scénographie en majesté avec Karl-Ernst Herrmann et Peter Pabst en Allemagne, Luciano Damiani et Ezo Frigerio en Italie, Fabià Puigserver en Espagne, Ralph Koltaï et John Bury en Angleterre, Guy-Claude François, Richard Peduzzi, Yannis Kokkos et Nicky Rieti en France, Józef Szajna en Pologne, Edouard Kotcherguine et David Borowsky en Russie, Daniil Lider en Ukraine, Flávio Imperio au Brésil, artistes qui se sont révélés et qui ont été reconnus en tant que scénographes ; sans oublier les scénographes créateurs de costumes Moidele Bickel, Franca Scarciapino, Jacques Schmidt, Patrice Cauchetier et de masques Werner Straub ou Erhard Stiefel, ces créations appartenant à la scénographie.
3L’évolution de la Quadriennale de Prague appelle un commentaire argumenté par quelques faits historiques et esthétiques. Tröster et Svoboda ont été primés à la Bienal Internacional de São Paulo entre 1959 et 1965. Créée en 1951, par l’industriel Francisco Matarazzo Sobrinho, cette biennale est la première manifestation importante d’art moderne et contemporain initiée hors des centres artistiques européens et nord-américains, et comprend une section consacrée à l’art de la scène. En 1959, Tröster y a présenté une rétrospective sur la scénographie moderne et l’architecture théâtrale en Tchéquoslovaquie de 1914 à 1959 (essentiellement les réalisations de Vlastislav Hofman, Frantisek Tröster et Jan Sladek). Cette exposition a été distinguée par une médaille d’or, ce qui a conduit Tröster et Svoboda à imaginer à Prague, en accord avec São Paulo, une manifestation consacrée exclusivement à la scénographie théâtrale, qui se distingue d’une démarche relevant des arts plastiques. Comme le souligne l’historien et théoricien tchèque Vladimir Jindra, rédacteur des statuts de la Quadriennale, en 1967 la PQ se donne pour objet de saisir la nature particulière de la scénographie et d’identifier sa fonction étroitement liée à la mise en scène et à la dramaturgie dont elle n’est pas séparable. São Paulo privilégiait uniquement les qualités plastiques des propositions faites par des peintres et plasticiens. Au fond, cette biennale se situait dans la droite ligne de la mouvance ouverte en Europe par le Symbolisme, le Cubisme, le Futurisme, le Constructivisme, les Ballets Russes ou une personnalité comme Jacques Rouché : l’appel aux peintres à travailler pour la scène. En 1967, Prague établit un écart par rapport à cette mouvance à partir d’une idée simple : la scénographie n’a de sens que si elle s’inscrit en lien avec le primat de l’action dramatique et en tenant compte de la mobilité du signe théâtral, théorisée alors par Jindřich Honzl. Josef Svoboda pensait que la scénographie n’est que l’un des moyens d’expression du théâtre au service d’une vision commune portée par un metteur en scène.
4Si l’on comprend bien la nouvelle orientation de la PQ en 2011, la scénographie tendrait à être considérée comme un moyen d’expression autonome, un art en soi, détaché de la représentation théâtrale : elle ferait œuvre en se théâtralisant elle-même, se plaçant dans le droit fil de l’évolution de l’art contemporain. Au-delà de la manifestation praguoise, cette tendance est clairement perceptible dans la pratique et dans l’enseignement de la scénographie actuels. À l’appel aux peintres du début du XXe siècle, succède en ce début du XXIe siècle le recours aux artistes, visuels ou plasticiens selon la dénomination que l’on choisira, signe d’un retour qui semble annoncer la fin de la solution architecturale prônée par Copeau en 1922 [5]. Ce recours aux artistes garantirait un esprit d’invention contre la routine. Ainsi la PQ s’éloigne de ses principes fondateurs, de la même manière que se manifeste ailleurs l’attraction pour l’art contemporain. Tout scénographe sait bien que sa qualité de plasticien est secondaire, et la scénographie se distingue des arts plastiques ou visuels en ce qu’elle est un truchement et non une fin, au sein d’un processus de représentation qui à la fois l’excède et qu’elle favorise. S’emballer et affirmer que de nouveaux créateurs, au moyen d’une hybridation artistique inédite qui serait la marque de notre époque, bouleversent la création artistique dans une fusion des genres et des arts, en ajoutant souvent que le théâtre est une vieille chose, est une hypothèse éminemment discutable sur le plan esthétique et historique.
5La question n’est pas de refuser l’évolution, les échanges, les influences, les porosités, les transformations, les innovations, bien au contraire. Elle est de savoir ce qu’il en est au-delà des postures théoriques et des discours tenus. Le recours aux artistes (peintres, plasticiens, artistes visuels) au théâtre n’est pas sans inconvénient s’il peut être enrichissant, l’histoire le démontre assez souvent depuis le début du XXe siècle : l’artiste ayant parfois tendance à continuer à faire sur scène (c’est ce que demandait explicitement Vilar à ses peintres) ce qu’il sait faire dans son atelier ou dans une galerie, l’œuvre plastique ou visuelle élude ainsi le mouvement dramatique ou le submerge. Elle ne fait pas place, elle prend la place. Il y a bien évidemment de fameux contre-exemples : en France Gilles Aillaud, en Allemagne Achim Freyer, en Italie Titina Maselli. Ce courant pour intéressant qu’il soit en ce qu’il participe d’un échange toujours fertile, ne peut absorber ce qu’est la scénographie et sa nature spécifique. Celle-ci ne peut être définie simplement comme étant un geste plastique, un acte visuel ou encore une œuvre en elle-même. Son motif principal est l’espace-temps et non pas l’image dans une perspective et un processus de représentation théâtrale auxquels elle concourt. En écoutant les directeurs techniques, le reproche est souvent fait à ce type de proposition « artistique », plastique ou visuelle de ne pas tenir compte des propriétés esthétiques et techniques d’une scène, que celle-ci soit existante ou à constituer. Et les artistes ou peintres qui ont eu une activité durable sur scène sont devenus des scénographes à part entière, même s’ils réfutent le terme. Répétons-le : il n’y a pas de scénographie estimable et élégante sans dramaturgie, sans mise en scène, sans acteur et sans jeu, sans intégration des contraintes « techniques », en un mot, sans théâtre. L’effrangement des arts ne signifie pas leur extinction et, plus que jamais, le discernement, la mémoire et l’esprit critique sont indispensables pour ne pas se perdre dans un miroir aux alouettes, sous prétexte qu’il faudrait être absolument contemporain.
6Une affirmation est souvent faite pour témoigner des mutations de la scénographie : elle ferait de l’espace son propre texte. S’émancipant du théâtre dit dramatique en élaborant un théâtre dit postdramatique (Lehmann parle de « théâtre de la scénographie » et de « dramaturgie visuelle »), la scénographie gagnerait une autonomie complète, accélérée par une émancipation du spectateur. L’espace deviendrait disponible pour une nouvelle écriture, suscitant un espace de liberté où substitut du texte, musique, sons, objets, corps, images, mouvements, relations, interactions concourent à la création d’une œuvre hybride et vivante, performative et agissante, touchant le spectateur immergé et actionnant sa sensibilité et sa pensée. La scénographie deviendrait alors une pratique performative en deçà et au-delà du langage, une écriture de signes autonomes à même le plateau. C’est le leitmotiv du projet Intersection, dont l’intitulé désigne assez l’intention.
7L’évolution incessante du théâtre est une constante de cet art qui se traduit par l’infinie diversité et fluidité de ses expressions, de ses genres et de ses formes : le théâtre ne se réduit jamais à ceci ou cela, et il est vain de vouloir l’enfermer dans une définition, ce qui est généralement une façon de s’en débarrasser comme d’une routine. Plus particulièrement, l’évolution vers un théâtre visuel ou un théâtre d’images devient aujourd’hui prégnante, dont l’utilisation récurrente de la vidéo est une expression qui suscite le débat [6]. Ce n’est pas un phénomène récent. Le recours à l’image projetée, les relations entre cinéma et théâtre (Appia, Piscator, Eisenstein, Meyerhold, Svoboda, Carmelo Bene), l’usage de l’image électronique sont familiers d’assez longue date. L’avènement du numérique est incontestablement une révolution technologique, stupéfiante à bien des égards, excitante sans nul doute, ce qui explique la griserie redoutable de ses effets. Sans récuser l’ouverture vers de nouvelles possibilités et la félicité qui en résultera, il reste à démontrer que ces apports n’ont absolument plus rien à voir avec ce qu’a permis la révolution électrique, filmique, iconique, phonographique, analogique et à prouver par des œuvres éclatantes une invention esthétique radicale qui ferait table rase du passé.
8La remise en question de la place du texte, l’effacement sinon la disparition de la conception qui faisait du théâtre une simple branche de la littérature, la capacité du théâtre à faire théâtre de tout, l’évidence d’une écriture scénique apte à prendre en charge la totalité de la création théâtrale sans autre préalable que le travail sur un plateau, la dislocation des canons dramaturgiques aristotéliciens et brechtiens, la reconnaissance de la force du performing text inhérent à l’acteur et à sa capacité au surgissement, la puissance de l’action comme texte, la place légitime prise par le genre artistique de la performance, l’attention extrême accordée au corps, physiologie du corps transpirant, suant, sécrétant ou au contraire customisation du corps aseptisé, en lien avec son image projetée en surface sur un écran lisse, l’influence de la danse (elle-même autonomisée), le pouvoir sans limites du corps-décor, la capacité du jeu à produire de l’espace, l’importance de l’espace dans la genèse de la représentation, ne forment pas des événements neufs et ne signifient nullement la clôture de la représentation, la disparition de la parole et le silence imposé aux poètes.
9L’avènement de la mise en scène au XXe siècle a été un tournant dans l’histoire du théâtre qui inclut, au-delà de la reconnaissance de sa condition esthétique, le rôle majeur qu’elle a joué dans l’émancipation de la représentation (ce que l’on nomme en anglais performance). Le scénographe est un partenaire indissociable du metteur en scène. Présenter le metteur en scène et le scénographe comme les auteurs du spectacle ne constitue par une revendication nouvelle, ni une information surprenante. Les prophéties d’Appia, Craig, Artaud, Meyerhold, Taïrov, Wyspiański, Prampolini, Schlemmer sont accomplies depuis belle lurette. L’utilisation rénovée du terme scénographie au cours des années 1950 et 1960 a été un des indices de cette mutation. Comme un metteur en scène peut prendre en charge la scénographie, un scénographe peut le faire avec la mise en scène : les exemples sont nombreux.
10Cette période esthétique elle-même est assurément en train de changer. Il est nécessaire de se demander d’abord quel monde est ainsi à l’origine de cette nouvelle tentative de représentation du monde. Ce changement opère aussi probablement sous l’effet de ce que l’on nomme les possibilités d’hypertexte et d’hypermédia, mais surtout sous l’effet de la persistance du texte dans son sens habituel. Les écrivains de théâtre n’ont pas disparu, heureusement, il en est même apparu d’autres. La dimension littéraire du théâtre n’est pas passée à la trappe, il demeure des poètes. Souvent les réalisations scéniques les plus persuasives et réussies sont d’ailleurs celles qui donnent à entendre une parole poétique. Un exemple récent : Anne Théron vient de créer dans la petite salle de la Gaîté Lyrique à Paris un spectacle, L’Argent, à partir d’un poème de Christophe Tarkos. Dans la fiche de présentation de ce spectacle, cette création signée Anne Théron et Christian Van Der Borght est qualifiée de « performance numérique et poétique, théâtre et chorégraphie ». Anne Théron parle de « spectacle hybride ». De fait, il s’agit sans nul doute et plus simplement de théâtre et ce théâtre donne à entendre la voix puissante d’un poète, soutenue par l’interprétation d’un comédien qui danse et d’une danseuse qui parle, par la mise en scène, la mise en image, le son, la lumière et la scénographie. Un autre exemple : Aurélien Bory qualifie sans hésitation ses créations de théâtre, dont il est à la fois l’auteur silencieux, le metteur en scène attentif et le scénographe inventif, même s’il est présenté parfois comme circassien ou chorégraphe en raison du recours à des interprètes issus de ces disciplines. Si une idée scénographique est à l’origine de ses spectacles, il est clair pour lui qu’elle ne suffit pas à la dramaturgie (il collabore avec une dramaturge) et ne se confond pas à la mise en scène. Et si l’on examine bien les réalisations de ceux qui sont nommés écrivains de plateau (Romeo Castellucci, Pippo Delbono, Rodrigo García, François Tanguy, etc.) il n’est pas difficile de trouver en sous-face de chacune de leur création des paroles de poète ou de philosophe. À l’évidence, tout cela s’inscrit dans un équilibre esthétique différent entre dramaturgie, régie et scénographie sans que cela détruise le théâtre, sans que la dramaturgie et la mise en scène se dissolvent purement et simplement dans la scénographie. Ce serait cela, la révolution artistique de ce début du XXIe siècle : tout est soluble dans la scénographie ? S’il n’est pas difficile de trouver des indices de la remise en cause de la mise en scène elle-même, en tout cas, telle qu’elle s’est imposée au cours du XXe siècle, il est plus difficile de discerner quel monde nous est ainsi proposé au-delà de l’évolution esthétique. Il nous semble nécessaire de comprendre le lien qui se tisse entre la transformation du monde et celle de nos représentations sans pour autant plonger dans la confusion du relatif. Malgré tout cela, pour ce qui concerne le domaine des arts, il nous semble que l’assertion de Robert Bresson garde du sens : « Rien de plus inélégant et de plus inefficace qu’un art conçu dans la forme d’un autre » [7].
11Pour réduire cette confusion du relatif, une théorie et une esthétique générale du lieu scénique (appréhendé dans son double enjeu de lieu de représentation et de représentation de lieu) et de la scénographie est nécessaire car il manque d’une approche fondée sur un inventaire des oscillations qui agitent la formation d’un espace-temps dédié au théâtre, sur la constitution des paradigmes qui le structurent et sur la description des paradoxes qui l’animent. Hétérotopie, utopie, uchronie, apparition, disparition, détournement, déplacement, glissement, localité, temporalité, vacuité, disponibilité, mutabilité, malléabilité, stabilité, verticalité, latéralité, horizontalité, centralité, frontalité, marginalité, etc., sont les paramètres utiles à cette approche. À l’écriture dramaturgique, il est certes nécessaire de superposer l’influence de ce que l’on est tenté d’identifier comme une écriture spatiale. Certes, il est tentant de faire à cet égard de la scénographie une écriture scénique. Même si l’étymologie de ce terme encourage cette tentation, la scénographie ne se restreint pas à l’écriture. Elle est dessin/dessein, inscription, circonscription. C’est pour cette raison que la notion d’écriture de plateau n’est pas satisfaisante, même si l’on entend bien ce qui veut être valorisé (à savoir que le théâtre est un art de l’espace et du jeu qui se manifeste sur un plateau). De même, l’opposition entre représentation et performance est vaine. Sous prétexte de valoriser l’immédiateté, elle entend dénier l’écart entre la chose et l’objet. Toute performance est une représentation et réciproquement. Faire parler l’espace n’est pas renoncer au langage articulé, pas plus que réduire l’espace au langage, confondre l’espace du langage et le langage de l’espace. La résolution se situe dans la tension, l’oscillation entre langage et image, et non l’exclusion ou la substitution d’un des deux termes qui se traversent mutuellement, dans un dépassement dont l’espace-temps est le lieu et le support, mais non la fin et le propos. Une théorie et une esthétique générale du lieu scénique et de la scénographie prend place au sein d’une esthétique théâtrale, d’une histoire du théâtre et montre que les composantes de la dramaturgie – avec pour objet l’action et moyen le texte, la régie (mise en scène) – avec pour objet le jeu et moyen l’acteur, et la scénographie – avec pour objet le lieu et moyen l’espace-temps – se traversent les unes les autres sans se dissoudre ailleurs que dans la représentation dont elles visent l’accomplissement. Une telle théorie et esthétique générale du lieu scénique et de la scénographie prend en considération à cet égard ce qui relève du signe, du signifiant, du signifié, et ce qui relève de l’effet, de l’affect, de l’effectif, se partageant entre sémiologie et phénoménologie.
12Cette tentation autonomiste et tautologique de la scénographie est accentuée par les capacités de création de mondes virtuels dématérialisés, numérisés, délocalisés, capables d’ubiquité, dans lesquels nous pourrions nous immerger en devenant à la fois les acteurs et les spectateurs de ce monde parfait dont on perçoit la force séductrice. Dissolution du sujet, dissolution de l’objet, force immatérielle, espace comme acte, et acte comme langage, idéalisation de la chose et de l’immédiateté, voilà quelques horizons qui semblent se présenter à notre esprit. Outre cette course effrénée que la scénographie – ou le théâtre dans son ensemble – semble vouloir faire avec l’écran, oubliant la scène et la puissance de la présence, cette omniprésence d’un numérique mal digéré dans l’excitation d’effets qui se révèlent vite comme des procédés pas toujours pertinents, ne peut tenir lieu de scénographie. Encore moins de théâtre.
Notes
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La notion d’art contemporain ainsi que son étendue ont été explicitées dans l’introduction de cet ouvrage.
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C’est Nathalie Franck, membre de l’équipe organisatrice de la Quadriennale et responsable de la communication internationale, qui qualifie ainsi cette exposition. In Alexis Rosenzweig « La Quadriennale de Prague, un des principaux événements culturels de l’année 2011 », entretien avec Nathalie Franck, 14 décembre 2010. <http://www.radio.cz/fr/rubrique/panorama/la-quadriennale-de-prague-un-des-principaux-evenements-culturels-de-lannee-2011>.
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Nathaniel Mellors, Ann Borralho et João Galante, Markus Schinwald, Mareunrol’s, Socìetas Raffaello Sanzio, Hooman Sharifi, Ilya et Emilia Kabakov, Monika Pormale, Hans Rosenström, Anna Viebrock, Josef Bolf, Josef Nadj, Guerra De La Paz, Terike Haapoja, Egon Tobiáš, Elevator Repair Service, Iona Mona Popovici, Ulla Von Brandenburg, Caroline Evans & Hansjorg Schmidt, Bohdan Holomíček, Abbey Theater, Harun Farocki, Dace Džerina, Paul Divjak, Dejan Kaludjerović. L’exposition est le cœur d’un projet développé de 2009 à 2012 dans seize autres villes européennes après Prague, projet qui comprend également des ateliers et des colloques. Le projet Intersection est né en 2010 à la suite d’une série de rencontres placées sous la thématique d’une scénographie élargie (Expanding Scenography) qui se sont tenues à Zurich, Riga, Amsterdam, Belgrade et Évora.
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Antonin Artaud, « Le théâtre d’après-guerre » in Messages révolutionnaires, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1971.
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[5]
Appels. Registres I. Gallimard, Paris, 1974. En cela, Copeau voulait s’opposer à « la solution décorative ». À bien des égards, le recours aux artistes conduisant à ce que nous nommons une scénographie arty, réhabilite en un sens la solution décorative.
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[6]
Cf. cette tribune parue dans le quotidien Libération le 29 juillet 2011, « À Avignon, la vidéo parasite le théâtre » publiée par Jean-Baptiste Barrière, dramaturge, Aleksi Barrière, metteur en scène. Ils s’élèvent contre le « mésemploi symptomatique dans le théâtre contemporain » de la vidéo « mal exploitée et esthétiquement dérisoire », ce qui a pour effet de phagocyter « toute possibilité de scénographie » : « Le théâtre serait-il en mal d’images ? Aurait-il besoin de ressembler à la télévision pour intéresser et plaire ? Où sont les enjeux artistiques, formels, esthétiques ? En quoi la vidéo sert-elle ici un propos et/ou à renouveler la création scénique ? La technologie semble dans ces deux cas(*) n’être devenue rien de moins que le moteur et la justification du spectacle. On n’a rien à dire et on le proclame en exhibant une certaine ‘maîtrise technologique’, dont le spectacle ne semble plus être que le seul objectif ».
(*) Il s’agit d’une part de Sang & Roses de Guy Cassiers, et d’autre part de Christine (d’après Mademoiselle Julie) de Katie Mitchell et Leo Warner présentés au festival d’Avignon 2011. -
[7]
Robert Bresson, Notes sur le Cinématographe, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1975.