Notes
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[1]
Une première version de ce texte a paru sous le titre « Por una estética de los ‘lugares refugio’. El teatro en la ciudad », in Metropolis. Revísta de información y pensiamento urbanos, Barcelone, été 2011 (revue en ligne, www.barcelonametropolis.cat/es/).
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[2]
Jean Starobinski, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Seuil, 1999, 464 p.
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[3]
Un des pavillons des anciennes Halles centrales de Paris, le seul à ne pas avoir été détruit.
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[4]
Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, 166 p.
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[5]
Winterreise im Olympiastadion de Klaus Michael Grüber, d’après Hölderlin, Stade olympique de Berlin, 1977.
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[6]
Dell’inferno, sur des textes de Bernard Pautrat, mise en scène d’André Engel, est donné tout d’abord dans une usine désaffectée de la Plaine Saint-Denis, en collaboration avec le Théâtre Gérard Philipe, en 1982.
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[7]
La Cartoucherie de Vincennes est un ancien dépôt de cartouches, récupéré pour le dépôt de ses décors par Jean-Louis Barrault, qui l’a mis à la disposition d’Ariane Mnouchkine et de son Théâtre du Soleil lors de la venue en France de 1789, leur spectacle fondateur, après sa présentation en Italie au Piccolo Teatro de Milan.
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[8]
Peter Brook, entretien avec Elena Posa, in « Deu anys de Mercat », Ajuntamento de Barcelona, 1993.
1Un axiome que j’ai découvert à travers toutes les expériences concernant le renouveau de l’espace théâtral : nul lieu ne sauve un spectacle. Il peut l’enrichir ou l’exalter, jamais le sauver ! Le lieu est un cadre dont l’impact vient s’ajouter sans suppléer la donnée première qui restera à jamais le spectacle. Cela invite à une relativisation de la portée du lieu dont la valeur ne s’impose qu’en accompagnement d’un travail théâtral particulièrement riche, qu’en donnée complémentaire, qu’en soutien d’une aventure inédite. Autrement, par sa force même il fait ressortir la modestie de la proposition théâtrale, qui s’effondre sous le poids du lieu à l’identité forte.
Posture polémique et projection utopique
2C’est un procès et une utopie qui se trouvent à l’origine de la recherche de nouveaux lieux pour le théâtre. Théâtre que l’on envisagea d’arracher à son espace canonique au nom d’une attente, d’une autre perception et d’une manière différente de réunir la communauté du public. Le procès comme préalable confirme la portée polémique de ce geste artistique et, implicitement, l’énergie qui l’anima en raison d’un désir de rupture autant que d’ouverture. Cette posture rebelle s’est appuyée initialement sur la mise en cause du lieu hérité dont les gens de théâtre éprouvaient les limites et entendirent s’éloigner. Et, par ailleurs, sur le vœu de toucher un public soit plus vaste, soit différent. D’abord on engage l’expédition vers des lieux autres au nom d’un public autre. Et ensuite au nom d’une perception nouvelle. Procès et utopie s’allient. Cette double dimension atteste la portée de la mouvance qui a traversé le siècle dernier et a engendré certaines de ses expériences les plus décisives. Elles furent nombreuses à s’appuyer sur les ressources des lieux nouveaux ! Elles en ont profité car ainsi le théâtre et ses leaders représentatifs se sont inscrits dans un contexte perceptif qui accentuait la radicalité de leurs visées. Pour faire théâtre autrement il fallait – raisonnement logique – le faire ailleurs. Et sur cette base de principe s’amorça et se développa la grande aventure moderne du lieu, aventure qui se joua entre l’abandon réitéré de l’ancien et la découverte provisoire de lieux inattendus, dispersés, dissimulés. Une tension dialectique s’instaura entre ces deux options et son impact se nourrit de leur coprésence, de leur coexistence qui fit apparaître des priorités mais n’entraîna jamais la disparition d’un des termes, lesquels, justement, grâce à cela, parvinrent à accroître l’intensité de leur relation polémique. Ils se sont rendus nécessaires l’un à l’autre.
3Antoine Vitez a avancé la distinction devenue désormais historique entre l’abri et l’édifice, en désignant ainsi cette bipolarité indispensable que le théâtre du XXe siècle a imposée et érigée en donnée spécifique. Sous l’appellation d’« édifice », on réunit l’ensemble des bâtiments construits au nom d’une mission de représentation préétablie – lieux conçus pour le théâtre, lieux à même de satisfaire ses exigences et de répondre à sa vocation artistique autant que sociale. Des lieux de jeu autant que des lieux de rassemblement, des lieux assignés à une fonction bien définie, des lieux qui, par-delà la différence de structure, de matériaux, d’organisation, confirment la pérennité du « spectacle » – opéra ou danse autant que théâtre – dans le contexte social occidental. Édifice athée dressé, le plus souvent, à côté de l’autre centre de la ville, l’édifice religieux qui est son pendant. Depuis la Renaissance ils sont reliés : les deux bâtiments structurent la topographie de la ville occidentale.
4Sous le vocable de « l’abri » se réunissent ces espaces où le théâtre se refugie lorsqu’il abandonne « l’édifice ». Le terme, dans l’acception vitézienne, a une valeur générique car il concerne l’ensemble des lieux découverts et exploités au nom d’une volonté d’affranchissement de l’édifice théâtral répertorié comme tel. L’abri se définit toujours par rapport au pôle contraire dont il entend se dissocier, car la question des nouveaux lieux sera à jamais placée dans une perspective critique, voire polémique, à l’égard de l’édifice canonique. Si l’édifice peut faire l’économie de la référence à l’abri, le contraire, par contre, est impératif : l’abri se pense par rapport à l’édifice. Le lieu adverse lui est indispensable afin de prendre la mesure de la rupture opérée.
5Cette quête de lieux inédits est marquée par une déterritorialisation du théâtre qui cesse d’être assigné à un seul endroit car – pour paraphraser la formule célèbre « on peut faire théâtre de tout » – désormais « on peut faire du théâtre partout ». La représentation investit un lieu qui, a priori, ne lui était pas destiné, elle le coopte et l’inscrit dans le champ d’une pratique étrangère car c’est l’acte de jouer qui rend théâtral un lieu : bien que rien ne présageât la rencontre, il sert d’appui à un travail artistique. Dans cet exercice, la dimension de la découverte, de la surprise et de l’étonnement joue un rôle prédominant.
6Le théâtre, souvent, à juste titre – on l’a rappelé –, est essentiellement chose urbaine. Au moins le théâtre moderne qui remonte aux élisabéthains indissociables de Londres ou aux classiques français rattachés à Paris. Cette assertion liminaire se trouve généralement confirmée par le choix des abris qui, presque tous, s’inscrivent dans le réseau urbain, l’explorent, le subvertissent, le déstabilisent, mais ne le quittent pas. Certes, cela implique une nouvelle distribution des rapports entre le centre et les marges car deux mouvements antinomiques régissent les choix opérés : l’éloignement affirmé ou le retour dissimulé. Quitter le foyer premier de la ville fut la première option, revenir pour y creuser des refuges fut la seconde. Tout, dans l’art moderne, s’organise selon le principe de l’action et de la contre-action, Jean Starobinski, dans un livre célèbre [2], l’a affirmé, et les stratégies spatiales du théâtre le confirment également.
7L’abri – dans sa version urbaine la plus affirmée – se présente comme un lieu ayant vécu. Rarement lieu neuf, bien au contraire, presque toujours ancien, éprouvé, marqué par une existence préalable, il accueille la représentation théâtrale sur fond de réminiscence, de persistance mnémonique de sa fonction première, parfois très affirmée, parfois effacée. Le théâtre vient s’insérer dans un lieu qui a connu une existence autre, différente, le théâtre pénètre dans les entrailles du lieu, dépose son empreinte sur ce qui perdure : murs ou planchers, portes, fenêtres. Et cela procure une impureté chère aux artistes qui entendent en jouer : jouer avec la mémoire du lieu et animer les corps présents. Cette imbrication, ce feuilletage des durées érigent l’abri en lieu palimpseste. C’est une des sources de la poésie dont il est chargé, poésie des temps anciens et des pratiques étrangères qui se mêlent à l’instant actuel et aux êtres vivants que nous sommes, acteurs et spectateurs confondus. L’abri comme lieu palimpseste conjugue l’autrefois revécu avec le présent vécu : sa séduction vient de là. Impureté de l’abri – palimpseste mnémonique –, face à la pureté de l’édifice – lieu de mémoire.
8Les lieux autres, les abris, invitent à un travail sur l’écart. Et cet écart théâtralement traité reste le défi des metteurs en scène qui les investissent car il s’agit, chaque fois, de lieux « détournés » de leur vocation initiale. Celle-ci, on l’a remarqué, renvoie à un passé mais en même temps elle appelle à un réinvestissement, à une conversion, à un déplacement. Le pouvoir poétique s’accroît tant que l’écart persiste et se donne à voir lors de l’usage de ces multiples abris. Il s’atténue, par contre, lorsque le lieu récupéré est « recyclé » – alors l’écart se trouve gommé, réduit simplement à l’origine évoquée par un nom ou un emplacement. L’abri perd de son étrangeté et se convertit en édifice atypique, différent du modèle habituel. Pour les lieux récupérés le choix consiste à cultiver l’écart du détournement ou l’effacement pratiqué par le recyclage. Entre les deux termes s’instaure une variation aux degrés subtilement déclinés.
Valorisation du prestige et recyclage du déchet
9Au commencement, les lieux détournés furent des lieux nobles. La cathédrale de Salzbourg pour Max Reinhardt, les jardins du Palais Pitti à Florence pour Copeau ou du palais Leopoldskron à Salzbourg pour le même Reinhardt. Sans parler de la multitude des versions de l’Œdipe Roi qui, sous l’impulsion du maître autrichien, se sont propagées en Europe dans les lieux les plus inattendus. Le mouvement a connu une évolution spectaculaire après la Seconde Guerre mondiale grâce d’abord à la découverte du Palais des Papes d’Avignon par René Char et Jean Vilar. Il s’imposa comme le lieu de prestige que le théâtre a investi au point de l’ériger en foyer estival exemplaire car, comme Roland Barthes l’observait, l’hiver, sans théâtre, le Palais dépourvu de sa fonction initiale se résume au statut de simple monument patrimonial. Le Palais, sans théâtre, est triste ! Depuis, le mouvement connut une véritable expansion européenne : palais, églises, châteaux se convertissent temporairement en lieux artistiques. Cela a engendré une véritable inflation qui a galvaudé le geste polémique initial : des bâtiments en manque de public et d’impact symbolique se laissent « détourner » afin de revenir dans le circuit culturel d’une ville ou d’une région. Cela participe même de la politique culturelle des élus locaux qui se disputent les artistes et montent à la hâte des improbables festivals d’été. Le lieu de prestige ressuscité par les arts du vivant s’inscrit désormais comme repère sur les trajets touristiques car il parvient à produire une double satisfaction. D’abord la consommation de l’art, mais également l’identification fantasmatique avec les maîtres qui, jadis, enfermés dans ces bâtisses, empêchaient tout accès aux membres des classes défavorisées. Attroupés, ceux-ci, aujourd’hui, prennent inconsciemment leur revanche. Le lieu de renom rehausse l’exercice de l’art autant que du spectateur qui s’y rend. Plaisir de l’instant et frustration surmontée motivent de concert leur particulière et parfois abusive démultiplication. Lieux de prestige réservés à l’art de prestige. (En ce sens la programmation de la Cour d’honneur du Palais des Papes pose des questions particulièrement délicates. Nombreux sont les artistes qui en rêvent, mais très peu, parmi eux, parviennent vraiment à lui résister et à l’exalter : on peut citer, outre, il y a longtemps, Jean Vilar, plus récemment, Antoine Vitez avec Le Soulier de satin, Ariane Mnouchkine avec les Shakespeare, Patrice Chéreau avec Hamlet, Jan Fabre avec Je suis sang, Éric Lacascade avec Platonov, Simon McBurney avec Le Maître et Marguerite… Pour ces réussites combien de déceptions ! Un haut lieu, tel le Palais des Papes aura toujours ses exigences propres, extrêmes, particulières !)
10À l’opposé se situent les lieux de récupération. Des lieux échoués, des lieux en voie de disparition, des lieux abandonnés. Des lieux orphelins… des lieux souvent secrets, cachés, des « catacombes » de la modernité. On les choisit au nom de leur usure autant que de leur fragilité. En effet l’homme de théâtre se rattache ainsi à l’esthétique du déchet que la modernité imposa de Beuys à Arman, Kantor et tant d’autres. Ces lieux désaffectés ont peut-être « la beauté des restes, la beauté des rides », pour reprendre la formule de Peter Brook, mais également leur mélancolie. Ce sont des lieux qui ont servi, mais leur raison d’être a perdu sa pertinence, ce sont des lieux que tout voue à l’anéantissement jusqu’à l’instant où un metteur en scène les découvre et les exalte en leur donnant une « autre » vie, vie seconde, différente, vie dont les spectateurs éprouvent le pouvoir grâce justement à ce dont ils sont porteurs, la tristesse d’une vocation défunte et la renaissance d’une autre, différente. Ces lieux se rattachent à ce que Kantor appelait « la réalité du rang le plus bas » et qui devient féconde à travers l’intervention de l’artiste qui l’intègre dans une œuvre singulière et lui accorde une autre chance.
Disparition et persistance
11À l’origine, par un synchronisme qui confirme l’existence d’un « esprit du temps » au nom duquel s’engage l’éloignement de l’édifice au profit des abris, se trouve un double geste radical de deux grandes figures qui vont s’ériger en références de la scène moderne : Luca Ronconi et Ariane Mnouchkine. Ils signent, dans la mouvance des années soixante-huit, les spectacles fondateurs pour la réinvention du lieu théâtral qui nous occupe ici : Orlando furioso et 1789.
12Luca Ronconi choisit son lieu, au cœur même de Paris, le pavillon Baltard [3], lieu réputé qui ne pourra que surprendre en tant que lieu décalé car une relation surprenante s’instaure toujours entre l’identité forte de l’abri et sa réutilisation. Le choix de Ronconi reste exemplaire à cet égard. Pour le poème de l’Arioste, poème d’un autre temps, Ronconi retient un lieu actuel où il entend instaurer une nouvelle relation avec le public. L’espace de jeu perd son unité et l’ancien pacte de clôture qui fonde le théâtre occidental depuis le XIXe siècle vole en éclats. Il utilise des chariots érigés en micro-plateaux qui bougent en bousculant le public tantôt situé dans l’intimité du jeu, tantôt éloigné : la distance est variable et rien ne semble rester immuable. N’est-ce pas une métaphore concrète du rapport que la jeune génération de 68 entendait entretenir avec la société, relation réfractaire à l’immobilité, en quête de dynamisme ? Le lieu, par ailleurs, place sur le même plan acteurs et spectateurs, ils sont appelés à accomplir des fonctions différentes, mais leur nature est apparentée. Ils se touchent, se rapprochent, s’éloignent… le lieu-abri le permet.
13L’abri a à voir avec la découverte et la virginité, car il procure l’étonnement, pour reprendre une expression chère à Peter Brook, de « la première fois ». On y pénètre libre de tout préalable, de la moindre expérience antérieure, bref on se trouve à l’origine de son usage théâtral. À cela s’ajoute une sorte de garantie éthique étrangère à l’édifice, dans lequel, on le sait, règnent le faux et les leurres dont le théâtre a fait ses assises. « Le lieu », écrit Nicky Rieti, le grand scénographe d’André Engel, « est incapable de mentir ». Cela rassure et réconforte la communauté théâtrale qui, à l’époque, cherche à s’immerger dans la réalité concrète de la ville.
14Le théâtre récupère des lieux menacés, voire même voués à la destruction, pour leur accorder une ultime chance de vie, les rehausser symboliquement avant l’anéantissement qui les guette. Ainsi l’éphémère de la pratique théâtrale trouve son pendant dans l’éphémère de l’abri passager. L’Orlando de Ronconi et le Pavillon Baltard ont scellé ces fiançailles brèves qui se trouvent à l’origine de ce que l’on peut définir comme une poétique de la disparition généralisée. Elle se rattache à ce que Roland Barthes appelait l’éros-événement [4], éros lié à la révélation d’un lieu, à son utilisation événementielle et, ensuite, à son anéantissement. De Klaus Michael Grüber à André Engel, nombreux seront les metteurs en scène qui vont adopter cette pratique, artistes migrateurs trouvant refuge dans des nids temporaires. Nids qu’ils entraînent les spectateurs à découvrir en leur proposant de se lancer dans l’exploration de la ville, à quitter les itinéraires habituels et à emprunter des chemins inconnus. Pour parvenir à un nouveau lieu, il faut suivre un parcours inédit et, forcément, redécouvrir la ville… poétique de la disparition et poétique de la ville se tiennent.
15La disparition rend mythiques certains spectacles à jamais rattachés à l’abri qui les a accueillis. Et, étonnamment, elle engendre une véritable littérature légendaire car ces « événements » se laissent raconter, permettent le récit et rendent possibles les mémoires. Mémoires des spectateurs éblouis à même de restituer le sens et la portée de l’expérience vécue ailleurs qu’au théâtre : sur le stade olympique de Berlin pour le célèbre Winterreise de Grüber [5] ou dans l’usine abandonnée au nord de Paris qui a accueilli l’inoubliable Dell’inferno de Engel [6]. Et ainsi ces spectacles, à l’origine réfractaires au texte, produisent du texte. Ils suscitent le désir de témoigner : témoignage de la matérialité d’un lieu détourné, d’une expérience qui ne se dérobe pas à la parole confrontée au défi de restituer ce qui n’existe plus et qui pourtant a laissé une trace sur le spectateur qui se rappelle. Revanche des mots… récits de disparition. Elle ne sera jamais plus accusée, plus saisissante que pour le théâtre d’appartement, théâtre qui se blottit dans des espaces privés, inconnus, à découvrir, dispersés et jamais retrouvés. La disparition y est à son comble. Nous nous sommes réunis pour voir du théâtre dans une alvéole de la ville. Mais où est-elle ? Réponse souvent impossible. Peu importe, le spectateur se souvient d’un espace qu’il a vu pour « la première et la dernière fois ».
16L’autre événement renvoie à l’aventure d’Ariane Mnouchkine qui, avec le Théâtre du Soleil, choisit la Cartoucherie de Vincennes pour 1789. Certains principes du spectacle de Ronconi se retrouvent, mais colorés ici d’un engagement politique plus évident. La Cartoucherie [7] – abri de génie ! Cette fois-ci il se situe sur la marge de la ville et suscite chez certains Parisiens, surtout lors des premiers spectacles, la frayeur d’une véritable expédition au Bois de Vincennes, territoire éloigné et rattaché à des pratiques sexuelles de notoriété publique. Mnouchkine investit un abri et le charge du pouvoir symbolique de l’aventure théâtrale qu’elle avait engagée déjà mais qui avec 1789 acquiert un impact particulier. Les vertus d’un lieu à découvrir, d’un itinéraire hors normes, d’un voyage vers l’utopie du lieu autant que de la société, tout concourt pour attribuer à la Cartoucherie, grâce à ce spectacle des origines, une dimension hautement mythologique.
17Lieu détourné, lieu récupéré, mais la Cartoucherie est aussi un lieu confisqué. Investi par une artiste et une troupe, cet abri échappe à la poétique de la disparition – ses découvreurs s’y installent et s’y attachent – pour se constituer en un édifice autre, édifice non pas construit, mais reconverti et inscrit dans une poétique de la mémoire où, conjointement, interviennent la persistance du travail théâtral exercé et l’affiliation de l’abri à l’identité d’une troupe. Ariane Mnouchkine a « sauvé » la Cartoucherie pour 1789, mais ensuite elle s’est implantée en convertissant le lieu de fortune en édifice pérenne, et fortement personnalisé. Il porte la marque de sa pratique, il n’a pas la disponibilité fonctionnelle d’un édifice dressé en vue d’un programme d’utilisation impersonnel. À la disparition initiale qui semblait être son sort, comme le pavillon Baltard et tant d’autres, a succédé un enracinement qui l’a chargé de la mémoire du Soleil. Mémoire construite par les artistes et non pas mémoire d’un lieu hérité. La Cartoucherie est chargée de la force poétique d’un abri devenu édifice, mais un édifice qui invite à le dissocier d’un lieu de mémoire pour l’assimiler à ce que Giordano Bruno appelait un sceau de mémoire, qui renvoie à la persistance d’un édifice et d’une aventure conjoints.
18La Cartoucherie est aujourd’hui un lieu hybride, et Mnouchkine la traite encore ainsi. Elle est devenue un point de repère sur la topographie parisienne, mais son volume reste soumis aux exigences de chaque spectacle car Mnouchkine et son scénographe Guy-Claude François, selon les besoins, le modifient. Ce qui reste une constante, c’est ce que l’on pourrait appeler une structure tripartite, dont Mnouchkine a fait le propre de la Cartoucherie : la salle, le restaurant et la bibliothèque. Le jeu, la nourriture et la lecture se combinent ici où les spectacles sont longs et deviennent de véritables sorties du temps quotidien assorties de l’expérience, toujours séduisante, de ce lieu pas comme les autres.
19La Cartoucherie, où se retrouvent réunis plusieurs théâtres, incarne une expérience durable placée sous le signe d’Ariane Mnouchkine depuis sa découverte jusqu’à aujourd’hui.
L’alliance de l’abri et de l’édifice
20La synthèse fut incarnée par Peter Brook et plus particulièrement dans son espace exemplaire des Bouffes du Nord, à Paris. Lieu qui ne fut pas découvert par un hasard heureux, mais, dit Brook, pour répondre à une attente constituée à travers les expériences effectuées préalablement dans les endroits les plus inattendus, villages africains, réserves indiennes, rues new-yorkaises. « Les Bouffes, on les a trouvés parce qu’on les a cherchés », affirme le metteur en scène qui avance ainsi l’idée que si, souvent, l’édifice moderne est bâti au nom d’un projet sans visée esthétique précise, un abri pertinent se découvre au nom justement d’une attente et d’un programme : il s’érige en solution spatiale à une quête déjà engagée.
21Les Bouffes du Nord, c’est un édifice abandonné et qui fut utilisé comme un lieu à restaurer. Son originalité provient de ce double statut car il ne s’agit pas d’un lieu détourné, mais d’un édifice brûlé, en ruines, qui bénéficie, dit Brook, de « la beauté des rides ». Un lieu ancien que le metteur en scène réinvestit sans camoufler son passé – il semble être dès le début un vestige ramené à la lumière du jour – mais en modifiant sa structure. S’il fut à l’origine un théâtre à l’italienne, Brook l’adapte pour le rapprocher du modèle élisabéthain tout en préservant ses données initiales. Ainsi les Bouffes du Nord se constituent en lieu impur particulièrement riche de potentialités. Le metteur en scène retrouve l’étendue de la ligne de contact acteurs/spectateurs propre à la scène shakespearienne et de la verticalité du cylindre acoustique instaurée par les théâtres à l’italienne. Tout à la fois de l’intimité spatiale et de la qualité acoustique. Brook entend jouer des deux.
22Brook traite cet édifice comme un lieu, un « lieu qui vous parle » et dont il n’entend pas opérer la restauration attendue ; il intègre au contraire son passé dans l’expérience de la représentation. Représentation qui s’appuie sur l’égalité des acteurs et des spectateurs réunis dans un lieu double, dégagé de toute décoration et qui s’affiche dans sa nudité. Ici les coulisses sont supprimées, tout se voit, tout est partagé. Brook le traite comme un studio cinématographique ouvert à toutes les transformations dans le contexte a priori prédéterminé d’un théâtre. Les Bouffes – un lieu pluriel, ouvert, un lieu de communication.
23L’espace des Bouffes du Nord accomplit l’alliance de l’édifice et de l’abri. Mais – à l’instar de la Cartoucherie qui reste indissociable de l’esthétique d’Ariane Mnouchkine –, il est également affilié à la poétique scénique de Brook. C’est un lieu dont un seul artiste parvient à exploiter la poésie. Et dans ce sens-là il se rattache à l’individualisation propre à l’abri tout en bénéficiant des ressources mnémoniques d’un théâtre. Lieu palimpseste par excellence, il est également un lieu signé.
24Peter Brook a cherché partout des lieux, et dans un bel entretien réalisé lors de la présentation à Barcelone de sa Tragédie de Carmen au Mercato de Flores (Mercat de les Flors) – espace qu’il a révélé avec l’aide de Jean-Guy Lecat –, il concentrait l’esprit de cette quête :
« Mercato de Flores est une trouvaille parce qu’il a tout. Il a de la personnalité, c’est un lieu qui fait partie de la ville, il a sa propre beauté, son propre charme et, en plus, c’est un espace qui est vivant et neutre à la fois. S’il est neutre sans être vivant, c’est comme un studio d’enregistrement, et ce n’est pas ce que nous souhaitons. Et s’il est vivant sans être neutre, c’est comme une église baroque dans laquelle l’imagination est déjà saturée par le lieu lui-même… Les représentations ont été bonnes parce qu’elles se sont données dans l’espace qu’il leur fallait.
Barcelone n’est pas la seule ville qui ait le génie de profiter d’un lieu pour notre Tragédie de Carmen. Il y a eu Glasgow, Lisbonne, Francfort… mais chaque fois j’ai dû me démener en écrivant des lettres, en parlant avec les maires pour leur dire et les convaincre qu’il fallait conserver les espaces que nous avions trouvés. Et j’ai toujours utilisé le même argument, et je crois qu’il est vraiment honnête : une ville qui veut avoir une culture vivante, une culture théâtrale vivante, ne doit pas être fermée, parce que la pluralité, comme en politique, est une chose admirable. » [8]
26La pratique des lieux-abris ne peut être dissociée ni d’une réflexion sur la ville ni de ses enjeux politiques. Ce sont les termes d’une triade qui s’est imposée grâce à cette expansion du théâtre hors de ses habituels points d’ancrage.
En guise de conclusion
27La quête des lieux-abris reste liée à une époque, puisqu’ensuite s’est engagé le retour au théâtre à l’italienne, le retour au foyer dont le metteur en scène, tel un fils prodigue, réhabilite les vertus. Mais la trace de l’expérience vécue ailleurs, dans les abris, ne restera pas sans conséquences sur cette réintégration de l’édifice. Quand Grüber, le premier, engagera le mouvement de repli sur le théâtre, il le rattachera à une poétique de la mémoire dont lui, et tant d’autres ensuite, vont réactiver les emblèmes : le rideau rouge, le cadre, les sièges. Après avoir éprouvé la séduction du vécu des abris, on réinvestit l’imaginaire ancien du lieu avec tout ce qu’il comporte comme mélancolie et satisfaction des retrouvailles. Un poète roumain avait écrit un beau volume de vers : « Où partir de la maison ? ». C’est ce que le théâtre a fait pour explorer et fouiller la ville, pour s’y perdre et oublier « la maison », mais il a fini par la regagner avec le sentiment que l’expérience ne fut pas inutile, de même que le fils prodigue qui rentre mûri par les aventures traversées, les échecs surmontés, les satisfactions rencontrées.
28De l’esthétique de la disparition à la poétique de la mémoire, de la récupération des abris à la réappropriation des édifices, de la consommation des lieux « du rang le plus bas » à la valorisation des « lieux de mémoire » – voilà à l’œuvre le principe de l’action et la contre-action propre à la relation du théâtre et de la ville à l’époque des grandes mutations aussi bien que des questionnements radicaux.
Notes
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Une première version de ce texte a paru sous le titre « Por una estética de los ‘lugares refugio’. El teatro en la ciudad », in Metropolis. Revísta de información y pensiamento urbanos, Barcelone, été 2011 (revue en ligne, www.barcelonametropolis.cat/es/).
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Jean Starobinski, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Seuil, 1999, 464 p.
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Un des pavillons des anciennes Halles centrales de Paris, le seul à ne pas avoir été détruit.
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Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, 166 p.
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Winterreise im Olympiastadion de Klaus Michael Grüber, d’après Hölderlin, Stade olympique de Berlin, 1977.
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[6]
Dell’inferno, sur des textes de Bernard Pautrat, mise en scène d’André Engel, est donné tout d’abord dans une usine désaffectée de la Plaine Saint-Denis, en collaboration avec le Théâtre Gérard Philipe, en 1982.
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La Cartoucherie de Vincennes est un ancien dépôt de cartouches, récupéré pour le dépôt de ses décors par Jean-Louis Barrault, qui l’a mis à la disposition d’Ariane Mnouchkine et de son Théâtre du Soleil lors de la venue en France de 1789, leur spectacle fondateur, après sa présentation en Italie au Piccolo Teatro de Milan.
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Peter Brook, entretien avec Elena Posa, in « Deu anys de Mercat », Ajuntamento de Barcelona, 1993.