Couverture de ETTH_051

Article de revue

Témoignage et action au théâtre

Entretien avec Arnaud Meunier et Simon Chemama

Pages 47 à 55

Notes

  • [*]
    Après des études en Sciences politiques, Arnaud Meunier est devenu metteur en scène et a fondé en 1997 sa compagnie, La Mauvaise Graine, avec laquelle il a notamment monté quatre pièces de Michel Vinaver ainsi que la première pièce de François Bégaudeau : Le Problème. Il travaille beaucoup à l’étranger (Algérie, Japon, Norvège entre autres) et participe ponctuellement à la création d’opéras en tant que metteur en scène ou dramaturge. Il a été nommé directeur du CDN de Saint-Étienne en 2011.
  • [**]
    Ancien élève de l’École Normale Supérieure (Paris), agrégé de lettres, est A.T.E.R. à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. En cotutelle avec la Rutgers University, il prépare une thèse sur l’œuvre de Michel Vinaver sous la direction de C. Naugrette et M. Shaw. mène également une activité de dramaturge avec la Cie du Troupeau dans le Crâne et la Cie de la Mauvaise Graine.
  • [1]
    11 septembre 2001, mise en scène en préparation au moment du colloque. Depuis, le spectacle s’est joué à la Comédie de Saint-Étienne, au Théâtre de la Ville et au Forum du Blanc-Mesnil en septembre et octobre 2011.
  • [2]
    Les Coréens, in Théâtre complet 1, Paris, Actes Sud, 2004, p. 42.
  • [3]
    À la renverse, Lausanne, Éditions de l’Aire, 1980, 153 p.
  • [4]
    La Demande d’emploi, Paris, l’Arche, coll. « Scène ouverte », 1972, 99 p.
  • [5]
    Jacques Derrida, Poétique et politique du témoignage, Paris, L’Herne, coll. « Carnets de l’Herne », 2005, p. 15.
  • [6]
    11 Septembre 2001, in Théâtre complet 8, Paris, L’Arche, 2003, p. 133.
  • [7]
    Par-dessus bord (version intégrale), suivi de La Hauteur à laquelle volent les oiseaux (traduction française de l’adaptation japonaise Tori no tobu takasa d’Oriza Hirata), postface de Simon Chemama, Paris, L’Arche, 2010.
  • [8]
    Par-dessus bord (version brève), in Théâtre complet 3, Paris, L’Arche, 2005, p. 175-178.
  • [9]
    Par-dessus bord (version intégrale), op. cit., p. 80 et 180.
  • [10]
    Dissident, il va sans dire, in Théâtre complet 3, op. cit., p. 82.

1Simon Chemama. – Michel Vinaver, vous avez voulu partir du texte liminaire de Jean-Pierre Sarrazac, qui affirme que les témoins se caractérisent « par une sorte de détachement par rapport à l’action […] ils ne sauraient être des personnages agissants au sens aristotélicien et des personnages dotés de buts d’action, comme le précise Hegel. En eux, au contraire, une certaine passivité ».

2Michel Vinaver. – Je n’étais pas d’accord avec cette analyse. Du coup, j’ai commencé à m’interroger sur la ligne de démarcation entre action au théâtre et témoignage. J’ai relu mes pièces et, alors que j’imaginais que les dialogues étaient essentiellement actifs (c’est-à-dire amenant le passage d’une situation à une situation nouvelle), j’ai constaté que le témoignage y est en fait très présent. Concernant l’action, j’ai fait une découverte : au théâtre, dans ces dialogues, l’action est au temps présent. Et ce temps présent est troué avec une certaine fréquence par des passages au passé, et essentiellement au passé composé. C’est ça le témoignage au théâtre : le passage à un autre temps grammatical. Que se passe-t-il dans cet autre temps ? On parle de quelque chose qui est arrivé. Pourquoi y a-t-il ce trouage du présent dans le texte ? C’est probablement pour autre chose que simplement se divertir. On a besoin de cela ; parce que si l’on abstrait les passages au passé du dialogue dramatique, il y a comme une muraille qui s’élève, une muraille de dureté et de non-sens, d’absence de sens. C’est comme si le passage au passé innervait de sens le présent de l’action. De sens, mais aussi d’émotion. Dans la vie quotidienne (et le banal de la vie quotidienne, c’est mon matériau de base), dès lors que les gens ne sont pas seuls, ou en train de regarder la télévision, ils se parlent, ils « parlent avec ». C’est le « parler avec » qui est pour l’essentiel nourri de ce passé composé. On raconte. Enfin je me suis demandé : qu’en est-il des autres écritures dramatiques ? Et j’ai eu un flash – j’en suis venu à interroger le théâtre allemand contemporain, ou du moins de la génération qui a suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Avec l’intuition qu’il n’y avait pas le passage au passé composé, pas de mémoire, que ce sont des textes où l’action est sans mémoire. J’ai jeté un coup d’œil chez Fassbinder, Kroetz, Fleisser et je crois en effet qu’il en est ainsi. On peut y voir quelque chose qui est de l’ordre, pour cette génération-là, d’une difficulté de se souvenir.

3S. C. – Arnaud, tu as déjà monté trois pièces de Vinaver et prépares en ce moment la quatrième, 11 septembre 2001[1]. As-tu déjà eu conscience de cette forte présence du témoignage ? Et quelle importance y accordes-tu sur scène ?

4Arnaud Meunier. – C’est une question que je ne me suis jamais posée. Dans notre projet « D’un 11 septembre à l’autre », nous travaillons avec des lycéens de Seine-Saint-Denis. Il doit y avoir une quarantaine de lycéens sur scène, ils ont dix-sept ans, ils sont en première. Au démarrage du travail, la question était : comment peut-on monter cette pièce, non pas dans un mouvement commémoratif, mais plutôt comme un support pour interroger le « aujourd’hui » et la suite. Ce qui m’intéresse, par exemple, c’est que ces jeunes avaient sept ans au moment de l’événement (l’âge de raison) et je voulais leur demander s’ils se souvenaient de ce qu’ils faisaient au moment précis des attentats (nous tous, nous en souvenons – c’est un des rares événements au sujet desquels on peut l’affirmer). L’autre question était : comment ces paroles allaient résonner en étant proférées non par des adultes mais par des jeunes gens. La dernière réplique de la pièce est « Et maintenant et maintenant et maintenant » : il fallait interroger le maintenant.

5King est une pièce que Michel Vinaver a écrite en 1998. Elle témoigne certes d’une histoire liée à l’industrie (l’empire Gillette, de sa fondation jusqu’au krach de 1929), mais je n’ai jamais pensé qu’elle se limitait à cela. Je l’ai montée en 2008 ; nous l’avons donc jouée en pleine crise économique. Ce qui était frappant, c’est que l’on pouvait croire que Vinaver l’avait écrite dans les jours qui précédaient. Il y a dans ses textes une puissance universelle.

6S. C. – Précisons. Qui ou qu’est-ce qui témoigne ? Les pièces en elles-mêmes témoignent-elles de quelque chose ? À la renverse par exemple (1980) se passe dans une entreprise de crème solaire, menacée de restructuration. Lorsque cette pièce est jouée devant des ouvriers, des cadres, des employés, ils ont vraiment l’impression que la pièce parle d’eux, qu’elle est un témoignage de leurs conditions de travail. Le geste est-il la volonté de l’auteur de témoigner ?

7M. V. – En tout cas je n’avais pas l’intention ou la visée de témoigner. C’est une distinction à laquelle je suis venu en préparant cet entretien. Les personnages, eux, se trouvent dans des situations où ils témoignent. Quelles sont alors les limites de ce terme quand un personnage parle au passé composé ? Je voudrais prendre un exemple limite, tiré des Coréens (1956). Des soldats se trouvent en mission de reconnaissance, et à un moment donné se produit une déflagration, un bruit immense :

8

« Lhomme. – Un obus.
Lhorizon. – C’était peut-être le tonnerre.
ExaxerguÈs. – Le tonnerre ?
[…]
ExaxerguÈs. – C’est peut-être les deux à la fois qui se mélangent. Chez moi, quand il y avait de l’orage, toute la famille sortait dans le jardin.
Beaugeron. – Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Lhomme s’approche du gamin et lui délie les chevilles. Le gamin interroge les soldats du regard, les soldats le regardent d’un œil inexpressif. Le gamin fait un pas, Lhomme le prend par le bras ; Beaugeron se lève et les suit. Tous les trois disparaissent.
Lhorizon. – Vous faisiez pas comme les autres, dans votre famille. » [2]

9Que se passe-t-il ? Il y a un bruit, une indécidabilité (est-ce le tonnerre ou un obus ?), et un des personnages évoque ce que faisait sa famille quand il y avait un orage. Et tout à coup, s’établit comme un écho, une vision. Ce personnage était jusqu’à présent sans odeur, sans saveur ; et là, ce simple flash du passé fait que la situation de ces soldats, en Corée, prend quelque sens. Je cite cet exemple parce qu’il est extrêmement bref et, en quelque sorte, disjoint de toute action. Peu importe que sa famille sortait dans le jardin quand il y avait un orage. Et pourtant, la pièce est entièrement tissée de ce genre de choses qui font que l’on n’est pas dans une épure, dans une abstraction mais dans l’humanité, dans l’espèce humaine. Je pense que le témoignage est là, dans cette remarque intempestive, sans importance, tout autant que dans tout ce que l’on peut dire sur la vocation du théâtre en tant que moyen de témoigner.

10S. C. – La comparaison entre cette citation (le jaillissement du témoignage à partir de ce qui est peut-être un coup de tonnerre) et celle de Walter Benjamin, donnée par Jean-Pierre Sarrazac, sur « l’image du passé dans un éclair », est d’ailleurs saisissante. Mais pour revenir encore un moment sur la distinction entre témoignage des personnages et pièce-témoignage, dans vos archives, on trouve par exemple une fiction de témoignage qui serait la source de la pièce À la renverse. C’est-à-dire que vous imaginiez des comédiens qui, en tant que tels, s’adressaient au public et lui disaient :

11

« - Histoire véridique dont nous avons recueilli les bribes éparses au travers de dossiers et de bandes de magnétophone tout un ensemble de documents découverts dans un classeur récupéré pour les besoins administratifs de notre compagnie en formation sur le chantier de démolition d’un immeuble de bureaux
- Des factures des états statistiques des mémos internes des bons de commande des correspondances
- Des organigrammes des notes de service des procès-verbaux de comité d’entreprise des délibérations de conseils d’administration des rapports […]
- Deux témoignages, celui d’un ancien chef de service aujourd’hui hémiplégique celui d’une vieille personne qui avait été ouvrière à l’atelier de remplissage
- Nous n’avons modifié ni les noms ni les lieux »

12Pourquoi supprimez-vous finalement cette espèce de cadre dramatique dans la version de la pièce que vous publiez en 1980 [3] ?

13M. V. – À vrai dire, je ne me souvenais pas de l’existence de ce prologue ! Mais alors que Peter Weiss, par exemple, travaillait réellement à partir de tels éléments, en ce qui me concerne, c’était un faux-semblant parfait : je n’avais rien de ce matériau-là. C’était comme un faux miroir tendu au public, dans une démarche que l’on peut qualifier de « dérision ».

14S. C. – Toutefois, pour d’autres pièces, vous avez ce matériau. Et pour 11 septembre 2001 notamment, vous recopiez des passages de journaux, il y a cette dimension du littéral que vous ne cherchez pas à dissimuler.

15M. V. – Oui. Mais 11 septembre 2001 est peut-être une exception. Quand j’ai eu l’envie de faire 11 septembre 2001, ce n’était pas « sur » le 11 septembre, justement ; c’était « 11 Septembre 2001 » sans le « sur » ; je voulais reproduire l’événement. Vous me direz que c’est une colossale niaiserie, et pourtant c’était mon projet. Imiter l’événement (comme les artistes paléolithiques dans leurs cavernes) et pas du tout témoigner sur l’événement. Je n’avais aucun titre, aucune légitimité, pour témoigner sur l’événement – je n’étais qu’un des cent millions de spectateurs qui avaient vu les attentats à la télévision. L’auteur, dans l’exercice de son travail, ne se pose pas la question du témoignage ; mais il se demande « qu’est-ce que je fais avec ça ? ». Que le matériau soit réel ou fictif, le problème c’est la composition. Il faut que ça se compose, pour que des étincelles de sens surviennent, que des connexions se fassent. Ce qui au départ est pêle-mêle, matériau inerte (parce que non composé), doit peu à peu prendre sens, mais pas à partir d’un projet préétabli.

16A. M. – Quand je mets en scène, je questionne plus que je ne témoigne. Mais chaque pièce, à travers les personnages qu’elle dessine, témoigne de quelque chose de son époque. L’agencement dramaturgique crée une poétique particulière, mais je pense que le matériau de départ, s’il est réel (paroles prononcées, extraits de presse, conseils marketing), produit toujours un effet de témoignage, par nature. Dans La Demande d’emploi (1972) [4], le personnage de Nathalie, la fille, doit aller à Londres pour avorter car la loi sur l’IVG n’est pas encore votée en France. Une des questions que se posent souvent les metteurs en scène est celle de l’actualité des pièces : puis-je encore monter La Demande d’emploi, alors que la problématique de l’avortement a depuis lors évolué ? La pièce n’a-t-elle pas vieilli ? C’est une discussion que nous avons eue avec Michel dès notre première rencontre, et à laquelle il avait apporté cette bonne réponse, qui m’avait marqué et convaincu : « Est-ce que vous vous poseriez la même question avec Molière sur les mariages forcés ? ».

17S. C. – Une dernière chose sur cette question du littéral, en me rapportant au livre de Derrida sur le témoignage : « Nous voyons déjà s’annoncer la poignante question du témoignage intraduisible. Parce qu’il doit être lié à une singularité et à l’expérience d’une marque idiomatique, par exemple d’une langue, le témoignage résiste à l’épreuve de la traduction » [5]. Vous avez commencé par écrire 11 septembre 2001 en américain, indiquez-vous dans la note liminaire, « sans doute en raison de la localisation de l’événement et parce que c’est la langue des paroles rapportées », avant d’en faire une « adaptation » française (en conservant seulement l’américain pour les répliques du chœur) [6]. Est-ce pour ce problème de l’impossible traduction du témoignage que vous avez conservé les deux versions pour la publication de la pièce aux Éditions de L’Arche ? Et, Arnaud, t’es-tu demandé à un moment donné quelle langue garder dans le spectacle ?

18A. M. – Non, pas vraiment. J’ai gardé le français. Il y a un autre exemple où Michel a été son propre traducteur : c’était l’an dernier, à l’occasion de la publication française de l’adaptation japonaise de Par-dessus bord[7]. Au départ, on avait pris la version hyperbrève de Michel et on a demandé à Oriza Hirata de s’approprier cette version pour la transposer dans le Japon d’aujourd’hui. Je reviens sur cette idée de puissance universelle : il reste bien, dans l’adaptation, une trace de l’époque à laquelle la pièce a été écrite ; mais ce qui montre que l’écriture de Michel n’est pas un travail d’archiviste, c’est que le public japonais qui découvrait la pièce en 2009 ne pensait aucunement que celle-ci datait des années 1960-1970. Il y avait une possibilité d’y entrer immédiatement, alors même qu’Oriza avait conservé scrupuleusement la structure de la pièce.

19M. V. – Il y a un paradoxe qui, pour moi, est au fond de ce questionnement : pour qu’il y ait théâtre, en tout cas dans ma pratique, il faut que quelque chose arrive. Quand je dis cela, je postule que le théâtre est a priori antinomique de la notion de témoignage. Le témoignage, c’est essayer de restituer ce qui est arrivé. Or, ce qui m’intéresse au théâtre (dans la vie aussi), ce que j’aime, c’est que quelque chose arrive. Et pour cela, il faut un passage d’une situation à une nouvelle situation, par le fait de la parole. Mais voilà, le témoignage (l’évocation, la convocation d’un passé) peut provoquer un ébranlement dans le présent. Je dois avouer que je n’y avais jamais pensé de cette façon. Le témoignage peut être moteur pour qu’il y ait un changement, pour que quelque chose arrive. Dans Par-dessus bord (1972) par exemple, une jeune femme, Jiji, arrive avec le crâne rasé ; le jeune homme, Alex, lui demande ce qui s’est passé, et elle raconte : elle sort d’un happening (et là on est en effet dans le réel puisque c’était un happening d’Oldenburg, à la piscine Molitor), et à un moment donné elle utilise le mot « action », dont se servait Oldenburg. Et Alex rebondit sur le mot « action », et raconte alors ce qu’il n’avait probablement jamais dit encore à quiconque. Il est rescapé d’Auschwitz, et avant il était à Lvov, où il a connu les Aktions nazies, qui consistaient à regrouper les Juifs de la ville pour leur faire subir des épreuves, pour la plupart mortelles [8]. Donc il y a eu une jonction, mais qui est une jonction amoureuse. S’il n’y avait pas eu le premier témoignage sur le happening d’Oldenburg, il n’y aurait pas eu ce jaillissement de la parole sur un sujet pourtant indicible. La Shoah ne peut pas être dite et pourtant ça a lieu ici ; il y a eu un déclic. On est dans le présent, mais tout est actionné par le passé : le passé immédiat à la piscine Molitor produit un électrochoc qui amène un témoignage d’un passé beaucoup plus ancien. Et cette situation de rencontre amoureuse s’en trouve modifiée.

20S. C. – D’ailleurs, si l’on reprend votre citation des Coréens, on remarque que c’est immédiatement après la courte phrase-témoignage d’Exaxerguès que se produit ce qui est peut-être la « culmination » de la pièce, en tout cas, sa seule véritable action (dans le sens d’action physique, de guerre…), à savoir l’exécution du petit Coréen par les soldats français (voir la didascalie).

21M. V. – Absolument. C’est un système de connexions qui se produisent sans être vraiment programmées. Cela arrive dans l’écriture. Il fallait qu’il y ait ce coup de tonnerre (qui n’en était peut-être pas un), et l’évocation du jardin, pour que, immédiatement après, ces soldats procèdent à l’exécution (acte de guerre, car ce petit garçon avait été pris en train de poser des mines, mais acte monstrueux).

22S. C. – Toujours autour de cette idée de culmination, j’ai remarqué, dans de nombreuses pièces, qu’un silence suit souvent les témoignages, silence ou même refus explicite de poursuivre le dialogue. Dans Par-dessus bord, après le récit d’Alex sur Lvov, la réponse de Jiji sera : « Je m’en vais », puis « Pas besoin d’en parler ». De même, dans la fête du mouvement VI, quand Alex monte sur l’estrade et évoque à nouveau l’extermination des Juifs (et de son père), on entend dans l’assistance des répliques du type : « Plus fort », « On n’entend pas », « Laissez les soucis » [9]. Dans Dissident, il va sans dire, lorsqu’Hélène raconte en quoi consiste son métier d’employée aux statistiques, son fils (qui avait pourtant commencé à lui poser des questions) lui dit : « Pourquoi tu me déballes tout ton truc ? » [10]. Quant à 11 Septembre 2001, de façon plus systématique, il n’y a jamais de réponses aux propos des témoins, jamais de continuation du témoignage.

23M. V. – Cette culmination, que vous venez de pointer, c’est en effet une rupture avec un fil narratif qui serait dicté par la causalité, par la succession d’effets à des causes vues ou entendues. Dans 11 septembre 2001, je crois que la discontinuité est portée à l’extrême – elle est première.

24A. M. – Oui, c’est passionnant. Dans La Demande d’emploi aussi. C’est une pièce que j’aime bien faire travailler aux jeunes acteurs. C’est un des textes qui créent cette dramaturgie morcelée, qui mélange les espaces, les lieux, les événements. La question qui se pose toujours pour un jeune comédien est « comment le jouer, puisque ma réplique ne répond pas à la précédente ? ». Nous devons partir du principe que c’est précisément cette discontinuité qui fait sens, qui crée un ébranlement, qui participe du plaisir du spectateur, surpris par ce qui suit. Michel Vinaver a théorisé cela en parlant de « jointure ironique » : la réplique qui suit pourrait logiquement répondre à ce qui précède, mais part en fait sur autre chose, un autre dialogue. Les lycéens qui ont lu 11 septembre 2001 se sont demandé comment jouer cela. Quand une jeune fille malienne de dix-sept ans nous dit « je m’appelle Katherine Ilachinski j’ai soixante-dix ans je suis architecte… », il y a un effet de distanciation. Le spectateur entendra d’autant mieux le texte – sans occulter pourtant une forme d’incarnation (le comédien doit être crédible dans ce qu’il dit). Je leur répète souvent : il faut que je te croie quand tu me racontes l’histoire, il faut une qualité sensible pour qu’on t’écoute, même si le spectateur n’est pas dupe et sait que tu ne cherches pas à « incarner » le personnage réel. Les répliques de témoignage produisent alors sans doute l’effet de distorsion le plus grand.

25M. V. – En voyant une répétition de 11 septembre 2001 il y a quelques jours, j’ai constaté l’effet d’immédiateté de ce qui se produit dans l’énonciation par la jeune Malienne. Elle n’est pas en train de raconter ou d’évoquer quelque chose. Elle est dans la parole au moment même où celle-ci est prononcée. Je crois que cette distanciation vient du fait qu’une sorte de règle du jeu est établie : on reçoit cette parole comme étant celle de cette femme de soixante-dix ans, sans se poser de questions sur la distance, qui n’est que trop évidente, entre elles deux. C’est la règle du jeu, et ça marche.

26A. M. – Oui, dans vos pièces, « la parole est action ». Les lycéens qui participent au projet ne sont pas inscrits à l’« option théâtre » ; la plupart n’avaient pas même de pratique artistique, ils sont dans l’apprentissage sur le tas. Mais, au fur et à mesure des répétitions, ils comprennent en quoi « la parole est action » ; ils l’éprouvent. La parole est à la fois une trace, un témoignage et, sur le plateau, elle devient action dramatique.

27S. C. – En parlant d’oratorio dans la note liminaire, pensiez-vous au grand « oratorio en onze chants » qu’est L’Instruction de Peter Weiss ?

28M. V. – Non, je n’y pensais pas.

29S. C. – D’ailleurs, on note une différence : les neuf « témoins » de la pièce de Weiss sont anonymes (par opposition aux dix-huit accusés identifiés par leurs noms réels), alors que dans 11 septembre 2001, il y a au contraire comme une monstration du nom. Non seulement vous nommez tous ces témoins/rescapés, mais vous demandez même aux metteurs en scène que le nom qui précède la réplique soit prononcé ou montré sur scène. Pourquoi ? Et, Arnaud, comment comptes-tu respecter cette demande ?

30M. V. – D’abord, je l’ai demandé pour éviter toute déperdition d’énergie chez le spectateur, pour qu’il n’ait pas à se préoccuper de localiser la parole, de trouver qui parle. Puis, une fois ce principe posé, j’ai été sensible au rythme que cela créait : ce retour des noms, cette scansion finissaient par participer de la matérialité même de l’œuvre.

31A. M. – La note liminaire est assez claire là-dessus : on doit savoir qui parle. La pièce ayant au départ été écrite pour être un livret d’opéra, la dimension musicale est très forte, plus que dans toutes vos autres pièces. Si l’on veut éviter de nager dans une sorte de maelström, il faut qu’il y ait de la lisibilité. Dans le dialogue Bush - Ben Laden par exemple, ce qui fonde le rapprochement dramaturgique, c’est la similitude entre les deux paroles ; on a besoin, au moins au départ, de comprendre d’où viennent ces paroles. C’est une des choses sur lesquelles nous travaillons en ce moment, dans la mise en scène et la scénographie, car il y a mille et une façons de nommer qui parle…

32S. C. – Évoquons simplement, pour finir, ces deux ou trois pièces qui abordent la question du témoignage faussé, lors de procès ou d’émissions de télévision. Des personnages en accusent d’autres de vouloir « romancer » (l’avocat de Sophie à l’un de ses confrères dans Portrait d’une femme), ou « dramatiser » (la princesse Bénédicte au journaliste dans À la renverse). Vous dites parfois « explorer sans condamner ». Voici un deuxième terme juridique. Schématiquement, après l’instruction, les témoignages, les plaidoiries, la délibération, il y a généralement la condamnation (ou l’acquittement). Le théâtre a toujours eu une proximité très forte avec le procès ; on peut dire qu’Œdipe roi suit ces cinq étapes. Alors, si chez vous il n’y a plus condamnation, ne serait-ce pas le signe d’une défaite du discours du témoignage ? N’est-ce pas à cet endroit de la chaîne qu’il y a eu rupture ? Ou bien le témoignage est-il rendu inutile, inutilisable, par une perversion du discours judiciaire moderne ?

33M. V. – Le témoignage est omniprésent dans mes pièces. Il est vrai ou faux, authentique ou fabriqué. On voit, dans LÉmission de télévision (1989), la façon dont les professionnels de la télévision manipulent les sujets pour leur faire dire ce qui, télévisuellement, convient. Il y a là toute une pathologie du témoignage qui devient mise en scène. S’il n’y a pas dans mes pièces d’énonciation explicite, il y a exposition de ce processus et une invitation au lecteur, au public, à former son propre jugement (que penser de la façon dont on déforme constamment la réalité, au moyen de techniques éprouvées ?). Il n’y a pas de message, mais il y a l’évidence de ces déformations du réel auxquelles nous sommes exposés continuellement par la presse et les médias audiovisuels. Mon théâtre n’est pas plus un théâtre neutre qu’un théâtre qui prend l’allure d’un réquisitoire ; c’est au lecteur-spectateur de se débrouiller avec ce qui ressort des différentes mises en évidence et à établir des connexions entre les facettes de ces phénomènes.

Notes

  • [*]
    Après des études en Sciences politiques, Arnaud Meunier est devenu metteur en scène et a fondé en 1997 sa compagnie, La Mauvaise Graine, avec laquelle il a notamment monté quatre pièces de Michel Vinaver ainsi que la première pièce de François Bégaudeau : Le Problème. Il travaille beaucoup à l’étranger (Algérie, Japon, Norvège entre autres) et participe ponctuellement à la création d’opéras en tant que metteur en scène ou dramaturge. Il a été nommé directeur du CDN de Saint-Étienne en 2011.
  • [**]
    Ancien élève de l’École Normale Supérieure (Paris), agrégé de lettres, est A.T.E.R. à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. En cotutelle avec la Rutgers University, il prépare une thèse sur l’œuvre de Michel Vinaver sous la direction de C. Naugrette et M. Shaw. mène également une activité de dramaturge avec la Cie du Troupeau dans le Crâne et la Cie de la Mauvaise Graine.
  • [1]
    11 septembre 2001, mise en scène en préparation au moment du colloque. Depuis, le spectacle s’est joué à la Comédie de Saint-Étienne, au Théâtre de la Ville et au Forum du Blanc-Mesnil en septembre et octobre 2011.
  • [2]
    Les Coréens, in Théâtre complet 1, Paris, Actes Sud, 2004, p. 42.
  • [3]
    À la renverse, Lausanne, Éditions de l’Aire, 1980, 153 p.
  • [4]
    La Demande d’emploi, Paris, l’Arche, coll. « Scène ouverte », 1972, 99 p.
  • [5]
    Jacques Derrida, Poétique et politique du témoignage, Paris, L’Herne, coll. « Carnets de l’Herne », 2005, p. 15.
  • [6]
    11 Septembre 2001, in Théâtre complet 8, Paris, L’Arche, 2003, p. 133.
  • [7]
    Par-dessus bord (version intégrale), suivi de La Hauteur à laquelle volent les oiseaux (traduction française de l’adaptation japonaise Tori no tobu takasa d’Oriza Hirata), postface de Simon Chemama, Paris, L’Arche, 2010.
  • [8]
    Par-dessus bord (version brève), in Théâtre complet 3, Paris, L’Arche, 2005, p. 175-178.
  • [9]
    Par-dessus bord (version intégrale), op. cit., p. 80 et 180.
  • [10]
    Dissident, il va sans dire, in Théâtre complet 3, op. cit., p. 82.
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