Couverture de ETTH_049

Article de revue

De la résonance des disciplines

Entretien avec Anne Longuet Marx

Pages 94 à 98

Notes

  • [1]
    Sujets à vif (antérieurement dénommé Vif du sujet) est une collaboration entre la SACD et le Festival d’Avignon, qui permet des rencontres entre des interprètes et auteurs venus d’horizons différents, qui se choisissent pour faire ensemble un parcours inédit. En tant qu’administrateur délégué à la danse de la SACD de 2007 à 2009, Daniel Larrieu a participé à la programmation de l’événement, qui se déroule traditionnellement au Jardin de la Vierge à Avignon. Ce poste est actuellement occupé par la chorégraphe Régine Chopinot.
  • [2]
    Voir, dans ce volume, Boris Alestchenkoff, « La danse du clown », entretien avec Anne Longuet Marx.
  • [3]
    Création en février 2010 à la Ferme du Buisson - Scène Nationale de Marne-la-Vallée dans le cadre de Hors Saison, le rendez-vous danse d’Arcadi. Coproduction : Le Manège de Reims - Scène nationale, La Ferme du Buisson - Scène nationale de Marne-la-Vallée, le CNDC d’Angers et l’aide à la production d’Arcadi. Résidence de création : la Ferme du Buisson. Avec le soutien de la Ménagerie de Verre dans le cadre des Studiolabs, du CCN du Havre et avec le soutien de la Scène nationale d’Orléans.

1Daniel Larrieu. – « Sujets à vif », manifestation pour laquelle je me trouve actuellement en Avignon [1], était à l’origine une programmation chorégraphique permettant à un interprète de passer commande à un chorégraphe. Il s’agit d’accompagner une démarche singulière, un désir d’une personnalité qui souhaite développer un nouveau potentiel par la rencontre d’un auteur. Les Sujets à vif ont été développés vers les échanges pluridisciplinaires. Il y a deux ans, la SACD et le Festival d’Avignon ont ouvert la manifestation à tous les répertoires de l’art vivant, conservant l’idée d’un laboratoire où un interprète s’ouvre à de nouvelles collaborations, inattendues dans son parcours.

2Anne Longuet Marx. – Il y a donc des registres très différents.

3D. L. – À la SACD, nous appelons ces registres des répertoires. Il s’agit de faire se rencontrer des personnalités sur cette idée de laboratoire, dans un champ d’expériences inexploré, avec tout le risque que cela comporte.

4A. L. M. – À propos du croisement du théâtre et de la danse, le choix porte-t-il sur des artistes qui sont poreux à une autre pratique que la leur, ou bien, pour vous, n’y a-t-il tout simplement plus de pertinence à séparer les genres ?

5D. L. – La porosité est une capacité à être traversé par un autre monde. L’opposé serait la fermeture, le fait de vivre dans un champ clos. À titre d’exemple, j’évoquerai Marina Abramović, cette plasticienne reconnue pour son travail sur le corps, qui m’a dit qu’enfant, elle aurait aimé être danseuse. La lecture de son œuvre de plasticienne se fait au travers de son expérience du corps. Son travail se constitue en résonance avec une posture dont la discipline d’expression ne serait que la partie apparente de son désir. Pour les Sujets à vif, nous trouvons des personnalités qui travaillent dans un espace de l’art vivant, qui explorent sur des fondements plus larges que ce qu’ils nous montrent habituellement. Certains ont eu la chance d’explorer plusieurs disciplines avant de trouver dans l’une d’elles leur voie artistique, chez ces artistes une antériorité existe. Maria Casarès disait : « Tant que vous ne m’aurez pas dit comment poser mes pieds au sol, je ne pourrai pas jouer ce rôle ». La parole engagée, comme le mouvement, coïncide avec la fin d’un processus. On n’a pas assez travaillé la notion du non-verbal qui est l’expérience première. On n’oppose pas la voix à la non-voix. On laisse ou pas de la place pour le non-verbal : les mots viennent, un événement, avec le mouvement. Les situations varient selon les artistes et le travail ne s’établit pas toujours comme au théâtre, où l’on s’occupe des notions rôles et de la place de chacun. Mais les collaborations avec des auteurs de théâtre ou des metteurs en scène restent d’actualité. Il s’agit de se déplacer de son répertoire, tout simplement.

6A. L. M. – Sujets à vif travaille sur les postures du sujet et sur la question du vivant, de ce qui peut se passer à partir du corps. On sait bien, en travaillant avec des comédiens, que le texte offre une manière de respirer et n’est qu’un support pour faire passer du sens ou des sensations au-delà de la scène, les mots permettant de les ponctuer, de les rythmer. Mais, comme répondait Kleist à quelqu’un qui le félicitait de son style : « Si on pouvait mettre son cœur sur celui de l’autre, on se passerait du style ». Beckett est un géomètre des plus puissants sur cette question-là, dans sa manière de construire le texte avec une sensibilité sismique aux états du sujet et aux différentes postures qu’il traverse. Par exemple, je pense que ceux qui résistent à l’écriture de Proust ne résistent pas à son univers mais à sa manière de respirer la phrase, à une manière de dire le monde à travers une respiration, un phrasé particulier.

Résonances

7D. L. – Vous évoquez la notion de résonance : peut-on trouver des gens qui provoquent une résonance dans le public sans qu’elle soit induite par l’écriture ? Et y a-t-il des écritures chorégraphiques qui résonnent davantage que d’autres ? La pensée et l’écrit viennent de l’expérience non verbale qui se formule. Mais ce champ de résonance fonctionne avec certaines personnes, et pas avec d’autres. Pour amener les gens dans le mouvement, il faut qu’une marge imaginaire soit créée. Bobo, l’acteur de Pippo Delbono, laisse toute une marge pour l’imaginaire : il ouvre des tiroirs, ou une porte, et il recule. J’ai rarement eu une telle sensation du vide et de l’apparition de la figure de la mort. C’est moi, public, qui ai projeté cela dans la marge offerte par sa présence. Il y a de la place pour voir l’in-montrable ou la figure du fantôme, par exemple. La question pour moi, spectateur, est de savoir comment je peux regarder ? Quelle place on me donne ? Est-ce une activité, une passivité, une neutralité ? À quel moment y a-t-il pour moi apparition ? C’est lorsqu’une place lui est donnée, elle est un possible qui advient.

8A. L. M. – C’est donc à partir du moment où il y a de la place pour du vide que quelque chose se dessine… ?

9D. L. – … lorsqu’on en a le choix !

10A. L. M. – C’est comme pour la présence d’une sculpture dans l’espace, qui découpe cet espace tout autour d’elle, le modifie et le redessine. Cela a énormément à voir avec le travail du chorégraphe et du danseur.

11D. L. – Vous connaissez l’histoire des deux professeurs pour les geishas : le premier fait travailler l’immobile dans le mobile, et l’autre le mobile dans l’immobile. Pour moi, vivre l’immobile, c’est travailler ma mobilité, et vice-versa, mon immobilité dans la mobilité. Dans le mouvement très rapide, je peux être immobile intérieurement. À l’inverse, dans une posture peu mobile, je donne une mobilité dans ma présence.

12A. L. M. – Ce qui montre bien que la seule question est de savoir comment un sujet intervient dans l’espace et le temps ?

Espace-temps

13D. L. – Et l’inverse, car l’espace et le temps agissent sur le sujet. Il y a un contact entre l’acteur, le spectateur, l’espace-temps, et à un moment donné un sujet émerge ou bien un peu de lumière se fait. Il y a toute une part de mystère à préserver et qu’il ne faut surtout pas définir.

14A. L. M. – Pour récapituler ce que vous dites sur la manière de tenir, d’être au bord de quelque chose qui advient et que l’on retient, on pourrait prendre l’exemple de Boris Alestchenkoff dans son rôle de clown parlant, mais à peine, oscillant entre une sorte de rétention du langage et le dessin poétique de sa pure présence qui troue le réel [2]. Il y a quelque chose de Beckett dans la rétention, au sens du « presque pas pouvoir dire » : cette approche géométrique de l’exactitude de la position du sujet pourrait être mise en rapport avec la densité dont vous parliez, une économie particulière dans une forme inventée qui advient dans sa force.

15D. L. – Je pense qu’il existe une antériorité à cette parole. Ce serait une quête d’un flux fortement lié au présent et aux événements sonores, le principe d’une réadaptation permanente à une forme de présence plus ou moins commentée. Ce flux, ce chant, par exemple, a à voir avec le sens de la colonne vertébrale et de ses appuis au sol. Je pourrais faire une analyse complète à partir de sa posture vertébrée de quelqu’un sur scène, c’est-à-dire interpréter comment s’organise sa colonne d’air, sa capacité à regarder ou à changer l’appui de ses regards ; la manière dont il voit, parle ou pas, et reste au présent. Là, je suis dans un regard plutôt énergétique ; qu’il parle ou ne parle pas, pour moi, c’est la même chose. Est-il juste ou non, est-il physiquement en contact avec ses partenaires, avec le public, au fond, avec lui-même ?

16A. L. M. – Voilà qui me renvoie à la question qui m’obsède, celle du centre de gravité, et de la grâce et de la justesse d’un mouvement : se déséquilibrer pour retrouver un équilibre. La vie, c’est cela aussi, on passe d’équilibre en équilibre, avec du réel qui nous déséquilibre. C’est vrai physiquement et mentalement, du fait qu’il y a soi et l’autre, on essaie toujours de se rétablir à partir de ce qui nous déporte.

17D. L. – C’est l’enjeu de la résonance. On en a l’expérience dans le Festival de cette année avec cette série de spectacles sur la guerre. Est-ce que cette sensation d’être traversé par l’horreur nous met en résonance ou pas ? Est-ce du neuf ou de l’occase ? Faire du neuf, au sens de « se renouveler », au sens de la respiration. Le problème, pour moi, c’est la fixité.

18A. L. M. – C’est la mort.

19D. L. – C’est le problème de mes geishas. Les deux apprentissages sont difficiles : trouver l’immobile dans le mobile – là on rejoint le texte de Kleist sur la marionnette ; c’est-à-dire l’immobile vivant – et la mobilité dans laquelle il y a de la place ; lier des extrêmes.

Pratique

20A. L. M. – Tout ce dont vous me parlez, c’est aussi votre pratique. À l’intérieur de celle-ci, le langage verbal peut-il surgir ?

21D. L. – Oui, cela peut arriver, mais il ne constitue pas un but. Dans mon prochain spectacle (LUX[3]), il y a un texte coréen qui s’intitule : « Les sept manières de regarder la lune ». Il y a ceux qui la regardent en pensant qu’on les regarde la regarder : c’est leur manière de regarder la lune. Il y a ceux qui la regardent avec des amis en buvant une coupe de vin, c’est leur manière de regarder la lune. Il y a aussi ceux qui ne regardent pas la lune, mais savent qu’elle est présente : c’est leur manière de regarder la lune. J’aime cette idée. J’ai beaucoup travaillé sur la perception. On n’écoute pas assez la parole des danseurs. Les metteurs en scène ne savent pas toujours ce qu’ils veulent quand ils s’adressent aux danseurs. Cela peut être une demande de corporéité, de donner du corps au théâtre.

22A. L. M. – N’est-ce pas précisément parce que, souvent, le corps manque au théâtre ?

23D. L. – C’est aussi que dans nombre de formations, la danse est juste considérée comme la cerise sur le gâteau, un complément de formation. Le théâtre entretient, sauf rares exceptions, une relation à la danse qui est souvent trop décorative. Or, il y a une confusion entre le travail de la danse et celui du corps. Il pourrait exister plus de passerelles entre les arts vivants. Ces ponts viennent souvent de la danse et quelquefois du théâtre. Je voudrais juste que le public comprenne la projection qu’il entretient avec l’idée du corps et de la danse. Les danseurs ont des outils et un savoir pour cela, ils ont un travail bien spécifique plus profond qu’on ne l’imagine. Il faut partager les savoirs et les moyens aussi. Ce serait dommage de n’utiliser la danse que comme objet de distraction. Notre parole existe, encore faut-il être entendu…

24(Avignon, 22 juillet 2009)


Date de mise en ligne : 01/01/2018

https://doi.org/10.3917/etth.049.0094

Notes

  • [1]
    Sujets à vif (antérieurement dénommé Vif du sujet) est une collaboration entre la SACD et le Festival d’Avignon, qui permet des rencontres entre des interprètes et auteurs venus d’horizons différents, qui se choisissent pour faire ensemble un parcours inédit. En tant qu’administrateur délégué à la danse de la SACD de 2007 à 2009, Daniel Larrieu a participé à la programmation de l’événement, qui se déroule traditionnellement au Jardin de la Vierge à Avignon. Ce poste est actuellement occupé par la chorégraphe Régine Chopinot.
  • [2]
    Voir, dans ce volume, Boris Alestchenkoff, « La danse du clown », entretien avec Anne Longuet Marx.
  • [3]
    Création en février 2010 à la Ferme du Buisson - Scène Nationale de Marne-la-Vallée dans le cadre de Hors Saison, le rendez-vous danse d’Arcadi. Coproduction : Le Manège de Reims - Scène nationale, La Ferme du Buisson - Scène nationale de Marne-la-Vallée, le CNDC d’Angers et l’aide à la production d’Arcadi. Résidence de création : la Ferme du Buisson. Avec le soutien de la Ménagerie de Verre dans le cadre des Studiolabs, du CCN du Havre et avec le soutien de la Scène nationale d’Orléans.

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